Madeleine Férat/Chapitre II

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 20-38).

II

Madeleine Férat était fille d’un mécanicien-constructeur. Son père, né dans un petit village des montagnes de l’Auvergne, vint à Paris pour chercher fortune, les pieds nus, les poches vides. C’était un de ces Auvergnats trapus, carrés des épaules, d’un entêtement de brute au travail. Il se mit en apprentissage chez un constructeur de machines, et là, pendant près de dix ans, il lima et forgea de toute la force de ses mains rudes. Il amassa sou à sou quelques milliers de francs. Des le premier coup de marteau qu’il avait donné, il s’était dit qu’il s’arrêterait seulement lorsqu’il aurait économisé la somme nécessaire pour s’établir à son compte.

Quand il se jugea assez riche, il loua une sorte de hangar, du côté de Montrouge, et s’établit chaudronnier. C’était un premier pas vers la fortune, vers les vastes ateliers de construction qu’il rêvait de diriger plus tard. Pendant dix autres années, il vécut dans son hangar, limant et forgeant de plus belle, sans prendre une seule distraction, un seul jour de repos. Peu à peu, il agrandit le hangar, il eut sous ses ordres un plus grand nombre d’ouvriers ; enfin, il put acheter le terrain et faire bâtir d’immenses ateliers, à l’endroit même où s’élevait son ancienne baraque de planches. Les objets qu’il fabriquait avaient grandi, eux aussi : les chaudrons étaient devenus des chaudières. Les chemins de fer dont la France se couvrait alors, lui fournirent des travaux considérables, et lui mirent entre les mains d’énormes bénéfices. Son rêve se réalisait : il était riche.

Jusque-là, il avait tapé sur son enclume, avec la pensée de gagner le plus d’argent possible, mais sans jamais se demander ce qu’il ferait ensuite de cet argent. Il lui fallait à peine par jour quarante sous pour vivre. Ses habitudes de travail, son ignorance des plaisirs et même des commodités de la vie, lui rendaient la fortune inutile. Il s’était enrichi plutôt par entêtement que pour tirer un bien-être quelconque de ses richesses. Il avait juré de devenir patron à son tour, et toute son existence s’était employée à tenir ce serment. Quand il eut amassé près d’un million, il se demanda ce qu’il pourrait bien en faire. Il n’était d’ailleurs nullement avare.

Il se fit d’abord bâtir, à côté de ses ateliers, une petite maison bourgeoise qu’il décora et meubla avec assez de luxe. Mais il était mal à l’aise sur les tapis de ses appartements, il préférait passer les journées au milieu de ses ouvriers, dans ses forges noires de charbon. Il se serait peut-être décidé à louer la maison et à reprendre le logement qu’il occupait auparavant au-dessus de ses bureaux, si un événement grave n’était venu modifier profondément son existence, en faisant naître en lui un homme nouveau.

Sous la rudesse de sa voix et de ses gestes, Férat était d’une douceur d’enfant. Il n’aurait pas écrasé une mouche. Toutes les tendresses de sa nature dormaient en lui, étouffées par sa vie de labeur, lorsqu’il rencontra une orpheline, une pauvre fille qui vivait avec une vieille parente. Marguerite était si pâle, si frêle qu’on lui eût donné seize ans à peine ; elle avait une de ces figures douces et soumises qui touchent les hommes forts. Férat fut attiré et ému par cette enfant qui souriait d’un air craintif, avec une humilité de servante dévouée. Il avait toujours vécu au milieu d’ouvriers grossiers, il ignorait les charmes de la faiblesse, et se mit à aimer les mains fines et le visage enfantin de Marguerite. Il l’épousa brusquement, et l’emporta chez lui comme une petite fille, dans ses bras.

Quand il la posséda, il l’aima avec une dévotion de fanatique. Elle fut sa fille, sa sœur, son épouse. Il adorait en elle sa pâleur, son air maladif, toutes ses délicatesses de jeune femme souffrante qu’il n’osait toucher de ses mains durcies. Il n’avait jamais aimé ; lorsqu’il cherchait dans ses souvenirs, il trouvait, comme unique tendresse de sa vie, la tendresse sacrée que sa mère lui avait autrefois inspirée pour une Sainte-Vierge blanche qui souriait mystérieusement sous ses voiles, au fond d’une chapelle de son village. Il crut retrouver cette Sainte-Vierge dans Marguerite ; c’était le même sourire discret, la même tranquillité sainte, la même bonté attendrie. Dès les premières heures, il avait fait de sa femme une idole et une reine ; elle gouvernait au logis, y mettait un parfum d’élégance et de bien-être, changeait la froide maison bourgeoise que l’ancien ouvrier avait fait construire, en une retraite close et sentant bon, toute tiède d’amour. Pendant près d’un an, Férat s’occupa à peine de ses ateliers ; il fut tout à ce bonheur exquis et nouveau pour lui, d’avoir un être frêle à aimer. Ce qui le charmait et le touchait parfois jusqu’aux larmes, c’était la reconnaissance que lui témoignait Marguerite. Chacun de ses regards le remerciait de la félicité et de la richesse qu’il lui avait données. Elle restait humble dans sa souveraineté ; elle adorait son mari comme un maître, comme un bienfaiteur, en femme qui ne sait de quelle tendresse assez profonde payer sa dette de bonheur. Elle s’était mariée sans regarder le visage hâlé de Férat, sans réfléchir à ses quarante ans, poussée simplement par une amitié presque filiale. Elle avait deviné que cet homme était bon. « Je t’aime, disait-elle souvent à son mari, parce que tu es fort et que tu ne dédaignes pas ma faiblesse ; je t’aime parce que je n’étais rien et que tu as fait de moi ta femme. » Et Férat, en entendant ces mots murmurés d’une voix humble et caressante, la prenait sur sa poitrine, avec des élans ineffables de cœur.

Au bout d’un an de mariage, Marguerite devint enceinte. Sa grossesse fut douloureuse. Quelques jours avant la crise, le médecin prit Férat à part et lui dit qu’il n’était pas sans inquiétude. La jeune femme lui paraissait d’une constitution si délicate, qu’il redoutait pour elle le rude labeur de l’enfantement. Férat fut comme fou pendant une semaine ; il souriait à sa femme, couchée sur une chaise longue, et allait sangloter dans la rue ; il passait les nuits dans ses ateliers déserts, venant d’heure en heure demander des nouvelles ; parfois, quand ses angoisses l’étouffaient, il prenait un marteau, puis, de toutes ses forces, avec rage, il tapait sur les enclumes, pour soulager sa colère. Le moment terrible vint enfin, les craintes du médecin se réalisèrent. Marguerite mourut en donnant le jour à une fille.

La douleur de Férat fut atroce. Il ne put trouver une larme. Quand la pauvre morte fut ensevelie, il s’enferma chez lui, il y resta dans un accablement morne. Par instants, des crises de folie aveugle le secouaient. Il passait toujours les nuits au fond de ses ateliers noirs et silencieux ; jusqu’au matin, il marchait entre les machines muettes, au milieu des étaux, parmi les morceaux de fer brut qui traînaient. Peu à peu, ce spectacle des outils de sa fortune le faisait entrer dans des rages sourdes. Il avait vaincu la misère et il n’avait pu vaincre la mort. Pendant vingt ans, ses mains puissantes s’étaient fait un jeu de tordre le fer, et ses mains étaient restées impuissantes à sauver sa chère tendresse. Et il criait : « Je suis donc lâche et faible comme un enfant : si j’avais été fort, on ne m’aurait pas volé ! »

Pendant un mois, personne n’osa troubler les souffrances de cet homme. Puis, un jour, la nourrice qui allaitait la petite Madeleine lui mit l’enfant entre les bras. Férat avait oublié qu’il eût une fille. En voyant ce pauvre petit être, il pleura des larmes chaudes qui soulagèrent sa tête et son cœur. Il regarda longtemps Madeleine.

— Elle est faible et délicate comme sa mère, murmura-t-il, elle mourra comme elle.

Dès lors, son désespoir s’attendrit. Il s’habitua à croire que Marguerite n’était pas tout à fait morte. Il avait aimé sa femme en père ; il put, en aimant sa fille, se tromper lui-même, se dire que son cœur n’avait rien perdu. L’enfant était très-frêle ; elle semblait tenir sa petite face pâle de la pauvre morte. Férat goûta une grande joie à ne pas retrouver d’abord sa forte nature dans Madeleine ; il put ainsi s’imaginer qu’elle lui venait tout entière de celle qui n’était plus. Quand il la faisait sauter sur ses genoux, il lui prenait la folle pensée que sa femme était morte pour redevenir enfant, pour qu’il l’aimât d’une tendresse nouvelle.

Jusqu’à l’âge de deux ans, Madeleine resta chétive. Elle était toujours entre la vie et la mort. Née d’une mourante, elle avait dans les yeux une ombre vague que le sourire éclairait rarement. Son père l’aimait davantage pour les maux qu’elle souffrait. Ce fut sa faiblesse même qui la sauva ; les maladies n’avaient pas prise sur ce pauvre petit corps. Les médecins la condamnaient, et elle vivait toujours, comme luit une de ces lueurs pâles de veilleuse qui agonisent sans jamais s’éteindre. Puis, quand elle eut deux ans, la santé afflua brusquement en elle ; en quelques mois, le deuil de ses yeux s’éclaira, le sang lui monta aux lèvres et aux joues. Ce fut une résurrection.

Jusque-là elle avait ressemblé à une petite morte, blanche et muette ; elle ne savait ni rire, ni jouer. Lorsqu’elle put se tenir sur ses jambes, devenues fortes, elle emplit la maison de son babil et de ses pas encore chancelants. Son père l’appelait, lui tendant les bras, et elle venait s’y réfugier, avec cette marche hésitante des enfants qui est une de leurs grâces. Pendant des heures, Férat jouait avec sa fille ; il la portait dans ses ateliers au milieu du tapage épouvantable des machines, disant qu’il voulait la rendre courageuse comme un garçon. Et il trouvait pour la faire rire des puérilités qu’une mère n’aurait pas su inventer.

Une particularité curieuse redoublait l’adoration du brave homme. À mesure que Madeleine grandissait, elle prenait sa ressemblance. Aux premiers jours, quand elle était couchée dans son berceau, toute grelottante de fièvre, elle avait eu la figure douce et triste de sa mère. Maintenant, frémissante de vie, trapue et vigoureuse, elle paraissait un garçon ; elle avait les yeux gris, le front rude de Férat, et elle était, comme lui, violente et entêtée. Mais il lui restait toujours, du drame de sa naissance, une sorte de frisson nerveux, une faiblesse innée qui la brisait au milieu de ses grosses colères d’enfant. Alors elle pleurait à chaudes larmes, elle s’abandonnait. Si le haut de sa face avait pris la dureté du masque de l’ancien ouvrier, elle ressemblait toujours à sa mère par la mollesse de sa bouche et l’humilité aimante de ses sourires.

Elle grandit, et Férat rêva un prince pour elle. Il s’était remis à diriger ses ateliers, sachant maintenant ce qu’il ferait de ses millions. Il aurait voulu entasser des trésors aux pieds de sa chère petite idole. Il se lança dans des spéculations considérables, ne se contentant plus du gain de sa maison, risquant sa fortune pour la doubler. Brusquement, une baisse eut lieu sur les fers qui le ruina.

Madeleine avait alors six ans. Férat déploya une énergie incroyable. Il chancela à peine sous le coup mortel qui le frappait. Avec cette vue juste et rapide des hommes d’action, il calcula que sa fille était jeune et qu’il avait encore le temps de lui gagner une dot ; mais il ne pouvait recommencer en France son labeur de géant ; il lui fallait, pour champ d’opération, une contrée où les fortunes s’improvisent. Son parti fut pris en quelques heures. Il décida qu’il irait en Amérique. Madeleine l’attendrait dans un pensionnat de Paris.

Il disputa les restes de sa fortune, sou à sou, et réussit à sauver une rente de deux mille francs qu’il mit sur la tête de sa fille. Il pensait que, s’il lui arrivait malheur, l’enfant aurait toujours du pain. Lui, il partait avec cent francs dans sa poche. La veille de son départ, il conduisit Madeleine chez un de ses compatriotes qu’il chargea de veiller sur elle. Lobrichon, venu à Paris vers la même époque que lui, avait commencé par être marchand d’habits et de chiffons ; plus tard, il s’était mis dans le commerce des draps, et y avait gagné une fortune assez ronde. Férat avait toute confiance en ce vieux camarade.

Il dit à Madeleine qu’il reviendrait le soir, reçut en défaillant la caresse de ses petits bras, et sortit chancelant, comme un homme ivre. Il embrassa aussi Lobrichon dans la pièce voisine.

— Si je meurs là-bas, lui dit-il d’une voix étranglée, tu lui serviras de père.

Il n’alla pas jusqu’en Amérique. Le vaisseau qui le portait, surpris par un coup de vent, revint se briser sur les côtes de France. Madeleine n’apprit la mort de son père que longtemps plus tard.

Le lendemain du départ de Férat, Lobrichon conduisit l’enfant dans un pensionnat des Ternes, qu’une vieille dame de ses amies lui avait enseigné comme une excellente maison d’éducation. Les deux mille francs devaient amplement suffire à payer la pension, et l’ancien marchand d’habits n’était pas fâché de se débarrasser sur-le-champ d’une gamine dont les jeux bruyants troublaient sa quiétude de parvenu égoïste.

Le pensionnat, situé au milieu de vastes jardins, était une retraite très confortable. Les dames qui le tenaient prenaient peu de pensionnaires ; elles avaient mis la pension à un prix élevé pour n’avoir que des filles de familles riches. Elles enseignaient à leurs élèves d’excellentes façons ; elles leur apprenaient moins le catéchisme et l’orthographe, que les révérences et les sourires du monde. Quand une demoiselle sortait de chez elles, elle était parfaitement ignorante, mais elle pouvait entrer dans un salon en coquette habile, armée de toutes les grâces parisiennes. Ces dames avaient compris leur métier, elles étaient parvenues à donner ainsi à leur établissement une réputation de haute élégance. C’était un honneur pour les familles que de leur confier une enfant dont elles se chargeaient de faire une merveilleuse et adorable poupée.

Madeleine fut toujours mal à l’aise dans un pareil milieu. Elle manquait de souplesse, était bruyante et brusque. Pendant les récréations, elle jouait comme un gamin, avec un emportement de joie qui troublait l’élégante retraite. Si son père l’eût fait élever à son côté, elle serait devenue courageuse, franche et droite, forte d’orgueil.

Ce furent ses petites amies qui lui enseignèrent à être femme. Dans les premiers temps, elle déplut par ses gestes, par les éclats de sa voix, à ces jeunes poupées de dix ans déjà fort savantes dans l’art de ne point déranger les plis de leurs jupes. Les élèves jouaient fort peu ; elles se promenaient comme de grandes personnes dans les allées du jardin, et il y avait des bambines pas plus hautes que la main qui savaient déjà se saluer de loin du bout de leurs doigts gantés. Madeleine apprit de ces délicieuses poupées une foule de choses qu’elle ignorait complètement. Dans les coins, derrière le feuillage de quelque haie, elle surprit des groupes qui parlaient d’hommes ; elle se mêla à ces conversations, avec la curiosité ardente de la femme qui s’éveille dans l’enfant, et reçut ainsi l’éducation précoce de la vie. Le pis était que ces gamines, toutes savantes qu’elles se croyaient, bavardaient en plein rêve ; elles souhaitaient carrément des amants ; elles se confiaient leurs tendresses pour les jeunes gens qu’elles avaient rencontrés le jour de leur dernière sortie ; elles se lisaient les longues lettres d’amour qu’elles écrivaient pendant les classes d’anglais, et ne se cachaient pas leur espérance d’être enlevées une nuit ou l’autre. De pareilles causeries étaient sans danger pour de petits êtres souples et rusés. Madeleine, au contraire en subit à jamais l’influence.

Férat avait donné à sa fille un esprit net, la décision rapide et logique de sa nature d’ouvrier. L’enfant, dès qu’elle crut commencer à connaître la vie, chercha à se faire une idée définitive du monde, d’après ce qu’elle voyait et ce qu’elle entendait au pensionnat. Elle conclut, des enfantillages de ses camarades, qu’il n’était pas mal d’aimer un homme, et qu’on pouvait aimer le premier venu. Le mot de mariage était rarement prononcé par ces demoiselles. Madeleine, dont les idées étaient toujours des idées simples, des idées d’action, s’imagina qu’on prenait un amant dans la rue, au bras duquel on s’en allait tranquillement. Ces pensées ne la troublaient en rien ; elle était d’un tempérament froid, elle parlait d’amour avec ses amies comme elle aurait parlé de toilette. Elle se disait seulement : « Si jamais j’aime un homme, je ferai comme Blanche : je lui écrirai de longues lettres et je tâcherai de le forcer à m’enlever. » Et il y avait, dans sa rêverie, une pensée de lutte qui la ravissait : c’était tout le plaisir qu’elle se promettait de goûter. Plus tard, quand elle connut réellement les hontes de la vie, elle sourit avec tristesse en se rappelant ses raisonnements de jeune fille. Mais il resta toujours au fond d’elle, à son insu même, l’idée qu’il est logique et franc, lorsqu’on aime un homme, de le lui dire et de s’éloigner avec lui.

Un pareil caractère eût été capable des volontés les plus fermes. Malheureusement, rien ne le cultiva dans sa franchise et dans sa force. Madeleine ne demandait qu’à suivre une route large, unie ; elle tendait vers la tranquillité, vers tout ce qui est puissant et serein. Il eût suffi qu’on l’armât contre ses heures de faiblesse, qu’elle fût guérie de ce frisson de servante amoureuse que sa mère avait mis en elle. Elle reçut, au contraire, une éducation qui redoubla ce frisson. Elle avait l’air d’un garçon bon enfant et tapageur ; on se contenta de vouloir en faire une petite fille hypocrite. Si l’on ne put y réussir, c’est que sa nature refusa de se discipliner aux légers saluts gracieux, aux airs de tête penchés et languissants, aux mensonges du visage et du cœur. Mais elle n’en grandit pas moins au milieu de jeunes coquettes, dans un air où traînaient des parfums énervants de boudoir. Les paroles mielleuses de ses sous-maîtresses, qui avaient ordre d’être les servantes des élèves, les femmes de chambre de ce petit peuple d’héritières, amollirent ses volontés. Chaque jour, elle entendait dire autour d’elle : « Ne pensez pas, n’ayez pas l’air fort ; apprenez à être faible, vous êtes ici pour cela. » Elle perdit quelques-uns de ses entêtements, sans parvenir à se composer une ligne de conduite, de tous les conseils de coquetterie qu’elle recevait ; elle resta amoindrie, dévoyée. La notion des devoirs de la femme finit presque par lui échapper ; elle la remplaça par un grand amour d’indépendance et de franchise. Elle devait marcher tout droit devant elle, comme un homme, ayant des faiblesses étranges, mais ne mentant jamais, et assez forte pour se punir le jour où elle aurait commis une infamie.

La vie de recluse qu’elle menait, l’enfonça davantage dans les idées fausses qu’elle se faisait du monde. Lobrichon, sous la tutelle duquel elle avait été placée, venait à peine la voir de loin en loin, et se contentait de lui donner une petite tape sur la joue, en lui recommandant d’être bien sage. Une mère l’aurait éclairée sur les erreurs de son esprit. Elle grandissait, solitaire, toute à ses raisonnements, ne recevant les conseils étrangers qu’avec une sorte de défiance. Les moindres enfantillages devenaient graves pour elle, parce qu’elle les acceptait comme seule règle de conduite possible. Ses camarades, en allant le dimanche chez leurs parents, y apprenaient chaque fois un peu de la vie. Pendant ce temps, elle restait au pensionnat, elle se persuadait de plus en plus de la justesse de ses erreurs. Elle passait même ses vacances, enfermée, repliée dans ses pensées. Lobrichon, qui redoutait sa turbulence, la tenait éloignée. Neuf années s’écoulèrent ainsi. Madeleine avait quinze ans, elle était femme déjà, et devait garder désormais la trace ineffaçable des rêves dans lesquels elle avait grandi.

On lui avait appris la danse et la musique. Elle savait peindre agréablement l’aquarelle, broder de toutes les façons imaginables. D’ailleurs, elle eût été incapable d’ourler des torchons et de faire son lit elle-même. Quant à son instruction, elle se composait d’un peu de grammaire, d’un peu d’arithmétique, et de beaucoup d’histoire sainte. On lui avait fait soigner son écriture qui, au grand désespoir de ses maîtresses, était restée forte et écrasée. Sa science s’arrêtait là ; on l’accusait de saluer avec trop de raideur et de gâter son sourire par l’expression froide de ses yeux gris.

Quand elle eut quinze ans, Lobrichon, qui venait depuis quelque temps la voir presque tous les jours, lui demanda si elle serait contente de quitter le pensionnat. Elle n’avait aucune hâte d’entrer dans l’inconnu, mais en grandissant elle prenait en haine la voix mielleuse de ses maîtresses et les grâces apprises de ses compagnes. Elle répondit à Lobrichon qu’elle était prête à le suivre. Le lendemain, elle couchait dans une petite maison que l’ami de son père venait d’acheter à Passy.

L’ancien marchand d’habits caressait un projet. Il s’était retiré du commerce à l’âge de soixante ans. Pendant plus de trente années, il avait mené une vie de ladre, mangeant mal, se privant de femme, tout à l’accroissement de sa fortune. Comme Férat, c’était un rude travailleur, mais il travaillait pour ses jouissances futures. Il se proposait, lorsqu’il serait riche, d’apaiser largement ses appétits. La fortune venue, il prit une bonne cuisinière, acheta un pavillon tranquille entre cour et jardin, et résolut d’épouser la fille de son ancien ami.

Madeleine ne possédait pas un sou, mais elle était grande, puissante, et avait déjà une largeur de poitrine qui répondait à l’idéal de Lobrichon. D’ailleurs, il ne venait de se décider qu’après de longs calculs. L’enfant étant jeune encore, il se disait qu’il pourrait l’élever pour lui seul, la laisser doucement mûrir sous ses yeux, prenant ainsi un avant-goût de volupté dans le spectacle de sa beauté florissante ; puis, il l’aurait absolument vierge, il la formerait au gré de ses plaisirs, en esclave de sérail. Il mettait dans cette pensée de préparer une jeune fille à être épouse, un raffinement monstrueux d’homme qui a sevré sa chair durant de longues années.

Pendant quatre ans, Madeleine vécut en paix dans la petite maison de Passy. Elle n’avait fait que changer de prison, mais elle ne se plaignait point de la surveillance active de son tuteur ; elle n’éprouvait aucun désir de sortir, brodant des journées entières sans éprouver ces malaises qui étouffent les filles de son âge. Les sens s’éveillaient très tard chez elle. D’ailleurs Lobrichon se montrait aux petits soins pour sa chère enfant ; il prenait souvent ses mains fines, la baisait au front de ses lèvres chaudes. Elle recevait ces caresses avec un sourire tranquille, ne s’apercevait pas des regards étranges du vieillard, quand elle retirait son fichu devant lui comme devant un père.

Elle venait d’avoir dix-neuf ans, lorsqu’un soir l’ancien marchand d’habits s’oublia jusqu’à la baiser sur les lèvres. Elle le repoussa d’un geste instinctif de révolte, et le regarda en face, sans comprendre encore. Le vieux tomba à genoux, balbutiant des mots honteux. Ce misérable, qu’un désir ardent secouait depuis de longs mois n’avait pu jouer jusqu’à la fin son rôle de protecteur désintéressé. Peut-être Madeleine l’eût-elle épousé, s’il ne l’avait pas violentée. Elle se retira tranquillement, en déclarant d’une voix nette qu’elle quitterait la maison le lendemain.

Lobrichon, resté seul, comprit la faute irréparable qu’il venait de commettre. Il connaissait Madeleine, il savait qu’elle tiendrait parole. Il perdit la tête, ne chercha plus qu’à assouvir sa passion. Il se disait qu’une violence suprême briserait peut-être la jeune fille et la jetterait vaincue dans ses bras. Vers minuit, il monta à la chambre de sa pupille ; il possédait une clef de cette chambre, et souvent, par les nuits chaudes, il s’y était glissé, pour regarder l’enfant demi-nue, dans le désordre du sommeil.

Madeleine fut brusquement réveillée par une étrange sensation de fièvre. La veilleuse n’ayant pas été éteinte, elle vit Lobrichon qui s’était coulé à côté d’elle et qui cherchait à la serrer contre lui. Elle le prit à la gorge, des deux mains, avec une vigueur incroyable, sauta vivement à terre et maintint sur le lit le misérable qui râlait. La vue de ce vieillard en chemise, pâle et blafard, dont les membres avaient touché les siens, lui causa un horrible dégoût. Il lui sembla qu’elle n’était plus vierge. Elle tint un instant Lobrichon immobile, le regardant fixement de ses yeux gris, se demandant si elle n’allait point l’étrangler ; puis elle le repoussa avec une telle violence que sa tête alla heurter le mur de l’alcôve et qu’il retomba évanoui.

La jeune fille s’habilla rapidement et quitta la maison. Elle descendit vers la Seine. Comme elle longeait les quais, elle entendit sonner une heure. Elle marcha droit devant elle, se disant qu’elle marcherait ainsi jusqu’au matin et qu’elle chercherait ensuite une chambre. Elle s’était calmée, elle n’éprouvait plus qu’une tristesse profonde. Une seule idée tournait dans sa tête : la passion était honteuse, elle n’aimerait jamais. Elle voyait toujours les jambes blanchâtres du vieillard en chemise.

Comme elle arrivait au Pont-Neuf, elle s’engagea dans la rue Dauphine, pour éviter une bande d’étudiants qui battaient les murs. Elle continua à aller devant elle, ne sachant plus où elle se trouvait. Bientôt elle s’aperçut qu’un homme la suivait ; elle voulut fuir, mais l’homme courut et la rejoignit. Alors, avec la décision et la franchise de sa nature, elle se tourna vers l’inconnu, auquel elle conta son histoire, en quelques mots. Celui-ci lui offrit poliment le bras, lui conseillant d’accepter son hospitalité. C’était un grand jeune homme d’une physionomie gaie et sympathique. Madeleine l’examina en silence, puis elle accepta son bras d’un air tranquille et confiant.

Le jeune homme habitait une chambre d’hôtel, rue Soufflot. Il dit à sa compagne de se coucher dans le lit ; lui, il dormirait fort bien sur le canapé. Madeleine songeait ; elle regardait la chambre, où traînaient des épées et des pipes, elle suivait des yeux son protecteur, qui la traitait en camarade, avec une familiarité cordiale. Elle remarqua une paire de gants de femme sur la table. Son compagnon la rassura en riant ; il lui dit qu’aucune dame ne viendrait les déranger, et que, d’ailleurs, s’il avait été marié, il n’aurait pas couru après elle dans la rue. Madeleine rougit.

Le lendemain, elle s’éveilla dans les bras du jeune homme. Elle s’y était jetée d’elle-même, poussée par un abandon soudain dont elle ne pouvait se rendre compte. Ce qu’elle avait refusé à Lobrichon avec une sauvage révolte, elle était venue l’accorder deux heures plus tard à un inconnu. Elle n’éprouvait aucun regret. Elle s’étonnait seulement.

Quand son amant sut que son histoire de la veille n’était pas un conte, il parut fort surpris. Il pensait avoir rencontré une rusée qui mentait pour se faire désirer davantage. Toute la petite scène jouée avant le coucher lui avait paru préparée à l’avance. Autrement, il ne se serait pas conduit si légèrement, il aurait surtout réfléchi aux conséquences graves d’une pareille liaison. C’était un brave garçon qui consentait à s’amuser, mais qui avait une peur salutaire des amours sérieuses. Il comptait donner simplement l’hospitalité à Madeleine pendant une nuit, et la voir s’éloigner le lendemain. Il fut très-attristé de sa méprise.

— Ma pauvre enfant, dit-il à Madeleine d’une voix émue, nous avons commis une grosse faute. Pardonne-moi et oublie-moi… Je dois quitter la France dans quelques semaines, j’ignore si j’y reviendrai jamais.

La jeune fille reçut cette confidence avec assez de calme. En somme, elle n’aimait point ce garçon. Leur liaison était pour lui une aventure, pour elle un accident dont son ignorance n’avait pu la garantir. La pensée du départ prochain de son amant ne pouvait encore briser son cœur ; mais l’idée d’une séparation immédiate lui causa un étrange déchirement d’entrailles. Vaguement elle se disait que cet homme était son mari et qu’elle ne pouvait le quitter ainsi. Elle tourna un instant dans la chambre, rêveuse, cherchant ses vêtements ; puis elle revint s’asseoir sur le bord du lit, et d’une voix hésitante :

— Écoutez, dit-elle, gardez-moi avec vous tant que vous resterez à Paris… Cela sera plus convenable.

Cette dernière phrase, d’une naïveté si profonde, toucha beaucoup le jeune homme. Il eut conscience du malheur éternel qu’il venait de jeter dans la vie de cette grande enfant, qui s’était livrée à lui avec une tranquillité de petite fille. Il l’attira sur sa poitrine, en lui répondant qu’elle était chez elle.

Dans la journée, Madeleine alla chercher ses effets. Elle eut une entrevue avec son tuteur, auquel elle imposa durement ses volontés. Le vieillard, craignant un scandale, et encore tout secoué par la lutte de la nuit, tremblait devant elle. Elle lui fit promettre de ne jamais chercher à la revoir. Elle emporta les titres de ses deux mille francs de rente. Cet argent était son grand orgueil ; il lui permettait de rester chez son amant sans se vendre.

Le soir même, elle brodait paisiblement dans la chambre de la rue Soufflot, comme elle aurait brodé la veille chez son tuteur. Sa vie ne lui paraissait pas trop bouleversée. Elle ne croyait point avoir à rougir. Aucun de ses sentiments d’indépendance et de franchise n’avait été blessé dans sa faute. Elle s’était donnée librement, elle ne pouvait comprendre encore les conséquences terribles de ce don. L’avenir lui échappait.

Son amant éprouvait pour les femmes ce peu d’estime des jeunes gens qui n’ont fréquenté que des créatures ; mais il avait la bonté rude d’un homme vigoureux qui vit joyeusement. À vrai dire, il oublia vite ses remords et cessa de s’apitoyer sur le sort de Madeleine. Il en fut bientôt amoureux à sa façon : il la trouvait fort belle et la montrait volontiers à ses amis. Il la traita en maîtresse, l’emmenant le dimanche à Verrières ou ailleurs, la faisant souper avec les femmes de ses camarades pendant la semaine. Ce monde-là finit par appeler la jeune fille Madeleine tout court.

Elle se serait peut-être révoltée si son amant n’avait été charmant pour elle ; il possédait un caractère très gai, il la faisait rire comme une enfant, même des choses qui la blessaient. Peu à peu, elle accepta sa position. Son esprit se salissait à son insu, elle s’habituait à la honte.

L’étudiant, qui venait d’être nommé chirurgien militaire, la veille de leur rencontre, attendait de jour en jour un ordre de départ. Cet ordre n’arrivait pas, et Madeleine voyait les mois s’écouler, en se disant chaque soir qu’elle serait peut-être veuve le lendemain. Elle n’espérait rester que quelques semaines rue Soufflot. Elle y resta un an. Dans les premiers temps, elle éprouvait une simple amitié pour l’homme avec lequel elle vivait. Lorsqu’au bout de deux mois elle se mit à vivre dans l’attente anxieuse de son départ, elle mena une vie de secousses qui lentement l’attacha à lui. S’il était parti tout de suite, elle l’eût peut-être vu s’éloigner sans trop de désespoir. Mais toujours craindre de le perdre et le posséder toujours, cela finit par la lier à lui d’une façon étroite. Elle ne l’aima jamais avec passion ; elle reçut plutôt son empreinte, elle se sentit devenir lui, elle comprit qu’il prenait une entière possession de sa chair et de son esprit. Maintenant, il lui était devenu inoubliable.

Un jour, elle accompagna une de ses nouvelles amies dans un petit voyage. Cette amie, qui se nommait Louise et qui était la maîtresse d’un étudiant en droit, allait voir un enfant qu’elle avait mis en nourrice à une vingtaine de lieues de Paris. Les jeunes femmes ne devaient revenir que le surlendemain, mais le mauvais temps les prit, et elles hâtèrent leur retour d’une journée. Dans un coin du wagon qui la ramenait, Madeleine rêva avec une vague tristesse au spectacle qu’elle venait d’avoir sous les yeux : les caresses de la mère, le babil de l’enfant lui avaient révélé un monde d’émotions inconnues. Elle fut prise d’une soudaine angoisse, quand elle songea qu’elle aurait pu devenir mère, elle aussi. Alors la pensée du prochain départ de l’homme avec lequel elle vivait, l’effraya, comme un malheur irréparable auquel elle n’avait jamais songé. Elle voyait sa chute, sa position fausse et douloureuse ; elle avait hâte d’arriver pour étreindre son amant, pour le prier à mains jointes de l’épouser, de ne l’abandonner jamais.

Elle arriva rue Soufflot toute fiévreuse. Elle oubliait le lien fragile, toujours prêt à se rompre, qu’elle avait accepté ; elle voulait prendre à son tour une possession entière de celui dont le souvenir la possédait pour la vie. Quand elle ouvrit la porte de la chambre de l’hôtel, elle s’arrêta stupide sur le seuil.

Son amant, courbé devant la fenêtre, bouclait une malle ; à côté de lui, se trouvaient un sac de voyage et une autre malle déjà fermée. Les vêtements de Madeleine, les objets qui lui appartenaient s’étalaient en désordre sur le lit. Le jeune homme avait reçu un ordre de départ le matin même, et il s’était empressé de faire ses apprêts, vidant les tiroirs, partageant les effets du ménage. Il voulait s’éloigner avant le retour de sa maîtresse, croyant réellement être poussé par une pensée de bonté. Une lettre d’explication aurait suffi.

Quand il se retourna et qu’il aperçut la jeune femme sur le seuil, il ne put retenir un geste de vive contrariété. Il se remit, s’avança vers elle, avec un sourire un peu contraint.

— Ma pauvre enfant, lui dit-il en l’embrassant, l’heure des adieux est venue. Je désirais partir sans te revoir. Cela nous aurait évité à tous deux une scène pénible… Tu vois, je laissais tes affaires sur le lit.

Madeleine défaillait. Elle s’assit sur une chaise, sans songer à ôter son chapeau. Elle était très-pâle et ne trouvait pas une parole à dire. Ses yeux secs et brûlants allaient des malles au tas de ses vêtements ; c’était surtout ce triage brutal qui lui présentait la séparation d’une façon nette et odieuse. Leur linge ne se trouvait plus mêlé dans le même tiroir, elle n’était plus rien pour son amant.

Celui-ci achevait de boucler sa dernière malle.

— On m’envoie au diable, reprit-il en essayant de rire… Je vais en Cochinchine.

Madeleine put enfin parler.

— C’est bien, dit-elle d’une voix sourde. Je t’accompagnerai à la gare.

Elle ne se trouvait pas le droit de faire un seul reproche à cet homme. Il l’avait prévenue, et c’était elle qui avait voulu rester. Mais ses entrailles se révoltaient, elle éprouvait une envie folle de se pendre à son cou, de le supplier de ne point partir. Son orgueil la cloua sur sa chaise. Elle voulut paraître calme, ne pas montrer au jeune homme, qui sifflait avec tranquillité, à quel point son départ lui arrachait le cœur.

Vers le soir, des camarades arrivèrent. On alla à la gare en bande. Madeleine souriait, et son amant plaisantait gaiement, soulagé par ce sourire. Il n’avait jamais eu pour elle qu’une bonne amitié, il partait heureux de la voir si calme. Au moment d’entrer dans la salle d’attente, il fut cruel sans le vouloir.

— Ma fille, dit-il, je ne te dis pas de m’attendre… Console-toi et oublie-moi.

Il partit. Madeleine, qui avait gardé aux lèvres un sourire étrange et douloureux, sortit machinalement de la gare. Elle ne sentait plus le sol sous ses pieds. Elle ne s’aperçut même pas qu’un des camarades du jeune chirurgien lui prenait le bras et l’accompagnait. Il y avait près d’un quart d’heure qu’elle marchait, hébétée, n’entendant et ne voyant rien, lorsqu’un bruit de voix qui tombait dans le silence frissonnant de son cerveau, lui fit peu à peu prêter l’oreille malgré elle. L’étudiant lui proposait carrément de se mettre en ménage avec elle, maintenant qu’elle était libre. Quand elle eut compris, elle regarda ce garçon d’un air épouvanté ; puis elle lui quitta le bras avec un geste de suprême dégoût, et courut s’enfermer dans la chambre de la rue Soufflot. Là enfin, toute seule, elle put sangloter à son aise.

Elle sanglota de honte et de désespoir. Elle était veuve, et la douleur de son abandon venait d’être salie par une proposition qui lui paraissait monstrueuse. Jamais encore elle n’avait plus cruellement compris la misère de sa position. On ne lui reconnaissait même pas le droit des larmes. On semblait croire qu’elle avait déjà pu effacer les baisers de son premier amant. Elle les sentait en elle, ces baisers ; elle se disait qu’ils la brûleraient toujours. Alors, au milieu de ses larmes, elle jura de rester veuve. Elle eut conscience de l’éternité des liens de la chair : tout nouvel amour la prostituerait et la jetterait dans des souvenirs vengeurs.

Elle ne coucha pas rue Soufflot. Elle alla habiter, le soir même, un autre hôtel, rue de l’Est. Elle y vécut pendant deux mois, farouche et solitaire. Un instant, elle avait songé à s’enfermer dans un couvent. Mais elle ne se sentait pas la foi nécessaire. En pension, on lui avait parlé de Dieu comme d’un joli jeune homme. Elle ne croyait pas à ce Dieu-là.

Ce fut à cette époque qu’elle rencontra Guillaume.