Madeleine Férat/Chapitre XII

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 262-294).

XII

Depuis près de cinq ans, le pavillon de la rue de Boulogne se trouvait inhabité. Guillaume n’avait jamais voulu le louer, comptant toujours y venir passer quelques mois d’hiver. Vers les commencements de son mariage, il s’était contenté d’y envoyer un vieux domestique de la Noiraude, à titre de concierge. Le bonhomme logeait dans une sorte de grande guérite de briques rouges, bâtie à côté de la grille, sur la rue. Toute sa besogne consistait à ouvrir, chaque semaine, pendant une matinée, les fenêtres des appartements, afin de leur faire prendre l’air. Ce poste était pour cet ancien serviteur comme une retraite gagnée par ses longs services.

Averti la veille de la venue de ses maîtres, il avait employé une partie de la nuit à épousseter les meubles. Quand Guillaume et Madeleine arrivèrent, ils trouvèrent du feu dans toutes les cheminées. Ils furent heureux de ces foyers ardents qui donnaient à leur ancienne solitude les tiédeurs de jadis. Pendant le trajet de Véteuil à Paris, leur cœur s’était serré secrètement, à l’idée de rentrer dans cette petite maison où étaient enfermés quelques mois de leur passé ; ils se rappelaient les dernières semaines de leur séjour, les sourdes inquiétudes qu’ils y avaient éprouvées, et craignaient d’y venir éveiller l’amertume de leurs souvenirs, comme ils l’avaient déjà fait dans le pavillon voisin de la Noiraude. Aussi parurent-ils surpris et charmés de la gaieté du logis, que leur imagination fiévreuse s’était plu à revoir plus morne, plus désolé, à mesure qu’ils approchaient de Paris. Guillaume eut une seule angoisse : en entrant dans la chambre à coucher, il aperçut, pendu au mur, le portrait de Jacques que le concierge avait dû découvrir dans quelque coin. Il le décrocha vivement, le jeta au fond d’une armoire, avant que Madeleine ne l’eût rejoint.

D’ailleurs, les époux ne comptaient pas s’isoler dans la petite maison. Ces chambres closes, ce nid discret qu’ils avaient autrefois choisi, afin d’y bercer leurs amours naissantes, leur semblait maintenant trop étroit pour les contenir tous deux. Ils y auraient vécu dans un contact continuel, presque aux bras l’un de l’autre. Leur être se révoltait aujourd’hui à la vue de ces petits canapés où ils s’asseyaient jadis, heureux de se serrer. Ils venaient à Paris, avec l’intention bien arrêtée de ne jamais rester chez eux et de s’étourdir au-dehors ; ils désiraient se mêler aux foules, se sentir séparés le plus possible. Dès le lendemain de leur arrivée, ils se rendirent chez les de Rieu, dont l’hôtel était situé dans le voisinage, rue La Bruyère. Ils ne les trouvèrent pas. Le soir même, les de Rieu leur rendirent leur visite.

Le ménage à trois entra comme à son habitude, Hélène au bras de Tiburce, et le mari à leur suite. M. de Rieu paraissait souffrant ; depuis longtemps une maladie de foie le martyrisait ; mais son visage, jauni et crispé par le mal, gardait sa hauteur dédaigneuse, son ironique clignement de paupières. Tiburce, entièrement débarbouillé de sa crasse provinciale, avait l’air ennuyé et irrité d’un homme qui accomplit une corvée accablante ; sa face, aux lèvres minces, ne cherchait pas même à cacher une sorte de rage, un besoin secret de brutalité. Quant à Hélène, elle était tellement changée, que les époux ne purent, à sa vue, retenir un mouvement de surprise. Elle devait s’abandonner, négliger de se teindre et de se maquiller. Ce n’était plus la poupée d’enfant devenue vieille, aux joues luisantes de fard, aux sourires puérils ; c’était une pauvre femme dont les cheveux gris et la face ridée exprimaient une tristesse sale et honteuse. L’abus des pommades et des huiles de toilette avait rongé sa peau qui pendait par larges boursouflures ; ses paupières lourdes lui couvraient à demi les yeux ; ses lèvres mollissaient comme écrasées. On eût dit que le masque dont elle cachait son visage, venait de tomber, et qu’on apercevait, sous les traits d’emprunt, la figure réelle. Et le pis était que cette figure gardait encore quelques-unes des grâces écœurantes du masque : les rides mal essuyées retenaient dans leurs plis des teintes roses d’onguent, les cheveux à demi déteints se nuançaient de couleurs malpropres. Hélène n’avait guère que quarante-cinq ans, elle en paraissait bien soixante. Elle semblait aussi avoir perdu ses allures évaporées, ses gentillesses de petite fille ; craintive, abrutie, elle regardait humblement autour d’elle, comme si elle eût toujours redouté d’être battue.

En entrant dans le salon, Tiburce, qui se précipitait vers Guillaume, avec cette fausse effusion d’amitié qu’il lui témoignait d’ordinaire, trouva qu’Hélène, dont il venait de quitter le bras, ne se dérangeait pas assez vite pour lui livrer passage. Il marcha sur sa robe, la bouscula assez rudement, en lui jetant un regard de colère. Hélène, qui présentait ses compliments à Madeleine, en lui faisant une de ses anciennes révérences enfantines, se blottit vite contre le mur, d’un air effrayé, oubliant d’achever sa révérence et reprenant sa physionomie hébétée. M. de Rieu vit parfaitement cette scène rapide, le coup de coude que Tiburce donnait à sa femme, et le mouvement épouvanté de celle-ci ; mais il resta le regard demi-clos, comme s’il n’avait rien vu, gardant sur les lèvres un sourire aimable.

On s’assit. Au bout de quelques minutes, après une conversation banale où il fut question des tristesses de la campagne en hiver et des plaisirs que Paris offre pendant cette saison, Guillaume proposa à Tiburce d’aller fumer un cigare dans une pièce voisine. La vue d’Hélène l’écœurait. Quand les dames furent seules, en face de M. de Rieu, elles ne trouvèrent plus rien à se dire. Le vieillard, assis dans un large fauteuil, les mains croisées sur les cuisses, regardait devant lui, de cet air vague des sourds dont aucun bruit ne trouble les pensées ; il semblait ignorer même où il était. Par moments, ses paupières se baissaient doucement, un regard mince et aigu s’échappait du coin de ses yeux, avec une singulière ironie, et allait fouiller le visage des deux femmes qui ne se doutaient nullement de cet examen.

Il y eut un silence. Puis, Hélène, malgré elle, parla de Tiburce. Elle ne pouvait plus causer que de ce garçon dont la domination l’emplissait. Tout la ramenait à lui ; elle avait vite épuisé les autres sujets ; elle revenait toujours, au bout d’un certain nombre de phrases, à l’existence de volupté et de terreur que lui faisait vivre son amant. Dans ses abandons de chair, elle perdait peu à peu ce respect humain, cette sorte de pudeur dernière, faite de prudence et d’orgueil, qui empêche une femme d’avouer ses hontes tout haut. Elle, au contraire, prenait plaisir à étaler son amour ; elle se confiait aux premiers venus, n’ayant plus conscience de ses infamies, satisfaite, pourvu qu’elle s’occupât de celui qui était devenu tout pour elle. Il suffisait, d’ailleurs, qu’on la laissât se confesser sans trop l’interrompre ; alors elle se plongeait avec des délices cuisantes dans le récit de ses débauches, elle arrivait d’elle-même à des aveux monstrueux, elle semblait se vautrer dans ses propres paroles, oubliant qu’elle s’adressait à quelqu’un. La vérité était qu’elle parlait pour elle seule, pour revivre les saletés qu’elle racontait.

Elle dit tout à Madeleine. Une simple phrase lui servit de transition pour passer de leur causerie banale à la confession de son adultère. Elle fit cela si naturellement, que Madeleine put recueillir son aveu sans sourciller. Quand elle eut nommé Tiburce comme un amant que la jeune femme devait lui connaître depuis des années, elle ajouta d’un ton pleureur :

— Ah ! chère dame, je suis cruellement punie. Cet homme, qui était si doux, si caressant jadis, est devenu cruel, impitoyable… Il me bat. Je sais bien que cela est honteux à avouer ; mais je suis si misérable, j’ai tant besoin de consolation !… Que vous êtes heureuse, vous, de n’avoir jamais failli, de pouvoir vivre en paix ! Moi, j’endure tous les tourments de l’enfer… Vous avez vu, Tiburce m’a encore bousculée tout à l’heure. Il me tuera peut-être un de ces jours.

Elle jouissait profondément de ses souffrances. Sa voix prenait des inflexions voluptueuses en parlant des coups qu’elle recevait. On devinait que, pour rien au monde, elle n’eût changé sa vie de martyre contre l’existence de calme chaste dont elle feignait de désirer les joies. C’était une simple façon de s’exprimer ; ses faux repentirs lui permettaient de raconter tout au long son histoire ; elle y trouvait d’étranges excitations, des secousses nerveuses qui lui faisaient sentir plus profondément les plaisirs amers de sa vie. Peu lui importait de montrer ses plaies pourvu qu’elle causât de son sujet favori ; elle se plaisait même à rendre sa situation plus horrible, à se poser en victime, ce qui l’amenait à s’attendrir sur elle-même. Pendant des heures, lorsqu’on voulait bien l’écouter, elle geignait ainsi, regrettant ses jours d’innocence qui étaient trop loin pour répondre à son appel, se plongeant dans sa fange avec des satisfactions de brute léchant la main qui la frappe.

Bien qu’elle parlât à voix basse, Madeleine craignait que M. de Rieu ne l’entendît. Elle regardait le vieillard d’un air inquiet. Hélène surprit son regard.

— Oh ! n’ayez pas peur, reprit-elle d’une voix plus nette, avec un cynisme tranquille, mon mari ne m’entend pas… Je suis bien plus à plaindre que lui. Il ignore tout, il ne voit pas mes larmes, que je lui cache avec soin. Je souris toujours devant lui, même lorsque Tiburce me traite en sa présence comme la dernière des femmes. Hier cet homme m’a donné un soufflet dans mon salon, parce que je lui reprochais de courir les filles. Ce soufflet m’a déchiré la joue avec un bruit sec. M. de Rieu, qui était penché devant la cheminée, ne s’est retourné que quelques secondes après. Il est resté impassible, il n’avait rien entendu. Moi, je souriais, la joue toute brûlante… Nous pouvons causer. Regardez-le, il dort à moitié.

En effet, M. de Rieu semblait dormir, mais ses regards pointus passaient toujours entre ses paupières à demi closes. De petits tressaillements, qui agitaient ses doigts croisés, eussent fait deviner à des yeux plus clairvoyants qu’il devait se délecter dans de secrètes et exquises jouissances. À coup sûr, il lisait l’histoire du soufflet sur les lèvres de sa femme.

Madeleine crut devoir plaindre son amie par politesse. Elle s’étonna que l’amour de Tiburce se fût évanoui si vite.

— Je ne comprends rien à ses brutalités, répondit Hélène. Il m’aime toujours, j’en suis sûre. Mais il a des heures mauvaises… Je lui suis pourtant bien dévouée ; j’ai déjà tenté plusieurs démarches en sa faveur pour lui faire avoir à Paris la position qu’il mérite ; il est vrai qu’une mauvaise chance incompréhensible m’a partout fait échouer jusqu’à ce jour… Je suis vieille. Pensez-vous qu’il ne m’aime que par intérêt ?

Madeleine dit naturellement qu’elle ne le pensait pas.

— Cette pensée me fait beaucoup de mal, reprit hypocritement Mme de Rieu qui savait parfaitement à quoi s’en tenir.

Tiburce ne lui avait point épargné la vérité. Elle n’ignorait pas qu’il entendait se servir d’elle comme d’un échelon. Peu lui importait, d’ailleurs, pourvu qu’elle se payât sur lui de ses services. Mais elle n’en était pas encore venue au point d’avouer tout haut qu’elle consentait à acheter l’amour du jeune homme plutôt que de n’en pas jouir. Elle s’attachait à ce garçon avec une fureur de femme qui en est à son retour d’âge, et qui retrouve, dans ce moment critique, les excitations de la puberté. Il lui était devenu indispensable. Sans doute, s’il la quittait, ne rencontrerait-elle plus un amant de sa complaisance. Elle l’eût payé au prix des dernières infamies.

— Je voudrais lui être utile, continua-t-elle, en suivant malgré elle le fil de ses pensées. Peut-être se montrerait-il reconnaissant. J’espère encore… Vous m’avez trouvée bien changée, n’est-ce pas ? Je n’ai même plus la force d’être coquette. Je souffre tant !

Elle se tassait dans son fauteuil, molle et dissoute. La vérité était que la débauche l’avait usée au point de la plonger dans une sorte de somnolence continuelle. Tout lui devenait indifférent, même les soins de sa toilette. Elle, qui avait lutté âprement contre l’âge, ne se lavait plus les mains qu’avec une extrême fatigue. Elle restait des journées entières oisive, hébétée, ruminant comme une bête ses voluptés de la veille, rêvant à celles qu’elle goûterait le lendemain. La brute lubrique seule restait, la femme se mourait en elle, avec ses désirs de plaire, ses besoins de paraître toujours jeune et d’être toujours aimée. Pourvu que Tiburce contentât ses appétits enragés de vieille femme, elle ne lui demandait ni affection ni compliments. Elle n’avait plus qu’une idée fixe, le garder sans cesse dans ses bras, sans songer même à le rendre esclave par ses sourires, par les grâces de sa figure peinte ; elle comptait que ses saletés, ses abandons orduriers suffiraient pour l’attacher à elle.

Madeleine la regardait avec une pitié écœurée. Elle ne descendait pas au fond de cette pourriture, elle s’imaginait que les brutalités de Tiburce amenaient seules cet anéantissement de chair et d’esprit. Aussi ne put-elle retenir un cri d’indignation.

— Mais on chasse un tel homme ! dit-elle.

Hélène leva la tête d’un air effaré.

— Le chasser, le chasser… balbutia-t-elle avec une sourde épouvante, comme si la jeune femme eût parlé de lui couper un membre.

Puis elle se remit, elle ajouta rapidement :

— Mais, chère dame, jamais Tiburce ne consentirait à s’en aller. Ah ! vous ne le connaissez pas ! Si je lui parlais de séparation, il serait capable de m’assommer… Non, non, je lui appartiens, je dois souffrir jusqu’au bout.

Elle mentait effrontément. L’après-midi même, son amant l’avait menacée de ne plus remettre les pieds dans sa chambre, si elle ne lui trouvait pas immédiatement quelque poste honorable.

— Ah ! que je vous envie, dit-elle encore, que cela doit être bon d’être vertueuse !

Et elle recommença à geindre. Elle parlait seule, elle coupait ses lamentations de sourires étranges, au souvenir de ses voluptés. Pendant près d’une heure, ce fut un radotage ignoble, de ridicules regrets et de soudaines espérances de débauches, des aveux d’un cynisme tranquille et des supplications qui demandaient aide et pitié aux honnêtes gens. Madeleine finit par éprouver un malaise croissant à écouter ses plaintes, cette confession crue l’embarrassait ; elle ne disait rien, se contentait de répondre d’un signe de tête. Par moments, elle jetait un regard inquiet sur M. de Rieu ; mais le vieillard avait toujours sur ses lèvres son vague sourire, son air d’ironique confiance. Alors, tandis qu’Hélène répétait dix fois la même histoire sale, la jeune femme fit un retour sur elle-même ; elle songea au drame qui les brisait, elle et Guillaume ; elle souhaita presque de voir son mari, sourd et imbécile, cloué dans un fauteuil, et d’être elle-même pourrie au point de n’avoir plus aucune révolte, de s’endormir voluptueusement dans sa honte.

Pendant que les deux femmes causaient de la sorte, Guillaume et Tiburce s’étaient retirés dans un petit salon voisin dont on avait fait un fumoir. Guillaume, qui recherchait avidement les conversations banales, demanda à son ancien camarade de collège s’il se trouvait satisfait de son séjour à Paris. Cela lui importait peu, il détestait ce garçon, mais il était heureux de l’avoir avec lui pour s’étourdir. Tiburce répondit d’une voix sourdement irritée que rien ne lui avait encore réussi. La question innocente du jeune homme l’atteignait au vif de ses plaies.

Il se mit à fumer fiévreusement ; puis, au bout d’un court silence il se laissa aller à la rage qui couvait en lui. Il se confessa à Guillaume comme sa maîtresse se confessait à Madeleine, mais avec une crudité de paroles autrement énergique. Il parla de madame de Rieu en employant le langage dont on se sert entre hommes pour parler des filles publiques. Cette femme, disait-il avec un aplomb écrasant, avait abusé de sa jeunesse ; mais il n’entendait point que sa vie fût brisée par un amour ridicule ; il était bien résolu à s’arracher des bras de cette mégère dont les baisers le dégoûtaient. Ce qu’il n’avouait pas, c’était la colère de son ambition déçue. Tout son écœurement venait du peu de profit qu’il avait tiré jusque-là de ses baisers. Cela lui permettait de jouer le rôle d’un pauvre jeune homme égaré par son inexpérience dans la couche d’une vieille femme. Si Hélène l’eût fait nommer auditeur au Conseil d’État ou attaché d’une ambassade quelconque, il n’aurait eu que des éloges doucereux ; il se serait appliqué à justifier sa situation auprès d’elle. Mais, comprenez-vous cela, ses caresses ne lui étaient pas même payées ! Tiburce Rouillard n’était pas un garçon à donner quelque chose pour rien.

Il n’ignorait pas cependant que la pauvre femme n’avait point épargné ses pas ni ses démarches. Son désir ardent de lui être utile le touchait peu ; il voulait des résultats, et sa maîtresse n’en obtenait aucun par une sorte de fatalité. Cette fatalité n’était autre que M. de Rieu ; le vieillard, comprenant que la comédie serait moins drôle si Tiburce recevait le prix de ses baisers, allait sournoisement, à chaque nouvelle tentative de sa femme, combattre derrière elle sa protection et faire échouer ses plus habiles requêtes. C’était une excellente façon d’exaspérer les amants l’un contre l’autre, de les pousser à des scènes terribles dont il jouissait en gourmet. Quand il avait machiné une bonne déception, il se régalait, pendant des journées entières, des épouvantes humbles d’Hélène et de l’attitude irritée de Tiburce. Celui-ci arrivait, les lèvres serrées, la face pâle, fermant les poings, tâchant d’attirer sa maîtresse dans quelque coin pour la brutaliser. Mais, ces jours-là, elle s’entêtait à ne point s’éloigner de son mari ; frissonnante, les yeux rougis, elle implorait son amant du regard. Et le sourd se faisait plus dur d’oreille, il prenait un air d’imbécile heureux. Puis, quand Tiburce avait réussi à entraîner Hélène au bout de là pièce, quand il s’emportait jusqu’à la secouer rudement, le sourd, bien qu’il affectât de tourner le dos, semblait tout entendre, les paroles et les coups. On ne le voyait pas, sa face prenait une expression de cruauté diabolique.

Aussi Tiburce commençait-il à croire que sa maîtresse était sans aucune puissance et ne pouvait le servir en rien. Cela le rendait impitoyable pour elle ; une idée seule le tenait, celle de se venger de ses quatre années de service inutile, de la planter là, en lui jetant une dernière injure. Jusqu’à ce jour, il n’avait pas osé la quitter complètement, ne pouvant se décider à abandonner les bénéfices d’une affaire qui lui coûtait déjà tant de soins pénibles. Il finissait toujours par reprendre ses corvées ; il mettait le ciel dans sa cause, se disait que la providence serait déloyale si elle ne le récompensait pas de sa constance. Mais aujourd’hui toute espérance avait disparu ; il était fermement résolu à rompre.

Guillaume écouta d’un air compatissant les paroles furieuses de Tiburce. Il était bien un peu dégoûté par les amours du jeune homme mais il se laissait prendre à sa comédie de regrets et d’indignation. L’autre se confessait uniquement pour se soulager, et aussi pour expérimenter sur son ami, qu’il savait délicat et prude, la façon dont il devrait s’excuser, auprès du monde, de sa liaison ridicule avec madame de Rieu. Il sentait que, si cette femme ne parvenait pas à faire de lui un personnage, il serait raillé et méprisé pour avoir partagé sa couche : le succès l’aurait changé en homme habile, digne de toutes les faveurs, l’insuccès, au contraire, le coulait à jamais. Aussi désirait-il aller au-devant des mépris et des railleries, se poser en victime qui a droit au pardon. Il manœuvra avec une habileté incroyable. Guillaume en vint à lui offrir de lui-même ses services, l’appui de son nom et de sa fortune. S’il voulait, lui dit-il, il le recommanderait à un ancien ami de son père. Il approuva fort son projet de rupture. D’ailleurs, il jouait un rôle de son côté : il s’efforçait de s’intéresser à cette histoire, qui lui était parfaitement indifférente, espérant sortir de son être en s’occupant des autres.

Leur cigare achevé, Guillaume et Tiburce revinrent dans le salon. Hélène, interrompue au milieu de ses doléances, s’arrêta net, en jetant un coup d’œil craintif sur son amant, comme si elle eût redouté d’être maltraitée par lui pour avoir osé se plaindre. Elle resta troublée, hasardant à peine de loin en loin un mot que le jeune homme relevait avec aigreur ; il lui coupait la parole, lui faisait entendre qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait, sans même chercher à cacher son irritation devant le monde. On eût dit qu’il prenait à tâche de montrer à Guillaume combien peu il se souciait d’elle. La soirée se termina froidement. Quand les visiteurs se retirèrent, M. de Rieu, qui avait prononcé quelques rares monosyllabes, fit de sa voix sèche un éloge complet de Tiburce, de ce brave jeune homme dont l’amitié leur était si précieuse, à sa femme et à lui ; il n’était pas comme ces écervelés qui courent les plaisirs, il aimait et respectait la vieillesse. Le mari finit en le priant d’aller chercher une voiture. D’ordinaire, il se servait de lui comme d’un domestique, négligeant à dessein, lorsqu’il sortait, de donner à ses gens l’ordre de venir le prendre. Il pleuvait. Tiburce revint crotté jusqu’aux genoux. M. de Rieu s’aida de son épaule pour entrer dans la voiture. Puis il lui envoya chercher sa femme restée sous la marquise du perron. Peu s’en fallut qu’il ne le priât de monter à côté du cocher.

Guillaume et Madeleine comprirent que de pareilles visites ne suffiraient pas pour les distraire de leurs angoisses. Ils ne pouvaient songer à recevoir chez eux : le pavillon de la rue de Boulogne était trop étroit, à peine leur serait-il permis d’y inviter les de Rieu à des réunions intimes. Aussi prirent-ils la résolution d’aller chaque soir vivre chez les autres, dans la banalité bruyante de ces salons où se réunissent quelques douzaines de personnes, qui ne se connaissent pas, et qui se sourient de neuf heures à minuit. Dès le lendemain, M. de Rieu leur ouvrit la porte de sept à huit maisons enchantées de faire un bon accueil au nom de de Viargue. Du lundi au dimanche, les époux eurent bientôt toutes leurs soirées prises. Ils sortaient ensemble à la tombée du jour, mangeaient dehors comme des étrangers en voyage, et ne rentraient que pour se coucher.

Dans les commencements, ils se sentirent soulagés. Le vide de cette existence les calmait. Peu leur importait la maison où ils se rendaient. Tous les salons étaient les mêmes pour eux. Madeleine prenait place sur le bout de quelque canapé, gardant aux lèvres ce sourire vague des femmes qui n’ont pas une idée dans la cervelle ; si l’on faisait de la musique, elle regardait le piano comme en extase bien qu’elle n’écoutât pas ; si l’on dansait, elle acceptait la première invitation venue, puis retournait à sa place, sans pouvoir dire si son cavalier était blond ou brun. Pourvu qu’il y eût beaucoup de lumière, beaucoup de bruit autour d’elle, elle se trouvait contente. Quant à Guillaume, il se perdait parmi les habits noirs ; il restait des soirées entières dans l’embrasure d’une fenêtre, suivant du regard, avec une gravité roide, la file d’épaules nues qui s’étendait, frissonnante et lustrée, sous la clarté crue des bougies ; ou bien il se plantait derrière une table de jeu, paraissant s’intéresser énormément à certains coups de cartes, auxquels il n’entendait rien. Il avait toujours détesté le monde ; il y venait de désespoir, pour perdre Madeleine dans la foule durant quelques heures. Puis, quand les salons se vidaient, les époux se retiraient cérémonieusement. En descendant l’escalier, ils s’imaginaient être un peu plus étrangers l’un à l’autre qu’à leur arrivée.

Si leurs soirées étaient occupées, leurs journées restaient vides. Alors Madeleine se jeta avec fièvre dans la vie parisienne ; elle courut les magasins, les couturières et les modistes, se fit coquette, essaya de s’intéresser aux nouvelles inventions de la mode. Elle prit pour amie une écervelée qui venait de se marier au sortir du couvent, et qui était en train de ruiner son mari avec toute l’avidité d’une lorette. Cette petite personne la traîna jusque dans les églises, pour y entendre les conférences des prédicateurs en renom ; de là, elles allaient au Bois où elles passaient en revue les toilettes des filles. Cette existence tourbillonnante, toute de niaiserie et de secousses nerveuses, procurait à Madeleine une sorte de griserie qui lui donnait le sourire hébété des ivrognes. De son côté, Guillaume menait la vie d’un garçon riche et blasé ; il déjeunait au café, montait à cheval l’après-midi, tâchait de prendre à cœur les mille riens que l’on commente des jours entiers dans les clubs. Il avait réussi à n’entrevoir sa femme que la nuit, lorsqu’il la conduisait en soirée.

Pendant un mois, les époux vécurent de la sorte. Ils s’efforçaient d’entendre le mariage à la façon des gens du monde qui se marient par convenance, pour arrondir leur fortune et ne pas laisser périr leur nom. Le jeune homme assoit sa position, la jeune fille conquiert sa liberté. Puis, après une nuit passée dans la même alcôve, ils font chambre à part, ils échangent plus de saluts que de paroles. Monsieur reprend sa vie de garçon, madame commence sa vie de femme adultère. Souvent tous rapports cessent entre eux. Quelques-uns, les plus amoureux, ont un couloir qui relie leurs chambres. De temps à autre, le mari va dans la chambre de sa femme, quand il en sent le besoin, comme il irait dans une maison de tolérance.

Mais Guillaume et Madeleine étaient trop secoués de passion pour accepter longtemps une pareille existence. Ils n’avaient pas grandi dans les égoïsmes du monde, ils ne pouvaient apprendre cette politesse froide, ce détachement du cœur et des sens qui permettent à deux époux de vivre côte à côte comme des étrangers. La façon dont ils s’étaient connus, leurs cinq années de solitude et de tendresse, les souffrances mêmes qu’ils s’imposaient l’un à l’autre, tout les empêchait de s’oublier, de se créer une vie à part. Leurs efforts avaient beau tendre à une séparation complète de leur existence, de leurs joies et de leurs chagrins, ils se retrouvaient toujours dans les mêmes sensations, dans les mêmes pensées. Leur vie se mêlait en tout, partout, fatalement.

Dès la troisième semaine, l’angoisse les reprit. Leur changement d’habitudes avait pu les distraire un moment de leurs idées fixes. Ils s’étaient laissé surprendre par la fièvre d’une existence nouvelle pour eux. Ces salons, où ils se perdaient l’un l’autre, leur avaient, dans les commencements, causé une sorte de stupeur heureuse ; l’éclat des bougies les aveuglait, le murmure des voix les empêchait d’écouter le tumulte de leur être. Mais quand leur première surprise se fut dissipée, quand ils se furent habitués à ces lumières, à cette foule souriante et parée, ils se replièrent sur eux-mêmes, il leur sembla que le monde disparaissait et qu’ils retombaient dans leur solitude. Alors, chaque soir, ils emportèrent leurs souffrances avec eux. Ils continuèrent à aller de salons en salons, hébétés, passant des heures au milieu de trente ou quarante personnes, sans rien voir, sans rien entendre, tout à l’anxiété de leur chair et de leur esprit. Et si, pour sortir de leur malaise, ils tâchaient de s’intéresser à ce qui les entourait, ils voyaient trouble, ils s’imaginaient qu’une fumée grise emplissait l’air, et que chaque objet se ternissait, fané et sali. Dans les mouvements cadencés des danseurs, dans les accords du piano, ils retrouvaient les secousses nerveuses qui les brisaient. Les visages fardés leur paraissaient rougis de larmes, la gravité des hommes les épouvantait, les épaules nues des femmes devenaient à leurs yeux une sorte d’étalage cynique. Le milieu où ils vivaient n’était plus assez puissant pour les étourdir de sa richesse souriante, et c’était eux, au contraire, qui lui donnaient de leur accablement et de leur désespoir.

D’ailleurs, n’étant plus sous le coup de la surprise, ils pouvaient juger les gens dont les paroles douces les avaient d’abord soulagés. La nullité, la niaiserie de ce monde les fatigua. Ils perdirent toute espérance de se guérir dans la compagnie de pareils pantins. Il leur semblait être venus au spectacle : aux premiers actes, ils s’étaient laissé prendre par l’éclat du lustre, la richesse des costumes, la politesse exquise et le langage pur des personnages ; puis, l’illusion s’en était allée, ils s’apercevaient, aux actes suivants, que tout se trouvait sacrifié aux décors, que les personnages avaient la tête vide et récitaient des leçons apprises. Ce fut cette déception qui les rejeta à leurs pensées. Ils se remirent à souffrir avec une sorte d’orgueil. Ils préféraient leurs angoisses, leur vie déchirée par la passion, à ce vide qu’ils découvraient dans les têtes et les cœurs. Bientôt ils furent au courant des petits scandales du coin parisien qu’ils fréquentaient. Ils surent que telle dame était l’amante de tel monsieur, et que le mari connaissait et tolérait cette liaison ; ils apprirent qu’un autre mari vivait avec sa maîtresse chez sa femme, ce qui permettait à celle-ci d’aimer où bon lui semblait. Ces histoires les étonnèrent profondément. Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles au milieu de semblables infamies ? Eux, ils s’affolaient pour un simple souvenir, ils se mouraient d’angoisse à la seule pensée qu’ils n’avaient pas grandi dans les bras l’un de l’autre. Il fallait qu’ils fussent de nature plus délicate, de cœur plus haut et plus fier que les époux dont rien ne troublait la quiétude égoïste, pas même la honte. Dès lors, ils se vengèrent de leur souffrance en ayant un mépris souverain pour ce monde qui était plus coupable qu’eux et qui souriait dans la boue.

Un jour, dans une heure de colère, la même pensée vint à Guillaume et à Madeleine. Ils se dirent chacun qu’ils devraient essayer d’aimer ailleurs, pour mieux s’oublier. Mais dès leurs premières tentatives, leurs êtres se révoltèrent. Madeleine, alors dans tout l’éclat de sa beauté, était fort entourée dans les maisons où elle allait. Des jeunes gens, aux gants de femme, aux cols irréprochables, lui faisaient une cour assidue. Elle ne trouva parmi eux que des poupées ridicules. De son côté, Guillaume s’était laissé entraîner dans un souper où ses nouveaux amis avaient comploté de lui faire choisir une maîtresse ; il en sortit écœuré du spectacle des filles qui mettaient leurs doigts dans les sauces, et qui traitaient leurs amants comme des laquais. Les époux étaient attachés trop étroitement par un lien de douleur, pour jamais pouvoir briser ce lien ; si la rébellion de leurs nerfs ne leur permettait plus de se témoigner leur tendresse, leurs maux eux-mêmes ne leur permettaient pas davantage de s’oublier entièrement ; ils restaient l’un devant l’autre, n’osant se toucher, mais s’appartenant toujours. Les efforts qu’ils faisaient pour amener une séparation violente entre eux, ne parvenaient qu’à leur imposer des souffrances plus intolérables.

Au bout d’un mois, ils renoncèrent à lutter plus longtemps. Leur vie à part, leurs sorties dans la journée et les heures qu’ils passaient le soir au milieu de la foule, ne leur étant plus d’aucun soulagement, ils cessèrent peu à peu cette existence, ils restèrent enfermés au fond du petit hôtel de la rue de Boulogne. La certitude de leur impuissance les y accabla. Guillaume sentit alors combien il était possédé par Madeleine. Dès les premiers jours de leur liaison, elle l’avait fatalement dominé, par son tempérament plus fort, plus riche de sang. Comme il le disait autrefois avec un sourire, il était la femme dans le ménage, l’être faible qui obéit, qui subit les influences de chair et d’esprit. Le même phénomène qui avait empli Madeleine de Jacques, emplissait Guillaume de Madeleine. Il se façonnait à elle, prenait de sa voix et de ses gestes. Parfois il se disait avec effroi qu’il portait dans ses membres sa femme et son amant, il croyait les sentir s’agiter, s’étreindre au fond de lui. Il était esclave, il appartenait à cette créature qui elle-même appartenait à un autre. C’était ce double état de possession dont les tortures les enfonçaient tous deux dans une angoisse sans espoir.

Guillaume restait forcément passif. Il suivait Madeleine dans ses effarements, il ressentait le contre-coup de chaque secousse qui la brisait. Plus calme aux heures où elle se calmait, il roulait de nouveau à la douleur et à l’épouvante, dès que ses frissons la reprenaient. Elle eût fait sa sérénité, comme elle faisait son affolement. Jeté à elle, perdu en elle, sans autre courage que le sien, sans autre volonté que la sienne, il était emporté dans chacune de ses sensations, dans chacun des battements de son cœur. Parfois, Madeleine le regardait d’un air étrange.

— Ah ! pensait-elle, s’il était d’une nature plus vigoureuse, nous guéririons peut-être. Je voudrais qu’il me dominât, qu’il s’emportât contre moi jusqu’à me rouer de coups. Je sens que cela me ferait du bien d’être battue. Quand je serais sans force sur le carreau, quand il m’aurait prouvé sa puissance, il me semble que je souffrirais moins. Il faudrait qu’il tuât Jacques en moi, de son poing fermé. Et il parviendrait à le tuer, s’il était fort.

Guillaume lisait ces pensées dans les yeux de Madeleine. Il comprenait comme elle qu’il aurait sans doute pu la sauver de ses souvenirs, s’il avait eu la vigueur de la traiter en maître, de la serrer dans ses bras jusqu’à ce qu’elle oubliât Jacques. Au lieu de frissonner de ses frissons, il aurait dû rester calme, vivre au-dessus des troubles de la jeune femme, et lui imposer la sérénité de son esprit. Quand ces raisonnements lui venaient, il s’accusait de tout le mal, il s’abandonnait davantage, se traitant de lâche et ne pouvant réagir contre ses lâchetés. Alors, pendant des heures, les époux gardaient un silence morne. Madeleine avait aux lèvres un léger pli de souffrance et de dédain ; Guillaume se réfugiait dans cette fierté nerveuse, dans cette certitude des noblesses et des affections de son cœur, qui était sa dernière retraite.

Quelques jours après la résolution qu’ils prirent de ne plus courir inutilement les salons, ils éprouvèrent dans leur solitude de la rue de Boulogne un tel malaise, qu’ils songèrent à partir pour la Noiraude. Ils y allaient, d’ailleurs, sans se promettre d’y goûter le moindre apaisement. Un tel espoir leur eût paru ridicule. Depuis la nuit où ils s’étaient enfuis devant Jacques, ils se trouvaient comme poussés par un vent de folle terreur qui ne leur permettait pas de reprendre haleine. Leur répugnance à choisir un parti, leurs continuels délais les avaient plongés dans une somnolence lourde où leur volonté se noyait. Ils s’étaient peu à peu habitués à cet état d’attente anxieuse, ils n’avaient plus la force d’en sortir. Indifférents en apparence, à demi engourdis, ils laissaient passer les journées, vides et mornes. Ils se disaient bien que Jacques reviendrait un matin ou l’autre ; ils étaient même inquiets du silence qu’il gardait, ils le croyaient de retour à Paris. Mais ils s’oubliaient dans leur stupeur au point de ne plus chercher à lui échapper. Cela aurait duré des années, sans qu’ils eussent l’idée de se soustraire à leurs souffrances par quelque dénouement violent. Il leur fallait une secousse nouvelle pour achever de les briser. En attendant, ils vivaient dans une douleur vague, allant où les menait leur instinct. Ils regagnaient la Noiraude, moins pour fuir Jacques, que pour changer de lieu. Leurs troubles d’esprit leur rendaient insupportable cette vie cloîtrée qui, autrefois, les endormait si heureusement. L’idée d’un voyage, d’un déplacement rapide, les tentait. D’autre part, on était déjà au milieu d’avril, les matinées devenaient tièdes, la saison de villégiature commençait. Puisqu’ils n’étaient pas faits pour le monde, ils préféraient retourner souffrir dans le silence et la paix de la campagne.

La veille de leur départ, le soir, ils firent une visite d’adieu aux de Rieu qu’ils n’avaient pas vus depuis quelque temps. Ils apprirent, à leur hôtel, que M. de Rieu était au plus mal. Ils allaient se retirer, lorsqu’un domestique vint leur dire que le vieillard les priait de monter. Ils le trouvèrent couché dans une grande chambre sombre. La maladie de foie dont il souffrait avait pris subitement un caractère aigu qui ne laissait aucun doute sur sa fin prochaine. Il avait d’ailleurs exigé de son médecin la vérité complète, afin de mettre, disait-il, certaines affaires en ordre avant de mourir.

Quand Guillaume et Madeleine entrèrent dans la vaste pièce, ils aperçurent Tiburce qui se tenait debout au pied de la couche du mourant, d’un air troublé. Au chevet, Hélène, assise dans un fauteuil, semblait être également sous l’émotion d’un coup imprévu. Les yeux du moribond allaient de l’un à l’autre, aigus comme des lames d’acier ; sa face jaune, atrocement creusée par la souffrance, gardait son sourire de suprême ironie ; ses lèvres avaient ce pli de cruauté qui les relevait légèrement, lorsqu’il jouissait des angoisses de sa femme. Il tendit la main aux jeunes époux ; il leur dit, lorsqu’il eut appris leur départ pour la Noiraude :

— Je suis heureux de pouvoir vous faire mes adieux… Je ne reverrai plus Véteuil…

Il n’y avait, d’ailleurs, aucun accent de regret dans sa voix. Le silence se fit, ce silence lugubre qui traîne autour du lit d’un mourant. Guillaume et Madeleine ne savaient comment se retirer. Tiburce et Hélène restaient immobiles et muets, en proie à une anxiété qu’ils ne cherchaient même pas à cacher. Au bout d’un instant, M. de Rieu qui paraissait goûter des délices profondes dans la vue du jeune homme et de sa femme, reprit brusquement, en s’adressant toujours aux visiteurs :

— J’étais en train d’arranger mes petites affaires de famille… Vous n’êtes pas de trop, et je vais me permettre de continuer… Je faisais connaître mon testament à notre ami Tiburce : je l’ai nommé mon légataire universel à la condition qu’il épouserait ma pauvre Hélène.

Sa voix, en prononçant ces mots, eut un ricanement attendri. Il mourait comme il avait vécu, ironique et implacable. Dans son agonie, il souffletait une dernière fois, avec une volupté amère, ce monde de misère et de honte. Tous ses derniers instants avaient été employés à inventer, à mûrir le tourment auquel il condamnerait Hélène et Tiburce après sa mort. Il était arrivé à exaspérer tellement ce dernier en lui empêchant d’obtenir la moindre place, que le jeune homme avait fini par rompre avec Hélène, à la suite d’une scène pendant laquelle il l’avait ignoblement battue. Cette rupture définitive désespéra M. de Rieu qui voyait sa vengeance lui échapper. Il était allé trop loin, il lui fallait réconcilier les amants, les attacher si bien l’un à l’autre qu’ils ne pussent dénouer leurs liens. Ce fut alors qu’il eut l’idée diabolique de faire épouser sa veuve au jeune Rouillard. Jamais celui-ci ne laisserait échapper l’occasion d’accepter une fortune, même au prix d’un écœurement continuel ; jamais Hélène ne serait assez prudente pour refuser son consentement à l’homme dont elle était l’esclave frissonnante et soumise. Ils se marieraient, ils se blesseraient sans cesse. Le mourant voyait Tiburce enchaîné à une femme qui avait le double de son âge, et dont il traînerait la honte et la laideur comme un boulet ; il voyait Hélène, usée de débauche, sollicitant des baisers avec une humilité de servante, rouée de coups matin et soir par son mari qui se vengerait sur elle, dans l’intimité, des sourires méprisants qu’elle lui attirerait au-dehors. La vie d’un pareil ménage serait un enfer, un supplice, un châtiment de toutes les heures. Et M. de Rieu, en s’imaginant cette existence de saletés et de batteries, raillait au milieu des douleurs épouvantables qui lui déchiraient le dos et la poitrine.

Il se tourna vers Tiburce ; il continua d’un accent de moquerie indicible :

— Mon enfant, je suis habitué à vous regarder comme un fils, je veux faire votre bonheur. Je vous demande simplement, en échange de ma fortune, une tendre affection pour ma chère femme. Si elle est plus âgée que vous, vous trouverez en elle une aide et un soutien. Ne voyez dans ma détermination que mon vif désir de laisser deux heureux sur la terre. Vous me remercierez plus tard.

Puis, se tournant vers Hélène :

— Vous serez une mère pour lui, n’est-ce pas ? Vous avez toujours aimé la jeunesse. Faites un homme de cet enfant, empêchez-le de se perdre dans les hontes de Paris, poussez-le aux grandes choses.

Hélène l’écoutait avec une véritable terreur. Sa voix avait des inflexions si insultantes, qu’elle se demandait enfin si cet homme ne s’était pas aperçu de sa vie de débauches. Elle se rappelait ses sourires, ses sérénités dédaigneuses ; elle se disait que le sourd avait sans doute tout entendu, tout compris, et que c’était elle qui se trouvait être la dupe. L’étrangeté de son testament lui expliquait sa vie de mépris silencieux. Pour qu’il la jetât dans les bras de Tiburce, il devait connaître sa liaison et chercher à l’en punir. Ce mariage l’effrayait maintenant. Le jeune homme s’était montré si dur envers elle, il l’avait maltraitée avec une telle rage, le jour de leur rupture, que l’effroi de nouveaux coups faisait taire ses appétits charnels. Elle songeait en frissonnant à cette union qui la livrerait pour jamais à ses brutalités. Mais son corps lâche et amolli n’osait seulement pas rêver un instant d’échapper aux volontés de son amant. Il ferait d’elle ce qu’il voudrait. Passive, morne, elle écoutait le mourant, approuvant de la tête ce qu’il disait. Elle pensait pour se consoler : « Tiburce aura beau me battre, il y aura toujours des heures où je le tiendrai dans mes bras. » Puis elle réfléchit que le jeune homme courrait les filles avec l’argent de son premier mari, et que sans doute il refuserait même de lui apporter les restes de ses amours. Cette idée acheva de l’accabler.

Quant à Tiburce, il se remettait peu à peu. Il écartait l’image d’Hélène, il calculait mentalement le chiffre de fortune que produirait l’héritage de M. de Rieu ajouté aux rentes que lui avait déjà léguées son père le marchand de bœufs. Ce chiffre avait une éloquence qui lui prouva en quelques secondes qu’il devait épouser la vieille femme, quand même. Là était l’épine. Que ferait-il de cette mégère ? Il ne savait, son effroi le reprenait, sans que sa décision en fût ébranlée. S’il le fallait, il s’enfermerait avec elle dans une cave pour l’y faire mourir à petit feu. Mais il aurait l’argent, dût-il vivre ensuite dans un continuel tourment.

M. de Rieu lut sa résolution dans ses yeux clairs, dans l’expression froide et méchante de ses lèvres. Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Un dernier ricanement courut sur sa face contractée par l’agonie.

— Allons, murmura-t-il, je puis mourir tranquille.

Guillaume et Madeleine avaient assisté à cette scène avec un malaise croissant. Ils comprenaient que le dénouement d’une atroce comédie venait de se jouer devant eux. Ils se hâtèrent de prendre congé du moribond. Hélène, hébétée, tassée au fond de son fauteuil, ne se leva même pas. Ce fut Tiburce qui les accompagna jusque dans le vestibule de l’hôtel. Comme il descendait l’escalier, il se rappela la façon indignée dont il avait parlé de madame de Rieu à Guillaume. Il crut devoir se faire hypocrite.

— J’avais mal jugé cette pauvre femme, dit-il. Elle est très-affectée de la fin prochaine de son mari… C’est un legs sacré qu’il me confie, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse.

Puis, se croyant assez disculpé, voulant en finir sur ce sujet :

— À propos, reprit-il brusquement en s’adressant à Guillaume j’ai rencontré aujourd’hui un de nos anciens camarades de collège.

Madeleine devint toute pâle.

— Quel camarade ? demanda Guillaume d’une voix troublée.

— Jacques Berthier, répondit Tiburce, vous savez, ce grand garçon qui vous protégeait. Vous étiez inséparables… Il paraît qu’il est riche maintenant. Voilà huit ou dix jours, paraît-il, qu’il est revenu du Midi.

Les époux gardaient le silence. Le vestibule où avait lieu cette conversation était sombre, et le jeune homme ne pouvait s’apercevoir de l’altération de leurs traits.

— Oh ! poursuivit-il, c’est un garçon tout à fait bien. Je jurerais qu’il va manger l’héritage de son oncle en quelques années. Il m’a conduit à son logement, un délicieux entre-sol de la rue Taitbout. Ça sent la femme en diable chez lui.

Il eut un petit rire d’homme fort, incapable de commettre des folies. Guillaume lui tendit la main, comme pour s’en aller. Mais il continua :

— Nous avons parlé de vous. Il ignorait que vous fussiez à Paris et que vous y eussiez un pied-à-terre. Je lui ai donné votre adresse. Il ira vous voir demain soir.

Guillaume avait ouvert la porte cochère.

— Adieu, dit-il fiévreusement à Tiburce en lui serrant la main et en faisant quelques pas sur le trottoir.

Madeleine, restée seule avec le jeune homme, lui demanda d’une voix nette et rapide le numéro de la maison que M. Jacques Berthier habitait rue Taitbout. Il le lui indiqua. Lorsqu’elle eut rejoint son mari, elle lui donna le bras, ils firent en silence le court chemin qui les séparait de la rue de Boulogne. En arrivant ils trouvèrent une lettre de Geneviève ; cette lettre, courte et pressante, leur apprenait que la petite Lucie avait eu une rechute et les appelait en hâte. Tout les pressait de quitter Paris ; pour rien au monde, ils n’y seraient restés jusqu’au lendemain soir. Madeleine ne dormit pas de la nuit. Le lendemain matin, au moment de monter en wagon, elle feignit de s’apercevoir qu’elle avait oublié un paquet, et montra une grande contrariété de cet oubli. Guillaume eut beau dire que le concierge de la rue de Boulogne leur expédierait ce paquet, elle resta immobile, indécise. Alors il offrit de retourner lui-même au pavillon. Mais elle n’accepta pas davantage cet arrangement. Comme la cloche du train sonnait, elle finit par pousser son mari dans la salle d’attente en lui disant qu’elle serait plus tranquille si elle le savait auprès de sa fille, et en lui promettant de le suivre à quelques heures de distance. Quand elle fut seule, elle sortit rapidement de la gare. Au lieu de prendre la rue d’Amsterdam, elle descendit vers les boulevards, à pied.

Il faisait une claire matinée d’avril. Des senteurs de printemps naissant traînaient. L’air, malgré les bouffées chaudes, les frissons tièdes qui le traversaient, gardait un fond de vivacité. Un côté des rues restait encore dans une ombre bleuâtre ; l’autre côté, éclairé d’une longue nappe de soleil jaune, flambait d’une teinte d’or et de pourpre. Madeleine marchait au milieu du soleil, sur le trottoir inondé de rayons. Dès qu’elle s’était trouvée hors de la gare, elle avait ralenti le pas. Elle avançait ainsi, lentement, songeuse. Depuis la veille, son projet était arrêté. Toute son énergie lui était revenue, devant la menace d’une visite de Jacques. Tandis qu’elle demandait l’adresse de ce dernier à Tiburce, elle pensait : « Demain, je laisserai partir Guillaume. Lorsque je serai seule, j’irai voir Jacques, je lui dirai tout, je le supplierai de nous épargner. S’il me jure de ne plus chercher à nous voir, il me semble que je le croirai mort de nouveau. Jamais mon mari ne connaîtra cette démarche ; il est trop frissonnant pour en accepter la nécessité ; plus tard, il s’imaginera que le hasard nous a protégés, il se calmera comme moi. D’ailleurs je puis inventer avec Jacques un échange de lettres, un prétexte de brouille quelconque. » Pendant toute la nuit, ce plan avait roulé dans sa tête ; elle en modifiait les détails, apprêtait les paroles qu’elle dirait à son ancien amant, adoucissait les termes de sa confession. Elle était lasse de terreur, lasse de souffrance, elle voulait en finir. Le danger réveillait en elle la fille rude et pratique de l’ouvrier Férat.

Maintenant, elle avait déjà mis à exécution le commencement de son projet. Elle était seule. Huit heures sonnaient à peine. Elle comptait ne se présenter chez le jeune homme que vers midi, ce qui devait la forcer à attendre encore pendant quatre grandes heures. Mais ce retard ne l’irritait pas. Rien ne la pressait. Il n’y avait pas la moindre fièvre dans sa résolution qui était le résultat d’un raisonnement. Elle se dit qu’il faisait bon au soleil et qu’elle se promènerait jusqu’à midi. Elle entendait suivre son plan scrupuleusement, sans avancer ni retarder les faits dont elle avait fixé la marche.

Depuis des années, elle ne s’était pas trouvée ainsi, seule, à pied, sur un trottoir. Cela la reportait au temps de ses amours avec Jacques. Ayant du temps à perdre, elle se mit à regarder les étalages, d’un air curieux, allant surtout aux magasins de bijoutiers, de modistes. Elle éprouvait une sorte de bien-être à se sentir perdue dans Paris, au soleil d’avril. Quand elle arriva à la Madeleine, elle fut heureuse de voir que le marché aux fleurs se tenait ce jour-là. Elle s’approcha, elle avança à pas lents entre les deux rangées de pots et de bouquets, s’arrêtant longuement devant les touffes de roses épanouies. Quand elle fut au bout de l’allée, elle revint sur ses pas, elle s’oublia de nouveau devant chaque plante. Autour d’elle, dans la nappe jaune de soleil, s’étendaient des carrés de verdure, piqués de notes vives, rouges, violettes, bleues qui prenaient des douceurs de tapis de velours. Un parfum pénétrant flottait à ses pieds, s’élevait le long de ses jupes avec des ivresses molles ; il lui semblait que ce parfum, arrivé à la hauteur de ses lèvres, brûlait sa face doucement, comme une caresse. Pendant près de deux heures, elle resta là, allant et venant dans les senteurs fraîches, le regard perdu sur les carrés de fleurs. Peu à peu, ses joues étaient devenues roses, ses lèvres avaient eu un vague sourire. Le printemps battait dans ses veines, montait à sa tête. Elle était tout étourdie, comme si elle se fût penchée sur une cuve.

Dans les premiers moments, elle avait songé uniquement à la démarche qu’elle allait tenter. Son cerveau reprenait son travail de la nuit : elle se voyait entrant chez Jacques, elle répétait les termes dans lesquels elle lui apprendrait qu’elle était la femme de Guillaume, elle rêvait aux conséquences qu’aurait un pareil aveu. Des espérances lui venaient. Elle retournerait à Véteuil, apaisée, presque guérie ; elle reprendrait avec son mari leur vie paisible d’autrefois. Puis, lorsque ces pensées d’espoir eurent comme bercé et amolli son être, elle glissa lentement à des songes vagues. Elle oublia la scène pénible qui devait avoir lieu dans quelques instants, elle ne remua plus les soucis de sa résolution. Ivre du parfum des fleurs, attiédie par le soleil, elle continua à marcher, s’abandonnant à une rêverie douce et fuyante. L’idée de l’existence tranquille qu’elle mènerait avec Guillaume, la reporta aux souvenirs heureux de sa vie. Le passé l’emplit, son passé de joie et d’amour. L’image de son mari finit par s’évanouir, elle n’aperçut bientôt plus que Jacques. Il cessait de la torturer, il lui souriait comme jadis. Alors elle revit la chambre de la rue Soufflot, elle se rappela certaines matinées d’avril qu’elle avait passées avec son premier amant dans le bois de Verrières. Elle était heureuse de pouvoir songer à tout cela sans souffrir ; elle s’y enfonçait davantage, ne voyant plus le présent, ne se demandant même plus pourquoi elle attendait midi. Et elle marchait toujours dans le parfum puissant des roses, envahie par une mollesse croissante.

Comme on finissait par la regarder avec curiosité, elle se décida à aller se promener ailleurs. Elle descendit jusqu’aux Champs-Élysées, emportant son rêve. Les allées étaient presque désertes, elle put y rester dans un silence frissonnant. D’ailleurs, elle ne vit rien autour d’elle. Machinalement, au bout d’une longue promenade, elle revint à la Madeleine. Elle s’y oubliait de nouveau, au milieu des souffles tièdes et parfumés, retrouvant ses sensations d’évanouissement voluptueux, lorsqu’elle s’aperçut qu’il était midi moins un quart. Elle avait tout juste le temps de courir rue Taitbout. Alors, pressant le pas, elle suivit rapidement les boulevards, encore ivre, la tête bouleversée, ne se rappelant plus nettement les paroles qu’elle s’était proposé de dire. Elle avançait comme poussée par une force fatale. Quand elle arriva, elle était rouge, oppressée.

Elle monta cependant l’escalier sans la moindre hésitation. Ce fut Jacques lui-même qui lui ouvrit. En l’apercevant, il poussa un cri de surprise joyeuse.

— Toi ! toi ! s’écria-t-il. Ah bien ! ma fille, je ne t’attendais guère ce matin.

Il avait refermé la porte, il marchait devant elle, lui faisant traverser plusieurs petites pièces très élégamment meublées. Elle le suivait en silence. Quand il l’eut introduite dans la pièce du fond, qui était sa chambre à coucher, il se retourna et lui prit gaiement les mains.

— Nous ne sommes donc plus fâchés ? dit-il. Sais-tu que tu n’étais guère gentille à Mantes ?… Tu veux faire la paix, n’est-ce pas ?

Elle le regardait, toujours muette. Il venait de se lever. Encore en manches de chemise, il fumait une pipe de terre blanche. Dans sa nouvelle position de jeune homme riche, il gardait le débraillé de l’étudiant et du marin. Madeleine crut le retrouver tel qu’elle l’avait connu, tel que le représentait cette carte photographique sur laquelle une nuit elle avait versé des larmes. Sa chemise ouverte laissait voir un bout de sa peau nue.

Jacques s’était assis sur le bord du lit défait dont les couvertures pendaient à terre. Il continuait à tenir les mains de la jeune femme debout devant lui.

— Comment diable as-tu appris mon adresse ? reprit-il. M’aimerais-tu encore, m’aurais-tu rencontré et suivi ?… Avant tout, signons notre traité.

D’une secousse, il l’attira à lui et la baisa sur le cou. Elle se laissa aller, elle ne se défendit pas. Tombée sur les genoux de Jacques, elle y resta dans une sorte de stupeur. Bien qu’elle n’eût monté que quelques marches, elle était tout essoufflée. Elle se sentait comme soûle ; tout tournait autour d’elle, elle examinait la pièce d’un regard trouble. Ayant aperçu sur la cheminée un gros bouquet qui se fanait, elle eut un sourire, elle pensa au marché de la Madeleine. Puis, elle se souvint qu’elle était venue pour apprendre à Jacques son mariage avec Guillaume. Elle se tourna vers lui, gardant sans le savoir son sourire aux lèvres. Le jeune homme avait passé un bras autour de sa taille.

— Ma chère enfant, dit-il en riant d’un rire gras, tu me croiras si tu veux, mais depuis que tu as refusé de me serrer la main, je rêve de toi toutes les nuits… Dis, te souviens-tu de notre petite chambre de la rue Soufflot ?…

Sa voix devenait basse et ardente, ses mains s’égaraient dans les étoffes tièdes de son ancienne maîtresse. Il frissonnait, poussé par les excitations du réveil, pris à la gorge par des désirs cuisants. Madeleine serait venue à tout autre heure de la journée, qu’il ne l’aurait pas attirée si brusquement sur sa poitrine. Quant à elle, depuis qu’elle était sur les genoux de Jacques, elle se sentait défaillir. Il lui venait de cet homme une senteur âcre et troublante. Des chaleurs coulaient le long de ses membres, une clameur vague emplissait ses oreilles, un besoin invincible de sommeil lui faisait fermer les paupières. Elle pensait toujours : « Je suis montée pour tout lui dire, je vais tout lui dire. » Mais cette pensée se mourait au fond de son cerveau, comme une voix qui s’éloignait, qui devenait plus faible, et qu’elle finissait par ne plus entendre.

Ce fut elle dont le corps en s’abandonnant tout à coup contre une épaule du jeune homme, le renversa à demi sur le lit. Il la saisit avec emportement, la soulevant du parquet où ses pieds touchaient encore. Elle obéit à son étreinte comme un cheval qui reconnaît les genoux puissants d’un maître. Au moment où elle se livrait, toute pâle, fermant les yeux, emportée dans un vertige qui lui ôtait la respiration, il lui sembla qu’elle tombait d’une hauteur énorme, avec de longues et lentes oscillations pleines d’une cruelle volupté. Elle sentait bien qu’elle allait se briser à terre, mais elle n’en goûtait pas moins une jouissance aiguë à être ainsi balancée dans le vide. Tout ce qui l’entourait avait disparu. Dans le vague de sa chute, dans l’évanouissement de tous ses sens, elle entendit le timbre clair d’une pendule sonner midi. Ces douze coups légers lui parurent durer un siècle.

Quand elle revint à elle, elle aperçut Jacques qui allait et venait déjà dans la chambre. Elle se leva, regardant autour d’elle, tachant de comprendre pourquoi elle était couchée sur le lit de cet homme. Puis elle se souvint. Alors, lentement, elle répara le désordre de sa toilette, elle s’approcha d’une armoire à glace devant laquelle elle renoua ses cheveux roux qui avaient coulé sur ses épaules. Elle était anéantie, stupide.

— Tu passeras la journée avec moi, lui dit Jacques ; nous dînerons ensemble.

Elle fit signe que non, de la tête. Elle remit son chapeau.

— Comment ! tu t’en vas déjà ? s’écria le jeune homme, surpris.

— Je suis pressée, répondit-elle d’une voix étrange. On m’attend.

Jacques se prit à rire et n’insista pas. Quand il l’eut reconduite sur le palier :

— Un autre jour, lui dit-il en l’embrassant, lorsque tu pourras t’échapper pour venir me voir, tâche d’avoir ta journée libre… Nous irons à Verrières.

Elle le regarda en face, comme souffletée par ces paroles. Un instant ses lèvres s’ouvrirent. Puis elle eut un geste fou, et, sans répondre, elle s’échappa, elle descendit rapidement l’escalier. Elle était au plus restée vingt minutes chez Jacques.

Lorsqu’elle fut dans la rue, elle se mit à marcher fiévreusement la tête baissée, ne sachant où elle allait. Le bruit des voitures, les coups de coude des passants, tout le tapage et le mouvement dont elle était entourée se perdaient pour elle dans le tourbillon de sensations et de pensées qui l’emportait. Elle s’arrêta, à deux ou trois reprises, devant des étalages, comme toute au spectacle d’objets qu’elle ne voyait seulement pas. Et, chaque fois, elle reprit sa course, d’un pas plus saccadé. Elle avait sur la face le masque hébété de l’ivresse. Les gens se retournaient en l’entendant parler à voix basse. « Quelle femme suis-je donc ? murmurait-elle. J’étais allée chez cet homme pour me relever à ses yeux, et voilà que je suis tombée dans ses bras comme une fille publique. Il lui a suffi de me toucher du bout de son doigt, je n’ai pas eu une révolte, j’ai pris une jouissance ignoble à me sentir défaillir. » Elle se taisait, hâtant le pas ; puis elle reprenait avec une sourde violence : « Cependant, j’étais forte, ce matin ; j’avais tout calculé ; je savais ce que je devais dire. C’est que je suis maudite, comme dit Geneviève. Ma chair est infâme ! Ah ! que de saletés ! » Et elle faisait des gestes de dégoût, elle filait le long des maisons comme une folle.

Il y avait plus d’une heure qu’elle courait ainsi, lorsqu’elle s’arrêta brusquement. La pensée du lendemain, des journées qu’elle allait vivre désormais, venait de se dresser devant elle. Elle leva la tête, regarda le lieu où elle se trouvait. Ses pas l’avaient machinalement ramenée à la Madeleine ; elle vit à ses pieds les carrés de fleurs, les touffes de roses épanouies dont les parfums lui étaient montés au cerveau, le matin. Elle traversa de nouveau le marché, en pensant : « Je vais me tuer, tout sera fini, je ne souffrirai plus. » Alors elle se dirigea vers la rue de Boulogne. Quelques jours auparavant, elle avait remarqué dans un tiroir un grand couteau de chasse. Tout en marchant, elle voyait ce couteau, elle le voyait ouvert devant elle, reculant à mesure qu’elle avançait, la fascinant, l’attirant vers le petit hôtel. Et elle songeait : « Je le tiendrai tout à l’heure, je le prendrai dans le tiroir, et je m’en frapperai. » Mais comme elle montait la rue de Clichy, un pareil suicide lui répugna. Elle aurait voulu voir Guillaume avant de se tuer, lui expliquer les raisons de sa mort. Sa fièvre se calmait, un coup de tête lui semblait odieux.

Elle revint sur ses pas, elle prit à la gare un train qui partait justement pour Mantes. Pendant les deux heures que dura le trajet, une seule pensée battit dans son cerveau : « Je me tuerai à la Noiraude, se disait-elle, quand j’aurai prouvé à Guillaume la nécessité de ma mort. » Les secousses régulières et monotones du wagon, les bruits assourdissants du train en marche, berçaient d’une étrange façon son idée de suicide ; elle croyait entendre le grondement des roues répéter en échos : « Je me tuerai, je me tuerai. » À Mantes, elle monta en diligence. Accoudée à une portière, elle regarda la campagne, elle reconnut, au bord de la route, certaines maisons qu’elle avait vues de nuit quelques mois auparavant, lorsqu’elle était passée en cabriolet avec Guillaume. Et la campagne, les maisons, tout lui semblait redire la pensée unique qui tournait au fond de son être : « Je me tuerai, je me tuerai. »

Elle descendit de diligence à quelques minutes de Véteuil. Un chemin de traverse devait la conduire directement à la Noiraude. Le crépuscule tombait, d’une douceur exquise. Les horizons tremblants s’évanouissaient dans la nuit. Les champs devenaient noirs sous le ciel laiteux, frissonnants d’un bruit de prières et de chansons mourantes, qui traînaient au fond du jour agonisant. Comme Madeleine s’avançait rapidement dans un sentier bordé de haies d’aubépines, elle entendit les pas d’une personne qui se dirigeait de son côté. Une voix fêlée s’éleva. Cette voix chantait :

Il était un riche pacha
Que l’on appelait Mustapha.
Pour son sérail il acheta
Mademoiselle Catinka.


Et tra la la, tra la la la,
Tra la la la, la la, la la.

C’était Vert-de-Gris. Les « tra la la, » à cette heure de sérénité triste, prenaient sur ses lèvres un accent de douloureuse ironie. On eût dit les rires d’une folle qui s’attendrissaient et se noyaient dans des larmes. Madeleine s’arrêta, comme clouée. Cette voix, cette chanson entendue ainsi, au milieu des frissons du soir, faisait passer devant elle une vision rapide et poignante. Elle se rappelait ses anciennes promenades à Verrières. À la tombée de la nuit, elle descendait du bois, ayant Vert-de-Gris au bras. Et toutes deux elles chantaient la ballade du pacha Mustapha. Au loin, dans les sentiers où l’ombre coulait, des voix de femmes leur répondaient par d’autres refrains. Elles apercevaient, à travers les feuilles, des robes blanches rasant le sol comme des vapeurs, se fondant peu à peu dans les ténèbres. Puis tout devenait d’un noir épais. Les voix lointaines se faisaient plaintives, les gaudrioles, les couplets obscènes, écorchés par des gosiers que l’absinthe avait brûlés, flottaient doucement, avec des tendresses et des mélancolies pénétrantes.

Ces souvenirs serrèrent Madeleine à la gorge. Elle entendait toujours les pas de Vert-de-Gris qui avançait ; elle s’était mise à reculer pour ne pas se trouver face à face avec cette femme dont elle distinguait déjà la silhouette lamentable. Au bout d’un silence la folle éleva de nouveau la voix :

Pour son sérail il acheta
Mademoiselle Catinka.
C’est trente sous qu’il la paya :
Elle valait moins cher que ça.

Et tra la la, tra la la la,
Tra la la la, la la, la la.

Alors Madeleine, épouvantée par les rires fous de la chanteuse, secouée jusqu’aux larmes par cette voix rauque et triste qui chantait sa jeunesse dans les fraîcheurs de la nuit naissante, écarta la haie d’aubépines et se sauva à travers champs. Elle arriva ainsi à la Noiraude. Comme elle poussait la grille, elle aperçut la fenêtre du laboratoire toute rouge, qui luisait sinistrement sur la façade sombre du château. Jamais elle n’avait vu cette fenêtre éclairée, et son rayonnement dans la lueur louche du crépuscule, lui causa un singulier sentiment d’effroi.