Mademoiselle Cloque/12
xii
NIORT-CAEN
Presque aussitôt assise dans le fiacre, Geneviève eut un grand frisson suivi d’un tremblement nerveux qui ne s’arrêtait plus. Elle se contenait depuis une demi-heure, à demi paralysée plutôt, par un aspect de la vie bien nouveau pour elle. Tout d’abord, aux premiers mots ambigus adressés à sa tante, elle avait cru se trouver mal ; puis l’indignation l’avait soutenue ; aux attaques ou vertes, elle avait éprouvé elle-même la colère qui lui semblait si affreuse sur la figure des autres ; elle avait eu envie de parler, elle aussi, mais les mots ne lui étaient pas venus, et elle avait attendu, croyant qu’on allait se battre, ce qui ne lui eût pas paru plus épouvantable. À la fin, le sentiment que ces dames étaient arrivées à leurs fins, de longtemps préméditées, et que sa malheureuse tante sortait de là sacrifiée, lui avait causé une suffocation.
— Mon enfant, voyons, ma petite enfant ! nous traversons de grandes épreuves ; mais il faut du courage.
— Oh !… balbutiait Geneviève, comme elles sont méchantes !… as-tu vu ?…
— Nous devons les plaindre ; elles sont dans l’erreur. Ce qui leur pèse, ce sont mes idées arrêtées ; elles croient qu’on peut faire le bien en se laissant tourner aux quatre vents. L’expérience les instruira… Allons, mon enfant, tâche de te remettre, on va se demander ce que tu as eu…
La voiture s’arrêta à la petite porte de la rue de la Bourde.
Geneviève embrassa sa tante qui lui dit :
— Va te reposer, je serai rentrée pour dîner.
— Oh, ma pauvre tante ! quand je pense que tu vas là-bas… comme ça doit te coûter !
La porte s’ouvrit avant qu’on eût sonné. C’était la mère Loupaing qui sortait. Depuis qu’on se faisait assaut de prévenances, les Loupaing avaient obtenu le droit à ce passage réservé par contrat à la seule locataire.
— Baisse ta voilette, dit vivement Mlle Cloque.
Mais l’œil alerte de la mère du plombier avait eu le temps de saisir, à la lumière de la lanterne, les traces surabondantes de l’émotion de la jeune fille.
— Eh ! cette chère demoiselle ! s’écria-t-elle, en ouvrant son parapluie sur la tête de Geneviève, n’avez-vous point eu quelque accident, par hasard ?
— Mais non ! mais non ! lançait Mlle Cloque, de l’intérieur de la voiture. Dépêche-toi de rentrer, Geneviève, tu vas être trempée…
— Eh ! là, mon Dieu ! dit la mère Loupaing, un malheur est si vite arrivé !… Vous voilà donc repartie toute seule, mademoiselle Cloque, faut-il que je dise au cocher où c’est que vous allez ?
— Vous êtes trop bonne ; dites-lui, s’il vous plaît, de me conduire jusqu’à Notre-Dame-la-Riche.
Ce ne fut que plus loin, au tournant de la rue, devant la caserne, que Mlle Cloque baissa la glace et dit au cocher :
— Vous me mènerez jusqu’à la Rampe de la Tranchée, à droite, vous savez bien, la grande propriété avec une maison neuve…
Le cocher, ruisselant, montra la grimace de son profil :
— Chez le juif ? dit-il.
— C’est ça.
La voiture roula, sous la pluie, dans la triste rue aux longs murs monotones. Les becs de gaz s’allumaient ; une troupe d’enfants sortait d’une école, trois ou quatre sous le même parapluie, criant, riant, courant. On passa devant la noire façade sculptée de Notre-Dame-la-Riche ; puis, par une série de petites rues où de vieilles maisons du moyen âge formaient des saillies pittoresques, on aboutit aux quais de la Loire, qu’on remonta jusqu’à l’entrée du pont de pierre, entre les deux squares où les statues blanches de Rabelais et de Descartes baignaient leur marbre dans l’ombre diluvienne.
De là, Mlle Cloque apercevait la double ligne droite indéfinie des réverbères, prolongée au delà du pont immense par la Rampe de la Tranchée qui s’élève en pente douce et se perd à l’horizon. Et elle laissait ses yeux aller sur cette guirlande lumineuse établie là ce soir, lui semblait-il, comme pour solenniser sa montée au calvaire. Le vent d’Ouest plaquant l’eau à baquetées sur la glace de gauche, le large fleuve ne se laissait deviner par elle que sur la droite, dessiné par les lumières des jetées tant de fois parcourues lorsqu’elle allait à Marmoutier. Des souvenirs nombreux et confus revenaient à son esprit agité, troublé et meurtri par la rapidité des événements. Elle les chassait ; elle voulait ne s’appliquer qu’à préparer ce qu’elle allait dire, en arrivant là-bas. Les battements de son cœur lui rappelaient ses vingt ans, son pas de somnambule en arrivant dans la rue d’Enfer au bout de laquelle était la maison du grand homme !… — Qui donc conduit les timides, quelle force étrange les mène et les soutient dans ces démarches résolues où ils vont comme à la mort ? — Malgré elle, son imagination parcourait l’intervalle entre l’émotion de jadis et celle d’aujourd’hui.
Que de choses écoulées ! que de tristesses ! Et que de vérité dans les paroles prononcées par le beau prophète, en la relevant, dans l’antichambre, en présence des domestiques ! La médiocrité ? Elle pleuvait comme l’eau du ciel. Tous l’adoptaient, la proclamaient ouvertement : c’était la devise des temps nouveaux. On l’embrassait de cet élan d’universelle paresse qui précipite le monde vers le moindre effort, vers le petit confortable physique et moral, vers une espèce de sérénité égoïste et sans grandeur. « Qui sait, cependant, avait ajouté Chateaubriand, s’il ne naîtra pas de ces autres conditions de la vie nouvelle, une sorte d’héroïsme que l’on a ignorée jusqu’ici ? » Ah ! quant à cela, par exemple, elle n’en pressentait pas la réalisation ! Elle était trop vieille, elle n’assisterait qu’à la décrépitude…
Et la voiture était déjà engagée dans la Rampe de la Tranchée, que la pauvre fille n’avait pas encore mis en ordre deux idées, parmi les choses qu’il allait falloir dire tout à l’heure. « Mon Dieu ! fit-elle, nous voilà déjà arrivés !… » Elle eut un léger désir, à peine formulé, un peu lâche : « Peut-être, ne sera-t-il pas chez lui !… » Mais son sentiment du devoir lui redonna immédiatement du courage. Cependant, comme le fiacre, ayant franchi la grille ouverte, s’élançait avec coquetterie, au trot, sur la pente montante des allées du parc, une idée glaciale la saisit : « Ce que je viens faire là, c’est par acquit de conscience : je n’obtiendrai rien. Et tout le monde est contre moi, aussi bien mes frères en Jésus-Christ que ce fils de ses bourreaux… Mon Dieu, que vous ai-je fait pour que vous ayez voulu l’humiliation que je vais souffrir ici ? »
Après quoi, elle ne pensa plus qu’à une chose, à ne pas se faire arrêter à la grande entrée, à passer d’abord par les communs demander si M. Niort-Caen est là, si on peut lui parler à lui tout seul.
Mais, des communs, on renvoya la voiture devant le perron abrité par une marquise et donnant sur le vestibule. Deux domestiques accueillirent Mlle Cloque. On la débarrassa de son parapluie.
— M. Niort-Caen ? demanda-t-elle. Je désirerais avoir un entretien particulier.
Elle donna son nom. On la fit entrer dans une petite pièce chaude où une lampe, sur une table à tapis de billard, éclairait des journaux et des revues. L’impression dominante pour elle, ici, c’était que cette maison était vide de toute pensée comme de tout signe chrétiens. Elle se sentait sur une terre étrangère. Elle n’eût pas été étonnée si l’air qu’elle y respirait y eût porté une odeur insolite.
Elle tressaillit. Une voix qu’elle reconnaissait pour être celle de la « belle Rachel » appela dans une pièce voisine :
— Marie-Joseph !
Marie-Joseph était là. Mlle Cloque pensa à Geneviève, à ce qui aurait pu être. Si les événements de Saint-Martin n’avaient pas fait éclater brutalement les antinomies des mœurs et éclairé les penchants secrets, Geneviève serait peut-être là, ce soir, et elle-même, s’apprêtant à dîner à la table d’un juif.
Mlle Cloque ne connaissait pas Niort-Caen. Du temps qu’elle fréquentait les Grenaille-Montcontour, le père de Rachel habitait encore Paris, la maison présente n’étant pas achevée ; et lorsqu’il venait par hasard chez les parents de sa fille, il évitait, avec une prudence extrême, que sa présence y fît la moindre sensation. Quant à lui, sans avoir jamais rencontré la vieille fille, il était amplement édifié sur tout ce qui la concernait, et par l’union qui avait failli se conclure, et par les affaires de Saint-Martin.
Au bout d’un quart d’heure, on vint la prévenir que « Monsieur » l’attendait. Le temps lui avait paru à la fois long et trop court. Elle n’était pas prête. Elle se sentait des jambes « de chiffon » ; elle contenait son cœur. Elle trébucha contre la corne d’un tapis, et dut s’appuyer au bras du domestique qui la précédait. Elle disait à cet homme :
— Ce que c’est que d’avoir de mauvais yeux !
Cependant, quoique émue, elle gardait sa fierté. Elle croyait porter derrière elle la grande ombre de la Basilique qu’elle avait agitée sur la ville, et elle comptait être traitée par Niort-Caen avec la considération qu’on accorde à l’ennemi.
On lui fit traverser de nouveau l’antichambre ; on ouvrit une porte, puis une autre, et, au fond d’une grande pièce, à une table encombrée de dossiers et de paperasses, elle vit Niort-Caen.
Une lampe à globe dépoli laissait sa figure en pleine lumière ; on n’en apercevait qu’une masse adipeuse et de couleur jaune, et des cheveux drus, à courte ondulation naturelle, grisonnants à peine et séparés par une raie.
Il se leva lorsqu’on annonça la visiteuse, et sa taille se ploya sans que sa physionomie exprimât rien. D’un geste bref il indiqua un siège.
Mlle Cloque fut blessée par sa première parole.
— Je vous ai fait attendre, dit-il, parce que j’avais un travail à terminer et que je préférais vous écouter à mon aise.
Ce n’était pourtant que l’expression un peu crue d’une franche serviabilité.
Elle lui exposa en quelques mots l’objet de sa visite, s’efforçant, malgré elle, à supprimer les parenthèses, les mille considérations morales qui faisaient corps dans son esprit avec la question principale, mais qu’un secret instinct l’invitait à juger oiseuses, en face de cette figure.
Il avait repris sa place à la table, un coude appuyé au fauteuil de bureau ; il se tenait la mâchoire inférieure, d’une main très blanche, assez fine, que déparaient de vilains doigts. Il portait de courtes côtelettes descendant des tempes. Toute la face était noyée dans une graisse molle, cireuse et mobile où les yeux, le nez et la large bouche rasée semblaient se déplacer et voguer en désordre comme des épaves sur une eau mouvante. Sa main nerveuse remontait par moments jusqu’au front aux rides puissantes, puis redescendait en appuyant fortement sur toute cette cire qui en semblait modelée à nouveau. Était-ce un tic, une lassitude des muscles, un massage réparateur, ou une manière de masquer son visage ? La tête penchée sur le côté, les genoux croisés dans une attitude un peu sans façon, prêtant de biais sa large oreille, il se pétrissait et se repétrissait.
Dès qu’il comprit que l’essentiel était dit, il arrêta Mlle Cloque, d’un signe de la main, et, pour la première fois, la regarda.
Il ne voyait d’elle que la flamme ardente de ses yeux foncés, qui étincelait dans sa face blême ; le reste de sa personne, noire, se confondait presque avec la teinte sombre du siège.
— Parfait ! dit-il, d’un timbre métallique qui fut désagréable. En résumé, mademoiselle, vous venez me trouver pour me prier de faire en sorte qu’il n’y ait pas de suite à la plainte déposée par moi contre la fille Pelet ?
Comme il semblait peser ses expressions, Mlle Cloque comprit que la plainte était déjà déposée. Elle dit :
— C’est cela même, monsieur.
— Il est clair, reprit-il, que vous devez porter à cette fille un intérêt tout particulier pour vous être chargée d’une démarche…
Ce fut elle qui l’arrêta :
— Rien ne me coûte, monsieur, lorsqu’il s’agit non de moi, mais de l’intérêt collectif d’une institution de bienfaisance.
Elle était choquée qu’il fît une allusion à la répugnance qu’elle devait éprouver. Mais elle comprit, par la suite, qu’il n’y mettait point de méchanceté ; il s’informait seulement, sans souci de délicatesse.
— Je tenais, dit-il, et nullement froissé de sa riposte vive, à savoir à quel degré vous étiez attachée personnellement à la fille Pelet.
— C’est bien simple, monsieur. Je l’avais chaudement recommandée ; je suis jusqu’à un certain point responsable…
— Il ne s’agit pas de cela ! L’employiez-vous à quelque ouvrage ? Vous rendait-elle des services dont la privation dût vous être nuisible ?…
— Mais non, monsieur.
— En quoi donc souffrirez-vous de son internement ?
— Mais, je vous répète, monsieur, que j’ai crié sur les toits que c’était une sainte femme, que je l’ai fait agréer au nombre des pauvres de l’Ouvroir de Saint-Martin, et que toutes ces dames elles-mêmes se trouvent compromises, en quelque sorte, par une poursuite contre leur protégée…
Il se renversa dans son fauteuil, s’empoigna d’une main les sourcils entre le pouce et l’index et en ramena la peau mobile, à gros plis, jusqu’à la racine du nez. Sa bouche ébauchait une affreuse grimace découvrant les dents.
— Je ne comprends pas bien, dit-il.
Elle allait reprendre, tout à fait étonnée de cet entêtement. Mais il n’aimait pas se faire dire deux fois la même chose. Il l’arrêta :
— La fille Pelet m’a volé, dit-il ; elle a commis autour de ma maison plusieurs vols manifestes.
Mlle Cloque inclina la tête.
— Vous le reconnaissez. Il en résulte donc que vous avez été abusée en tenant cette fille pour recommandable, et que vous avez abusé l’Ouvroir de Saint-Martin, en la lui recommandant ?
Mlle Cloque fit un signe d’acquiescement et de regret, toujours choquée de son insouciance à éviter les termes pénibles.
— Cette fille, reprit Niort-Caen, nuisible par ses instincts, l’est devenue dans des proportions beaucoup plus graves par l’ascendant qu’elle a reçu de ce double concours. Voulez-vous donc lui maintenir cette sorte de brevet qui lui permet d’opérer impunément ?…
— Je ne dis pas…
— Que dites-vous donc ?
— Je désirerais éviter du bruit…
— Du bruit ? fit-il, comme s’il persistait à ne pas comprendre ce motif d’ordre moral ; mais il ne s’agit pas de bruit : il s’agit de coffrer une voleuse.
— Nous craignons les commentaires des journaux… On est peu généreux, par le temps qui court ; la charité elle-même ne trouve pas grâce devant les inimitiés politiques… Mon Dieu, monsieur, il est certes bien délicat de m’ouvrir devant vous de ces questions, puisque, hélas ! de profonds fossés nous séparent… Je m’adresse à votre intelligence que l’on dit très haute. Eh bien ! monsieur, vous devez comprendre combien c’est une chose pénible de voir une institution renommée pour ses bienfaits à la cause de l’humanité (l’intimidation de Niort-Caen lui faisait employer des mots qui n’étaient pas de la langue chrétienne), de voir, dis-je, cette institution exposée aux railleries et aux quolibets de plumitifs trop heureux…
— En un mot, interrompit Niort-Caen, l’Ouvroir de Saint-Martin voudrait ne s’être pas trompé ?
Il dit cela d’un ton doux, en appuyant sur les mots, mais sans ironie apparente. C’était mettre si justement le doigt dans la plaie, qu’elle n’osa dire oui.
Elle ouvrait de grands yeux et restait bouche bée. Il n’exigea point de réponse. Mais il dit, et cette fois-ci, sans dissimuler la malignité du ton :
— Il y a bien les faits qui sont là…
Il la regarda du coin de l’œil. Elle ne perdit point l’équilibre, et poursuivant le développement logique de son point de vue à elle :
— Il y a des considérations qui peuvent primer les faits. Sauvegarder, par exemple, l’honneur d’une institution…
Il jeta tout à coup sa tête en avant :
— Hein ? s’il vous plaît ?…
— Je dis : sauvegarder l’honneur…
— Excusez-moi, dit-il, je n’entends pas bien le sens de tous vos termes. L’honneur d’une institution me paraît être, lorsqu’elle a commis une erreur, de le reconnaître loyalement, pour la réparer si c’est possible.
— Cependant, monsieur, s’il y avait moyen de réparer cette erreur sans s’attirer la déconsidération qui ne manque pas de résulter d’un aveu de faiblesse ?…
Il ne put s’empêcher de sourire imperceptiblement.
— L’honneur ! dit-il, je crois que j’arriverai à comprendre ce que c’est. C’est une espèce de tyrannie d’origine despotique, qui décrète l’impeccabilité soit d’un individu, soit d’un groupe, et prévoit les moyens de coercition à employer pour maintenir, jusque malgré l’évidence, la considération attachée à cette perfection arbitraire. Celle-ci vient-elle à être prise en défaut, s’il s’agit d’un individu on recourt à la force et on tire l’épée, selon d’antiques usages, pour prouver que le fait imputé n’est pas vrai ; s’agit-il d’un groupe, on étouffe, encore par la force, les traces de la défaillance, et la renommée est sauve…
— Oh, monsieur, je vous en prie, n’épiloguons point sur les mots, je crains que nous ne nous entendions pas. Je ne suis pas assez éloquente, moi, pour trouver des définitions. Tout ce que je sais, c’est que, dans ce que nous entendons par l’honneur, de père en fils, il y a un idéal à atteindre, tandis que je n’en vois guère dans ce qu’on nous propose de mettre à la place. Celui qui tient absolument à ce que les taches ne paraissent pas sur son habit — quelle que soit sa recette pour les effacer, — est bien près d’éviter de se tacher. Quand il sera de mode que tout monde se dégraisse sans pudeur, on ne prendra plus guère de précautions pour garder ses vêtements intacts.
Niort-Caen leva ses sourcils en se frottant toujours la main sur la rape de sa peau rasée. L’éclair de ses yeux montrait qu’il comprenait. Et il s’intéressait certainement à cette bonne femme assise là devant lui, qui était sa dérisoire adversaire, d’avance vaincue, mais jamais découragée, et qu’il sentait meurtrie jusqu’à n’être plus qu’une plaie vivante.
S’il eût été logique qu’il lui parlât, quel colloque !
Il était né sans aucune servitude d’esprit ; il possédait un sens critique impitoyable ; il apportait dans ses entreprises une ténacité humble, patiente et muette ; il venait inculquer son fructueux positivisme à une ville de province française toujours un peu prompte à donner dans le miroir aux alouettes. Elle, elle était l’héritière fidèle d’une race fière, sensible, capricieuse, imaginative. C’était par orgueil encore qu’elle implorait le destructeur systématique de ses dernières chimères. Elle l’implorait sans bassesse, et, à la froide raison que lui opposait la nouvelle puissance, quand elle agitait, en signe de négation, les maigres dentelles de son chapeau de dévote, l’œil d’un poète eût pu voir encore remuer en claquant au vent les bannières des Croisés.
— Revenons au fait, dit Niort-Caen, en lui coupant le secret plaisir qu’elle avait à faire parade de ses idées.
Elle étendit une main et pencha la taille, persuadée qu’il allait, d’un mot, lui casser net toute espérance.
En effet, il dit :
— Ma plainte a été déposée régulièrement ; l’affaire suit son cours. Je n’y puis plus rien… Ce n’est pas à moi d’aller dire au juge : « Je me suis mis le doigt dans l’œil ; je suis venu vous déranger inutilement : la fille Pelet est la plus honnête mère de famille… »
Mlle Cloque se leva :
— C’est bien, monsieur, il ne me reste donc plus qu’à vous saluer.
— Croyez, mademoiselle, que je regrette personnellement de ne pouvoir vous donner satisfaction.
Et elle répéta encore :
— Ainsi donc, rien ?
— Rien du tout.
Elle s’était menti à elle-même en se disant sans espoir lorsqu’elle était entrée ici : elle n’avait jamais cessé de croire qu’un mot, — que Dieu lui inspirerait, peut-être, — parviendrait à troubler son ennemi.
Et, cinglée comme d’un coup de fouet, par les trois petits termes secs et catégoriques de la négation de Niort-Caen, cette cervelle de catholique que n’atteignait pas la notion de l’impossible, ne franchissait encore qu’à petits pas le long tapis de la grande pièce, dont chaque fleur imprimée au centre de losanges qu’elle comptait, prenait la figure, pour sa foi tenace, d’une raison d’espérer.
Sur quoi comptait-elle ? était-elle folle ou stupide ?
Elle attendait de Niort-Caen ce qu’elle avait vainement attendu du ciel : un mot ! Un mot qui déposât en elle le germe d’une nouvelle série d’espérances. Elle n’exigeait pas que ce mot fût logique ou reposât sur des promesses solides et fécondes, mais bien qu’il fût un mot. Quand il n’eût valu qu’à adoucir cette fin d’entretien un peu rude ; quand il eût été presque clairement mensonger ; quand il n’eût été que gonflé de vent comme une bulle de savon éphémère mais qui monte et brille au soleil, elle eût été heureuse.
La terrible et magnifique magie verbale s’imposait à cette vieille imagination latine en détresse. Et, en couvrant une à une, de ses bottines de satin humides, les fleurs inscrites dans les losanges du tapis de Niort-Caen, elle pensait à cet autre homme qui l’avait jadis reconduite aussi, avec une certaine froideur, à la porte de sa maison, mais qui avait su déposer en elle des paroles dont elle avait vécu.
Niort-Caen n’eut pas l’idée de prononcer un mot. Il la salua.
Un domestique se présenta aussitôt pour l’accompagner à sa voiture. Elle aperçut un brillant couvert mis dans la salle à manger. Comme elle posait le pied sur la première marche de l’escalier descendant à la marquise, elle entendit une porte s’entr’ouvrir avec précaution, et il lui sembla, sans que ses yeux lui permissent de distinguer bien, que quelqu’un la regardait par l’entre-bâillement.
— Voyons ! Léopoldine ! lança de l’intérieur une voix qu’elle reconnut. C’était celle de Mlle Jouffroy, la cadette.
Tel était son trouble qu’elle ne chercha pas à s’expliquer la présence des Jouffroy chez Niort-Caen ; elle tomba dans le fiacre qui reprit sa course sous la pluie.
Elle n’éprouvait qu’un aplatissement ; il lui semblait qu’on se fût assis sur elle, qu’on l’eût piétinée. Elle resta ahurie le long de la descente de la Tranchée. Un employé de l’octroi en ouvrant la portière à l’entrée de la ville, la fit sursauter.
— Rien à déclarer ?
— Non, non ! fit-elle, je n’ai rien à déclarer.
Et elle pensa à son dénuement. Elle revoyait, sous la lampe, au fond de la grande pièce, la figure de celui contre qui elle venait de se briser les ailes comme un pauvre oiseau de mer désemparé qui se heurte à la dure lentille du phare. Son oreille était pleine du timbre métallique et des syllabes nettes et comptées, qui tranchaient, au tissu de la conversation, exactement ce qu’il fallait, exclusivement ce qu’il fallait. C’était bien l’homme qui réduisait l’église de Saint-Martin à la dimension d’un mouchoir de poche : l’indispensable pour la petite piété moderne ! l’homme qui transformait un quartier voué à Dieu en un profane champ de foire ! Et, tout ce qu’elle eût dû lui dire, lui montait à présent à la tête et se formulait sur ses lèvres : « Mais non ! fit-elle, il n’aurait pas compris. » C’était pour la même raison qu’il était resté silencieux.
La voiture s’engageait sur le pont ; il y avait une foule pressée, sous les parapluies, à la station des tramways ; elle croisa deux de ceux-ci qui se suivaient un peu plus loin, bondés et faisant chanter leur petite corne.
Il se produisit un encombrement autour d’une grande tapissière dont les chevaux étaient tombés sur le pavé glissant. Elle cria au cocher :
— Prenez bien garde !
Les choses extérieures s’emparaient peu à peu de son esprit fatigué. Elle faisait des efforts pour distinguer les voitures et les piétons, pantalons et jupes retroussés, comme si elle s’intéressait à quelque chose.
Au lieu de reprendre les quais, le cocher fila tout droit par la rue Royale, entre l’Hôtel de ville et le Musée municipal.
Elle vit l’hôtel du Faisan ; elle reconnut Mlle Zélie qui apparaissait à l’intérieur de la pâtisserie, comme si elle avait le cou et la taille coupés par les étagères de verre. Elle lut, à haute voix, dans une hébétude de pensée, les grandes lettres d’or de « Mönick, chirurgien-dentiste américain ». Et en les répétant, elle se souvint qu’elle devait faire soigner Geneviève qui s’était plainte d’une dent. « Pauvre enfant ! dit-elle, pauvre petite enfant ! » Et par le moyen de sa nièce à qui elle se devait corps et âme, le sentiment de sa misère présente lui remonta tout entier.
Pour la première fois de sa vie, elle éprouva l’amertume particulière que cause l’isolement au milieu du monde : la sensation que tous les êtres ne vous sont de rien, pensent autrement que vous, s’en vont, d’un pas plus ou moins rapide, dans des directions contraires à la vôtre.
Le fiacre allait lentement dans l’étroite rue de l’Ancienne-Intendance. À la rue Saint-Martin qui s’élargissait, il s’élança et passa rapidement devant le magasin Pigeonneau-Exelcis. Mlle Cloque eut le temps de distinguer qu’il était à peine éclairé. Cette pauvre Mme Pigeonneau, qu’allait-elle devenir ?
On tourna l’ancienne église Saint-Clément condamnée aussi. « Je suis comme elle, se dit Mlle Cloque, je suis trop vieille, on me supprime !… »
— Vous dites ?… une heure trois quarts ? fit-elle en tendant la monnaie au cocher, autant dire deux heures, allez, allez !
— Merci bien, la bourgeoise.
Et il ajouta, satisfait de sa course :
— Pardi ! c’est pas les plus riches qui sont les plus généreux.
De quel cœur elle embrassa sa nièce ! Celle-ci, devant un tel élan, crut que tout allait bien. Hé ! non, c’était le contraire.
Mariette, aux cent coups, à cause du retard du dîner, « ce qui ne s’était jamais vu ; ah ! on en voyait de belles au jour d’aujourd’hui ! » les pressa de se mettre à table. Quand Mlle Cloque eut achevé le récit de sa visite, elle dit :
— Et tu ne sais pas qui est-ce qui dînait là-bas ce soir ?
Geneviève eut un soubresaut de tout le corps, qu’elle comprima par un effort de volonté. Et elle répondit aussitôt à sa tante qui ne l’avait pas vue pâlir :
— Je parie que ce sont Mlles Jouffroy avec Léopoldine.
— Comment sais-tu ça ?
— Je n’en sais rien, je devine. Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire d’ailleurs, qu’elles dînent là-bas, puisqu’elles vont bien à la chasse avec… les autres ?
— Les autres, les autres… oui, mais ces juifs ?
— Eh bien ! dit Geneviève, dont le cœur battait à rompre, et qui se commandait une voix unie, une voix d’automate : c’est la même famille, en somme, et comme Léopoldine ne tardera pas à en faire partie…
— Comment ! s’écria la tante, qui est-ce qui t’a dit ça ?
— Personne.
Il y eut un moment de silence.
— Personne ne t’a dit cela ? reprit Mlle Cloque. Mais alors comment t’es-tu mis cette idée-là dans la tête ?… Il faut bien que tu aies ruminé cela toute seule. Moi, je n’ai pas entendu parler de ce que tu dis.
Geneviève ne répondait pas. La tante hésita, fut plusieurs fois sur le point de prononcer un mot qui n’en finissait point de sortir. Elle lui dit tout à coup :
— Mais tu y penses donc ?
Geneviève eut un petit tremblement des paupières. Une de ses mains, sans qu’elle y prît garde, tordait en bouchon la partie retombante de la nappe, et des plis concentriques se formaient sur la table, jusqu’au dessous de plat.
— Prends garde, dit Mlle Cloque, tu vas renverser la carafe…
Geneviève passa la main sur la table pour aplanir la nappe ainsi soulevée. Elle dit en ayant l’air de rire :
— Crois-tu ? j’ai encore des manies de pension : je m’amusais à faire comme ça pendant qu’on mangeait des lentilles.
Et la question en resta sur ce détour qui voilait trop mal un terrible aveu. Chacune de leur côté, les deux malheureuses tremblaient, Geneviève épuisée du poids de son secret, prête à se rendre, secouée de l’ivresse de crier sa douleur ; sa tante éperdue, affolée, terrorisée, par-dessus toutes les misères de cette journée néfaste, de découvrir l’horrible mal qui rongeait le cœur de la jeune fille. Mlle Cloque, levant les yeux — qui voyaient clair tout de même quand elle le voulait absolument, — surprit une larme qui coulait sur la joue de Geneviève tandis que ses lèvres se contractaient dans un effort de volonté acharnée.
Elle se leva.
— Il ne faut pas te faire mal comme cela, si tu as envie de pleurer, ma pauvre fille… Ce n’est pas de ta faute ; mais nous sommes bien malheureuses !…
Alors Geneviève éclata.