Madame de Staël et la République en 1798

Madame de Staël et la République en 1798
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 85-113).
MADAME DE STAËL
ET
LA RÉPUBLIQUE EN 1798

« Les premières et les plus pures espérances de la réforme sociale n’eurent jamais de plus éloquent interprète que Mme de Staël : ses écrits intéressent le présent et l’avenir. »

Ce jugement de Villemain s’applique à l’ensemble de l’œuvre de Mme de Staël ; mais il convient surtout aux pages inédites que nous présentons aujourd’hui au public, et qui est intitulé : Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France. Cet ouvrage, presque entièrement rédigé, est contenu dans un manuscrit de 297 feuillets légué à la Bibliothèque nationale, en 1882, par Mme Ch. Lenormant. Les quarante-deux premiers feuillets ne présentent que des fragmens incomplets, plus ou moins développés, qui ne se rapportent pas tous au même sujet. Mais, à partir du feuillet 43, l’œuvre commence et se continue sans interruption. Elle est divisée en chapitres, qui ont chacun leur objet propre ; elle a pour épigraphe ces mots, tirés de la Vie d’Agricola de Tacite : Pauci, ut ita dixerim, non modo aliorum, sed etiam nostri superstites sumus, exemptis e media vita tot annis, quibus juvenes ad senectutem, senes prope ad ipsos exactæ ætatis terminos pcr silentium venimus. Comme il est facile de s’en apercevoir à la lecture, ce livre a été écrit après le coup d’état du 18 fructidor, et les élections de l’an VI, pendant l’expédition d’Egypte, probablement dans les derniers mois de l’année 1798, ou tout au commencement de 1799. Les événemens qui se précipitèrent ensuite et le coup d’État de Brumaire empêchèrent sans doute Mme de Staël de publier l’ouvrage : désormais, il était sans objet : la république et la liberté avaient succombé.

Du moins, c’est l’honneur de Mme de Staël et de son groupe politique d’avoir tenté de fonder en France un régime social sur les plus nobles conquêtes de la Révolution : les idées de droit, de justice, de tolérance et de liberté. À cette époque, la foi républicaine de Mme de Staël était profonde et sincère, enthousiaste même. Elle avait momentanément renoncé à son ancien idéal d’une royauté constitutionnelle à la mode anglaise ; elle comparait irrévérencieusement ce genre de gouvernement à l’antique machine de Marly, compliquée et bruyante. Son ami Benjamin Constant n’avait pas peu contribué sans doute à lui démontrer la « nécessité de se rallier au gouvernement actuel, » et elle s’y était ralliée avec une ardeur incroyable. Mais elle était persuadée, non sans raison, que les institutions avaient devancé les mœurs. « Le grand malheur de la Révolution de France, écrit-elle, c’est qu’elle a devancé les lumières d’un demi-siècle. » Et, courageusement, elle s’était mise à la tâche : elle rêvait de donner à la France ce qui lui faisait le plus défaut, un esprit public. Dans une société profondément bouleversée, secouée par de fréquentes convulsions, oscillant entre les deux extrêmes, l’esprit réactionnaire et l’esprit terroriste, dont l’un eût voulu tout anéantir du présent et l’autre faire table rase du passé, elle conviait tous les honnêtes gens, tous les écrivains, tous les politiques à s’unir dans une œuvre commune, qui était d’aider un grand peuple à poursuivre l’apprentissage de la liberté. Quelques mois avant le coup d’État de Brumaire, elle essayait de sauver les conquêtes républicaines par l’esprit républicain, sans le secours du despotisme. « Il presse, il presse extrêmement, s’écriait-elle avec angoisse, que les républicains changent de système. » Et, traçant à grands traits un largue tableau des maux dont souffrait la France, elle en indiquait les causes et les remèdes.


I

Il s’agissait tout d’abord de « terminer la Révolution, » c’est-à-dire de mettre un terme à l’état révolutionnaire, à l’emploi de l’arbitraire et de la force. Notons, en passant, cette erreur commune à Mme de Staël, à Benjamin Constant et aux libéraux de cette époque, que la Révolution doit appartenir désormais au passé, qu’elle est un fait délimité dans ses conséquences et qui n’a plus à s’étendre. Mieux instruits par l’histoire de ce siècle et de ses révolutions successives, nous croyons au contraire que la Révolution française a une portée beaucoup plus grande, et que la période révolutionnaire de la fin du siècle dernier n’est que le prologue d’un grand drame social, que nous voyons tous les jours se dérouler sous nos yeux. Là est l’erreur de Mme de Staël, erreur inévitable peut-être, la Révolution française étant telle que l’histoire du passé n’offre rien d’analogue. Mais, avec cette restriction l’idée de Mme de Staël était juste ; il fallait faire cesser l’état révolutionnaire, mesurer des yeux le chemin parcouru, rétablir l’empire des mœurs et des lois.

Le premier principe qu’il était nécessaire d’observer pour mener à bien l’œuvre de réconciliation et de paix sociale, c’était la tolérance politique. La France était toute saignante encore et meurtrie de ses luttes intestines ; elle implorait la trêve des partis. Il importait de donner de la République une définition si haute et si large qu’elle pût rallier à elle tous les citoyens : « Quiconque, dit Mme de Staël, ne veut ni royauté, ni hérédité quelconque, admet pour base de toute constitution l’égalité politique et la représentation nationale, est républicain français[1]. »

Donc, point d’intransigeance et de raideur jacobine, point de fanatisme politique, pas de vaine superstition des formules. « Quand cessera-t-on de porter dans les discussions politiques cette intolérance religieuse mille fois plus redoutable que l’ancien fanatisme ? Lorsque jadis on déclarait criminel quiconque ne croyait pas à telle ou telle explication de la Grâce ou de la Trinité, beaucoup d’hommes désintéressés de ces questions oiseuses pouvaient vivre en paix dans leur famille et dans leurs relations domestiques. Mais, lorsque vous transportez le despotisme de la foi dans les discussions politiques qui touchent aux intérêts de tous les hommes, dans les opinions qui, sujettes à l’empire des circonstances, deviennent un crime aujourd’hui, tandis qu’hier elles étaient commandées, je ne sais quel est l’asile assez obscur, le nom ignoré, les facultés immobiles qui peuvent mettre à l’abri de l’inquisition révolutionnaire. »

L’esprit qu’il fallait combattre et qui était le plus opposé à la tolérance, c’était l’esprit jacobin et terroriste, c’est-à-dire l’esprit de despotisme et de violence. La Terreur avait retardé le progrès des idées républicaines plus que cent ans de royauté. Cette âpre intolérance était plus faite pour effrayer que pour séduire. Elle s’était répandue de nouveau sur la France au lendemain du 18 fructidor. Le Directoire, effrayé de son succès, essayait en vain de retenir ses alliés de la veille. Tout était pour eux objet de soupçon et de méfiance : ils traitaient Mme de Staël d’ « intrigante déhontée, » et son ami Constant de « jeune énergumène[2]. » Ils n’avaient à la bouche que les mots de proscription et d’exil. En vain, dès 1796, Benjamin Constant signalait cette singulière disposition d’esprit de « ceux qui croient avoir bien mérité de la République, quand ils lui ont fait un ennemi de plus. » En vain, dans son discours du 9 ventôse an VI, au cercle constitutionnel, il s’élevait avec une sévère éloquence contre ces derniers vestiges de l’esprit terroriste et la crainte qu’il inspirait : « Aujourd’hui, disait-il, que tout fanatisme est éteint, que la fatigue a brisé tout enthousiasme, et que le terrorisme est frappé de l’impuissance inséparable de la fausseté, nous le craignons, comme lorsqu’il était appuyé d’une conviction profonde, fort de l’impétuosité d’un premier réveil et de quatorze siècles de souffrances ! » Les plus implacables adversaires de la tolérance, c’étaient les revenans des clubs robespierristes, et leurs jeunes adeptes, les pâles adolescens « qui, pour avoir mis en antithèses quelques phrases d’atrocité, se disent les nouveaux Tacites des Tibères nouveaux. » C’étaient eux qui maintenaient la tyrannie des mots et des formules, qui attisaient la violence et la haine. Sous prétexte que la République était en péril, ils faisaient bonne garde aux frontières, surveillaient les émigrés, dénonçaient les suspects. Ils regrettaient en leur cœur le Comité de Salut public et la Constitution de 93. Au fond, ce qu’ils représentaient, c’était l’esprit ancien, le fanatisme et l’intolérance ; la vertu des temps nouveaux, n’était-ce pas la tolérance, celle qui naît de l’étendue de l’esprit et des lumières, la « seule qui serve à ramener les hommes à l’opinion qu’on veut leur faire adopter ? »

Cette idée de tolérance, si chère à Mme de Staël, elle l’avait héritée des philosophes du XVIIIe siècle. Mais elle proclamait aussi la nécessité d’une autre vertu sociale qui lui appartenait en propre, dont elle trouvait la source dans son cœur de femme généreuse et facile à émouvoir par la vue des souffrances humaines. Cette vertu, c’était la pitié. La République ne pouvait s’établir en France qu’en effaçant le souvenir des discordes civiles, en faisant appel non seulement à la raison humaine, mais encore à la fraternité, à la sympathie, à la miséricorde, aux plus nobles sentimens de l’âme. Pendant le règne de la Terreur, sentant tout sombrer autour d’elle, Mme de Staël s’était rattachée désespérément à l’existence par l’ardente pitié que lui inspiraient les victimes. Au risque de sa liberté, de sa vie même, elle s’était ingéniée à arracher à l’échafaud le plus qu’elle avait pu d’existences humaines : Mathieu de Montmorency, Jaucourt, du Chayla, la princesse de Foix, d’autres encore lui devaient la vie. Rentrée en France après Thermidor, elle avait continué ses généreuses intrigues. Dénoncée on pleine Convention par Legendre, elle s’était de nouveau réfugiée en Suisse. Incorrigible, au lendemain du 18 fructidor, elle intriguait derechef, sauvait, avec l’appui de Chénier, l’honnête Dupont de Nemours, se jetait aux pieds du général Lemoine, enlevait de vive force la grâce de Norvins de Monbreton. Suspecte à ses amis de la veille, contrainte encore une fois de s’exiler, elle ne cessait de plaider la cause de l’humanité : « La passion de mon âme, — écrit-elle dans l’ouvrage qui nous occupe, — c’est la pitié… Il est un point sur lequel les républicains ont bien fait de n’avoir pas de confiance en moi, c’est lorsqu’il s’agissait d’une mesure de rigueur quelconque ; mon âme les repousse toutes, et mon esprit venant au secours de mon âme m’a toujours convaincue qu’avec un degré de génie de plus, on arrivait au même but avec moins d’efforts, c’est-à-dire en causant moins de douleurs[3]. »

Cette pitié, qui est chez Mme de Staël élan de cœur, lui semble aussi, à bon droit, en 1798, une nécessité politique. Ne faut-il pas panser les plaies de la France qui saignent encore, pratiquer l’oubli et le pardon ? La vraie égalité, c’est l’égalité devant la douleur. Des Français souffrent hors de leur patrie un mal pire que la mort, l’exil : il faut abaisser devant eux les barrières du pays, réconcilier l’ancienne France et la nouvelle, pacifier les esprits et les cœurs. Nul n’a parlé plus éloquemment que Mme de Staël des souffrances de l’exil ; nul n’en connaissait l’amertume autant qu’elle, la perpétuelle exilée, qui devait en épuiser plus tard toutes les douleurs.

« Les Français, dit-elle, ne peuvent exister que dans leur patrie. Leurs défauts et leurs qualités les éloignent de tous les autres peuples. Ils ne savent que leur langue, ils ne conçoivent que leurs habitudes. Le beau climat, cette société facile, ce pays que la nature a doué, tout les rappelle dans leur séjour natal. Ils n’ont pas comme les anciens ce sévère amour de la patrie dont ils avaient fait leur première vertu ; mais ils ne peuvent pas vivre ailleurs, et ce besoin de tous les instans est bien aussi de l’amour. Il faudrait élever des échafauds sur toutes les frontières pour empêcher les bannis de revenir, il faudrait en préparer pour ceux qui les cacheraient[4]. »

Sans doute, un retour en masse de l’émigration royaliste eût présenté bien des dangers. Mais on ne peut s’empêcher de reconnaître que le véritable intérêt de la République n’était pas d’allonger les listes de proscription. La surveillance des frontières était très difficile, les émigrés parvenaient à rentrer malgré les édits. Mieux valait prévoir, comme le voulait Mme de Staël, le jour prochain où les rigueurs de la loi s’adouciraient au nom de la pitié et de l’intérêt de la patrie. L’événement lui donna raison, et les nombreuses radiations que fit le premier Consul ne furent pas une des mesures les moins efficaces pour ramener la paix intérieure.

Mais la tolérance et la pitié ne sont rien, si la justice ne les accompagne. Elle est le complément nécessaire et le couronnement des deux autres vertus. Elle est la loi morale qui régit les sociétés et la condition même de leur existence : « C’est au nom de la justice, écrivait M. Necker, c’est pour la protéger, pour la défendre, que les gouvernemens ont été institués. » Le règne de la justice, voilà bien l’idéal de Mme de Staël ; et, si elle a l’horreur des moyens révolutionnaires, c’est qu’ils personnifient le triomphe de l’arbitraire et de la force. La fameuse maxime : Salus populi suprema lex esto, lui semble odieuse et tyrannique. Elle est en morale franchoment individualiste ; sacrifier l’unité à la collectivité lui paraît monstrueux. Elle s’écrie avec Rousseau : « La liberté d’une nation ne vaut pas la vie d’un homme innocent. » Et cette idée l’obsède tellement qu’elle l’inscrit au revers du feuillet qui porte le titre de son nouvel ouvrage. Elle la médite, elle s’en imprègne, elle choisit cette ligne pour l’écrire à Ermenonville sur la tombe du philosophe. « Il est permis, dit-elle, je dirai plus, il est ordonné à une femme de n’avoir pas un cœur plus audacieux qu’un philosophe. » Donc, tout la persuade que la justice est le premier besoin de l’homme : son propre cœur, ceux qu’elle aime, J.-J. Rousseau, l’idole de sa jeunesse, M. Necker l’idole de toute sa vie.

La justice règne-t-elle en France ? — En aucune façon, répond Mme de Staël. De quelque côté que l’on se tourne, partout on voit l’arbitraire et la violence. On n’est plus assuré du respect des lois. Or, il faut en premier lieu garantir la vie et la liberté des citoyens ; il faut renoncer au détestable sophisme qu’on appelle raison d’Etat. M. Necker n’a-t-il pas écrit dans son Cours de Morale religieuse : « Jamais la justice n’est en contradiction avec l’intérêt de l’Etat, et jamais l’intérêt de l’Etat n’est en contradiction avec la justice ? » Donc, plus de jugemens sommaires, plus d’exils, plus d’exécutions que la simple raison d’Etat autorise. L’idée de justice jointe à la pitié explique les témoignages de sympathie que Mme de Staël prodigue aux victimes du 18 fructidor ; elle est toujours du côté des victimes. Cela fait honneur à ses sentimens de femme plus qu’à sa logique ; car elle a proclamé, quoi qu’elle ait dit plus tard, la « nécessité[5] » du 18 fructidor ; il n’y avait pas d’autre moyen, suivant elle, de sauver la République, que de violer la Constitution. Au fond, cela est bien un peu contradictoire ; un accroc à la légalité en autorise d’autres ; et voilà le règne de la justice compromis ! Puis, on n’a jamais vu les victimes d’un coup d’Etat accepter leur sort sans protester ; d’où la nécessité des proscriptions et des exils. Mais une contradiction n’est pas pour embarrasser Mme de Staël, et, au nom de la justice, elle repêche, comme dit Talleyrand, ses amis qu’elle a noyés la veille.

La vérité est qu’au moment où écrit Mme de Staël, l’arbitraire est installé et règne en maître. L’histoire de France, depuis le commencement de la Révolution jusqu’au 18 brumaire, n’offre qu’une série de coups d’Etat successifs : ainsi, peu à peu, on avait détruit dans les esprits la notion de la justice et le respect de la loi. Mais jamais gouvernement n’avait donné un exemple plus scandaleux de la violation des lois, que le gouvernement du Directoire Depuis Fructidor, il vivait d’expédiens, pratiquant la politique de bascule, qui est la politique des faibles et des indécis, s’appuyant, un jour, sur les modérés par crainte des jacobins, et le lendemain, sur les jacobins par terreur des royalistes. Il protège d’abord Mme de Staël, puis il la chasse, parce qu’elle le compromet aux yeux des violens. Il ferme tantôt les clubs royalistes et tantôt les clubs jacobins, supprime les journaux des deux partis, déporte les rédacteurs, imprimeurs et propriétaires. Il était encouragé dans cette voie par les Conseils, puisque, avec leur complicité, il cassait, le 22 floréal, au mépris de la Constitution, l’élection d’environ 60 députés régulièrement nommés par le peuple.

Bref, les mots de loi et de justice n’avaient plus en France de signification exacte, et il pressait, il « pressait extrêmement, » comme le dit Mm6 de Staël, que l’on changeât de conduite. A la même époque, Benjamin Constant s’alarmait avec raison d’un tel état de choses. L’arbitraire, « ce genre de mort de toutes les institutions, disait-il, se glisse sous différens noms dans toutes les formes du gouvernement ; il se prévaut de toutes les apparences du danger ; il s’autorise de toutes les frayeurs du peuple ; il profite surtout de l’indolence des gouvernans. Comme il leur offre un moyen plus facile de trancher la difficulté présente, ils n’aperçoivent pas dans ce moyen le désordre de l’avenir. Pour sortir de l’embarras d’un moment, ils immolent la garantie, la garantie, cette condition par laquelle seule les hommes ont accepté les entraves de l’état social[6]. » Nobles et éloquentes paroles, qui dénonçaient la maladie mortelle de la République, l’anarchie, qui mène droit au despotisme.

Il était donc indispensable de rétablir dans les esprits la notion de la justice ; il fallait que la République fût pénétrée elle-même de cet esprit de justice, si elle voulait vivre, car c’était au nom de la justice que s’était faite la Révolution. Mme de Staël n’admettait aucune exception ; en effet, dit-elle, « dès qu’on admet des exceptions légitimes aux lois de la morale naturelle, dans quel vague effrayant n’est-on pas lancé ! » Elle se refuse à reconnaître deux morales, l’une à l’usage des politiques, l’autre à l’usage des individus. Pour elle, les vertus politiques ne diffèrent point des autres vertus. Sans doute, elle exagère ; ceux que nous nommons les grands politiques, un Richelieu, un Bismarck, ne peuvent prétendre à la sainteté. Mais cependant, par exemple, les fondateurs de l’unité nationale n’ont-ils pas, à un degré éminent, la vertu qui fait les martyrs et les saints : l’entier dévouement, l’esprit d’abnégation et de sacrifice ? En ce sens, il est vrai de dire avec Mme de Staël que les vertus politiques « sont une application nouvelle du dévouement de soi-même, » et « qu’elles créent des devoirs nouveaux. » Ces vertus sont plus nécessaires encore dans un gouvernement républicain que dans un gouvernement monarchique, puisqu’il s’agit d’assurer, non les avantages ou la gloire d’un homme ou d’une classe privilégiée, mais le bonheur du peuple. Donc, Montesquieu a raison : la vertu est, quoi qu’on dise, le principe des républiques ; et la première de toutes les vertus aux yeux du peuple est la justice. La loi étant maîtresse absolue, les citoyens n’ont d’autre garantie que le respect de la loi. Une république qui persiste dans la voie de l’illégalité et de l’arbitraire, prononce elle-même son arrêt de mort.

Le respect des opinions, c’est-à-dire la tolérance, le respect de la vie humaine et de la souffrance, c’est-à-dire la pitié, le respect de la loi morale et de la loi écrite, c’est-à-dire la justice, tels sont les trois principes qui doivent fonder la République en France. Ils ne sont pas énoncés aussi nettement dans l’ouvrage de Mme de Staël, mais ce sont bien eux qui l’animent : ils en sont le souffle, ils en sont la vie.


II

Il faut que la nation tout entière soit pénétrée de ces principes. Une grande besogne reste à accomplir : rallier l’opinion, créer l’esprit public, asseoir les institutions républicaines sur des mœurs républicaines.

D’abord, l’opinion. Elle est incertaine, chancelante ; elle hésite entre la liberté et la tyrannie. Elle est vaguement inquiète et mécontente, point assez satisfaite pour accepter franchement la République, point assez violentée pour se révolter ouvertement contre elle. D’ailleurs, elle est fatiguée de l’instabilité, devenue sceptique et passive, ce qui est la pire des dispositions dans une république. Elle préfère le repos à la liberté ; et le gouvernement, qui n’a pas su se l’attacher, erre dans la nuit, effrayé de sentir autour de lui le vide et le silence.

« Cette masse, qu’il est bien tentant d’opprimer[7], tant elle s’y prête de bonne grâce, pèse cependant à la longue dans un même sens, et du moment qu’il y a du calme, que tout danger est passé, murmure tout bas une sorte d’opinion publique… Il faut absolument que le vainqueur se l’attache, car le vaincu, se flattant toujours de la conquérir, recommencera ses efforts dans l’espoir de la soulever. Voici l’opinion de cette masse. Elle est assez éclairée par les écrivains et par la Révolution pour ne se soucier en aucune manière de la royauté ; mais elle n’est point assez enthousiaste pour vouloir de la République au prix de la tranquillité. Elle ne se soucie point des castes privilégiées, parce qu’elle n’en est pas et qu’elles ne lui ont fait aucun bien. Mais elle ne les hait point assez pour vouloir qu’on les persécute, parce qu’elle sait bien que la persécution trouble le repos de ceux mêmes qui ne sont ni persécutés ni persécuteurs, et cette masse de la nation veut le repos avant tout. L’agriculture, le commerce, la dette publique, les impôts, la paix et la guerre, voilà ce qui l’occupe, parce qu’elle n’a qu’un désir, l’aisance et la tranquillité. Les individus de cette masse ne se battront pas pour obtenir la tranquillité, parce que les hommes paisibles sont incapables de ce calcul, qu’ils ne sortiront pas du repos du jour par la crainte du lendemain. Mais, si vous ne le leur donnez pas, ce repos, si vous ne leur en assurez pas la durée, ils seront inquiets, mécontens, et, quoique aucun signe hostile ne le prouve, le voyageur qui traversera ce pays sentira que son gouvernement n’est pas établi, que rien n’y est fondé, que personne n’y calcule sur l’avenir, que rien de volontaire ne se passe entre les gouvernés et les gouvernans, que les partis peuvent tous spéculer sur la nation sans qu’elle s’y oppose, ni ne s’y prête. Le gouvernement est, pour ainsi dire, effrayé de ne pas rencontrer d’obstacles, comme, en marchant dans la nuit, on a peur de sentir le vide ; il voudrait qu’une résistance attestât la vie, qu’une opposition prononçât le nombre des amis, et mît en mouvement des volontés quelconques. C’est une funeste disposition que celle-là dans une république. Elle est coupable dans les gouvernés, et les gouvernans doivent réunir tous leurs efforts pour la vaincre. »

Cette page, d’une analyse si pénétrante, indique exactement le mal dont souffre la France en 1798. Le diagnostic de Mme de Staël est si juste que nous le retrouvons dans les rapports adressés au comte de Provence, quelques années plus tard, par ses agens de Paris. « Il n’existe, disent-ils, d’opinion publique dans un pays que lorsque la masse des citoyens éclairés est réunie dans la même pensée et tend vers le même but ; toutes les fois qu’il n’y a unité ni dans les vues, ni dans les intentions, il se forme des partis et des fractions de parti, mais il n’y a pas réellement d’opinion. C’est précisément la situation où se trouve la France en ce moment. » Cependant, ces lignes sont de l’année 1802, et il fallait que le mal fût bien profond pour que, trois ans après l’époque où Mme de Staël l’avait signalé la première, dans la période la plus brillante du Consulat, la nation en fût encore affectée.

Mais, s’il n’y avait pas d’opinion en France, c’est qu’il n’existait pas d’esprit public ; et, sans esprit public, il n’était pas possible de fonder en France un gouvernement libre. Il fallait donc créer de toutes pièces cette force morale. Le grand malheur de la République, c’est qu’elle avait précédé en France l’esprit républicain. « L’esprit de 1792 était en accord avec une monarchie tempérée et non avec une république. » Et Mme de Staël ajoutait, dévoilant toute sa pensée : « Il faut que les écrivains pressent le pas de l’esprit humain pour lui faire rejoindre la République qui l’a devancé. »

Aucune parole plus juste n’a été prononcée en ce siècle ; personne n’a vu plus nettement que l’éducation de la démocratie restait à faire, que le gouvernement républicain ne vivrait en France qu’à la condition qu’elle fût faite, que c’était un devoir impérieux, pour tous ceux qui écrivent et qui pensent, de guider les pas de la démocratie chancelante vers la justice et la liberté. Oui, il fallait, suivant la forte expression de Mme de Staël, « jeter des torrens de lumière sur les principes et leurs applications ; » il n’y avait pas d’autre remède possible aux « effrayans abus de la Révolution. » Loin de chercher un secours en arrière, il fallait le chercher devant soi, opiniâtrement ; et à cette quête ardente de l’esprit humain, elle conviait tous ceux qui sont grands par l’esprit et la pensée, les philosophes, les poètes, les orateurs. C’était à eux d’enseigner au peuple ses devoirs et ses droits, ses devoirs plus encore que ses droits, de chasser l’esprit de violence et de fanatisme, de lui apprendre la tolérance et la pitié, de lui apprendre aussi la liberté, dont il ne connaissait que le pâle fantôme. Les artisans de cette grande œuvre sociale, ce n’étaient pas seulement les hommes politiques et les orateurs, c’étaient aussi les savans, et la plus illustre de leurs assemblées, l’Institut de France. C’était d’eux que devait partir « l’impulsion de l’esprit national. » Ils avaient pour mission de conserver les vrais principes de la Révolution de France. Ils représentaient la plus haute puissance morale de la nation ; ils étaient comme la garde et le rempart de la cité, ἔρυμα τῆς πόλεως, disait le vieil Eschyle en parlant de l’Aréopage. Et Mme de Staël citait avec enthousiasme l’exemple de Bonaparte, qu’elle admire à cette époque sans réserve, et qui, en se faisant recevoir de l’Institut, avait « montré à l’opinion publique sa véritable route. »

Mais, comme Mme de Staël le fera remarquer bientôt dans son livre De la Littérature, c’est moins aux sciences positives qu’à la philosophie, qu’à la littérature qu’il appartient de diriger l’esprit public. En effet, les sciences positives sont indépendantes des idées morales ; elles détournent de l’étude de l’homme et des passions ; elles s’accommodent fort bien du despotisme, qui leur assure le loisir et la paix. Au contraire, la philosophie, l’éloquence sont propres à former l’âme de la nation ; elles sont, suivant la belle expression du livre De la Littérature, « la véritable garantie de la liberté. » C’est la raison pour laquelle Bonaparte préférera toujours les savans aux littérateurs ; c’est aussi pourquoi Mme de Staël donne le premier rang aux lettres. Dans un temps où elle ne soupçonne guère l’ambition de Bonaparte, elle proclame bien haut la nécessité pour la démocratie de prendre pour guide la philosophie et l’éloquence. En cela, elle est le vrai disciple des Encyclopédistes, elle suit l’esprit de la Révolution. Celle-ci est l’œuvre des littérateurs bien plus que des savans : Plutarque a plus d’action sur ses grands hommes que Buffon et d’Alembert.

La philosophie apprendra aux générations nouvelles à ne reconnaître d’autre guide que la raison. N’est-elle pas en effet la « raison généralisée ? » Mais il est nécessaire qu’elle s’appuie sur l’observation et sur l’expérience : sans quoi, elle n’est maîtresse que de fausseté et d’erreur. N’est-il pas curieux de voir Mme de Staël exprimer la même horreur que Bonaparte pour F « idéologie, » le jeu puéril et dangereux des idées vaines qui s’élèvent dans les airs comme des bulles de savon ? » La métaphysique tirée des objets positifs, la généralisation des idées exactes est le plus beau travail dont l’esprit humain soit susceptible ; mais la métaphysique du vague n’est qu’un écart de l’imagination[8]. » Bonaparte aurait souscrit à ces paroles. Il eût assurément moins goûté l’éloge que Mme de Staël fait de l’éloquence. Elle a magnifiquement parlé, dans le livre de la Littérature, de cet art merveilleux qui anime les idées, les transforme en images sensibles et vivantes, en accords harmonieux, qui pénètrent jusqu’aux profondeurs les plus secrètes de l’âme. Mais la première ébauche de ces pages, nous la trouvons dans le livre Des Circonstances actuelles :

« L’éloquence consacrée à la défense des grandes vérités est encore un grand pouvoir en France. Il faut que cette éloquence adopte pour but les résultats du calcul. Mais quelle puissance l’âme, le caractère qui se peint dans les mouvemens oratoires, ne donnent-ils pas à la vérité ! C’est la vie de la pensée que l’éloquence. Elle fait passer les idées dans le sang, elle transforme en impulsion électrique la conviction du raisonnement, l’analyse du devoir, et, ramenant l’homme à sa nature physique, non pour l’avilir, mais pour l’enflammer, elle fait battre son cœur, couler ses larmes, elle lui inspire le courage, la vertu, le dévouement de soi-même comme des mouvemens involontaires qu’aucune réflexion ne pourrait avilir. Heureuse la France, si ces talens vainqueurs reparaissent encore à la tribune ! Qui peut s’élever au sommet de l’éloquence sans parler le langage de la justice et de la pitié ? Le mensonge, la cruauté s’épuisent en froides exaltations qui ne remuent que l’air agité par les gestes et les cris, imitateurs impuissans des sentimens et des idées[9]. »

Créer en France la grande éloquence parlementaire, chasser la phraséologie des clubs et des journaux jacobins, « remettre la vérité dans la langue des sentimens, » tel était le but que Mme de Staël proposait aux efforts des écrivains et des orateurs. Non seulement l’esprit public, mais encore la langue française, jadis si noble et si pure, avaient été trop longtemps empoisonnés par le sans-culottisme révolutionnaire. « D’un bout de l’Europe à l’autre, vous entendrez : Citoyens, le fédéralisme lève sa tête hideuse ; l’anarchie est prête à nous dévorer ; le monstre du royalisme va nous y précipiter ; les aristocrates, ces vampires du peuple, etc., etc. » Etait-ce là ce style « noble, élégant, harmonieux et qui produit en nous la sorte d’ébranlement qu’un beau jour, un air pur, un soir tranquille font éprouver aux âmes en harmonie avec les merveilles de la création ? » Cette éloquence nouvelle, Mme de Staël, pénétrée de l’esprit républicain, l’apercevait clairement, avec la pleine conscience du grand rôle qu’elle pouvait jouer dans les destinées de la liberté. Par-delà les siècles passés, elle retrouvait l’esprit des républiques antiques, de la Grèce et de Rome, où l’éloquence inspirait les grandes pensées et les nobles actions, où la vie était concentrée sur la place publique, d’où elle s’élançait, débordante et tumultueuse, par la bouche de ses tribuns et de ses orateurs.

Mais l’éloquence ne règne plus seule en souveraine. Une grande révolution s’est accomplie depuis les temps anciens : l’imprimerie, le livre a fait son apparition dans le monde. Plus sûrement que l’éloquence, le livre donne à la pensée des ailes. « Je fais bien plus de cas des baïonnettes que des livres, disent certains hommes qui ont intérêt à ne pas croire à l’ascendant de la pensée. Et moi, je crois, dit Mme de Staël, que, depuis l’imprimerie, les écrits ont sur les baïonnettes l’influence qu’avaient jadis Démosthène, Cicéron sur la place publique d’Athènes et de Rome[10]. » Pour former l’esprit public, il faut donc proclamer la liberté de la presse, qui est le plus puissant moyen d’arrêter l’oppression et de propager les lumières.

Mais la liberté de la presse, ce n’est pas pour Mme de Staël, comme pour nous, la liberté des journaux ; c’est la liberté du livre. Elle distingue soigneusement l’une de l’autre, et, loin d’admettre que la liberté absolue des journaux soit le plus sûr garant de la vraie liberté, elle voit en elle l’agent du plus odieux despotisme. C’est comme « sauvegarde contre la tyrannie » qu’elle réclame pour le gouvernement le droit de surveiller les journaux, de les suspendre provisoirement, de mettre les scellés sur les presses, d’ « enlever leur arme à ceux qu’il croit perturbateurs de l’ordre publie. » Ces mesures d’assainissement sont du ressort de la police. Libre ensuite aux journaux de faire appel aux tribunaux du pays.

Assurément, cette attitude surprend un peu de la part de Mme de Staël. Elle s’explique pourtant par des raisons historiques et logiques.

En premier lieu, il est certain que les attaques dirigées, sous le Directoire, par les journaux royalistes et jacobins contre Mme de Staël lui causèrent de très vives souffrances. La presse royaliste l’accusait de favoriser les républicains, et les jacobins lui savaient mauvais gré de sa modération et de la pitié qu’elle témoignait aux victimes. Non seulement on incriminait sa vie publique, mais sa vie privée n’échappait pas à ses accusateurs. On lui reprochait sans cesse sa qualité d’étrangère : c’était le grief ordinaire. De quoi se mêlait cette Genevoise ? « Qu’elle retourne à son Léman ! » Ce mot de Napoléon se trouve déjà dans les journaux de 1798. On la traitait de femme furie. Le Journal des Hommes libres, interprète des plus purs sentimens jacobins, raillait agréablement les relations qui existaient entre Benjamin Constant et la « grosse baronne. » Constant, ce tigre sous un extérieur froid, prononçait-il un discours au Palais-Royal ? On y reconnaissait l’inspiration de la bien-aimée baronne, de la plus parfaitement bonne des femmes. Et les anecdotes graveleuses du dictionnaire de Bayle entraient en scène, l’histoire de Combabus et de Stratonice, par exemple. On sommait le Directoire d’expulser l’intrigante ; le Directoire obéissait docilement aux journaux, car il en avait peur et faisait ce qu’ils voulaient, en attendant qu’il les supprimât et déportât leurs rédacteurs, un beau jour, par caprice. Mme de Staël était invitée à partir pour Coppet, et le journal exultait, paraphrasait les vers de Catulle ! « Pleurez, grâces, pleurez, amours !… » L’intrigante, l’espionne, la femme furie avait purgé de sa présence le sol de la patrie. Mais les calomnies pour cela ne cessaient pas ; elles allaient leur train. S’imagine-t-on l’état d’esprit de Mme de Staël tremblant à chaque instant de se voir déshonorée ? Peut-être ces attaques furent-elles cause de la séparation qui intervint, cette année 1798, entre elle et le baron de Staël, qui venait d’être nommé de nouveau ambassadeur de Suède auprès de la République française. Pleine d’angoisse, elle écrivait :

« Quel repos, quel bonheur un tribunal quelconque peut-il rendre à une femme que les journaux ont attaquée ? Peut-être que sa famille est à jamais troublée, que son époux a perdu son estime pour elle, qu’un homme qui l’aimait s’est éloigné d’elle, parce qu’elle avait perdu ce charme touchant d’une vie obscure, tout entière consacrée à l’objet qui en reçut le don. Enfin, savent-ils, ces malheureux calomniateurs, jusques à quelle profondeur ils bouleversent l’existence ? Ils accusent d’une opinion cruelle une âme douce, ils ne font souffrir que les cœurs qu’ils devraient ménager ; ils n’atteignent pas les caractères trempés dans le Styx ; ils ne blessent que quand ils sont injustes ; les coupables ne les sentent pas… Que peut une malheureuse femme dont on suppose tout, parce qu’on n’en sait jamais rien, dans laquelle on voit successivement, comme dans les nuages, tout ce que l’imagination se crée, inconnue à ceux qui la jugent, soupçonnée d’être partout d’autant plus qu’on ne peut la trouver nulle part, ne pouvant se défendre contre les chimères de toutes les ambitions qui la craignent, parce qu’elle ne les sert pas, assez célèbre pour faire peur et n’ayant aucun moyen de défense, redoutée comme un homme, inutile comme une femme, ne pouvant être oubliée dans aucune retraite, parce que les soupçons totalement imaginaires s’exercent également dans toutes les situations ? Si vous fuyez, c’est pour conspirer de loin ; si vous revenez, c’est pour agiter de près. On vous croit de tous les partis, parce que vous ne pouvez en servir aucun, et votre existence est une espèce de problème que chacun veut expliquer à sa manière[11]. »

Voilà quels étaient les griefs personnels de Mme de Staël contre les journaux. Mais ils ne sont que le point de départ d’une argumentation très serrée, où les adversaires de la liberté des journaux pourraient aujourd’hui encore trouver des armes.

Le journal ne peut être comparé au livre, tout d’abord parce que le livre n’est que la manifestation d’une pensée isolée, tandis qu’un journal, des souscripteurs, sont une sorte d’association dans l’État, et tombent, par conséquent, sous le coup des lois qui régissent les associations. Donc, si vous n’admettez pas le droit d’association, il est parfaitement absurde d’admettre la liberté de la presse. Le raisonnement est irréfutable. Il est si juste, que de très bons esprits de notre temps, qui ne connaissaient pas ce livre de Mme de Staël, ont reproduit à leur insu cet argument. « Nous réclamons la liberté d’association, ont-ils dit, au nom de la liberté de la presse ; l’une ne va pas sans l’autre. » Pareillement, d’autres réclament pour les journaux des lois restrictives au nom des lois qui restreignent le droit d’association. Ils ont raison, chacun à leur point de vue, et c’est le mérite de Mme de Staël d’avoir démontré cette vérité la première.

Le journal ne peut être comparé à un livre, parce que le rôle du livre est de propager les idées ; celui de la presse est d’agiter avec les faits. En d’autres termes, un journal est un acte public, annonçant les événemens publics, pouvant induire les citoyens en erreur, et, comme tel, il doit être placé sous la surveillance immédiate du gouvernement. « Dans un pays bien gouverné, ne réserve-t-on pas à l’autorité publique seule le droit d’afficher sur les murs, le droit de proclamer dans les rues les événemens et les lois ? Cela s’appelle-t-il violer la liberté de la presse ou celle de la parole ? » Donc, Mme de Staël réclame pour l’État le droit de contrôle ; les journaux n’imprimeront, ne publieront que les nouvelles qu’il autorise. Soit, mais qui ne voit les conséquences d’un droit aussi exorbitant ? Il faut supposer l’État bien vertueux ou bien naïf, pour croire qu’il n’abusera pas du droit que vous lui conférez de supprimer les nouvelles qui lui déplaisent. Fatalement, il donnera à sa police le mot d’ordre admirable que Napoléon donnait à la sienne : « Toutes les fois qu’une mauvaise nouvelle est douteuse, ne pas la laisser publier, parce qu’elle est douteuse ; quand on en a vérifié l’exactitude, ne pas la laisser passer davantage, parce qu’elle est de nature à faire tort au gouvernement. » L’idée de Mme de Staël est proche parente de celle de Napoléon. Franchement, les « communiqués » officieux, si imparfait que soit ce moyen d’éclairer l’opinion, sont encore préférables.

En troisième lieu, il y a entre le livre et le journal la même différence qu’entre le livre et la pièce de théâtre. L’action du livre est lente ; celle du théâtre est vive, immédiate, à cause du rassemblement qui se trouve au spectacle et du jeu des acteurs. Un courant électrique s’établit dans la salle ; l’individu n’est plus isolé, il fait partie d’une foule, il est agité d’autres sentimens, d’autres passions, qui sont les sentimens et les passions de la foule. Il en est de même du lecteur qui attend chaque matin son journal avec curiosité, crainte, espérance. Cet homme n’est plus « un homme ; » il est devenu foule, il a lame des cent mille abonnés de son journal, il communie avec eux tous les jours, il vibre à l’unisson. Il subit une action vive et continue que n’exerce pas le livre. Ce citoyen est un danger pour l’État ; il faut que l’État le surveille, ou, ce qui revient au même, qu’il surveille son journal, comme il surveille le plaisir que l’on goûte au théâtre. Il est absurde de soumettre les pièces à la censure et de n’y pas soumettre les journaux. Le gouvernement doit avoir le droit de suspendre un journal, comme il interdit une pièce de théâtre, qui lui paraît contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. Il reste aux journalistes la ressource de s’adresser aux tribunaux et de plaider contre le gouvernement, « comme en Angleterre, comme en France on plaidait contre le roi. »

Voilà la théorie que soutient Mme de Staël dans le livre Des Circonstances actuelles. Assurément, elle étonne de la part d’une femme qui a toute sa vie combattu la tyrannie sous toutes ses formes et défendu la liberté. Mais la contradiction n’est qu’apparente ; c’est au nom de la liberté qu’elle parle ; c’est en son nom qu’elle condamne une autre liberté qui n’est que la contrefaçon de la première : la liberté de la diffamation, de la calomnie et de l’outrage. N’oublions pas que l’idée première du livre de Mme de Staël est la nécessité d’apprendre au peuple français l’usage de la liberté. La violence et le fanatisme devaient à la longue corrompre, désorganiser l’esprit public ; le premier devoir de l’État était donc d’exercer une sage tutelle sur l’opinion et sur les mœurs. D’ailleurs, Mme de Staël ne faisait qu’exprimer dans son ouvrage la lassitude générale et le besoin d’autorité que ressentaient tous les esprits. Depuis le 18 fructidor, tous les journaux étaient, comme le demandait Mme de Staël, soumis à la surveillance du Directoire, pouvaient être supprimés du jour au lendemain par un simple arrêté. En vain, le député Berlier, soutenu par Lucien Bonaparte, avait proposé aux Cinq-Cents de retirer ce droit au pouvoir exécutif. Tout ce qu’il avait pu obtenir, c’était que la mesure serait rapportée au bout d’un an. Muni de cette arme terrible, le Directoire frappait, exilait, déportait, par caprice, par terreur, s’enfonçait d’un degré de plus chaque jour dans l’arbitraire. Médiocre apprentissage de la liberté !

La vérité est que les lois spéciales sur la presse n’ont jamais été faites qu’au détriment de la liberté. Les intentions de Mme de Staël étaient excellentes, les moyens qu’elle indique d’un succès fort douteux. Paul-Louis Courier a montré plus tard avec esprit que la limite était bien faible, qui séparait le livre du pamphlet ; et si vous arrêtez le journal, de quel droit laisserez-vous circuler le pamphlet ? En somme, cette conception du journal soumis au contrôle de l’État nous mène tout droit à la presse du Premier Empire, au Moniteur Officiel chargé de renseigner le peuple français sur ses destinées. Était-ce là ce que voulait Mme de Staël ? Non, assurément. Avec la liberté des journaux avait péri aussi celle du livre : car, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il est impossible de séparer nettement leurs deux fortunes. Nous sommes de l’avis de cet « homme d’esprit » que cite Mme de Staël et qui prétendait « qu’il ne fallait pas de lois sur la liberté de la presse, mais que les lois sur la calomnie, sur l’avilissement des autorités constituées, sur la provocation au pillage, à l’assassinat s’appliquaient à la presse, comme à la parole, comme à toutes les manières de communiquer une pensée coupable ou d’exciter à une mauvaise action. » Cet homme d’esprit avait raison ; ce qui était le plus nécessaire à la France de 1798 ce n’était pas une loi sur la presse, mais un gouvernement fort et décidé à appliquer les lois : cela ne veut pas dire un gouvernement tyrannique, les gouvernemens faibles étant souvent les plus tyranniques, parce qu’ils ne vivent qu’à la faveur des expédiens et de l’arbitraire. Enfin, ce qui était encore plus nécessaire, c’était une réforme des mœurs. Celle-là, les Parlemens ne peuvent la décréter. Elle est la résultante à la fois des actions publiques et privées ; elle est le travail lent et mystérieux des années, le produit de l’accord et de l’harmonie de toutes les forces de la nation entre elles. Les meilleures lois sont impuissantes sans les mœurs : Quid leges sine moribus ? Il fallait donc chercher, pour les guérir, les plaies secrètes que la France portait en elle.


III

Deux phénomènes, ou plutôt deux tendances frappent Mme de Staël, quand elle examine la situation morale de la France en 1798 : c’est, d’une part, l’esprit de violence, que représente surtout à ses yeux l’esprit militaire, et, d’autre part, l’esprit matérialiste.

Sans doute, on ne craignait guère à cette époque qu’un général victorieux confisquât à son profit les libertés publiques. Le Directoire même ne prenait ombrage de la popularité de Bonaparte, que parce qu’elle faisait ressortir davantage sa propre impopularité. Mais personne ne soupçonnait le républicanisme de celui qui avait sauvé la République une première fois au 13 vendémiaire, et une seconde fois au 18 fructidor, par l’entremise d’Augereau et de ses troupes. Les journaux jacobins célébraient à l’envi le héros de la campagne d’Italie, qui avait assuré à la République le bienfait d’une paix glorieuse, l’intègre, le vertueux Bonaparte ; en ce moment même, il apparaissait du fond de l’Orient, environné d’une gloire nouvelle. Mme de Staël elle-même ne tarissait pas d’éloges sur le guerrier intrépide, le penseur le plus réfléchi, le génie le plus extraordinaire que l’histoire eût encore produit ; elle le comparait à Alexandre et à César, s’indignait qu’une mesquine condition d’âge pût lui interdire d’être élu au Conseil des Anciens : « Quel républicain, s’écriait-elle, n’aurait pas regretté que l’intrépide et généreux Bonaparte n’eût pas atteint quarante années ? »

Il semblait donc à Mme de Staël, comme à tous ses contemporains, que la République n’eût rien à craindre d’un général victorieux. Ce qui contribuait encore à la rassurer, c’était l’esprit des armées, foncièrement républicain à cette époque ; elle pensait qu’elles ne serviraient jamais la cause de la tyrannie. D’ailleurs, la plupart des officiers ne devaient-ils pas leur grade à la Révolution ? Qui ne se rappelait les adresses enflammées, envoyées au Directoire par les armées du Rhin et d’Italie, assurant le gouvernement de leur civisme et de leur inébranlable dévouement à la liberté. A chaque fête républicaine, comme à l’anniversaire de la mort du « tyran Capet, » c’étaient de nouvelles lettres des généraux, annonçant que les soldats avaient célébré dignement ce beau jour et juré aux tyrans une haine éternelle !

Mais, si elle ne doutait pas de la loyauté des armées républicaines, elle avait deviné, avec une perspicacité singulière, le danger que l’état de guerre permanent faisait courir, sinon à la République, du moins à l’esprit républicain. L’inflexible discipline, nécessaire dans les camps, l’habitude d’obéir sans jamais discuter, de sacrifier les individus à l’intérêt général, de trancher tout par la force, lui semblaient contraires à l’esprit démocratique. L’esprit de conquête même, dont ces armées étaient animées, mettait en péril la liberté : elles ne défendaient plus, comme jadis, le territoire de la République contre les rois ; elles envahissaient à leur tour, elles opprimaient au nom de la liberté les nations voisines. N’avaient-elles pas, tout récemment encore, sous prétexte de défendre les Vaudois, pénétré en Suisse, pillé le trésor de Berne ? En vain Mme de Staël avait protesté, en vain elle avait supplié Bonaparte ; celui-ci s’était contenté de répondre vaguement qu’il « fallait aux hommes des droits politiques ! » Et il avait semblé à son interlocutrice que le canon était un moyen par trop sommaire d’inculquer aux Suisses la notion de ces droits. Enfin, elle s’inquiétait de l’esprit de corporation, qui est l’esprit même de l’armée, qui fait sa force, mais qui la porte à se séparer du pouvoir civil, à se constituer comme un État dans l’État. C’est sous l’empire de tels sentimens qu’elle écrivait les lignes suivantes :

«… Rien n’est plus digne d’admiration que les succès des armes, que la valeur invincible des généraux et des soldats ; mais rien n’est plus contraire à la liberté que l’esprit militaire. Une guerre longue et violente est à peine conciliable avec le maintien d’une constitution quelconque ; et tout ce qui assure les triomphes de la guerre est subversif du règne de la loi. L’enthousiasme d’une révolution ajoute extrêmement sans doute à la bravoure des soldats. La liberté succède à la guerre qu’on soutient pour elle, mais elle n’en est jamais contemporaine. L’esprit militaire est conquérant, la liberté est conservatrice. L’esprit militaire explique tout, marche à tout par la force ; la liberté n’existe que par l’appui des lumières. L’esprit militaire sacrifie les hommes, la liberté multiplie leurs liens entre eux. L’esprit militaire fait haïr le raisonnement comme un commencement d’indiscipline ; la liberté fonde l’autorité sur la conviction. Enfin les armées, quoique composées de citoyens, prennent toujours à la longue un esprit de corporation qui les rend semblables à toutes les armées du monde. En effet, la plus grande analogie des hommes entre eux, c’est leur intérêt. Dans tous les siècles, dans tous les pays, une confédération de prêtres a donné des résultats pareils ; dans tous les siècles, dans tous les pays, les armées auront le même esprit, quoique leur but diffère. Celles de France ne serviront jamais la cause de la tyrannie, mais elles en aimeront toujours les moyens, et l’armée qui se bat pour la liberté doit avoir, pour triompher, des mœurs et des idées despotiques. »

Donc, l’esprit de violence et de tyrannie gagnait la nation par l’esprit militaire. Il s’insinuait peu à peu dans les cerveaux grisés des fumées de la gloire. Ce qui frappe le plus l’imagination de la foule dans les succès des armes, ce ne sont pas les vertus par lesquelles ils s’obtiennent, l’énergie, l’abnégation, le sacrifice de soi-même ; c’est bien plutôt le triomphe de la Force, qui réveille en elle les instincts ataviques, sommeillant au fond de l’être. Il semble que l’homme ait dressé en son cœur un autel aux vieilles divinités eschyliennes, Bia et Kratos, et qu’il brûle de leur sacrifier de nouvelles victimes.

Mais, si l’esprit militaire, si la politique d’expéditions et de conquêtes devait amener la ruine de la liberté, il existait un autre danger, plus grand encore, qui menaçait la France : c’étaient les progrès du matérialisme.

Le sentiment de l’instabilité des choses, le bouleversement des fortunes, les grandes catastrophes révolutionnaires, les persécutions contre le catholicisme, avaient fait table rase dans l’âme française. Au premier enthousiasme pour la liberté, avait succédé une sorte d’apathie morale et d’indifférence pour tout ce qui n’était pas jouissance immédiate et moyen de s’enrichir. On n’avait plus qu’un désir, qu’une espérance : faire fortune, amasser, par tous les moyens possibles, légitimes ou non, une somme d’argent que l’on pût mettre à l’abri des accidens des révolutions :

« L’unique intérêt des hommes en France, dit Mme de Staël, c’est d’acquérir une somme d’argent disponible. On les voit tous s’agiter, comme dans un vaisseau qui fait naufrage, pour saisir une planche qui transporte l’individu à terre, quoi qu’il arrive de l’équipage. On se défie les uns des autres, on ne se rend aucun service, on se sépare le plus qu’il est possible dans ses discours comme dans ses actions de tout autre que soi-même, tel qu’un infortuné, luttant seul contre les flots, craint qu’un de ses compagnons, s’accrochant à lui pour se sauver, ne l’entraîne au fond de la mer. Il n’existe plus dans les rapports privés aucune hypocrisie, même de langage. L’intérêt personnel est si violemment exalté par tous les genres de terreur dont il se compose, que parler de vertu, de sacrifice, de dévouement, produit pour ainsi dire l’effet de la pédanterie en d’autres temps[12]. »

L’argent devenait la première, la seule puissance de ce monde. C’était la conséquence assez inattendue d’une révolution, dont les débuts avaient été si purs, et qui paraissait se soucier beaucoup plus des droits de l’homme que de ses intérêts matériels. Les privilèges de la naissance ne contre-balançaient plus ceux de la fortune ; tout un peuple se ruait à la conquête de l’or. Le Directoire donnait l’exemple : quoi de plus vénal qu’un Talleyrand, un Barras ? Les fournisseurs des armées, comme le financier Ouvrard, amassaient des millions. Bonaparte lui-même, l’homme qui a le mieux compris l’esprit de son temps, n’a-t-il pas dit : « Il n’y a qu’une chose de vraie en ce monde : acquérir toujours plus d’argent et plus de puissance. » On avait détruit la seule force qui pût lutter contre l’avidité, l’égoïsme, la soif inextinguible des jouissances : le sentiment religieux. C’était la conséquence fatale des persécutions exercées contre les ministres du culte, de la suppression des cérémonies religieuses, de la fermeture des églises. Il semblait qu’on eût enfermé la France sous la cloche de quelque vaste machine pneumatique, et qu’on eût fait le vide. Deux sentimens avaient disparu : le loyalisme envers le roi, l’obéissance envers l’Eglise. Qu’avait-on mis à la place ? La foi républicaine, l’ardent amour de la liberté ? Quand l’ennemi foulait le sol de la patrie, cette fièvre généreuse avait soutenu les âmes. Maintenant qu’elle était tombée, et que renaissait la sécurité des frontières, régnait seul l’âpre et triste désir des jouissances, l’individualisme forcené, l’égotisme.

Il fallait donc restaurer l’idée religieuse ; le salut était à ce prix. Nulle idée n’était plus chère à Mme de Staël. Elle était pour elle une sorte de tradition, de legs de famille. Petite-fille de pasteur, élevée par une mère très pieuse, elle était aussi toute pénétrée des leçons de M. Necker. On sait le fétichisme dont elle entourait son père. Or M. Necker professait que l’idée religieuse est la base nécessaire de toute société et qu’elle est indispensable au bonheur de l’homme. Dès la veille de la Révolution, en 1788, il avait développé ce principe dans son livre De l’Importance des opinions religieuses. Le spectacle de la tourmente révolutionnaire n’avait fait qu’affermir ses convictions. Au fond de sa retraite de Coppet, l’ancien ministre de Louis XVI, penché sur sa Bible, préparait son Cours de morale religieuse, qui devait paraître en 1800. Nul doute qu’il n’eût sur ce point avec sa fille de fréquens entretiens. En ce moment aussi, l’ami de Germaine Necker, Benjamin Constant, revenu de son athéisme, était frappé de l’abaissement moral de la France ; il commençait d’écrire le grand ouvrage de toute sa vie, le livre De la Religion, qui ne vit le jour que sous la Restauration. Il était encouragé dans son labeur par Mme de Staël : ces deux nobles esprits s’excitaient, s’enflammaient de toute l’ardeur de leurs convictions. Vers la même époque, un jeune émigré obscur, mélancolique et rêveur, méditait, dans sa mansarde de Londres, le livre qui devait rendre son nom à jamais illustre. Ces trois grandes figures, Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, nous apparaissent, à l’aurore de ce siècle, dans l’œuvre de reconstitution morale de la France.

Mais, tandis que Chateaubriand représente le côté catholique dans cette résurrection des idées religieuses, Mme de Staël et Benjamin Constant sont tout nourris de l’esprit protestant. Quatre ans avant le Concordat, Mme de Staël déclare impossible le rétablissement de la religion catholique en France, parce qu’elle est « renversée par la mémoire de la Saint-Barthélémy et des dragonnades. » En bonne calviniste, — c’est ainsi qu’elle s’exprime, — elle propose d’établir une religion d’Etat, qui sera la religion protestante. Plus tard, une des causes de sa haine contre Napoléon, c’est qu’il a trompé ses plus chères espérances en reconnaissant officiellement la religion catholique comme celle « de la majorité des Français. » Mais, à part cela, l’idée de Mme de Staël est bien la même que celle de Bonaparte : il faut rétablir la religion pour restaurer les mœurs et pour affermir l’Etat social.

Donc, Mme de Staël se livre à un plaidoyer en règle en faveur du protestantisme. D’abord, il faut une religion que tous puissent admettre, ignorans et savans. Rien n’est plus « détestable » que cette assertion, qu’une religion est nécessaire pour le peuple. Une erreur ne peut être bonne pour une classe de la société. Mais, pour que cette religion soit acceptée de tous, la première condition est qu’elle ne choque point les principes de la raison, qu’elle réduise le dogme au minimum, qu’elle mette au premier rang la morale ; il faut aussi qu’elle ne rappelle point les souvenirs odieux de la tyrannie. Pour tous ces motifs, dit-elle, nous écarterons la religion catholique ; d’une part, elle s’appuie trop sur la croyance aveugle et les mystères, et, d’autre part, son sort est lié trop intimement à celui de l’ancienne monarchie. Et voilà supprimés d’un trait de plume tout le passé catholique et l’âme de la vieille France !

Mais il est une autre raison encore, toute politique, qui, suivant Mme de Staël, doit décider les républicains à adopter le protestantisme comme religion d’État. Par l’organisation même de leur culte et de ses ministres, par les luttes qu’ils ont soutenues contre les catholiques, les protestans prétendent être les vrais défenseurs de la liberté et de légalité. Leur religion, devenue religion d’Etat, sera la plus formidable machine de guerre que l’on ait encore inventée contre le catholicisme et son alliée la tyrannie. « Je dis aux républicains, écrit Mme de Staël, qu’il n’existe que ce moyen de détruire l’influence de la religion catholique. La classe sans fortune ira dans les églises dont elle ne sera point forcée de payer le ministre. Si vous n’en salariez aucun, elle se décidera par l’habitude. Ce que tous les hommes accordent aux idées religieuses soit pour l’éducation de leurs enfans, soit dans leurs maladies, soit à l’époque de leur mort, peut se diriger vers un culte devenu le plus facile, le plus à portée d’eux… Alors l’Etat aura dans sa main toute l’influence du culte entretenu par lui, et cette grande puissance qu’exercent toujours les interprètes des idées religieuses sera l’appui du gouvernement républicain[13]. »

On ne peut s’empêcher de penser, en méditant l’histoire de ce siècle, que les idées de Mme de Staël ont fait une singulière fortune : il faut chercher dans les raisons qu’elle donne, et non ailleurs, l’explication des sympathies, secrètes ou avouées, que le régime républicain nourrit à l’égard de la religion protestante. Nous estimons, quant à nous, qu’il n’est pas si facile que se l’imagine Mme de Staël, de rayer d’un pays, par un simple décret, les antiques croyances et les traditions des ancêtres. Ce que la Terreur n’avait pu faire, le Directoire, à plus forte raison, eût été impuissant à l’accomplir. Si le Concordat de Bonaparte réussit, c’est qu’il trouvait dans le sol de la nation les profondes racines du vieil arbre, qui ne demandaient qu’à jeter des pousses nouvelles et de vigoureux rameaux. Dans les villes, sans doute, à Paris surtout, on semblait avoir oublié assez vite les pratiques du culte ; mais le souvenir des pieuses cérémonies de l’Eglise catholique était encore vivace au cœur du paysan : pendant tant de siècles, les cloches avaient annoncé l’heure de son baptême, de son mariage et de sa mort ! Quelques années de révolution n’avaient pu briser le fin réseau de sentimens qui tenait son âme captive.

Mais, surtout, nous n’admettons pas l’idée de Mme de Staël, parce que nous sommes convaincus que l’esprit religieux n’a pas de plus grand ennemi qu’une religion d’Etat, quelle qu’elle soit, dont le sort est lié intimement à celui d’un régime politique. Mme de Staël le reconnut plus tard. Renfermée au fond de son hôtel, en entendant le bruit du canon qui annonçait le départ de la pompe consulaire pour l’église Notre-Dame, elle pleura. Derrière les glorieux régimens qui ouvraient la marche, derrière les carrosses de l’ancienne cour où se prélassaient les consuls, avec les mêmes cochers sur le siège, les mêmes valets de pied marchant à côté des portières, elle entrevit sans doute par la force de l’imagination les « 40 000 prêtres » que, disait-elle, le tyran allait avoir à son service. Et désormais, mieux instruite, repentante, elle exprima cette pensée qu’on peut adopter sans réserve :

« L’une des principales causes de ce funeste résultat (l’irréligion des Français), c’est que les différens partis ont voulu toujours diriger la religion vers un but politique ; et rien ne dispose moins à la piété que d’employer la religion pour un autre objet qu’elle-même. »


IV

Il fallait compléter la réforme morale par une réforme politique. Les lois ne sont rien sans les mœurs, cela est vrai ; mais les mœurs ont besoin du recours des lois, et de la plus haute de toutes, de celle qui régit l’Etat, de la Constitution.

Aux époques troublées de ce siècle, les mêmes phénomènes reparaissent : quand il règne dans le pays un malaise indéfinissable, quand l’opinion publique et le gouvernement paraissent en désaccord, on s’en prend à la Constitution. La vérité est que, depuis la chute de l’ancien régime, la société moderne n’a pas encore trouvé d’assiette fixe ; le terrible esprit de nouveauté, dont parle Napoléon, ne cesse de parcourir le monde. En 1798, pour la quatrième fois depuis sept ans, la France était en mal de Constitution. Celle de l’an III avait, il faut l’avouer, un grave défaut : elle ne permettait ni au gouvernement de se défendre, ni à l’opposition de vaincre sa résistance ; elle enfermait l’un et l’autre dans une impasse dont personne ne pouvait sortir. « Si la Constitution, disait Barras, eût suffisamment armé le Directoire exécutif du droit de dissoudre la Chambre, nous n’eussions pas été réduits à défendre les lois par la force des armes. » Mme de Staël avait reconnu cette nécessité, mais, loin de s’associer aux rancunes et aux représailles des Jacobins, son esprit généreux s’élevait au-dessus des partis dans l’intérêt de la nation, et, dédaigneux de la basse vengeance, cherchait à dégager des récens événemens une leçon pour l’avenir : « Tant qu’on ne verra jamais dans une crise en France, dit-elle, que le moyen et la nécessité de punir tels ou tels hommes, les crises politiques ne seront jamais que des affaires de parti, qui coûteront beaucoup de sang et de larmes, mais ne feront jamais qu’exciter beaucoup de passions sans offrir aux hommes ce qui seul peut les calmer, un état supportable et l’impossibilité d’en acquérir un meilleur. Il faut qu’une pensée féconde en résultats utiles suive ou précède une bataille politique pour qu’elle change rien à la position respective des deux partis[14]. »

Il n’y avait d’autre remède à la Constitution que de changer celle-ci. Il fallait que le Directoire eût le droit de dissoudre le Conseil des Cinq-Cents et d’en appeler à une nouvelle élection du peuple. C’est ce que Mme de Staël nomme le veto suspensif et ce que nous appelons le droit de dissolution, tel qu’il a été introduit dans la Constitution de 1875. Le pouvoir exécutif continuait à être confié à un Directoire composé de plusieurs membres, « parce qu’en France tout homme qui ne serait pas roi ne serait pas souffert seul à la tête du gouvernement, et que tout homme qui y serait souffert voudrait devenir roi. » Voilà pour le gouvernement.

Que sera la représentation nationale ?

Avec une netteté de vues et un sens politique vraiment remarquables, Mme de Staël pose en principe d’abord que la démocratie française n’est pas une vraie démocratie. Il n’a pu exister de démocraties effectives que dans les petites républiques de l’antiquité. Mais, dans un état social, où le peuple délègue son autorité à des représentans, J.-J. Rousseau l’a dit, le peuple n’est pas le maître véritable. Il s’agit donc, non pas d’instituer le pouvoir populaire, mais de dresser « un tableau réduit selon les proportions du grand ensemble de l’opinion publique. » Ce tableau, ce sera la représentation nationale.

Deux écueils dangereux menacent le régime parlementaire. Il faut éviter que Charybde et Scylla ne nous engloutissent. Le premier, c’est la présence des factions au sein du Parlement, l’esprit de coterie et d’intrigue, mis au service des intérêts privés et des petites ambitions ; alors, la volonté du peuple n’a plus d’interprète ; le Parlement a tranché les liens qui l’unissent à la nation ; il semble qu’il soit à lui-même sa propre raison d’être, et de ce jour la tyrannie d’une oligarchie commence. Le second écueil, c’est le trop grand nombre des députés, qui engendre la confusion et le chaos : « L’esprit du système représentatif, dit très justement Mme de Staël, c’est que la volonté du peuple, autrement dit les intérêts de la nation soient tous défendus et protégés, comme si la nation elle-même pouvait le faire en se réunissant sur la place publique. Ce n’est donc pas par la proportion variable des députés, proportion qui dépend toujours de la grandeur du pays, ce n’est pas à cette proportion, dis-je, que tient le système représentatif… Vous ne rendriez pas un grand pays plus libre en doublant le nombre de ses représentais : vous établiriez la confusion, les factions, la division dans son corps législatif, et, comme tous ces malheurs amènent le despotisme, en ayant augmenté la proportion des députés, vous auriez détruit l’objet de la représentation, c’est-à-dire que la volonté du peuple aurait cessé d’avoir des représentons dans le corps législatif. » Il faut donc réduire le nombre des députés, et par cela même vous aurez réduit l’esprit de faction qui anime une assemblée trop nombreuse.

N’est-il pas intéressant de voir qu’en 1798, les maux dont souffrait la République naissante étaient ceux-là mêmes dont nous nous plaignons aujourd’hui ? Et faisons-nous autre chose que d’exprimer, cent ans après Mme de Staël, les critiques qu’elle adressait déjà au régime parlementaire de son temps ?

Mme de Staël admet la nécessité de deux Chambres, répondant à deux grands courans, à deux tendances qui se partagent le monde : le besoin d’acquérir et celui de conserver : « La génération au milieu de la vie, la génération qui débute dans la carrière, les esprits innovateurs, les caractères tranquilles se partagent tous entre ces deux intérêts. » Le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens représenteront ces deux tendances. On respectera la liberté des élections, car c’est « l’arche du Seigneur du gouvernement représentatif. » Les Cinq-Cents seront élus par le peuple. Quant au Conseil des Anciens, il devient, dans la pensée de Mme de Staël, une institution destinée à fixer l’esprit républicain en France ; il doit jouer le rôle du pouvoir modérateur dans l’Etat et défendre la liberté contre les entreprises de la tyrannie. Il se compose de membres nommés à vie, sans condition d’âge ; les « amis des idées nouvelles, » les sa vans, les « guerriers fameux » y prendront place. Comme devait l’être le Sénat de Napoléon, il sera le refuge des anciens révolutionnaires assagis, à qui l’on donnera « une place honorable » dans l’Etat et qui deviendront les plus fermes soutiens d’un régime où ils trouveront honneurs et profit. C’est ainsi que Napoléon, reprenant l’idée de Mme de Staël, fit des anciens conventionnels, qui avaient voté la mort du roi, des préfets, des conseillers d’Etat, des sénateurs ; doués d’un caractère audacieux, ayant appris à connaître les hommes, ils furent les exécuteurs incomparables des pensées du maître, et, par crainte du retour de la royauté, ils servirent fidèlement sa fortune.

En dernière analyse, ce qui ressort du livre de Mme de Staël, c’est qu’il importe qu’un gouvernement démocratique mette en œuvre toutes les forces vives du pays. Une république qui devient la propriété exclusive d’un parti marche droit à sa perte ; elle conduit à l’anarchie et au despotisme : car, au sortir de l’anarchie, le despotisme donne l’illusion de la liberté, et il assure du moins l’ordre matériel. C’est pour avoir méconnu cette vérité que la République succomba. Elle succomba aussi parce qu’il y avait divorce entre le gouvernement et la nation, et que l’opinion n’était plus représentée par le Parlement. Elle succomba enfin parce qu’elle avait trop de fois méconnu l’essence du gouvernement républicain, qui est le respect de la loi, parce que l’arbitraire et la violence exerçaient leur tyrannie souveraine. C’était ce que Mme de Staël avait prévu, quand elle parlait de la nécessité de « terminer la Révolution. » Elle sentait qu’il n’y avait rien d’assuré, rien de stable en ce pays, qu’on avait tout détruit, institutions, croyances religieuses et morales, sans rien fonder à la place.

Il est intéressant de voir que les mêmes problèmes, qu’agitaient en 1798 les amis sincères de la liberté, nous préoccupent encore aujourd’hui : le désaccord des institutions et des mœurs, la question de la liberté de la presse, l’éducation de la démocratie, la réforme de la Constitution. Qu’avons-nous fait depuis cent ans ? Que nous reste-t-il à faire ? Il semble que, pendant ce long espace de temps, nous ayons bien peu appris, et que nous nous retrouvions presque à notre point de départ. Méditons avec quelque humilité les paroles de Mme de Staël ; elles renferment, avec des idées contestables, de grandes et importantes vérités. Elles partent d’une âme généreuse jusque dans ses erreurs, qui eut, plus qu’aucun de ses contemporains, l’instinct des temps nouveaux et nous apparaît infatigablement tournée vers l’avenir.


PAUL GAUTIER.

  1. Des circonstances actuelles… (feuillet 159).
  2. Lettre d’un Républicain du département de la Gironde à un de ses amis à Bordeaux, an VI.
  3. Feuillet 129.
  4. Feuillet 171.
  5. Feuillet 141.
  6. Discours prononcé au Cercle constitutionnel du Palais-Royal le 9 ventôse an VI.
  7. Feuillets 196 et 197.
  8. Feuillet 206.
  9. Feuillet 205.
  10. Feuillet 198.
  11. Feuillets 127, 128.
  12. Feuillet 230.
  13. Feuillets 227, 228.
  14. Feuillet 141.