Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/01

Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 721-749).
2e partie  ►
MME DE STAËL ET M. NECKER
D’APRÈS LEUR CORRESPONDANCE INÉDITE

I
MADAME DE STAËL À COPPET
PENDANT LA RÉVOLUTION ET LE DIRECTOIRE

Parmi les documens les plus intéressans que contiennent les archives de Coppet et de Broglie figure assurément la correspondance échangée entre Mme de Staël et M. Necker[1]. Cette correspondance, si elle était complète, serait très volumineuse. Durant les quatorze années qui séparent la retraite de M. Necker à Coppet de sa mort, c’est-à-dire de 1790 à 1804, il ne laissait jamais passer un courrier sans écrire à sa fille, et Mme de Staël, bien qu’un peu moins régulière dans sa correspondance, ne demeurait guère en reste avec lui. Malheureusement, le plus grand nombre des lettres de Mme de Staël à son père ont été détruites. En 1798, une petite armée envoyée par le Directoire avait envahi le pays de Vaud. À cette date, M. Necker figurait encore sur la liste des émigrés. Il y avait été inscrit contre toute justice, car, Suisse de naissance, il n’avait fait qu’user d’un droit incontestable, lorsqu’il était revenu dans son pays natal. En même temps, ses biens avaient été mis sous séquestre. La Convention avait voulu lui faire expier, par cette mesure arbitraire, le crime d’avoir publié, au moment où commençait le procès de Louis XVI, un plaidoyer d’une éloquence émue en faveur de l’infortuné monarque qu’il avait fidèlement servi, bien qu’il eût été deux fois abandonné par lui. La situation de M. Necker était périlleuse, tout émigré fait prisonnier pouvant être traité suivant la rigueur des lois révolutionnaires. Mme de Staël, qui était auprès de lui, le pressait de quitter Coppet et de se réfugier dans une autre partie de la Suisse. M. Necker s’y refusa. « À mon âge, dit-il, il ne faut pas errer sur la terre. » Bien lui en prit de rester à Coppet, car l’officier chargé d’occuper Coppet et qui devait être un jour le maréchal Suchet, avait reçu pour instruction du Directoire de le traiter avec les plus grands égards. Mais M. Necker employa les quelques jours qui précédèrent l’invasion des Français à brûler tous les papiers qui pouvaient compromettre quelqu’un. Dans ces papiers il crut devoir comprendre toutes les lettres de sa fille, probablement parce que celle-ci s’exprimait avec peu de mesure sur les hommes et les choses du temps. Quant aux lettres des années suivantes, le plus grand nombre en a été détruit également, je ne saurais dire dans quelles circonstances, ni par qui. Les archives de famille, sur lesquelles il a été veillé avec le soin le plus religieux, présentent ainsi parfois des lacunes difficiles à expliquer. Sauf quelques lettres éparses, celles qui ont été conservées ne datent que de l’automne 1803, c’est-à-dire de l’époque où Mme de Staël quitta Coppet pour se rendre à Paris où elle espérait obtenir l’autorisation de séjourner. Déçue dans cet espoir, elle partit pour l’Allemagne d’où elle revint au mois d’avril 1804, rappelée par la mort de son père. Durant cette période de six mois environ, la correspondance se poursuivit régulièrement entre le père et la fille, et aucune des lettres de Mme de Staël ne paraît avoir été détruite.

Les lettres de M. Necker à Mme de Staël ont subi beaucoup moins de dommages. Cependant toutes celles antérieures à l’année 1797 ont été détruites, peut-être également par M. Necker lui-même. Mais, à partir du mois de janvier de cette année, jusqu’au mois d’avril 1804, elles ont été conservées. Ces lettres sont curieuses à plus d’un titre, mais elles contiennent aussi beaucoup de détails sans intérêt, et leur publication intégrale serait fastidieuse. Les lettres, malheureusement moins nombreuses, adressées par Mme de Staël à son père, méritent au contraire d’être connues en entier. On y verra par quelles agitations, par quelles angoisses elle passa lorsqu’elle ressentit les premiers effets de cette hostilité de Napoléon qui devait, par la suite, s’appesantir si lourdement sur elle. On y surprendra aussi, dans leur sincérité, ses premières impressions sur cette Allemagne, à laquelle elle devait, après un second voyage, consacrer un livre célèbre, livre que nous jugeons assez mal aujourd’hui, car nous avons eu depuis la vision d’une Allemagne prussienne quelque peu différente, mais qui, il y a un siècle, ouvrit à la France une région intellectuelle ignorée. Laisser parler Mme de Staël, car ses lettres, on le verra, sont une véritable conversation écrite, est ce qui convient le mieux à ceux qui ont sa mémoire à cœur. On l’y verra en même temps s’abandonner au plus noble et au plus touchant des sentimens, l’amour filial, et ces lettres lui vaudront peut-être un renouveau de bienveillance dont elle a quelque peu besoin.

Parmi les femmes, en petit nombre, qui sont arrivées à la gloire, nulle n’a payé en effet aussi cher que Mme de Staël ce « deuil éclatant du bonheur. » Elle aurait été traitée assurément avec plus de ménagement par ceux et celles qui se sont occupés d’elle depuis une vingtaine d’années, si elle n’avait été qu’une femme de lettres, et si elle n’avait écrit que des romans. Mais par malheur, elle a été mêlée, elle s’est mêlée, si l’on veut, à la politique. Par son père, par elle-même, par ses descendans, elle figure dans les rangs de ce parti, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, constitutionnel, modéré, libéral, dont ce fut, dont c’est encore le sort et l’honneur, d’être attaqué avec une égale vigueur de droite et de gauche et aussi mollement défendu que vigoureusement attaqué. Sans doute elle a connu sous le second Empire le bénéfice d’une popularité passagère. Pendant toute la durée du règne de Napoléon III, son nom était souvent cité, son autorité souvent invoquée. On lui savait gré d’avoir tenu tête au despote, et elle a eu son chapitre dans l’histoire de ceux qu’on appelait, un peu pompeusement, les Martyrs de la libre pensée[2]. Puis un mouvement en sens inverse s’est opéré ; elle a souffert du discrédit où sont tombées les opinions libérales et de la réaction napoléonienne. Il ne s’en faut pas de beaucoup que les panégyristes les plus ardens de Napoléon n’aient adopté le ton du maître qui, dans sa correspondance, traite tout uniment Mme de Staël de coquine, et ceux-là mêmes qui se sont targués d’impartialité ont parlé d’elle d’une façon plutôt cavalière. Ce changement de ton a mis à l’aise ceux qui, et ils sont nombreux de nos jours, se complaisent à fureter dans l’existence intime des personnes célèbres, et ils ont cru pouvoir se départir vis-à-vis d’elle de la mesure avec laquelle les écrivains de bon goût parlent en général d’une femme qui a appartenu à un certain milieu social, et qui a laissé des descendans très proches et encore vivans[3], cette femme eût-elle eu le malheur d’écrire. Les faiblesses de son cœur ont été étalées, le nombre en a été grossi, ses affections les plus pures ont été soupçonnées, et peu à peu la figure sous laquelle on avait coutume de l’envisager a été déformée et presque caricaturée. Il ne s’en faut de guère aujourd’hui qu’elle n’apparaisse comme une sorte de virago dont la politique, les lettres et l’amour auraient exclusivement rempli la vie.

Or, elle fut tout autre chose. Elle ne fut pas seulement une femme d’un grand cœur, qu’aucune conception élevée, aucun sentiment généreux et surtout aucune infortune ne laissait indifférente. Elle fut aussi une mère tendre, qui a laissé dans le cœur de ses deux enfans des souvenirs profonds d’amour filial et de reconnaissance. Elle fut une amie incomparable, fidèle, généreuse, dévouée jusqu’à souvent se compromettre elle-même[4]. Enfin elle fut une fille passionnée, entourant de soins pieux jusqu’à ses derniers jours un père à qui l’excès de son admiration enthousiaste a peut-être fait quelque tort. On trouvera le témoignage ardent de cette piété dans les lettres que je me propose de publier. Le modeste rôle d’éditeur est, à tout prendre, celui qui convient le mieux à un descendant. Aussi après avoir, en m’aidant de quelques autres documens qui sont également entre mes mains, montré de quelle vie familiale elle vécut durant les années qui s’écoulèrent depuis la Révolution jusqu’à son départ pour l’Allemagne, me bornerai-je à préciser, en les produisant au jour, les circonstances où quelques-unes de ces lettres ont été écrites et j’y entremêlerai quelques fragmens des réponses de M. Necker. La mémoire de la fille et du père ne pourra, je crois, que gagner à l’exhumation de ces feuilles jaunies par le temps. « Peut-être, comme je l’écrivais, il y a plus de trente ans, doit-on quelque chose à ceux qui vous ont précédé directement dans la vie. » J’ai, en effet, publié ici même, presque à mes débuts dans la vie littéraire, une série d’études sur le Salon de Mme Necker, et j’ai conduit depuis le presbytère de Crassier où elle prit naissance jusqu’au monument où elle fut ensevelie à Coppet celle qui fut la mère de Mme de Staël. Je me propose, dans cette seconde série d’études, de montrer M. Necker accompagné jusqu’au terme d’une vieillesse sereine et digne par la tendresse passionnée de sa fille et de le conduire jusqu’au tombeau où sa femme, dans une adjuration passionnée, l’avait supplié de réunir un jour leur dépouille. Ainsi, comme un animal sur ses fins, — tous les veneurs comprendront la comparaison, — je reviendrai à mon lancer, et en même temps, j’aurai accompli jusqu’au bout une tâche pieuse.


I

Pendant les longues années que dura la retraite de M. Necker à Coppet, Mme de Staël fut tout le temps partagée entre deux sentimens : son amour pour son père et son amour pour la France. Quand elle était à Paris, elle souffrait de sentir son père seul. Quand elle était à Coppet, elle souffrait d’être loin de Paris, car sa nature douloureuse, « ardente et triste, » comme elle se dépeignait elle-même, oscillait sans cesse d’une souffrance à une autre. À Coppet, elle se consacrait sans réserve à M. Necker.

Je lui suis entièrement dévouée, écrivait-elle à son mari[5], le matin la promenade, le soir le piquet ; ne point sortir, ne recevoir personne ; enfin plus consacrée que je ne l’étais étant fille.

Et dans une autre lettre :

Tu n’as pas idée du mouvement que je me suis donné pour être, à moi seule, une assemblée nationale entière. Je m’étourdis pour ne pas être hors d’état de montrer de la gaîté, ce qui m’arriverait si je réfléchissais à tout ce qu’il y a de pénible dans la situation de mon père et dans la mienne : l’horrible ingratitude qu’il éprouve, la difficulté de vivre à Paris, l’ennui de rester ici.

Trompé par ces apparences de gaîté, M. Necker l’appelait : Roger Bontemps. Mais la vie dans ce grand château solitaire, entre un père dont elle ne pouvait contempler la tristesse sans sentir ses yeux mouillés de larmes et une mère dont la maladie et le chagrin avaient altéré le caractère, lui paraissait d’un incurable ennui. « J’adore mon père : c’est un culte, mais l’on bâille à l’église, » ne pouvait-elle s’empêcher d’écrire Elle ne retrouvait point à Coppet ces souvenirs d’enfance qui, sur le retour de l’âge, peuvent donner un charme mélancolique à un lieu où l’on a longtemps vécu. Elle était trop jeune, trop ardente, pour se complaire dans les souvenirs. D’ailleurs, elle n’était venue qu’une fois à Coppet aux environs de dix-huit ans ; elle ne s’y était guère plu, et, témoin du goût dont M. Necker s’était pris aussitôt pour cette habitation récemment achetée par lui, elle craignait « mortellement, » comme par une sorte de pressentiment, qu’il ne voulût y passer désormais sa vie.

Qu’il me pardonne, écrivait-elle, dans un Journal qu’elle tenait alors[6]. Je n’ai pas encore fait assez provision de souvenirs pour vivre sur eux le reste de ma vie. Ce n’est point les illusions, les plaisirs qui me retiennent, mais mon cœur qui l’adore tremblerait cependant si la porte à jamais se refermait sur nous trois. Un moment encore et peut-être je le suis dans la solitude. Il m’en coûterait peut-être, mais si je le rendais plus heureux, un moment de sa joie vaut mieux que la peine de toute sa vie.

Ce moment mortellement redouté était arrivé où la porte de Coppet semblait à la veille de se refermer sur ses trois hôtes. L’agitation révolutionnaire allait croissant en France et, même pour la femme d’un ambassadeur, le séjour habituel à Paris pouvait devenir périlleux. Mais c’étaient précisément ces périls que Mme de Staël regrettait. « Ce que j’aime du bruit, disait-elle, c’est qu’il escamote la vie. » Cette solitude paraissait plus intolérable encore à ses vingt-quatre ans qu’à ses dix-huit. « On vit ici, écrivait-elle à son mari, dans une paix infernale : on frémit, on se meurt dans le néant. » Elle ne pouvait prendre son parti de cette paix, et les hautes montagnes lui semblaient « les murailles d’un cloître qui l’auraient séparée du reste du monde. » On s’est souvent étonné qu’elle ne trouvât pas quelque consolation dans la beauté de cette nature alpestre. On a écrit maintes fois que la nature n’existait pas pour elle. C’est trop dire. C’est ainsi que je trouve dans une de ses lettres à M. de Staël cette description de Chamonix :

Je viens de faire une partie de glaciers… Il n’y a rien de plus imposant au monde que la vallée de Chamonix. Cette immense mer de glace qui touche à la prairie la plus riante, ce soleil qui darde sur ces cristaux sans parvenir à les fondre, tous ces contrastes forment véritablement le plus imposant spectacle que la nature ait donné à l’homme. Il faudrait y passer un mois au lieu de deux jours, si l’on voulait tout voir comme savant, mais comme poète l’impression de l’imagination suffit.

Quelques années plus tard, écrivant à Reinhardt qui était ministre de France à Berne pour l’inviter de la part de M. Necker à venir passer quelques jours à Coppet, elle lui disait : « Nous causerons en face de notre beau lac. » Il n’est donc pas tout à fait exact d’affirmer qu’elle n’avait point d’yeux pour la nature. Quant au mot fameux qu’on lui a prêté et qu’elle n’a jamais peut-être prononcé, il s’explique de la façon la plus naturelle. L’ambassade de Suède, où s’étaient écoulées les belles années de sa jeunesse, était située rue du Bac. Lors donc qu’à un consolateur un peu lourd qui, lui montrant du balcon de Coppet le lac et les montagnes, s’étonnait qu’elle ne trouvât pas quelque plaisir à les contempler, elle aurait répondu avec vivacité : « J’aime mieux le ruisseau de la rue du Bac, » c’était une manière piquante de dire qu’elle aimait mieux son hôtel de Paris que son château de Coppet, et il est certain qu’elle était beaucoup plus faite pour la vie de salon que pour « la vie champêtre et paisible, » dont les circonstances l’avaient, ainsi qu’elle le disait elle-même, « affublée. »

Ce qui est vrai, c’est qu’avec sa nature perpétuellement vibrante, qui ressentait toute chose avec exagération, elle était plutôt portée, par un sentiment que quelques mélancoliques comprendront, à trouver dans la contemplation de la nature un redoublement de souffrance. Elle lui reprochait son impassibilité en présence de nos douleurs et se plaignait du contraste entre les agitations de l’homme et le calme des choses. C’est à cette époque de sa vie qu’elle composait en vers, à la manière du temps, une Épitre sur le malheur au début de laquelle, après avoir adressé une apostrophe à l’ « heureuse Helvétie : »


De la tranquille paix ô dernière patrie,

après avoir, dans quelques vers assez faibles, décrit le lac et les montagnes qui


Peignent leur cime auguste au milieu de ses eaux,


elle ajoute ceux-ci, qui ne sont pas sans quelque profondeur :


Quoi, disais-je, ce calme où se plaît la nature
Ne peut-il pénétrer dans mon cœur agité.
Et l’homme seul, en proie aux peines qu’il endure,
De l’ordre général serait-il excepté ?


Bien des années après, elle a traduit, dans une meilleure prose, ce sentiment, lorsque, dans les Considérations sur la Révolution française, elle raconte les longues promenades que, durant la domination de Robespierre, elle faisait avec son père sur les bords du lac de Genève. « Ce qui nous frappait le plus, dit-elle, c’était le contraste de l’admirable nature dont nous étions environnés, du soleil éclatant de la fin de juin, avec le désespoir de l’homme, ce prince de la terre qui aurait voulu lui faire porter son propre deuil, » et elle convient qu’elle reprochait au « soleil et aux fleurs d’éclairer et de parfumer l’air en présence de tant de forfaits. » Ainsi elle partageait par avance les griefs que Vigny devait traduire un jour dans des vers célèbres contre la « froide nature, » lorsqu’il l’accuse de n’être pas une mère, mais une tombe, et elle lui reprochait, comme plus tard Leconte de Liste, « sa gloire indifférente, »


Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir.


Mais il n’y a point de griefs là où il n’y a point un fonds d’amour, et Mme de Staël n’était pas aussi insensible à la nature qu’on l’a prétendu. Lorsqu’elle disait qu’elle n’aurait pas ouvert sa fenêtre pour voir la baie de Naples et qu’elle aurait fait cent lieues pour causer avec un homme d’esprit qu’elle ne connaîtrait pas, elle donnait, ainsi que cela lui arrivait souvent, une forme excessive et paradoxale à sa pensée et se calomniait un peu elle-même.

Ce qui contribuait à rendre les séjours en Suisse pénibles pour Mme de Staël, c’est qu’elle n’aimait pas son « honorable patrie, » ainsi qu’elle disait en raillant. Elle l’accusait de vivre « en pleine stupidité. » Il faut le lui pardonner, La Suisse ne fut jamais pour elle qu’un lieu d’exil et il suffisait à sa nature indépendante qu’un séjour lui fût imposé pour qu’elle le prît en aversion. Aussi ne sût-elle jamais apprécier, comme ceux qui y ont fait de fréquens séjours depuis leur jeunesse, le charme un peu austère de Genève, surtout de la Genève d’autrefois, moins riante que celle d’aujourd’hui. Toujours elle répudia son origine suisse, comme si elle avait eu le pressentiment qu’un jour, à propos de ses opinions ou de son style, on lui jetterait à la tête cette qualification, à mon sens, peu fondée, car il est difficile d’être moins Suisse que l’auteur de Corinne. Toujours elle s’efforça d’établir, en s’appuyant sur des argumens juridiques un peu faibles, qu’elle était Française. Parfois elle acceptait, quand elle en reconnaissait l’intérêt pour elle ou pour ses enfans, d’être considérée comme Suédoise, « citoyenne d’Ostrogothie, du Pôle Nord si tu veux, » écrivait-elle à son mari ; mais ce qu’elle ne voulut jamais admettre c’est qu’elle fût Genevoise.

Ce n’est pas qu’elle n’eût contracté à Genève des relations d’amitié qui lui furent toujours précieuses, entre autres avec sa cousine Mme Rilliet-Huber qui fut la compagne de sa jeunesse, que nous retrouverons au lit de mort de M. Necker et dont les archives de Coppet contiennent de jolies lettres, et surtout avec sa cousine Mme Necker de Saussure, la fille du grand physicien qui avait épousé un neveu de M. Necker et dont elle disait si joliment : « ma cousine a tout l’esprit qu’on me prête et toutes les vertus que je n’ai pas[7]. » Ce n’est pas qu’elle ne rendit justice au mérite particulier de certains Genevois. Lorsque M. de Saussure fut ruiné et banni par les dissentions intestines de la République de Genève, elle se dépensa en efforts pour lui assurer, soit en France, soit en Suède, une situation honorable. Elle était en relation et en correspondance avec Pictet de Rochemont, un des personnages les plus considérables de la République, qui devait la représenter un jour au Congrès de Vienne et obtenir la consécration de son indépendance. Sismondi, Genevois d’origine, devint, quelques années plus tard, un des familiers de Coppet. À une époque postérieure, elle reconnaissait que Genève contenait beaucoup de gens distingues et, dans une lettre à la duchesse de Duras, elle expliquait la fréquence de ce qu’elle appelait les « vapeurs nerveuses » dans cette ville en disant « qu’il y avait plus d’esprit que d’espace pour le nourrir, » mais jamais elle n’admit que Genève pût devenir le théâtre habituel de sa vie. Il y avait entre sa vivacité, sa pétulance et les manières, un peu froides et compassées, des Genevois et des Genevoises d’alors un trop grand contraste pour qu’à Genève même, elle fût jamais très bien vue. Elle l’avait senti et elle en avait souffert dès le premier hiver qu’elle y avait passé, après l’arrivée de M. Necker à Coppet.

Genève, à cette époque, était encore gouvernée par les familles de cette aristocratie bourgeoise dont les membres composaient le conseil qu’on appelait : les Deux-Cents. Ses opinions libérales, démocratiques, comme on disait alors, lavaient rendue suspecte aux yeux de ces familles. Aussi écrivait-elle à son mari :

Ne dis pas que je n’aime pas Genève ; il faut y plaire pendant qu’on y est, et hier, dans un bal chez Mme de Montesson, j’ai pas mal suivi ce précepte. Au reste, ce qu’il faut ici, c’est se montrer très aristocrate. Les Genevois, les Bernois et les Français réfugiés sont d’une exaltation inimaginable à cet égard ; je crois que je redeviendrais presque Jacobine si le ressentiment de leur indigne conduite vis-à-vis de mon père pouvait s’oublier.

Et dans une autre lettre, datée de Genève même :

La ville entière nous passe en revue et je connais maintenant presque tous tes nouveaux concitoyens[8]. On me traite avec beaucoup de bonté ; on s’apprête à me faire danser le 18 chez Mme de Saussure, et le 31 chez Mme Rilliet-Necker, mais, si tu veux me promettre le secret le plus absolu, je t’avouerai que la société des Genevois m’est insupportable. Leur amour de l’égalité n’est que le désir d’abaisser tout le monde, leur liberté est de l’insolence, et leurs bonnes mœurs de l’ennui. D’ailleurs, les petites villes ne conviennent pas à des personnes un peu hors de la ligne ordinaire ; chaque mot qu’elles disent est l’événement de toutes les sociétés ; je suis sûre qu’entre mon père et moi nous occupons Genève comme l’Assemblée nationale à Paris. Cela m’est insupportable ; le bruit sans gloire n’est qu’importun. Ma cousine me plaît assez cependant, c’est la seule femme que je voie de suite. Les enfans dans leur enfance, voilà le grand charme de ce pays-ci, car, dès que les fils grandissent, quelle carrière peut-on leur ouvrir ? La dignité de syndic ne m’a point encore éblouie, et je te prie de n’y pas destiner Auguste[9]. Les Français, à quelques-uns près, sont très mal pour nous, et c’est un des inconvéniens de ce séjour. Coppet était plus digne et moins fécond en histoires ou romans.

La contagion de la France et de Paris ne devait pas tarder à gagner l’aristocratique Genève. En 1793, l’antique constitution genevoise fut suspendue ; durant deux années, la ville fut livrée à l’anarchie et en proie à la tyrannie de ceux qu’on appelait les Égaliseurs. Tout comme à Paris, emprisonnemens arbitraires, exécutions, massacres se succédaient. C’était une petite Terreur. On peut penser que ce changement de scène ne réconcilia pas Mme de Staël avec la Suisse. Au mois d’août 1794, elle écrivait :

Ces infâmes Genevois assassinent à la française ; cette singerie de tigre mérite le mépris comme complément de la haine ; mon pauvre oncle[10] n’est point encore relâché et, tous les jours, ils désignent une nouvelle victime. On nous rassure sur lui, mais est-ce que le crime de la démocratie peut avoir des degrés ?

Et encore l’année suivante :

Genève est fort troublée. On y prend tout à fait la cruauté française sans pouvoir y réunir cette sorte de grandeur farouche qui semble en diminuer l’horreur. J’ai été faire un voyage à Lausanne avec Mathieu[11]. {{M.|d’Erlach[12] m’a écrit que le Conseil secret en était tout essoufflé. Que dis-tu d’un pays où il faut se constituer prisonnière ? Voltaire disait que c’était le dernier des théâtres et le premier des tombeaux. Je n’ai jusques à présent le sentiment que de la deuxième partie de ce mot. Je sens la mort avec toute ma vie.

Ce qui achevait, d’autre part, de rendre pénible pour Mme de Staël le séjour du pays de Vaud, c’étaient les sentimens que témoignait à son père et à elle-même le petit groupe des Français qui y avaient cherché un refuge. Dès les derniers mois de l’année 1789, un certain nombre d’émigrés étaient venus s’établir à Lausanne et ils firent pendant plusieurs années de cette ville leur résidence habituelle. Ils n’étaient point animés de sentimens aussi belliqueux que ceux de Turin et de Coblentz. Ils ne brûlaient point de prendre les armes et de se joindre aux envahisseurs de la France. C’étaient plutôt des gens tranquilles qui, après avoir vécu quelques années dans l’attente d’une rentrée prochaine, s’étaient peu à peu résignés à leur sort et prenaient la vie assez doucement. « Lausanne était, dit l’auteur d’Un homme d’autrefois, dans les derniers jours de 1792, le rendez-vous de toute une société de femmes, venues là pour laisser passer la giboulée, — c’est ainsi qu’on appelait la Révolution, — et de vieux gentilshommes que leurs infirmités ou leurs cheveux blancs avaient fait remercier par les Princes. Sans souci de l’avenir, dont M. de Brunswick avait la charge, tout ce monde faisait gaiement, comme disait la marquise de Costa, son cours de mal-être, trouvant plaisant d’être pauvre et se consolant de tout par une épigramme[13]. »

C’est à leur propos que Benjamin Constant écrivait : « J’ai diné avec quelques-uns de ces pauvres fugitifs qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour me consoler de leurs malheurs. C’est un secret qu’ils ont tous et dont ils font grand usage[14]. » Tous n’avaient pas cependant l’humeur également aimable. C’est ainsi que l’un d’eux, serrant la main au même Benjamin Constant, lui disait : « Ah ! monsieur, si j’étais grand prévôt en France, je ferais exécuter 800 000 âmes[15]. » C’est qu’ils se divisaient en deux groupes, comme autrefois la noblesse à l’Assemblée Nationale : l’un, celui des constitutionnels, l’autre qu’on appelait dans la langue du temps les aristocrates, bien que ce groupe ne comptât pas dans ses rangs beaucoup plus de grands seigneurs que celui des constitutionnels. Le groupe des constitutionnels comprenait, en effet, les plus grands noms de France : ainsi la comtesse de Tessé, née Noailles, qui disait plus tard qu’elle voudrait être reine pour pouvoir commander à Mme de Staël de venir causer avec elle tous les jours ; ainsi Narbonne, Adrien de Laval, le cousin de Mathieu de Montmorency, et Mathieu de Montmorency lui-même, quand il cessa d’être obligé de se cacher, sous un nom suédois, dans une petite maison que Mme de Staël avait louée pour quelque temps, aux environs de Lausanne et qu’elle appelait en plaisantant son château de Mézery. On y comptait encore des couples irréguliers dont l’intimité affichée ne scandalisait point la morale indulgente du temps et qu’une fidélité, conservée au travers des épreuves, rendait presque respectable : ainsi la comtesse de la Châtre et son ami Jaucourt, qu’elle devait bientôt épouser ; ainsi la princesse d’Hénin et son ami Lally-Tollendal, le fils de l’infortuné Lally, autrefois si injustement exécute, qu’on appelait, à cause de son embonpoint, le plus gras des hommes sensibles, mais qui, à ce moment, s’inquiétait beaucoup de maigrir.

Je soigne du fond de mon cœur, écrivait Mme de Staël à son mari, la tête de ce pauvre M. de Lally ; mais imagine qu’il est tellement attaqué de vapeurs qu’il se croit sans cesse à la veille de mourir avec un visage de prospérité. Il me montre des mains beaucoup moins maigres que les miennes et s’écrie : « Vous voyez que je me meurs. »

Les constitutionnels ne frayaient point avec les aristocrates, qui les traitaient de renégats. Mais ils étaient en relations cordiales avec Coppet. Parfois Mme de Staël, bravant ce qu’elle appelait « la tempête aristocratique, » allait lestement dîner ou souper avec eux à Lausanne, et revenait dans la nuit. Mais ces visites se renouvelant de plus en plus fréquemment, le gouvernement aristocratique de Berne, sous l’autorité assez tyrannique duquel vivait le pays de Vaud, finit par en prendre ombrage. Le bailli de Lausanne était chargé de signifier à Mme de Staël « que la prudence exigeait qu’on s’abstint de ces conventicules, quelque insignifians qu’ils pussent paraître et qu’on s’exposerait à paraître suspects en les continuant[16]. » Cette surveillance exercée sur ses moindres actes contribuait à exaspérer Mme de Staël et à accroître l’horreur qu’elle avouait ressentir pour un pays tyrannique où elle ne pouvait rendre visite à ses amis sans les compromettre et se compromettre elle-même. Lorsqu’elle n’y tenait plus et que l’ennui la « pénétrait jusqu’aux os, » elle poussait une pointe un peu plus loin jusqu’au château de Grenge, dans le canton de Berne, où il y avait aussi une petite colonie d’émigrés. Mais, ne voulant pas laisser trop longtemps son père seul, elle se hâtait de revenir à Coppet où ses amis les constitutionnels venaient lui rendre visite à leur tour. M. Necker recevait ces visiteurs avec une bonne grâce un peu solennelle. Au fur et à mesure qu’il avançait en âge, ses manières, son langage, et jusqu’à sa toilette, faisaient de lui, surtout pour les plus jeunes, un objet de curiosité. Voici comme, dans son spirituel Mémorial[17], en parle Norvins, alors âgé de vingt-cinq ans :

Jamais je n’avais vu un être humain qui lui ressemblât. Son visage pyramidal se terminait à la base par un véritable fanon et, à son sommet, par une étrange coiffure dont les boucles étaient placées plus haut que ses sourcils[18]. M. Necker avait d’ailleurs un ensemble si imposant, si magistral, sa parole était si grave, sa physionomie avait quelque chose de si arrêté, qu’il me parut tout de suite également absurde d’aimer ou de haïr un être aussi matériellement impassible et invulnérable… qui, né protestant, était parti d’un comptoir de banque pour être trois fois ministre du Roi Très-Chrétien, deux fois l’idole de la nation et qui, cependant, complètement indifférent au souvenir de ses grandeurs, se renfermait à la campagne, entre l’étude, l’amour de sa famille et de ses petits-enfans et la religion de son veuvage.

La grande attirance à Coppet était cependant Mme de Staël elle-même, sa conversation étincelante, et le contraste entre la froideur un peu compassée du père et la pétulance de la fille devait, dans ces réunions entre débris de l’ancienne société et futurs témoins de la nouvelle, comme Norvins, qui fut préfet de l’Empire et vécut jusqu’en 1832, ajouter du piquant à l’éclat.

Mme de Staël, continue Norvins, nous permettait d’assister à sa toilette où elle causait environ deux bonnes heures, en dérangeant toujours tout ce que sa femme de chambre refaisait sans cesse à sa coiffure, quand, dans l’abandon de la conversation, la tête de sa maîtresse ne lui échappait pas tout à fait. Nous étions admis aussi à venir causer prés de son lit, où, adossée à un grand oreiller, elle s’amusait, en vous parlant, à faire rouler dans la plus belle main du monde soit un papier blanc en forme d’allegrador, soit une petite branche d’arbuste[19]. Ce mouvement gracieux et souvent expressif, suivant l’intérêt qu’elle imprimait ou qu’elle accordait à la causerie, faisait ressortir à chaque instant la perfection de son bras et parfois dégageait aussi un très beau cou qu’également elle songeait peu à dérober au regard, tant elle était sûre, et elle avait presque raison, qu’on était près d’elle pour l’écouter et non pour le voir. En cela, elle se traitait trop rigoureusement, car, de plus, elle avait des yeux d’une beauté et d’une expression incomparables… C’étaient ces causeries d’intimité, ces conversations de salon, si imprévues, si brillantes, souvent sublimes et supérieures, je ne crains pas de le dire, à ce qu’elle écrit, qu’il eût été bien précieux de transmettre à la postérité. Car vraiment, écrire était pour elle une sorte d’abaissement de cette nature dont la parole, ainsi qu’une harmonie de l’air et du ciel, était la véritable essence. Mais, comme elle pensait toujours et qu’il n’eût servi à rien si elle eût parlé sans témoin, elle se résignait à écrire et alors elle se traduisait.

Quant aux aristocrates de Lausanne, ils trouvaient commode de tenir M. Necker pour le principal, sinon pour l’unique auteur de la Révolution, ce qui leur permettait de méconnaître leur propre responsabilité. Aussi nourrissaient-ils contre lui et contre Mme de Staël des rancunes et des passions dont les Mémoires, récemment publiés, du comte d’Espinchal peuvent donner une idée. Le comte d’Espinchal, au cours de ses nombreuses pérégrinations à travers le monde des émigrés, de Turin à Coblentz, séjourna quelque temps sur les bords du lac de Genève. Voici comment il raconte la rencontre qu’il fit inopinément de M. Necker[20].

Après avoir satisfait ma curiosité dans le temple de Coppet, je continuai ma route, conduisant mes chevaux, jouissant de la beauté de la soirée et des agrémens que procure ce délicieux chemin. Une voiture à quatre chevaux et des gens vêtus de vert me firent reconnaître le seigneur de Coppet revenant de la promenade. Je ne puis exprimer l’horreur que je ressentis à la vue de ce scélérat dont les crimes se retracèrent sur-le-champ à mon imagination. Je vis sous mes yeux l’auteur des maux de ma patrie, le destructeur de ma fortune, le bourreau de mon Roi, qui avait eu la faiblesse de lui donner sa confiance et dont la perte est inévitable[21]. Le mouvement d’horreur qu’il m’occasionna fut si marqué que j’eus après une petite jouissance d’imaginer qu’il s’en était aperçu et qu’il m’avait reconnu. Si le ciel est juste, pourquoi permet-il qu’un aussi grand coupable jouisse tranquillement ainsi qu’un honnête homme de là vue de ce site enchanteur et du beau lac de Genève ? Mais abandonnons ce monstre à ses remords.

Quelques pages plus loin, il traite Mme de Staël d’« atroce ambassadrice » et de « guenon genevoise. » On comprend que, lorsqu’elle allait rendre visite à ses amis les constitutionnels, la crainte de faire des rencontres comme celle de ce d’Espinchal lui gâtât quelque peu le plaisir, et qu’elle appelât Lausanne « une ville hérissée de Français. »


II

Entre Coppet où elle bâillait, Genève où elle se déplaisait, Lausanne où elle se sentait mal vue, ces longs séjours loin de Paris paraissaient difficilement supportables à Mme de Staël. Force lui fut cependant de passer à Coppet un peu plus de deux années consécutives. Elle avait quitté Paris le plus tard qu’il lui avait été possible, la veille des massacres de Septembre, après avoir employé les derniers jours passés par elle à l’ambassade de Suède à sauver quelques amis proscrits, entre autres le propre frère de Norvins qui, à cette occasion, rend témoignage dans son Mémorial « au courage et au dévouement déployés par elle. »

Sachant, dit-il, son prochain départ, l’on courait chez elle la nuit pour la prier de donner ou faire donner aux absens des nouvelles des personnes qui leur étaient chères… Tout ce qui restait à Paris de l’ancienne société s’était instinctivement adressé à Coppet de Staël et, dès son retour en Suisse, on courait chez elle de toute part, pour connaître le sort de ses parens et de ses amis. Ainsi il y avait presse chez elle au départ et à l’arrivée. Sa mémoire vraiment surnaturelle remplaçait vraiment la correspondance la plus détaillée. Aussi, qu’on me passe le mot, c’était bien par cœur qu’elle avait appris et retenu tous les malheurs de nos familles. De la vie passée qui eût pu lui rappeler ceux dont elle devait consoler l’absence, elle n’avait rien oublié.

Mme de Staël demeura en Suisse jusqu’au commencement de l’année 1795. Ces deux années et demie comptaient pour elle parmi les plus pénibles de sa vie. C’est qu’elle désespérait de la France qu’elle croyait à jamais fermée pour elle dans l’avenir. Aussi ses lettres sont-elles pleines de cris d’indignation et de douleur. Par momens, elle semble oublier combien elle avait aimé sa patrie d’adoption :

Mon horreur pour la France s’accroît chaque jour, écrit-elle à son mari alors en Suède. Sais-tu le nom des victimes, M. de Malesherbes, Mme du Châtelet. Mme de Gramont, toute la famille de M. de Malesherbes, des personnes de dix-huit à vingt ans. Ah ! les monstres l’L’histoire n’a jamais rien offert qui puisse être approché de leurs crimes.

Et dans une autre lettre :

Voilà la campagne finie pour les coalisés et ces atroces Français feront peut-être beaucoup plus que de se défendre. As-tu vu les effroyables listes de leurs crimes ; c’est à présent quatre-vingt-dix ou cent personnes par jour qu’ils immolent : la duchesse de Biron, le maréchal et la maréchale de Mouchy. Ah ! si les rois, au lieu de faire de cette guerre une coalition royale, avaient seulement demandé la croisade des hommes contre les tigres, qui aurait pu s’y refuser ?

Elle n’entretient aucune illusion sur les résultats de cette croisade et son indignation n’altère point la perspicacité de son jugement. « On ne viendra jamais à bout des Français. Ce n’est pas de la liberté assurément, mais le peuple lui donne ce nom et le fanatisme est au moins aussi grand pour les fausses religions que pour les vraies. » L’avenir lui paraît aussi noir que le présent. « Les Jacobins sont atroces ; le régime qui leur succédera sera absurde et je ne vois que des peines diverses à supporter. » Aussi semble-t-elle par momens se résigner à vivre désormais ailleurs qu’en France : en Angleterre, en Italie, dans le Holstein, aux États-Unis même, où plusieurs de ses amis ont trouvé un refuge, peu lui importe, pourvu qu’elle puisse trouver « un lieu tranquille où les personnes qui s’aiment et qui ont une opinion semblable, ce qu’il faut compter pour beaucoup dans les temps de fanatisme, puissent en paix se réunir. » Par momens aussi elle aime à se forger, dans quelque pays lointain, un rêve de félicité tant soit peu idyllique :

Un beau climat, de la musique, une douce réunion, voilà les seuls biens dont la France ne m’ait pas désenchantée. Il ne reste plus, même dans les autres pays, ni rang, ni gloire, ni dignité. Ce gouffre a tout englouti.

Les circonstances ne devaient jamais lui permettre de réaliser ce rêve, dont, à l’user, elle se serait sans doute bien vite dégoûtée. Mme Necker mourut au mois de mai 1794. J’ai raconté ici même sa fin pathétique. Les rapports de Mme de Staël avec sa mère avaient toujours été difficiles et, durant les derniers temps de la vie de Mme Necker, le caractère de celle-ci, un peu aigri par la souffrance, ne les avait pas rendus meilleurs. Mme de Staël n’en fut pas moins profondément émue par cette perte. Toujours la mort avait fait sur elle une vive impression.

L’oubli de la mort, disait-elle, est la plus grande merveille de la vie ; on ne conçoit pas comment on est distrait d’une telle pensée pour les autres ou pour soi-même. Le pouvoir est cependant un des plus grands bienfaits de la Providence et une des causes finales les plus marquées.

Voyant approcher les derniers jours de sa mère, il s’en fallait de peu qu’elle ne se reprochât des torts qui, assurément, n’étaient pas tous de son côté.

La mort, écrivait-elle trois mois auparavant à son mari, est une chose affreuse, quel que soit le passé, et je ne sais même pas si, à cette époque terrible, on ne se croit pas tous les torts.

Enfin le moment fatal arriva :

Hélas ! mon cher ami, je ne croyais pas avoir à l’annoncer sitôt la mort de ma pauvre mère ! ce matin elle est expirée dans les bras de mon père. Il est malheureux et courageux. Je vais le soigner de toutes mes forces ; mais je sais, hélas ! combien il a de peine à aimer tout ce qui n’est pas elle. Jusqu’à ton arrivée, mes plus tendres soins lui seront prodigués. Alors nous ferons des plans pour l’avenir.

Elle espérait, en effet, qu’elle pourrait arracher son père a la Suisse. Mais elle ne tarda pas à se convaincre que M. Necker, qui garda trois mois à Beaulieu le cercueil de sa femme en attendant que le petit monument funèbre qu’il faisait construire pour elle à Coppet fût élevé, ne consentirait pas à s’éloigner de la demeure dernière où il la déposerait et où il voulait être réuni à elle un jour.

Il attache, écrit-elle, au tombeau de ma mère le même genre de superstition et d’empire qu’elle avait elle-même pendant sa vie. J’espère qu’il s’entourera de manière à être heureux en Suisse, puisqu’il paraît vouloir s’y fixer à jamais.

Aussi, bien que, peu de temps auparavant, exaspérée par les persécutions dirigées contre elle à propos de ses amis Mathieu et Jaucourt, elle eût déclaré à son mari que, s’il voulait qu’elle vécût, il fallait la sortir de cet enfer, et que, sans hésiter un moment, elle préférerait la mort, « oui la mort, à un an de plus, » bien qu’elle continuât de désirer l’Italie, l’Amérique, « un autre monde pour être plus loin de celui-ci, » elle se résignait à demeurer auprès de son père, et ne cherchait plus à tromper son désespoir et son oisiveté qu’en continuant, comme je l’ai également raconté, à faire évader de Paris et de France, pour leur procurer un asile en Suisse, les amis qui lui étaient demeurés chers[22].

Lorsque le régime sanguinaire de la Terreur prend fin par la mort de Robespierre, son cœur renaît cependant peu à peu à l’espoir. Au premier moment, la réaction thermidorienne lui avait inspiré peu de confiance, « La nouvelle révolution qui vient d’arriver en France, écrivait-elle, a mis des scélérats pour leur intérêt à la place d’un scélérat par le pur amour du crime. » Mais, peu à peu, elle reprend confiance ; elle fait des vœux pour le triomphe de la Convention contre les mouvemens populaires ; mais, contre les factions et contre les hommes sanguinaires qui l’ont si longtemps dominée, elle a soif d’une vengeance qui ne serait que de la justice. Bientôt elle fera aussi des vœux pour les armées françaises aux prises avec les armées autrichiennes ou russes. « Je suis Française, ah ! Française, écrira-t-elle à Pictet de Rochemont, comme toute l’armée de Joubert et de Masséna[23]. » Aussi ce ne sont plus des cris d’indignation, ce sont des cris d’amour qu’on trouve dans ses lettres. « Ah ! la France, la France, s’écrie-t-elle. Combien mes vœux sa tournent vers elle ! » Et dans une autre lettre : « Ah ! la France ! la France ! Combien elle vaut mieux que ceci, que tout. » C’est là que désormais elle veut « vivre et mourir. » C’est, dit-elle, « mon refrain. » Aussi, au commencement de l’année 1795, a-t-elle hâte de rejoindre, à Paris, son mari qui venait, par ordre du régent de Suède, le duc de Sudermanie, de reconnaître la République française. Mais, pour s’être mêlée un peu plus peut-être qu’il n’était sage et prudent pour la femme d’un ambassadeur aux affaires publiques, au moment où les passions sanguinaires étaient à peine apaisées et où les esprits étaient encore profondément troublés, elle éprouva quelques désagrémens. « Cette femme de génie, dit avec raison Vandal, dans son admirable histoire de l’Avènement de Bonaparte, eut toujours la passion et la faiblesse de se mêler aux affaires publiques et de s’y jeter avec tout son éclat. » Aussi fut-elle, en pleine séance de la Convention, de la part de l’ancien boucher Legendre, l’objet d’une attaque grossière, à la suite de laquelle fut pris contre elle un arrêté d’expulsion que l’ambassadeur de Suède eut beaucoup de peine à faire rapporter. Le Directoire ayant succédé à la Convention, elle eut également maille à partir avec ce nouveau pouvoir. Elle avait rouvert son salon dont elle voulait faire un centre d’influence. Craignant la réaction des aristocrates, elle faisait des vœux pour la République, mais elle la voulait modérée, libérale, tolérante, et, pour assurer des appuis à ce régime tel qu’elle le comprenait, elle s’efforçait, dans des réunions qu’elle tenait à l’ambassade chaque décadi, de rapprocher des républicains modérés ses anciens amis, les constitutionnels revenus de l’émigration. Ces réunions et ces efforts suscitèrent les ombrages du Directoire, et elle apprit qu’elle était menacée d’être portée sur une liste d’étrangers et d’étrangères que le Directoire réclamait le droit de déporter sans jugement. Contre cette qualification d’étrangère et contre la mesure arbitraire dont elle était menacée, elle protestait par avance avec énergie, dans un Mémoire juridique adressé au Directoire et dont le brouillon est demeuré dans les archives de Coppet[24]. Dans ce Mémoire, elle faisait valoir que, d’après les lois récentes, née en France, y ayant toujours résidé, elle était Française, que son mariage n’avait pu lui faire perdre cette qualité, et que les femmes des étrangers amis de la France et reçus dans son sein ne devaient pas perdre le droit imprescriptible de leur naissance.

D’ailleurs, ajoutait le Mémoire, qu’on leur donne ou non le titre de citoyennes, des femmes françaises, des êtres quels qu’ils soient, nés et résidant en France, qui ne connaissent point d’autre patrie, qui parlent la même langue, qui ont besoin du même air, qui sont faits aux mêmes habitudes, qui éprouvent en un mot tout ce qui constitue le patriotisme, tout ce qui lie au sol qui nous a vu naître, ne peuvent être mis pour ainsi dire hors la loi et exposés à subir arbitrairement et sans jugement la peine de la déportation, cette peine si grave qu’on l’a trouvée suffisante pour Collot d’Herbois et Billaud-Varennes.

Mme de Staël accompagnait ce Mémoire, à la rédaction duquel il est manifeste qu’elle avait contribué, d’une lettre « au citoyen ministre de la Justice, » où elle revenait sur ces argumens et qu’elle terminait ainsi :

En insistant sur mon droit, citoyen ministre, je suis loin de penser que j’eusse rien à craindre des dispositions du Directoire ; je crois que mes opinions sont assez connues pour que je n’aie rien à craindre personnellement des vrais amis de la liberté ; je sais d’ailleurs que mon état de grossesse me met à l’abri, par toutes les lois de l’humanité comme par toutes les lois de France, d’aucun acte de rigueur ; mais vous trouverez sans doute, citoyen ministre, qu’il est dans l’esprit républicain de chercher avant tout l’appui de la loi et de recourir toujours à son égide.

Malgré ses protestations, Mme de Staël n’en dut pas moins, sans être victime d’une mesure de déportation, passer de nouveau à Coppet toute l’année 1796 dans un demi-exil. Au cours de cette année, elle eut encore le désagrément d’apprendre qu’elle avait été portée, par le Commissaire exécutif de la République dans le département de l’Ain, sur une liste de personnes dont l’arrestation était prescrite, si elles pénétraient en France, liste où figuraient en majorité des faussaires et des malfaiteurs. Son indignation s’accrut encore lorsque, quelques jours après, elle apprit que c’était sur l’ordre même du ministre de la Police que son nom avait été porté sur cette liste. Qu’aurait-elle dit et senti si elle avait su que non seulement le Directoire entretenait à Versoix[25] un agent secret, chargé de la surveiller, mais que le résident de France à Genève, Desportes, la faisait espionner par un certain Monachon, réfugié français, qu’elle recevait à Coppet avec sa bonté habituelle et qui était chargé de rendre compte de ses propos. Révoltée d’être ainsi traitée, alors qu’elle n’avait pas cessé « d’aimer la République et de la servir par tous les moyens, » elle écrit lettres sur lettres à M. de Staël pour le sommer de faire retirer cet ordre injurieux. La première est d’un ton presque violent :

Il est nécessaire que mon prompt voyage à Paris détruise l’effet que produit dans ce pays une telle nouvelle. Je pense donc que non seulement vous m’y autoriserez, mais que vous l’exigerez pour votre honneur. Quand ma présence devrait compromettre vos intérêts, la moitié de ma fortune est à vos ordres dans tous les temps pour réparer le sacrifice que vous faites à notre honneur commun et je ne croirai pas encore assez vous témoigner la reconnaissance que je vous devrai. J’espère que, dans toutes les situations, mes soins vous rendront la vie heureuse, mais si vous hésitiez, je vous demanderais à l’instant même de ne plus vous faire le tort de porter un nom que vous ne voudriez pas protéger.

La seconde lettre est d’un ton plus rassis :

Il importe à ton honneur et au mien que j’aille au plus tôt en France. Puisque tu n’es pas parti, je te demande de retarder, dussé-je ne rester qu’un mois et revenir ensuite avec toi. Cela suffirait pour détruire ces bruits absurdes. C’est la première fois que je t’ai demandé quelque chose avec cette insistance, que j’y ai attaché la destinée de notre vie. Enfin je te demande ce service comme le plus grand possible, comme celui dont le refus me blesserait le plus sensiblement. Tu sais combien j’ai l’âme susceptible d’impressions violentes. Je ne mets à rien plus de prix qu’à repousser le genre de triomphe que des ennemis aristocrates se plaisent à tirer de ma situation présente. S’il existait une chose qui intéresse autant ta situation et ton honneur, aucun sacrifice ne m’empêcherait d’y acquiescer. Je te demande la même chose cette fois au nom de tes enfans, au nom du sentiment que tu as eu pour moi, enfin au nom de tout ce qui peut nous lier ensemble pendant le cours de notre vie.

Elle finit par s’adoucir tout à fait en apprenant que, grâce aux efforts de son mari, qui lui annonçait en même temps sa prochaine arrivée, cet ordre injurieux allait être rétracté :

Je te remercie, mon cher ami, d’une conduite que je me plais à devoir à ton sentiment, mais que ta dignité et ton existence rendent également nécessaires. Quant à moi, j’aimerais mieux mourir que de reculer d’une ligne, mais je suis prête à venir à Paris si tout n’est pas rétracté… J’espère encore que ce billet sera inutile et que je t’embrasserai avec autant de reconnaissance que de tendresse.

L’ordre fut rétracté en effet, et Desportes s’efforça de persuader Mme de Staël qu’il y avait eu erreur de nom et que son inscription sur la fâcheuse liste avait été motivée par la présence à Genève d’une intrigante appelée Mme de Stales, à laquelle le prince de Monaco avait écrit une lettre, et qui était considérée comme une intermédiaire de la correspondance entre émigrés.

On était au printemps de 1796, Mme de Staël n’en demeura pas moins toute l’année à Coppet Elle continua, comme elle avait fait les années précédentes, de chercher dans le travail une occupation et une distraction. Déjà en 1791, elle avait écrit une tragédie. Le héros en était l’infortuné Montmorency, la victime de Richelieu, auquel elle trouvait, il serait assez difficile de dire pourquoi, une certaine ressemblance avec son père. C’était, elle-même en convenait, à M. Necker qu’elle pensait lorsqu’elle écrivait ces vers :

Dans les temps orageux qui, lassant les excès
Des partis opposés déteste les forfaits,
D’aucune passion ne secondant la rage,
Se perd dans les efforts de ce double courage…

Dans cette tragédie, elle peignait la fidélité et le courage de l’épouse de Montmorency. Dans une tragédie précédente, Jane Grey, imprimée à un petit nombre d’exemplaires et réunie depuis à la collection de ses œuvres, elle avait célébré également l’amour de Jane Grey pour son époux, Dudley. « J’ai assez chanté l’amour conjugal, écrivait-elle plaisamment à son mari. J’en suis l’Homère, mais ne va pas croire que je ne peins ce sentiment que par l’imagination. » Je crois néanmoins rendre service à sa mémoire en laissant ce poème conjugal dormir dans les archives de Coppet où l’on aurait pu laisser aussi dormir Jane Grey. Les années suivantes lui furent trop douloureuses pour qu’elle continuât ses essais en ce genre. « Je voudrais, observait-elle avec raison, commencer une tragédie, mais je suis trop triste pour cela. C’est singulier à dire, mais, pour peindre la douleur, il faut n’être que mélancolique, et mon âme est profondément affligée du présent et de l’avenir. »


En 1793, de même que M. Necker avait protesté contre le procès du Roi, elle avait lancé une éloquente protestation contre le procès intenté à la Reine, sans s’inquiéter des conséquences qui auraient pu de nouveau en résulter pour elle comme pour M, Necker. En 1794, elle avait adressé à M. Pitt et aux Français des Réflexions sur la Paix, qu’elle n’avait pas signées de son nom, et elle n’était pas médiocrement fière que Fox, en pleine séance du Parlement anglais, eût cité cette brochure comme « l’œuvre d’un homme très distingué. » En 1796, elle publiait en même temps à Paris et à Lausanne son traité De l’influence des passions sur le bonheur des nations et des individus. Ainsi elle trompait son incessant besoin d’activité intellectuelle et politique sans parvenir cependant à prendre son parti de cette existence de recluse. C’était toujours à Paris qu’elle aspirait. Mais, chaque fois que, pour y retourner, il lui fallait quitter son père, au dernier moment, le courage était sur le point de lui manquer :

Tous ces jours vont être tristes, écrivait-elle, en approchant du moment de me séparer de mon père. Je vois tout sous un nouveau jour et c’est lui que je regrette : ce n’est plus vous tous, mari, enfans, amis que je désire revoir, et, si l’on se décidait au moment de partir, je resterais toujours. Je ne l’ai jamais tant aimé, mon père, et ces séparations sont le malheur de ma vie. J’aimerais mieux mourir que d’exister longtemps avec tant de peines.

C’était cependant au milieu de ces peines qu’elle allait vivre, les années suivantes. Elle regagnait Paris au commencement de l’année 1797 et, à partir de cette année, elle ne fît plus à Coppet que des séjours de quelques mois, en été ou en automne. Aussi est-ce à partir de cette date également que commence la correspondance régulière de M. Necker avec sa fille.

Avant de puiser à cette source abondante, je voudrais dire quelques mots de M. Necker lui-même et montrer de quelle vie il vivait à Coppet.


III

Les premiers temps du séjour de M. Necker à Coppet avaient été singulièrement tristes. Il aurait fallu une âme plus philosophe que la sienne pour supporter avec égalité d’humeur le contraste entre la popularité dont il avait joui et la défaveur où il était tombé. Peu à peu il s’était résigné cependant, et sa mélancolie avait été adoucie par la tendresse passionnée de sa femme. Mais le déclin évident de la santé de Mme Necker donnait aux dernières manifestations de cette tendresse quelque chose de poignant. J’ai déjà montré[26] à quel point cette noble femme, à l’aspect un peu raide et compassé, dont Mme d’Oberkick disait méchamment : « Dieu, après avoir créé Mme Necker, l’enduisit d’empois en dedans et en dehors, » était au contraire une créature passionnée, exigeante en amour, portée à la jalousie, à l’inquiétude, à l’exagération, en cela la vraie mère de Mme « de Staël. De nature placide, et plus tendre que passionné, M. Necker n’en partageait pas moins les sentimens d’amour conjugal profond dont il recevait chaque jour de nouvelles marques. Ces témoignages étaient rendus plus émouvans encore par l’approche de la mort dont l’ombre s’étendait chaque jour plus épaisse entre eux. C’est ainsi qu’ayant dû avoir avec Mme Necker une conversation relative à certaines dispositions testamentaires auxquelles la législation du pays de Vaud faisait obstacle et Mme Necker lui ayant répondu en l’entretenant de sa mort à elle-même, il n’avait pas eu le courage de reprendre la conversation interrompue par leur émotion réciproque et le lendemain lui écrivait cette lettre :

Ah ! mon ange ! dans quel état tu m’as mis ! C’est après avoir versé des torrens de larmes et m’être senti presque sans existence que je vais t’écrire, car je sens bien que de pareilles conversations sont au-dessus de nos forces. L’amour que j’ai pour toi passe toute expression. C’est mon sang qui coule dans tes veines. C’est le tien qui est dans les miennes et quand l’idée d’une séparation m’est présentée, je crois voir l’univers s’écrouler autour de moi.

Ah ! mon ange, ajoute à ta prière que ma vie expire sur tes lèvres et que l’idée ne te vienne jamais de me laisser un moment isolé sur la terre et livré à tous les déchiremens du plus cruel des supplices. Bien-aimée, âme de ma vie, objet de mes pensées, mon appui, ma gloire et ma consolation, toi qui es si digne d’approcher de l’Être suprême, recommande-lui notre bonheur ensemble et attire-moi vers ce séjour céleste qui t’est réservé afin que j’y sois témoin de ta félicite. Mais je m’arrête. Mon cœur ne peut soutenir de pareilles angoisses et j’ai besoin encore de force pour traiter l’autre sujet.

Il entrait alors dans quelques détails sur les dispositions qu’il comptait prendre pour tourner la loi vaudoise et il continuait ainsi :

Je ne puis aller plus loin ; aimons-nous, ne soyons qu’un en toute chose et alors tu prendras pitié de ton Jacques adorant sa Gotte, comme de celui qu’elle aime. Ange chéri, quel sentiment délicieux qu’un si tendre amour ! Ah ! j’espère qu’il fera notre bonheur dans tous les temps. La pureté de ton âme céleste est mon bouclier et ma confiance. N’oublie jamais qu’aucun sentiment n’égalera jamais celui dont mon âme est remplie.

Mme Necker ne ménageait cependant à son mari aucune de ces émotions qu’il avait tant de peine à supporter. Deux ans après son installation à Coppet, c’est-à-dire en 1792, sentant sans doute qu’elle était mortellement atteinte, elle fut reprise, comme par une sorte d’obsession, de cette crainte d’être enterrée vivante qui lui avait inspiré un judicieux petit opuscule sur les inhumations précipitées[27], mais surtout du désir passionné que, par tel ou tel procédé, son corps pût, comme elle le disait, « être préservé de la corruption » et conservé de telle sorte que la vue n’en devînt pas « un objet d’horreur. » Elle voulait en effet que, dans un monument funèbre élevé tout exprès et qui les recevrait un jour tous les deux, son mari put lui rendre visite et contempler encore des traits chéris, préoccupation singulière chez une personne d’un spiritualisme aussi ardent, et qui avait dans la survivance de l’âme une foi aussi robuste. Elle avait commencé par souhaiter que le lit où elle mourrait fût transporté dans ce monument, espérant que, moyennant certaines précautions prises, et à la condition que des parfums y brûlassent jour et nuit, le résultat qu’elle souhaitait pourrait être atteint. Elle voulait que le corps de son mari y fût transporté un jour et que leurs deux cadavres reposassent l’un près de l’autre. Puis, quand on eut réussi à lui persuader que ce qu’elle souhaitait était inexécutable, elle se fit expliquer les différens procédés d’embaumement, entrant dans tous les détails, même les plus pénibles, avec une précision incroyable. Elle demanda sur ce point des consultations à plusieurs médecins, suisses, anglais, français, entre autres à Vicq d’Azyr. Quand, après s’être instruite des différens procédés d’embaumement par « injection ou par immersion dans un liquide approprié, » elle eut fait choix de ce dernier procédé, sa sollicitude se porta sur la « corbeille » où cette immersion aurait lieu. Elle en arrêta la matière qui devait être de marbre noir, la forme, et les dimensions exactes. Elle prescrivit, avec des indications minutieuses, l’inclinaison qui devait être donnée à son corps, pour que sa tête, reposant sur un coussin, dépassât toujours le bord de la corbeille, voulant ainsi que son mari, quand il entrerait dans le monument, pût « contempler ses traits sans horreur[28]. »

Ces funèbres préoccupations remplirent les deux dernières années de sa vie. Ce fut après avoir ainsi tout réglé, en partie à l’insu de M. Necker, qu’elle arrêta ses dispositions testamentaires. Elle s’y mit à plusieurs reprises. Au dos de l’un de ces actes, tracés d’une main tremblante, sont écrits ces mots : « Pour lire à loisir, après que j’aurai été embaumée et déposée dans le monument. »


Le projet de testament se termine ainsi :

Adieu, cher ange ! chère vie ! Je veux bien que tu donnes des larmes à ma perte, mais je voudrais aussi que tu remerciasses le ciel avec moi de ce qu’il a épargné à ma faiblesse l’horreur de te survivre et de ce que tu me restes pour recevoir et exécuter mes dernières volontés. Ah ! mon ami, combien tu fus aimé ! Adieu, adieu !

Il est presque superflu de dire que M. Necker se conforma, scrupuleusement, aux volontés exprimées par sa femme, volontés qui étonnaient un peu Mme de Staël : « Ce n’est pas comme cela, écrivait-elle à Meister, que j’entends le besoin de ne pas être oubliée[29]. » Il eut le courage de conserver pendant trois mois, dans la petite maison où elle était morte à Beaulieu, le cercueil de celle qu’il pleurait. Il employa ce temps à faire construire, dans un bois qu’on aperçoit de la façade du château qui regarde Genève, le petit monument carré en forme de temple grec, où il comptait déposer cette chère dépouille. Ce fut au mois d’août qu’eut lieu la translation à laquelle, ni dans la correspondance de Mme de Staël avec son mari, ni dans les papiers laissés par M. Necker, il n’est fait aucune allusion. À Coppet, M. Necker s’installa dans un appartement des fenêtres duquel il pouvait apercevoir le bois dont le feuillage épais cachait le monument. Seul il en avait la clef et il y pénétrait presque tous les jours.

Norvins raconte à ce propos dans son Mémorial une histoire ou plutôt une légende qu’il avait recueillie dans le pays et qui n’a, je crois, aucun fondement. Pendant plusieurs mois, chaque fois qu’il pénétrait dans le monument, M. Necker aurait trouvé sur la tombe de sa femme une lettre de son écriture. C’était un vieux valet de chambre de M. Necker à qui Mme Necker aurait remis par avance la clef du monument avec un certain nombre de lettres et qui s’était chargé de cette singulière mission. M. Necker n’avait pas tardé à découvrir le secret de cette pieuse supercherie, mais il aurait consenti à s’y prêter. Cette histoire a d’autant moins de vraisemblance que, le monument n’ayant été construit qu’après la mort de Mme Necker, elle n’aurait pu en donner par avance la clef, et d’ailleurs, si la légende avait quelque vérité, la tradition s’en serait assurément conservée dans la famille ; or je n’ai rien entendu dire de semblable. La seule chose que j’aie souvent ouï conter, c’est que, pour épargner à sa fille la vue de sa douleur, M. Necker s’enfermait souvent dans un petit cabinet qui contenait encore les robes de Mme Necker, cabinet qui a conservé ou peu s’en faut la même destination, et qu’on y entendait le bruit de ses sanglots étouffés.

Dans les papiers de M. Necker ont été retrouvés de grandes feuilles couvertes de sa large écriture, en tête desquelles est écrit ce mot ; Wife et plus bas : Confortations against myself[30]. Ces pages débutent ainsi : « Si le temps, la maladie venaient jamais à affaiblir le souvenir de ma profonde douleur et de mes justes sujets de regrets et de larmes, que je les trouve ici retracés en peu de mots. » Il rappelait ensuite les nombreuses marques d’amour et de tendresse que Mme Necker lui avait données pendant les trente ans qu’avait duré leur union. J’en détacherai quelques traits :

Les pleurs qui coulaient de mes yeux pendant sa maladie la rendaient si malheureuse qu’au moment où je ne pus me contenir, elle poussa des cris de désespoir.

Quel calme, quelle beauté dans son lit de mort !

Quelle résignation à la volonté de Dieu pendant ses souffrances. Elle opposait toujours à ceux qui la plaignaient les trente années de bonheur qu’elle avait tenues de la bonté céleste.

Elle avait une peur manifeste de me sursuivre : c’était un malheur qu’elle considérait au-dessus de ses forces.

Avec une humilité touchante, il continuait en confessant les défaillances de sa propre nature et le secours qu’il trouvait dans sa femme contre lui-même.

Elle me rendait la tranquillité dans tous les genres d’alarmes ; elle savait parler à mon cœur, à mon esprit, à mon imagination. Elle était mon bouclier contre moi-même.

Elle fixait les indécisions qui sont un des défauts de mon caractère.

Elle me préservait des regrets en me rappelant toujours que le passé est hors de notre atteinte et en justifiant tout ce que j’avais fait par un sentiment élevé.

Hélas ! Je n’ai plus ce compagnon, cet ami, qui faisait route avec moi dans la vie. Disposé à me tourmenter et n’ayant plus mon amie pour me soutenir contre moi-même et pour défendre la vérité contre les inquiétudes de mon imagination, je suis obligé de converser avec moi-même, mais toujours sous le regard de mon amie.

Sous une apparence calme et un peu hautaine, M. Necker cachait en effet une nature agitée. Il avait l’imagination inquiète, et la meilleure preuve en est dans ces entretiens mêmes, car il se reprochait de n’avoir pas témoigné à sa femme assez de tendresse, assez de reconnaissance pour l’amour qu’elle lui portait. « J’adore son image, disait-il, et mon amour pour elle est un mélange de culte dont l’impression dépasse toute idée. Je la prie, je l’invoque. » Mais son imagination, « la terrible ennemie qui faisait son principal tourment, » lui persuadait qu’il n’avait pas joui du bonheur qu’il devait à Mme Necker autant qu’il était malheureux de sa mort, et qu’il n’avait pas assez répondu à son amour. En lisant les écrits passionnés qu’il trouvait dans les papiers de Mme Necker et qui étaient pour lui comme une révélation, il s’écriait :

Hélas ! pourquoi ne les ai-je pas lus dans le fond de ton cœur, ou pourquoi tes paroles rendaient-elles si brièvement tes sentimens ! mon aimée, tel est aujourd’hui mon malheur que tout ce que j’ai fait pour toi, tout ce que j’ai senti pour toi et dont tu as toujours parlé avec tant de contentement me paraît mille fois au-dessous de ce qui sortirait de mon âme en ce moment. Est-ce ma faute, est-ce l’effet inévitable de notre faible nature ? Chère aimée ! chère aimée ! je suis insensé peut-être dans mes inquiétudes, mais j’adresse à ton ombre, à ton âme céleste, les élans d’un cœur que tu as tant de fois calmé.

Que ce soit faiblesse de notre nature, comme le disait M. Necker, ou dessein miséricordieux de la Providence, il n’est pas donné aux sentimens humains, quels qu’ils soient, de demeurer au delà d’un certain temps au paroxysme. Chacun de nous a pu, avec quelque humiliation, en faire l’épreuve. Avec les années, ce qu’il y avait durant les premiers jours d’un peu maladif dans la douleur de M. Necker devait s’apaiser, pour se transformer peu à peu en un tendre et fidèle souvenir. Il était cependant encore tout entier à ses regrets lorsque, au cours de l’année 1797, les portes de Paris s’étant rouvertes devant Mme de Staël, elle vint se réinstaller à l’ambassade de Suède, le laissant seul à Coppet. À partir de ce moment, les lettres qu’il écrira à Mme de Staël, celles qu’il recevra d’elle seront sa principale distraction. J’espère que quelques extraits des unes et la publication intégrale des autres n’ennuieront pas le lecteur.

  1. Après la mort du fils aîné de Mme de Staël, le baron Auguste de Staël, survenue en 1829, les lettres échangées entre Mme de Staël et M. Necker furent transférées au château de Broglie, propriété du duc de Broglie, gendre de Mme de Staël. En 1840, à la suite de nouveaux arrangemens de famille, les lettres de M. Necker furent retransférées à Coppet. Mais les lettres de Mme de Staël sont demeurées à Broglie.
  2. Les Martyrs de la libre pensée, par Jules Barni.
  3. Le duc de Broglie, petit-fils de Mme de Staël par sa mère, n’est mort qu’en 1900. La comtesse d’Haussonville, sa petite-fille, est morte en 1882.
  4. On pourrait faire un gros recueil de toutes les lettres de remerciemens adressées à Mme de Staël que contiennent les Archives de Coppet.
  5. Les Archives de Coppet contiennent un grand nombre de lettres adressées par Mme de Staël à son mari pendant que celui-ci était retenu à Paris ou appelé en Suède par ses fonctions d’ambassadeur.
  6. J’ai publié quelques fragmens de ce Journal dans le Salon de Mme Necker T. II, p. 49,78 et passim.
  7. Mme Necker de Saussure a consacré à Mme de Staël une délicate notice qui est reproduite en tête de toutes les éditions des œuvres complètes de Mme de Staël.
  8. La bourgeoisie de Genève avait été conférée à M. de Staël par un décret du Magnifique Petit Conseil.
  9. Le fils aîné de M. et de Mme de Staël qui était resté à Paris avec son père.
  10. Necker de Germany, frère aîné de M. Necker.
  11. Mathieu de Montmorency, un des amis les plus intimes de Mme de Staël, qui fut plus tard ministre sous la Restauration, s’était réfugié dans le pays de Vaud.
  12. }} Dr Erlach, d’une grande famille bernoise, était membre du Grand Conseil du canton de Berne sous la domination duquel vivait alors le pays de Vaud.
  13. Un homme d’autrefois, par le marquis Costa de Beauregard, p. 136.
  14. Journal intime de Benjamin Constant, p. 201.
  15. Ibid., p. 195.
  16. Papiers de Barthélemy, t. III, janvier 1795.
  17. Mémorial de J. de Norvins, publié en 1898 par M. Lanzac de Laborie, t. II, p. 106 et suivantes.
  18. C’est bien ainsi que Duplessis a peint M. Necker dans un portrait, souvent gravé, qui est à Coppet. Presque tous les hommes de la génération de M. Necker étaient coiffés ainsi.
  19. Cette habitude était si familière à Mme de Staël que Gérard, dans le célèbre portrait qu’il a fait d’elle après sa mort, l’a peinte avec une petite branche à la main. Mais c’est une branche de lauriers.
  20. Journal d’émigration du comte d’Espinchal, p. 217.
  21. Ce passage est antérieur au 21 janvier 1793.
  22. Le salon de Mme Necker, t. II, p. 239 et suivantes.
  23. Biographie, travaux et correspondance diplomatique de Pictet de Rochemont, par Edmond Pictet, p. 19.
  24. Je ne saurais dire exactement si ce Mémoire et cette lettre ont été envoyés.
  25. Versoix appartenait alors à la France. Ce curieux épisode a été très bien raconté par M. Chapuizat, secrétaire général du Conseil administratif du canton de Genève, dans une intéressante brochure : Mme de Staël et la Police.
  26. Le Salon de Mme Necker, t. II, ch. I et passim.
  27. L’expérience que Mme Necker avait acquise en s’occupant de la création de l’hôpital Necker lui avait appris combien, dans les hôpitaux de Paris, ces inhumations étaient fréquentes. Il est assez curieux de constater que l’une des mesures préconisées par elle, à savoir la création dans les cimetières d’un dépôt provisoire où les morts attendraient pendant l’intervalle légal avant l’ensevelissement, a été adoptée à Paris.
  28. J’aurais hésité à donner ces détails si la sépulture de Coppet et de M. Necker n’avait donné naissance à une légende où, comme il arrive, l’erreur se mêle à la réalité. C’est ainsi que, dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux cette légende a donné lieu à un échange de questions et de réponses entre certains lecteurs qui croyaient que c’était Mme de Staël qui avait été ainsi embaumée. D’ailleurs le duc de Broglie, mon grand-père, a raconté dans ses Souvenirs (t. I » p. 383) qu’ayant ramené à Coppet le cercueil de Mme de Staël, il dut, pour l’introduire dans le petit monument où reposaient déjà son père et sa mère, faire ouvrir par un seul ouvrier la porte qui était murée. « J’y entrai seul, dit-il ; la chambre sépulcrale était vide ; au milieu, la cuve de marbre noir, encore à moitié remplie d’esprit-de-vin. Les deux corps étaient étendus l’un près de l’autre et recouverts d’un manteau rouge. La tête de Mme Necker s’était affaissée sous le manteau. Je ne vis point son visage ; le visage de M. Necker était à découvert et parfaitement conservé. »
  29. Lettres inédites de Mme de Staël à Henri Meister, publiées par MM. Usteri et Ritter, p. 112
  30. Ces entretiens de M. Necker avec lui-même ont été publiés par le baron Auguste de Staël dans la notice qu’il a consacrée à la vie de son grand-père, en tête de l’édition complète des Œuvres de M. Necker, t. I, p. 334.