Madame de Staël ambassadrice

MME DE STAËL


AMBASSADRICE DE SUÈDE





Il y a quelques années, la presse française annonça qu’on venait de faire dans la vieille capitale scientifique et littéraire du Nord Scandinave, à Upsal, une précieuse découverte. Au fond d’un obscur souterrain, on avait trouvé, disait-on, plus de cent caisses remplies de lettres et de documens historiques laissés par Gustave III. Un lecteur un peu exercé pouvait aisément reconnaître dans cette mystérieuse annonce la fantastique imagination que déploient trop souvent nos feuilles quotidiennes, quand il s’agit de quelque pays lointain et particulièrement du Nord. On voulait parler sans doute des deux caisses contenant les papiers légués en 1788 par Gustave III à l’université d’Upsal, lesquelles devaient être ouvertes cinquante ans après sa mort. Gustave III étant mort en 1792, les caisses avaient été ouvertes en 1842, le 5 avril, en présence d’une commission nommée par le gouvernement; les papiers avaient été classés, catalogués, reliés soigneusement, et la collection, composée de soixante-quatre volumes in-folio et de cinquante-cinq in-quarto, allait être livrée au public. Il n’y avait là rien d’inattendu, rien d’obscur ni de suspect pour qui connaît le zèle consciencieux et les soins érudits qui signalent à l’estime de l’Europe savante les bibliothécaires et les archivistes du Nord.

Réduite à ses véritables proportions, la nouvelle n’en méritait pas moins d’être remarquée en France. Gustave III, soit par les entreprises hardies de sa politique, soit par sa vive sympathie pour notre brillante civilisation, avait été intimement mêlé à notre histoire pendant ces dernières années du XVIIIe siècle où respire un si puissant et si triste intérêt. On pouvait donc rencontrer parmi ces documens quelques lumières nouvelles sur la société des dernières années de l’ancien régime. Le célèbre historien suédois Geijer, chargé par son gouvernement d’examiner cette collection, avait publié, il est vrai, un compte-rendu de son examen; mais son livre, s’occupant avant tout de l’histoire intérieure de la Suède, rendait seulement plus désirable l’étude particulière qu’en pourrait faire un Français.

Envoyé moi-même en mission pendant l’été de 1854 avec le but spécial de rechercher en Suède les documens manuscrits intéressant l’histoire ou la littérature de la France, j’arrivai au commencement d’août à Upsal, émerveillé des richesses que j’avais déjà rencontrées à Stockholm, ainsi qu’à Skokloster, dans le magnifique château de Mme la comtesse de Brahé. Dès le premier examen, j’avisai, parmi l’immense collection de ces Papiers de Gustave III, un volume in-quarto qui portait ce titre séduisant : Lettres de dames étrangères. De même qu’à Skokloster j’avais eu d’émouvantes surprises, trouvant dans ces liasses couvertes de poussière là soixante-douze lettres de Turenne, ailleurs quinze lettres de Duquesne, sans compter celles de nos rois, — de même ici, et plus facilement encore, le volume ouvert, je reconnus des lettres écrites à Gustave III par quelques unes des plus spirituelles parmi les grandes dames du XVIIIe siècle, et, pendant une centaine de pages environ, l’écriture de Mme de Staël.

Il est assurément peu de noms plus populaires pour notre génération que celui de la femme éminente dont la puissante et généreuse inspiration, s’élevant entre les dernières années du XVIIIe siècle, si orageuses, et les premières du XIXe, toutes captivées par la gloire militaire, a guidé au milieu de tant d’agitations diverses l’esprit français, et l’a su conduire de l’extase imparfaite et malsaine de Jean-Jacques Rousseau au spiritualisme chrétien de M. de Chateaubriand. Pourtant combien les biographies de Mme de Staël ne sont-elles pas incomplètes! Depuis le moment où elle quitte la maison de son père jusqu’au commencement de son exil environ, tout au moins jusqu’au milieu de la révolution, de sa vingtième à sa vingt-cinquième année, c’est-à-dire pendant la période où le spectacle du dernier éclat de l’ancien régime et des premières convulsions du temps nouveau a dû tremper et fortifier son talent, que savons-nous d’elle? M. de Staël, l’ambassadeur de Suède, son premier mari, ne paraît pas, il est vrai, avoir exercé personnellement sur son esprit une influence visible, mais l’importante position que cette alliance lui a faite mérite qu’on en tienne compte : il n’est pas indifférent de savoir quelle part eut son cœur dans ce principal événement de sa vie intime pendant sa première jeunesse; il se trouve enfin que ce mariage est tout un bizarre épisode, et jusqu’à présent, si nous ne nous trompons, entièrement inconnu. D’ailleurs entre Mme de Staël devenue ambassadrice de Suède et Gustave III épris de la France, de fréquens rapports ne tardèrent pas à s’établir. Laissant à son mari la correspondance officielle, Mme de Staël se chargea d’une correspondance particulière, où Gustave devait trouver le tableau de cette cour et de ces salons qu’il aimait. Pendant les deux années qui suivent son mariage, 1786 et 1787, les lettres de Mme de Staël ne sont que la peinture de cette joyeuse et brillante société qui jouissait bien étourdiment du calme profond, précurseur de l’orage : ce ne sont (elle les nomme ainsi) que des bulletins de nouvelles; mais dès les premiers troubles dont les assemblées de notables ont donné le signal, on la voit inquiète pour son père, qu’elle aimait, comme on sait, jusqu’à l’adoration, et qui, suivant son expression toujours animée, prenait le gouvernail quand déjà soufflait la tempête. Ses dernières lettres enfin, toutes différentes des premières, n’aspirent qu’à défendre aux yeux de Gustave III, ennemi de la révolution, les maximes libérales; elles sont une apologie de la conduite de M. Necker, de celle de M. de Staël et de la sienne propre.

Voilà donc ce que nous révèle la collection des papiers de Gustave III : en premier lieu, l’histoire du mariage de Mme de Staël, que des renseignemens épars, tous inédits, nous aideront à reconstruire; en second lieu, toute une correspondance, absolument inédite, que Mme de Staël, devenue ambassadrice, adressait au roi Gustave III.

Refaire avec cette correspondance ou bien à ce propos un tableau des dernières années de l’ancien régime ou une appréciation nouvelle du talent de Mme de Staël dépasserait nos prétentions. Ces bulletins ne sont ni une peinture complète d’une époque fort mêlée ni une œuvre littéraire que l’auteur ait destinée à l’impression. Ce ne sont pas même, on peut le dire au moins des deux tiers, ce ne sont pas des lettres où l’on mettrait à la fois son esprit et son cœur. Ce sont des récits, négligemment, mais vivement écrits, qui nous permettront d’observer l’auteur de Corinne à une époque bien peu connue, quoique importante, de sa vie, dans lesquels on aimera sans doute à voir courir sans gêne ni apprêt, spirituelle, gracieuse, enjouée, la plume devenue ensuite si éloquente et si passionnée, et qui nous offriront enfin l’occasion de faire connaître M. de Staël en même temps que son illustre femme.

I. — M. DE STAËL. — DIPLOMATIE ET MARIAGE.

La famille des Staël von Holstein paraît pour la première fois dans l’histoire de la Suède au milieu du XVIIe siècle. D’origine westphalienne, elle se distingue d’abord en même temps dans le commerce et les armes, et se répand par toute l’Allemagne du nord jusqu’en Livonie, en Esthonie et en Courlande. Elle pénètre dans les provinces suédoises du sud de la Baltique, puis en Suède même, où elle est enfin naturalisée et acquiert des titres de noblesse. Otto Wilhelm Staël, officier dans l’armée suédoise, est élevé, en 1719, à la baronie et prend le nom de von Holstein. Son père avait été tué en duel. Un duel aussi rend célèbre son frère Jacques, qui se bat contre le fameux amiral danois Tordenskiold et le tue. Voici à la suite de quelle aventure : Staël avait hérité du fameux Kœnigsmark un serpent à sept têtes[1], un de ces nombreux et bizarres trophées qu’avaient valus aux capitaines suédois la guerre de trente ans, le pillage de la Bohême et celui de Prague en particulier. Un soir, à Hanovre, deux personnes se présentent chez Staël, un docteur et un jeune Danois qui accompagnait en Allemagne l’illustre amiral Tordenskiold; elles demandent à voir le serpent à sept têtes. En attendant l’exhibition, qui se fait attendre, on se met au jeu. Staël a sans cesse la veine heureuse; le docteur et son compagnon perdent de grosses sommes; un des joueurs n’a pas de quoi payer sur l’heure, demande jusqu’au lendemain et ne reparaît pas. Sur ce texte, on bâtit dans la ville une histoire : Staël a trompé au jeu, dit-on, et le protégé de l’amiral a été volé de 27,000 écus. Tordenskiold le croit. Peu de temps après, le 9 novembre 1720, il rencontre Staël dans un salon, s’approche du groupe où celui-ci s’est placé, prend part à la conversation, et tout à coup, se tournant vers lui, « je connais quelqu’un, dit-il, qui vient de payer 27,000 écus la vue d’un serpent à sept têtes; ne trouvez-vous pas cela bien cher, messieurs?... — A qui en avez-vous? demande Staël, qui se sent blessé. — Aux fourbes de profession, répond l’impétueux Danois, à ceux qui soutirent l’argent des pauvres joueurs et qu’on devrait mettre à la porte de chez soi! » Les deux adversaires sortent à l’instant; quelques nouvelles paroles amènent des coups de canne; une rencontre a lieu: Tordenskiold est tué aux premiers coups; Staël prend la fuite, poursuivi par les paysans à coups de bâtons et à coups de pierres. On a dit que le duel n’avait pas été loyal, et le poète danois OEhlenschlaeger a suivi cette tradition dans sa tragédie de Tordenskiold; mais la trahison n’est pas plus avérée pour cette rencontre qu’elle ne l’est pour la partie de cartes. Ce qui est sûr, c’est que la victime était illustre. Tordenskiold, le tonnerre et le bouclier, tué de la sorte à trente ans, avait déjà, par son incroyable courage et son habileté militaire, assuré la victoire au Danemark dans ses guerres contre la Suède, et mérité de devenir, dans les souvenirs et les chants patriotiques des peuples du Nord, un de leurs plus populaires héros.

Ce n’était pas, comme on voit, faute d’avoir fait parler d’elle sur l’une et l’autre rive de la Baltique que la famille des Staël n’avait pas encore conquis ou fixé la fortune. En recommençant la lutte, M. de Staël, le futur époux de Mme Necker, avait résolu d’être heureux. — Né en 1749, dans la province d’Ostrogothie, au centre de la Suède méridionale, il s’engagea comme volontaire à treize ans; il était enseigne à dix-huit et lieutenant, puis capitaine à vingt-trois. Le titre de chambellan de la reine, en 1776, vint offrir à son ambition une favorable ouverture. Toutefois c’était à Versailles, et non pas à Stockholm, qu’un Suédois, sous Gustave III, pouvait espérer de mériter la faveur de son maître. A Versailles et à Paris, Gustave était toujours présent, soit par le souvenir et les regrets qu’il y avait laissés, soit par les intérêts mêmes de sa couronne. Une active coopération politique et militaire et l’ascendant de notre littérature pendant le XVIIe siècle, au XVIIIe l’alliance continuée par nos subsides et l’attrait devenu plus irrésistible encore de l’esprit français, telles étaient les causes qui avaient multiplié les relations entre les Suédois et nous. Louis XV, dans ses dernières années, avait accueilli les projets conçus par le jeune prince de Suède pour restituer au pouvoir royal une autorité que les états avaient usurpée. La cour de France avait secondé de tous ses efforts la révolution de 1772, et c’était encore sur elle que comptait Gustave, devenu roi, contre la Prusse et la Russie, jalouses de la sécurité rendue au pays dont elles convoitaient la conquête. Mêlant d’ailleurs aux affaires les plus nobles plaisirs, Gustave, d’un esprit ouvert et facile, s’était laissé promptement séduire à l’attrait de notre civilisation. Devant la royauté, alors toute puissante, de nos philosophes, la sienne s’inclinait, et l’hommage des salons parisiens, celui des gens de lettres et des femmes d’esprit qui y présidaient, étaient à ses yeux la plus désirable récompense et peut-être la véritable gloire.

Il est intéressant de parcourir, dans la collection des papiers de Gustave III conservés à Upsal, à côté des lettres de Louis XVI, de Marie-Antoinette, du comte de Provence et du comte d’Artois, les épîtres innombrables de Mme d’Egmont, de Mme de La Mark et de Mme de Boufflers. Ce sont les vraies confidentes et aussi les conseillères de Gustave III. La première, d’une âme généreuse et d’un grand caractère, disciple ardente des idées nouvelles, bien qu’elle se défende d’être républicaine ou philosophe, a voué au jeune roi de Suède un culte passionné, et veut qu’il soit le héros de ses doctrines. Son affection est à ce prix. Amie sincère et dévouée, elle lui dit la vérité, l’éloigne du despotisme, l’encourage sévèrement dans le chemin de l’honneur, et refuse de lui accorder son portrait, s’il reçoit celui de Mme Dubarry. Gustave III répond d’abord à son sentiment exalté par une passion égale. Le jour même de son couronnement, il lui écrit une lettre de douze pages, le lendemain il porte ses couleurs, lilas et blanc; mais il paraît se fatiguer ensuite de son libre langage, et la correspondance finit tristement. Mme de La Mark pense fortement aussi, et peint avec éloquence les abus et les vices du temps. Mme de Boufflers enfin, avec un esprit moins élevé que Mme d’Egmont, avec une plume moins habile que Mme de La Mark, professe le même zèle pour le roi de Suède, et le seconde avec ardeur de l’influence considérable qu’elle exerce à la cour.

Forcé de vivre loin de Paris, où il laissait des amies si chères, loin de Trianon et de Versailles, où il s’était vu tant fêté, Gustave III avait du moins comme ambassadeur auprès de la cour de France un homme élégant et spirituel, à qui les délicatesses de l’esprit français étaient familières, un littérateur, un poète, le comte de Creutz. Les salons de l’ambassade suédoise réunissaient tous les beaux-esprits, et servaient de lien entre la France et le royal exilé. On y voyait la plus illustre compagnie, les plus riches ou les plus jolies femmes de Paris, Mme de La Mark, de Boufflers, de Luxembourg, de Lauzun, de Luynes, de Fitz-James, de Brancas. «Toutes ces dames, écrit sans façon le spirituel baron de Taube à Gustave III, ne vont point chez d’autres ambassadeurs, parce qu’elles n’aiment à vivre, disent-elles, qu’avec des gens aimables... Mme de Boufflers nous demanda l’autre jour si votre majesté choisissait les Suédois qu’elle laissait venir en France. »

Une première et maladroite inspiration avait, au commencement de 1776, suggéré à M. de Staël l’idée de s’engager dans les troupes anglaises pour aller faire la guerre en Amérique; il voulait alors se distinguer, acquérir de la gloire. Il réfléchit et s’aperçut facilement que c’était là le chemin le plus long et le plus périlleux, et que le plus sûr était de demeurer sous les yeux du roi, à Paris ou à Versailles, là où était son cœur, de l’y servir suivant ses goûts, et de s’élever en s’attachant à ce service.

Deux mois après le congé inutilement demandé par M. de Staël pour aller en Amérique, on le voit, dans la correspondance du comte de Creutz et dans celle de Gustave III, demander la place du baron Malte-Ramel, secrétaire d’ambassade à Paris. Il l’obtient. Le voilà un pied dans la diplomatie suédoise, c’est-à-dire dans les salons des Tuileries et dans les hautes sociétés parisiennes, dont il recueillera les confidences et les hommages pour les transmettre à son roi. « M. de Staël réussit admirablement, écrit le comte de Creutz dans sa correspondance particulière. La comtesse Jules de Polignac a pour lui la plus tendre amitié ; il est extrêmement bien avec toutes les femmes à la mode, comme Mme de Châlons, la comtesse Diane et Mme de Gontaud. Mme de Boufflers l’aime comme son fils, ainsi que Mme de La Mark. » Gustave, qui l’avait connu et goûté à Stockholm, le charge de mainte commission. Il achète pour le roi des livres, des gravures, des diamans, des parures brillantes ; il engage pour la scène suédoise, si brillante alors, « le sieur Marcadet, un des premiers sauteurs de l’Opéra. » Tout cela le mène à écrire directement au roi, dans la confiance et l’amitié duquel il fait de rapides progrès, et en même temps cela lui ouvre Versailles et l’introduit chez Marie-Antoinette. « J’ai remis vos cadeaux, sire, à Mmes de Boufflers et de La Mark… J’ai envoyé à votre majesté les dessins du Petit-Trianon que la reine m’a remis pour elle… » Il est bien vrai que l’ambassadeur de Suède mande à la même époque (avril 1779) que « le pauvre Staël est dans une situation qui fait pitié, à bout de toute ressource, et sans un son vaillant ; » mais c’est de la faiblesse que de désespérer de l’avenir. Les grandes dames avec lesquelles il communique familièrement aideront le petit Staël, comme elles l’appellent, auprès de son maître ; Marie-Antoinette va devenir sa protectrice, et, fort de toutes ces espérances, pendant l’année même où nous avons vu ses amis s’inquiéter de son lendemain, Staël aspire sans façon au plus opulent mariage et au poste le plus élevé de la diplomatie suédoise : il demande la main de la spirituelle et riche Mlle Necker et la survivance de l’ambassade suédoise à Paris !

Notre témoin pour tant d’audace, c’est lui-même. « Permettez, sire, écrit-il à Gustave le 27 juin 1779, que je réclame les bontés de votre majesté dans une affaire d’où dépend toute ma fortune. Votre majesté daignera se rappeler que j’ai eu l’honneur de lui dire que je comptais demander Mlle Necker en mariage, et que vous eûtes la bonté d’approuver ce projet[2]. À mon retour dans ce pays-ci, j’en fis la confidence à Mme de Boufflers, qui voulut bien sonder sur cet objet Mme Necker. Cette dame répondit à la comtesse de Boufflers qu’elle n’avait rien contre ma personne, mais qu’elle ne-pouvait se résoudre à se séparer de sa fille, ni à la donner à un homme sans existence dans ce pays-ci. Mme de Boufflers lui fit alors entendre qu’on pouvait espérer que dans la suite votre majesté me donnerait une place qui pourrait me fixer ici pour longtemps ; mais comme cela parut assez incertain à Mme Necker, Mme de Boufflers m’a conseillé de supplier votre majesté de lui écrire une lettre qu’elle pourra montrer à M. et Mme Necker, dans laquelle votre majesté daigne assurer qu’elle s’intéressera un peu à moi, et qu’elle prie Mme de Boufflers de s’employer pour la réussite de cette affaire... Je supplie votre majesté d’en garder pour elle le secret, car si on venait à en être instruit, il y aurait trop de prétendans dangereux pour que je pusse espérer de réussir... » Et dans une lettre un peu postérieure, mais de la même année, M. de Staël ajoute : « Mme Necker ne me donnera pas sa fille à moins d’être assurée que votre majesté m’ait destiné à rester dans ce pays-ci. Elle m’a beaucoup questionné sur cet article, et je n’ai pas osé lui répondre que votre majesté m’avait donné quelque espoir. »

On voit que M. de Staël avait passé très vite du projet à l’action, si vite qu’il semble avoir déjà Gustave III pour complice de sa témérité. C’est que dès-lors en effet le roi de Suède trouvait quelque avantage à seconder la passion de M. de Staël. Il était de son intérêt d’avoir à la cour de France quelqu’un de ses sujets, riche et en crédit, qui lui fût intimement connu, et qu’il sût entièrement dévoué à sa personne. Plusieurs nobles suédois, appauvris après la période pendant laquelle leurs familles avaient lutté vainement contre le pouvoir royal, aspiraient cependant au rôle que M. de Staël voulait se réserver. Le plus redoutable de ces concurrens était sans contredit le célèbre et malheureux Axel Fersen, le cocher de Yarennes, le beau Fersen, comme on l’appelait. Fersen était fort bien en cour, comme on sait. Il a couru sur son crédit auprès de Marie-Antoinette maint récit équivoque où la calomnie a cherché des armes ; la vérité est qu’il avait reçu de Louis XVI, et particulièrement de la reine, un accueil plein de charme qui suffit à expliquer le dévouement qu’il montra plus tard envers la famille royale tombée dans d’épouvantables malheurs. En avril 1779, comme Fersen était résolu au voyage d’Amérique, on remarqua que Marie-Antoinette, les dernières fois qu’elle le vit, avait les yeux remplis de larmes. La duchesse de Fitz-James dit indiscrètement à Fersen : « Quoi, monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête! — Si j’en avais fait une, répondit-il, je ne l’abandonnerais pas. Je pars libre, et malheureusement sans laisser de regrets[3]. » Soit à cause de ce voyage résolu, soit par amitié, soit par tout autre motif, Fersen, au dire des biographes suédois, voulut bien céder à Staël des prétentions acquises sur la main de Mlle Necker.

Quant à la survivance de l’ambassade à Paris, Staël n’en avait encore parlé qu’à mots couverts dans ses lettres à Gustave III. Il avait su du moins se préparer dans cette vue non-seulement l’appui de Mme de Boufflers, mais encore celui du comte de Creutz, celui même de Marie-Antoinette et de Louis XVI. Il est curieux d’observer avec quel ingénieux ensemble il met en avant tous ses protecteurs à la fois, de telle sorte que les efforts, en convergeant, puissent emporter l’assentiment de Gustave III. Je trouve ainsi, aux dates du 15 avril et du 22 juillet 1782, une double lettre adressée par lui et par le comte de Creutz au roi Gustave, et la simultanéité de ces efforts n’a pas dû être l’effet du hasard. Sous la première de ces deux dates, M. de Staël mande lui-même a qu’il a beaucoup de probabilité de réussir dans son dessein d’épouser Mme Necker, si sa majesté veut faire ce que proposent l’ambassadeur et Mme de Boufflers. » Il ajoute : « La reine (Marie-Antoinette) voulait demander pour moi à votre majesté la survivance de l’ambassade à Paris; mais le roi a dit qu’il ne fallait pas faire cela, par délicatesse. » Artifice de rhétorique bien connu, qu’on appelle la prétention. M. de Staël pouvait l’employer à son aise; il savait bien que son vœu était présenté par le comte de Creutz dans une lettre datée précisément du 15 avril 1782, et qui se trouve à Upsal. « Si votre majesté, dit l’ambassadeur, daignait accorder à M. de Staël la survivance de l’ambassade après moi, on lui procurerait une fortune des plus considérables de l’Europe. Un des motifs qui pourraient déterminer votre majesté à lui accorder cette grâce serait l’avantage d’avoir parmi la noblesse de Suède une maison assez puissante pour tenir avec éclat un état dans la capitale et à la cour, car 500,000 livres de rente qu’aurait au moins Mlle Necker équivaudraient en Suède à la fortune de M. de Soubise, le plus grand seigneur et le plus riche de la cour de France; la noblesse chez nous est trop pauvre.... Votre majesté pourrait envoyer sa promesse à Mme de Boufflers, avec ordre de la renvoyer dans le cas où le mariage n’aurait pas lieu... Il serait nécessaire que votre majesté fût bientôt décidée, car Mlle Necker a seize ans et demi, et ses parens ne tarderont pas à disposer d’elle. » Voilà qui est net et point ambigu. Il était impossible de souhaiter de plus clairs interprètes d’une secrète espérance, ou plutôt des plénipotentiaires mieux accrédités pour un traité qu’on proposait. C’était bien d’un traité en effet, d’une convention synallagmatique qu’il s’agissait. Les deux parties l’entendaient également de la sorte, et chacune y devait trouver son profit. — Pas de mariage, pas d’ambassade, pensait Gustave; pas d’ambassade, pas de mariage, se disait en lui-même M. de Staël. Gustave semble avoir voulu d’abord prendre un biais en promettant seulement d’adjoindre un ministre plénipotentiaire à l’ambassadeur. « Madame la comtesse de Boufflers, écrit-il dans une lettre sans date, mais qui doit se rapporter à cette époque, vous ne vous trompez pas quand vous croyez que j’ai de l’amitié pour le baron de Staël, et vous pouvez hardiment assurer M. Necker que, si l’ambassade que j’entretiens à la cour de France vient à vaquer, mon intention est d’entretenir à Paris un ministre plénipotentiaire en même temps que l’ambassadeur, pour remplir toutes les fonctions de ce dernier aussi souvent qu’il serait obligé de se rendre en Suède pour exercer les charges qu’il y conserve; ce ministre plénipotentiaire lui serait associé en tout, et je suis déterminé à donner cette place au baron de Staël. » Et c’est sans aucun doute à cette déclaration explicite, renouvelée encore peu de temps après, que le comte de Creutz et M. de Staël lui-même répondent lorsqu’ils écrivent tous les deux, avec le même ensemble, le 22 juillet 1782, pour remercier Gustave. On peut d’ailleurs calculer les progrès qu’avaient faits les espérances du jeune diplomate au dépit qu’il éprouva en février 1783, quand il apprit que, le comte de Creutz étant appelé, en récompense de ses longs services, au ministère des affaires étrangères à Stockholm, un autre que lui allait être nommé à Paris. Il faut lire l’expression de son désespoir et remarquer comment il ouvre en même temps une porte au roi de Suède pour revenir sur sa prétendue résolution. « La lettre de votre majesté à son ambassadeur m’a plongé dans la plus profonde tristesse. Les espérances que j’avais, celles que votre majesté m’avait permis de former, se sont évanouies comme une fumée. L’état où je me trouve est affreux, et je ne puis être sauvé du précipice, si votre majesté ne daigne révoquer l’arrêt qui fait mon malheur... Toutes les espérances pour mon mariage doivent nécessairement s’évanouir, car M. Necker ne donnera certainement pas sa fille à un homme qui semble avoir perdu à la fois la bienveillance et la confiance de son maître. S’il pouvait me rester une espérance depuis que votre majesté a pu se résoudre à faire taire cette bonté paternelle dont elle a si souvent daigné me combler, ce serait en suivant la conduite que votre majesté elle-même m’a autorisé à tenir quand elle me promit que je succéderais à M. Le comte de Creutz, si je pouvais obtenir que la cour de France me demandât. Je ferai mon possible pour qu’une démarche aussi importante en ma faveur soit faite; mais si, malgré cela, votre majesté persistait dans sa résolution, et que son cœur sensible, auquel j’en appelle encore, fût inflexible pour moi, alors je me retirerais dans quelque coin de la terre d’où elle n’entendrait plus ni mes prières ni mes plaintes importunes, et où je reprocherais au sort, en silence, de m’avoir fait naître le seul de vos sujets dont vous ayez voulu, sire, faire le malheur ! »

Justement à la même date, par suite de l’accord déjà signalé entre Staël et Creutz, je trouve non plus seulement dans la correspondance particulière, mais dans les dépêches même de Creutz, tant la chose est pressée, cette apostille particulière très secrète : « Je ne dois pas le cacher à votre majesté, quand cette cour apprendra une autre nomination que celle de M. de Staël pour me succéder, je crains qu’elle n’en prenne de l’humeur. Votre majesté ne peut pas imaginer à quel point le roi et la reine s’intéressent à lui. Le roi l’aime autant que la reine, et le traite avec une véritable affection. Il ne parle pour ainsi dire qu’à lui à son coucher. Aussitôt que la nomination de votre ambassadeur sera connue, le mariage de M. de Staël sera manqué. On le regardera comme un homme perdu. La pitié qu’il inspirera rendra peut-être la cour et la ville injustes envers votre majesté et surtout envers votre nouvel ambassadeur. M. de Staël obtiendrait, par l’affection qu’on lui porte, ce que l’humeur pourrait faire refuser à un autre. Il a, de l’aveu du roi lui-même, des audiences particulières de la reine, ce que, comme ambassadeur, je ne puis moi-même obtenir. Vous me faites la justice, sire, de croire que ce n’est pas mon amitié pour M. de Staël qui me fait parler en ce moment. C’est votre intérêt que j’ai en vue… »

Voilà Gustave III bien averti et bien empêché ! Aura-t-il bien le cœur de nommer un autre ambassadeur en présence du désespoir de Staël, qui va se retirer dans des déserts affreux, malgré les gémissemens de la cour et de la ville ? Ou bien commettra-t-il la faute de se priver d’un riche et puissant ambassadeur ? Renoncera-t-il à dominer dans les salons par toutes ces grandes dames auprès desquelles Staël a si bien su s’affermir ? Plus de brillante légation suédoise tenant par le luxe de ses salons et par l’éclat de ses fêtes le haut du pavé parmi le corps diplomatique parisien et parmi le monde lettré ; plus d’intelligences à la cour et plus d’entrées particulières chez la reine ; plus de ressorts cachés pour agir sur le cabinet de Versailles et sur la grande affaire des subsides. Pour Gustave, épris de la France, à qui il était si redevable et de qui il attendait encore les secours matériels et l’appui moral, c’était là, il faut le reconnaître, sacrifier une belle occasion. Staël n’avait pas encore rendu, il est vrai, de grands services à son pays ; mais la manière avisée dont il avait préparé sa propre destinée, engagé à la fois son maître, le roi et la reine de France, le comte de Creutz, la comtesse de Boufflers, M. et Mme Necker dans cette seule affaire de son futur mariage, prouvait assez son intelligence et son habileté diplomatiques. Gustave III avait d’ailleurs pour lui, à ce qu’il semble, une véritable amitié. Il renouvela donc en février 1783 la promesse qu’il avait paru près d’oublier : « Pour ce qui est de Staël, je tiendrai ma parole. S’il épouse Mme Necker, il sera mon ministre plénipotentiaire. »

Mais il s’agissait de savoir qui s’exécuterait le premier, de M. Necker ou du roi de Suède. Gustave entendait bien que son futur ambassadeur eût la dot. M. Necker, de son côté, ne voulait marier sa fille qu’à bon escient. Staël pensa qu’il ne perdrait rien, dans tous les cas, à presser la volonté royale, et, pour y parvenir le plus sûrement possible, il sut faire intervenir les deux puissans médiateurs qu’il avait réservés pour un dernier effort, Louis XVI et Marie-Antoinette. Au mois de mars 1783, le roi et la reine de France adressèrent au roi de Suède une demande commune et expresse pour que l’ambassade de Paris fût donnée à M. de Staël. Devant cette prière, Gustave ne résista plus, et la même année M. de Staël fut nommé successivement chargé d’affaires, ministre plénipotentiaire, enfin ambassadeur.

C’était à M. Necker à présent de couronner toutes les espérances; mais M. Necker n’était pas encore satisfait. « Mon mariage n’est pas encore décidé, écrit Staël (9 février 1784). J’ai beaucoup d’apparences pour moi, mais pas encore de certitude. Je supplie votre majesté de régler ma conduite. — 9 mai. Si votre majesté va à Genève (Gustave entreprenait alors un nouveau voyage sur le continent), M. Necker pourrait aller lui faire sa cour... Mon sort dépendra alors uniquement de votre majesté... » Quelles étaient donc les nouvelles faveurs que M. Necker demandait pour son futur gendre, ambassadeur à Paris à trente-quatre ans? — Une précieuse lettre de Mme de Boufflers (21 mai 1784) nous en instruit. Voici les conditions imposées à la couronne de Suède, si elle veut avoir la future Mme de Staël pour ambassadrice :


« 1° L’assurance de l’ambassade de Suède à Paris pour toujours;

« 2° Une pension de 25,000 francs en cas que, par des circonstances imprévues, M. de Staël perde son ambassade;

« 3° Le titre de comte, afin que Mlle Necker ne puisse être confondue avec une certaine baronne de Stal, assez mauvais sujet.

« 4° L’ordre de l’Étoile polaire pour M. de Staël;

« 5° La certitude que jamais l’ambassadeur n’emmènera sa femme en Suède que passagèrement et de son consentement;

« 6° La reine Marie-Antoinette devra témoigner qu’elle désire ce mariage. »


Ainsi Gustave III, bien que ses idées en politique ne fussent pas du tout semblables à celles que l’influence de M. et Mlle Necker ne manquerait sans doute pas d’inspirer à son ambassadeur, devait s’engager par les deux premiers articles à conserver celui-ci pour toujours, ou bien, s’il rompait sa parole, à payer un dédit. L’article 3 rappelle de trop près, à ce qu’il semble, cet évêque de Gil Blas qui demande à devenir archevêque « pour changer d’air. » Le tout forme à coup sûr le plus bizarre préambule dont jamais contrat de mariage ait été accompagné.

Une nouvelle visite de Gustave à Paris n’apporta pas une conclusion immédiate à cette longue négociation, qui durait depuis le milieu de l’année 1779, c’est-à-dire depuis cinq ans. Staël fit d’énormes dépenses pour bien recevoir son roi, et comme s’il tenait déjà la fortune de Mlle Necker. « Si votre majesté ne lui accorde enfin l’assurance de l’ambassade pour toujours, écrit alors cette excellente Mme de Boufflers, toujours attentive à l’achèvement de son dessein, le mariage du baron de Staël sera manqué, et il n’aura tiré de cet espoir que l’avantage d’avoir brillé un moment, avec l’inconvénient fâcheux d’avoir fait 200,000 francs de dettes pour son établissement à Paris et le séjour de votre majesté dans cette ville (5 juillet 1785)...» Mais enfin Gustave accepta les conditions principales. Si nous n’avons pas ses lettres à ce sujet, nous recueillerons, chemin faisant, certains témoignages qui nous l’affirment. Désormais donc nul obstacle ne subsistait, car il faut penser que Mlle Necker, dont personne ne parle dans toute cette correspondance, bien qu’elle soit l’objet principal de la négociation, était depuis longtemps consentante. Son père et sa mère donnèrent leur assentiment dans les premiers jours d’octobre 1785, et Mme de Boufflers, en transmettant cette grande nouvelle à Gustave III, ajouta, comme elle en avait bien le droit : « J’avoue que cette affaire m’a longtemps occupée, souvent ennuyée. J’en ai fait les premières propositions il y a plus de cinq ans, et depuis trois ans je ne cesse de solliciter ou de parole ou par écrit... Enfin, dit-elle en achevant sa lettre, j’espère que ce riche mariage ne laissera pas d’être avantageux pour la Suède. »

L’union pour laquelle on avait tant travaillé fut célébrée en effet le 14 janvier 1786. Dix mois après, en novembre, Gustave III pouvait lire dans les dépêches mêmes de son ambassadeur marié des pages comme celle-ci : « J’ose supplier votre majesté de croire que jamais zèle plus ardent pour elle ne pourra animer aucun de ses sujets, que je consacre toutes mes facultés à m’acquitter de la place qu’elle a bien voulu me confier, que je n’aime, si j’ose le dire, en ce moment que ma femme et mon roi, et que le premier de ces deux sentimens ne nuit point au second, puisque je me rappelle sans cesse que c’est à votre majesté que je dois la jouissance de mon bonheur intérieur. »

Grâce à la nouvelle ambassadrice, les salons de la légation suédoise furent plus que jamais à Paris de beaucoup les plus brillans parmi les salons diplomatiques; l’ambassadeur suédois était mieux que tous les autres, par ses entrées particulières à la cour et les confidences de M. Necker, instruit des nouvelles et en possession d’un profitable crédit. La négociation avait donc complètement réussi. M. de Staël était arrivé au comble de ses désirs; il se voyait maître d’une immense fortune et ambassadeur à vie. M. Necker avait sa fille sinon comtesse, du moins baronne et ambassadrice, et c’était de quoi permettre à la fille du ministre de porter tête haute à la cour. Enfin Gustave lui-même, outre les avantages que cette union promettait à sa politique, avait conquis une nouvelle et déjà célèbre admiratrice, de qui la correspondance allait s’ajouter dans ses portefeuilles, avec un éclat plus grand encore, à celles de Mmes d’Egmont, de La Mark, de Boufflers et de tant d’autres.


II. — MADAME DE STAËL AMBASSADRICE. — BULLETINS DE NOUVELLES.

Nous savons quelles ont été les dispositions et la conduite de chacun des personnages qui sont intervenus dans la précédente négociation; il n’y en a qu’un, avons-nous dit, sur le compte duquel nos documens, y compris les lettres de M. de Staël, ne nous ont encore apporté absolument aucune lumière : c’est précisément la fiancée elle-même, la fiancée si ardemment et si longtemps désirée. Des sentimens de M. de Staël pour Mlle Necker, nous ne saurions rien affirmer, sinon que sur ce point sa passion était tout au moins singulièrement discrète. Et quant à la plus active négociatrice du mariage, Mme de Boufflers, il est certain qu’elle avait en vue le profit de Gustave III et de Staël bien plus que le bonheur conjugal des futurs époux. Elle écrivit en effet au roi de Suède, en lui apprenant la conclusion définitive de cette grande affaire, une lettre qui dévoile toute sa pensée : «... Je souhaite, dit-elle sans façon, que M. de Staël soit heureux, mais je ne l’espère pas... Sa femme est élevée dans des principes d’honnêteté et de vertu, il est vrai, mais elle est sans aucun usage du monde et des convenances, et si parfaitement gâtée sur l’opinion de son esprit, qu’il sera difficile de lui faire apercevoir tout ce qui lui manque. Elle est impérieuse et décidée à l’excès: Elle a une assurance que je n’ai jamais vue à son âge et dans aucune position. Elle raisonne sur tout à tort et à travers, et, quoiqu’elle ait de l’esprit, on compterait vingt-cinq choses déplacées pour une bonne dans tout ce qu’elle dit. L’ambassadeur n’ose l’avertir de peur de l’éloigner de lui dans les commencemens. Pour moi, je l’exhorte à employer d’abord la fermeté, sachant que c’est la manière dont on a commencé qui décide bien souvent du reste de la vie. Au reste, les partisans de son père la portent aux nues; ses ennemis lui donnent mille ridicules ; les personnes neutres, tout en rendant justice à son intelligence, lui reprochent de parler trop et de montrer plus d’esprit que de bon sens et de tact. Si elle était moins gâtée par l’encens qu’on lui prodigue, j’aurais essayé de lui donner quelques conseils... » La dédaigneuse et plaisante naïveté de ces dernières paroles nous aide bien à comprendre ce qu’il faut accepter ou laisser de l’appréciation de Mme de Boufflers. La grande dame du XVIIIe siècle, avec son entêtement et ses préjugés, n’était pas bonne appréciatrice des allures un peu étranges de celle qu’animait déjà l’esprit indépendant d’un temps nouveau.

M. de Staël trouva dans sa jeune femme une spirituelle collaboratrice. Pendant qu’il rédigeait lui-même pour son roi deux correspondances, dont l’une était exclusivement politique et pour les affaires courantes, l’autre toute privée, Mme de Staël prenait aussi la plume et acceptait, cédant aux désirs de Gustave III, exprimés par Mme de Boufflers, la tâche alors agréable et douce, mais bientôt périlleuse et pénible, de rendre un compte exact et régulier de ce qui se passait à la cour, parmi ce monde aimable et léger sur lequel Gustave III avait placé tant d’affections, et qu’une effroyable tempête allait bientôt dissiper. Rédigés de 1786 à 1791, ces Bulletins de nouvelles, comme les appelle Mme de Staël, portent l’empreinte visible des vicissitudes dont ce peu d’années a été le témoin. Les premières pages sont négligemment et légèrement écrites; on y voit le fidèle reflet d’une cour imprudente, aveugle, atteinte d’une incurable vanité de cœur et d’esprit; on y entend les rires et les jeux sur le bord de l’abîme. Puis tout à coup la scène change; au lieu des plaisanteries, des jeux de mots, des anecdotes de tout à l’heure, voici de sinistres présages, de tragiques nouvelles, et, mêlée à ces tristes récits, l’expression des grandes idées d’un autre temps qui commence. Au lieu de la spirituelle et un peu froide narratrice de cour, voici le témoin ému du naufrage où s’agitent les destinées suprêmes d’un père, celles d’une patrie, celles d’un siècle nouveau secrètement attendu, — voici la véritable Mme de Staël.

Laissons-lui désormais la parole, en retranchant seulement de ses premiers Bulletins, écrits au courant de la plume sur des sujets frivoles, quelques répétitions ou quelques négligences. Ces premières pages ne sont qu’une esquisse tracée à la hâte. Cherchons-y la finesse, le trait, quelquefois la satire. Oublions, nous qui savons ce qui suivra, la préoccupation de l’avenir, et prenons plaisir seulement à une correspondance spirituelle, amusante, qui nous montre pendant quelques années encore le calme avant de si grands tumultes, et, chez Mme de Staël elle-même, un agréable enjouement avant l’ardeur et l’entraînement de la passion.

Le dossier d’Upsal donne chaque Bulletin de nouvelles ordinairement précédé d’une lettre d’envoi. Mme de Staël indique bien dans ces lettres d’envoi ce qu’elle a voulu faire, un simple journal, une gazette des nouvelles de société. Elle y laisse voir aussi l’expression d’un enthousiasme qui nous semble aujourd’hui un peu excessif. « J’ai conçu, — écrit-elle à Gustave III en mars 1786, — j’ai conçu pourquoi l’on attribuait à Louis XIV tout ce qui s’était fait sous son règne, et j’ai senti le désir de rendre suédois tout ce qui a de l’âme et du génie... » Bien que nous sachions par toute l’histoire de Mme de Staël que ses affections comme ses haines étaient vives, bien qu’elle ait par exemple adressé plus tard le même langage à Bernadette devenu l’ennemi de Napoléon, nous devons surtout reconnaître dans l’enflure de son admiration la femme du XVIIIe siècle, habituée au langage des cours et au respect traditionnel de la royauté. Telle nous la verrons encore dans quatre de ses Bulletins de nouvelles, ceux qui précèdent la révolution, avec quelque mélange toutefois d’une indépendance soit personnelle soit empruntée à l’esprit public de son temps.


Premier Bulletin de nouvelles (mars 1786).

« Il a paru un mémoire de M. de Lacretelle pour la défense d’un comte de Sanois qui avait été enfermé à Charenton sur la demande de sa fille et de sa femme. Votre majesté recevra ce mémoire; il a eu un grand succès. L’intérêt qu’inspire ce malheureux homme y contribuait sans doute; mais cette cause est du nombre de celles qui font réfléchir chaque lecteur sur le danger qu’il court. Sur une simple demande de la famille, une lettre de cachet fait disparaître un homme, et le prive à jamais de toute communication avec des amis, ou du moins avec des juges. De telles institutions rendent trop dépendans de la vertu de ceux qui nous entourent, et l’on commence à se plaindre hautement de ce que M. de Breteuil ne rétablisse pas l’institution que M. de Malesherbes avait faite de ne jamais donner de lettres de cachet qu’après avoir pris l’avis d’un conseil composé de magistrats les plus distingués du royaume; mais les établissemens des ministres passent avec eux, les rois mêmes ne règnent qu’un temps. — Il en est toutefois qui posent le bien qu’ils font sur des fondemens si inébranlables, qu’il durera presque aussi longtemps que la gloire de leur nom. Ce pluriel-là est une véritable forme de rhétorique pour voiler par respect la pensée.

« J’ai eu le malheur de rencontrer la fille et le gendre de ce M. de Sanois; ils vivent dans la société; on est fâché d’avoir été dans la même chambre que de telles gens; cela rapproche trop. Ils préparent une réponse; ils disent que l’avocat a fort exagéré les mauvais traitemens que M. de Sanois a reçus à Charenton. Cela ne les justifiera pas, mais il faut convenir que c’est le défaut des Français de ne se jamais contenter de ce qui est vrai; il faut qu’ils ajoutent à tout, et, loin d’augmenter l’effet, il leur arrive souvent de détruire, par une légère circonstance inventée, la foi qu’on avait à tout ce qui ne l’est pas. Depuis que le mémoire a paru, on fait chaque jour de nouvelles histoires sur les prisonniers enfermés par lettres de cachet. La moitié est sans doute imaginée; mais cette idée suffit-elle pour tranquilliser l’humanité? « Le maréchal de Duras, premier gentilhomme de la chambre et chargé du département de la Comédie-Française, reçut, il y a quelques jours, visite d’une demoiselle qui voulait débuter : « Eh bien ! mademoiselle, lui dit-il, de quels rôles voulez-vous vous charger? — Monsieur, cela m’est égal; je sais déclamer des vers comiques, tragiques, tout comme on veut. — Et qui est-ce qui vous a appris à déclamer? — Ah! monsieur, c’est un abbé qui prenait intérêt à moi. Je puis dire qu’il y a mis un soin extrême, mais cependant ce n’est pas lui qui m’a été le plus utile. — Et qui donc, mademoiselle? — Un grand-vicaire, monsieur, avec qui j’ai passé quelque temps, et qui, je puis le dire, m’aimait véritablement, et a contribué beaucoup à former mon talent. — Parbleu ! dit le maréchal, cela monte par grades. Est-ce tout, mademoiselle? — Ah! monsieur, répondit-elle, celui qui s’intéresse le plus sincèrement à moi et me donne encore des leçons, c’est un évêque, qui me recommandera, si vous le désirez. » Les noms de cette histoire, vraie à la lettre, sont l’abbé Delille, l’abbé d’Espagnac et le coadjuteur d’Orléans, M. de Jorente, frère de Mme de La Regnière. — Cela peut s’appeler, je crois, une histoire française...

« Les agiotages de l’abbé d’Espagnac et la fortune rapide qu’il y faisait faire à tous ses amis, au nombre desquels on comptait M. Le duc d’Orléans, ont fort occupé le public. Il paraît que le roi a marqué du mécontentement de ce qu’un abbé se permettait un semblable métier. L’abbé a été tancé par son chapitre, et tout cela pour n’avoir pu résister au désir de publier son intelligence. S’il eût gardé le silence, sa gloire eût été moins grande et sa fortune plus considérable. A tout prendre, l’argent vaut mieux que ce genre de gloire. Le contrôleur-général sous le ministère duquel on peut faire une fortune immense de cette manière est apparemment du nombre de ceux qui ne se fâchent pas de ce qu’ils aperçoivent, mais de ce qu’ils sont forcés de voir.

« M. Le premier président avait pris, il y a cinq ou six ans, 20,000 livres de rentes viagères dans un emprunt. Il avait fait un billet de 200,000 francs de capital, et depuis ce temps il croyait apparemment qu’un billet suffisait, et ne payait point la somme qu’il devait. Cela alla bien tant qu’il fit passer au parlement tous les édits des contrôleurs-généraux; mais, depuis qu’il s’est avisé d’être contraire à M. de Calonne, le billet a été retrouvé, et M. de Calonne l’a porté au roi. Le roi est entré dans une grande colère, et pendant un moment l’on a cru que M. Le président perdrait sa place. Cependant le crédit de M. d’Ormesson la lui a fait conserver.

« M. Foulon reste toujours exilé pour un mémoire qu’il avait fourni au premier président sur l’affaire des monnaies. C’était de lui que le ministre de Créqui disait : «Prenez garde, messieurs, cet homme-là fait tout ce qu’il peut pour se faire passer pour un fripon; mais je vous en avertis, ce n’est qu’une bête. »

« Le cardinal de Rohan passe sa vie tristement dans son abbaye d’Auvergne. Le ministre de Créqui, faisant allusion aux prétentions de cette maison, a dit : « Les Rohan rentrent dans l’ordre de la noblesse, ils se déshonorent. » La belle Mme de Brionne, qui supporte toutes ces infortunes, devrait intéresser; mais elle a tellement dans la société des discours et des gestes de théâtre, qu’on prend ses malheurs réels pour des événemens de tragédie,

« J’ai fait à Auteuil, il y a quelques jours, un dîner de bienfaisance. La femme d’un épicier, ayant trouvé dans la rue une lettre d’un prisonnier de Bicêtre qui l’a intéressée, a remué pendant trois ans entiers le ciel et la terre pour obtenir sa délivrance. Enfin le maréchal de Castries, ministre plein d’humanité, l’a emportée. Cette femme a eu l’année dernière le prix de vertu à l’Académie. Elle dînait, il y a huit jours, chez Mme de Luxembourg et Mme de Boufflers avec l’homme qu’elle a fait sortir de prison après trente-cinq ans de captivité pour une étourderie. Je ne puis dire combien cet homme m’a intéressée. Il nous a joué d’un instrument qu’il avait fait à la Bastille avec un bâton de sureau. Enfin le récit des misérables amusemens de cette affreuse solitude, des ressources inimaginables qu’il avait trouvées pour se sauver de ces lieux horribles, m’ont émue jusqu’aux larmes. Comme les plus petits des plaisirs deviennent essentiels lorsqu’on n’a plus que ceux-là! Comme les plus petites circonstances sont remarquées, lorsque tout peut servir et lorsque rien ne distrait! Ce que la puissance de l’attention fait découvrir semble incroyable à ceux à qui le tourbillon du monde n’a jamais laissé le temps de réfléchir.

« J’ai entendu deux actes d’une tragédie que personne ne connaît et qui m’ont fait la plus grande impression. C’est Strafford et Charles Ier, par M. de Lally, fils de celui qui a été décapité et qui défend la mémoire de son père avec tant de chaleur. L’analogie de l’histoire de son père avec celle de Strafford, du caractère de Louis XV avec celui de Charles Ier, ajoute à l’impression de ce bel ouvrage. Je n’ai jamais vu un homme plus voué à une seule pensée et à un seul sentiment. Il ne voit partout qu’un père à venger, qu’une injustice à réparer, un innocent à justifier. A son âge, à tout âge, c’est chose digne d’admiration. »


Nous n’avons pas voulu interrompre le récit de Mme de Staël dans ce premier bulletin, afin de lui conserver aux yeux du lecteur toute sa physionomie; mais il faut en noter tous les aspects. La funeste insouciance des dernières années de la société qui allait périr se peint, il est vrai, dans ce futile recueil d’anecdotes et de bons mots composé pour distraire un roi; mais sur cette trame, que la plume facile de l’écrivain a tissée légère et agréablement variée, n’a-t-on pas vu apparaître quelques sombres couleurs? n’a-t-on pas remarqué ces premières lignes sur les lettres de cachet, sur ces institutions qui « rendent trop dépendans de la vertu de ceux qui nous entourent, et dont on commence à se plaindre,... » cette haine des prisons d’état, le mot de M. de Créqui sur les Rohan, qui « rentrent bien dans la noblesse, puisqu’ils se déshonorent, » ces dîners de bienfaisance, ces marques de sympathie données à ceux qui souffrent des abus du pouvoir? Autant de témoignages qui montrent que la sécurité des dernières années du XVIIIe siècle était trompeuse, et que l’écrivain, bien jeune encore, avait le sentiment du péril devenu si prochain. La brillante et spirituelle ambassadrice nous laisse apercevoir la future Mme de Staël.

La lecture du second et du troisième bulletins confirmera cette remarque. Ils sont presque entièrement consacrés à des nouvelles de cour, et on y verra avec quel respectueux scrupule Mme de Staël évite de confondre le roi et la reine avec la société au milieu de laquelle la Providence les a placés. Était-ce pour plaire à Gustave III, qui n’aurait pas, il est vrai, accueilli un langage contraire? Non, assurément, puisqu’il s’agit ici de cette même courageuse Mme de Staël qui, au moment le plus périlleux de la révolution et après la mort de Gustave, a pris en main avec un généreux élan la cause de Marie-Antoinette. Son noble cœur n’avait pas attendu l’instant du suprême danger; elle semblait avoir deviné à l’avance quelles en seraient les victimes, afin de préluder envers elles au dévouement par le respect.


Second Bulletin de nouvelles (août 1786).

« Le voyage de Fontainebleau n’est pas fort animé; le maréchal de Ségur ne fait point de promotions; les ministres restent tous en place; les soupers et les dîners sont les seuls événemens de la journée. On soupe trois fois par semaine chez Mme de Polignac, trois fois chez Mme de Lamballe, et une fois dans les cabinets. La reine vient chez Mme de Polignac et chez Mme de Lamballe à onze heures et joue une partie de billard. Cet amusement est devenu fort à la mode, et les femmes y réussissent assez bien. Les maisons des ministres, du capitaine des gardes, des grandes charges de la couronne, sont assez remplies jusqu’à onze heures et demie; mais à ce moment tout le monde part pour aller dans la maison où l’on trouve la reine. A minuit, l’on sort pour aller passer la soirée ailleurs. Les jeux de hasard y ont été absolument interdits, mais l’on tâche de rendre chers les jeux de commerce. Le jeu est encore le seul secret qu’on ait trouvé pour amuser les hommes rassemblés ou plutôt pour les occuper. Le plus grand plaisir d’une maîtresse de maison est de se débarrasser de tous ceux qui sont chez elle en les enchaînant à des tables de quinze ou de trictrac.

« Il y avait une telle foule à Fontainebleau, qu’on ne pouvait parler qu’à deux ou trois personnes qui jouaient avec vous, et l’on ne retirait du plaisir d’être dans le monde que l’agrément d’être étouffé; mais c’était surtout autour de la reine que les flots de la foule se précipitaient. Il est, je crois, difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse; elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas, d’oublier qu’elle est reine et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie. L’expression du visage de tous ceux qui attendaient un mot d’elle pouvait être assez piquante pour les observateurs. Les uns voulaient attirer l’attention par des ris extraordinaires sur ce que leur voisin leur disait, tandis que dans toute autre circonstance les mêmes propos ne les auraient pas fait sourire. D’autres prenaient un air dégagé, distrait, pour n’avoir pas l’air de penser à ce qui les occupait tout entiers; ils tournaient la tête du côté opposé, mais malgré eux leurs yeux prenaient une marche contraire et les attachaient à tous les pas de la reine. D’autres, quand la reine leur demandait quel temps il faisait, ne croyaient pas devoir laisser échapper une semblable occasion de se faire connaître et répondaient bien au long à cette question; mais d’autres aussi montraient du respect sans crainte et de l’empressement sans avidité. — Sans doute ce tableau n’est pas nouveau pour un roi, toutes les cours se ressemblent; mais quand les hommages dus au trône sont mérités par le génie, quand on se courbe par devoir devant celui qu’on aurait honoré par choix, les plus grandes marques du plus profond respect et du plus vif désir de plaire rappellent plutôt le mérite de celui qui les reçoit que le rang qu’il occupe. — Le roi de France ne paraît point en société; l’on y rencontre toute la famille royale, mais l’on ne voit le roi qu’à son coucher, à son lever, et le dimanche lorsqu’on lui fait sa cour. Il ne va jamais au jeu de la reine, il chasse et lit; mais c’est assez plaisant d’entendre dire quand il ne chasse pas ou qu’il ne va pas au spectacle : « Le roi ne fait rien aujourd’hui, » c’est-à-dire qu’il travaille toute la soirée avec ses ministres.

« On a beaucoup dit que le baron de Breteuil proposerait à Fontainebleau un plan d’édit pour assurer les mariages et l’état des protestans; il est certain que c’est son intention. L’on se déshonore, il est vrai, lorsqu’on veut trouver dans la religion des contractans un moyen de cassation; mais enfin la loi subsiste, et les mœurs seules en diminuent l’horrible inconvénient.

« Le duc de Normandie a été assez malade à Fontainebleau. Mme de Polignac l’avait caché à la reine. Elle est entrée par hasard chez son fils dans le moment où l’on venait de lui mettre des sangsues. A l’aspect de cet enfant couvert de sang et en convulsion, la reine est tombée sans connaissance. C’est la meilleure mère possible.

« La reine n’admet plus à jouer avec elle M. de Chalabre ni M. de Frovanet, les deux plus gros joueurs de la cour. M. Le comte d’Artois, le premier jour, a appelé M. de Frovanet pour faire la partie, et la reine lui en a fait des reproches. On dit aussi qu’elle a dit à Monsieur, qui voulait conserver un garde du corps qui avait refusé de se battre, que, si les autres gardes du corps pensaient comme elle, ils quitteraient tous le service de Monsieur. Le roi, pendant ce voyage, a donné des signes de mécontentement à des personnes d’une réputation suspecte. Enfin l’impression totale de ce voyage a ajouté à l’idée qu’on a du désir qu’ont le roi et la reine de conserver les principes de l’honneur et de la probité parmi ceux qui les entourent.

« Les appartemens que le roi et surtout la reine se sont fait faire à Fontainebleau sont d’une magnificence extraordinaire. Le cabinet de la reine est beau dans tous les détails au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Elle ne permet plus à tout le monde de le voir depuis qu’ayant permis à M. de Conflans d’y aller, elle le trouva rempli à son retour de tous les acteurs et de toutes les actrices qu’il y avait amenés.

« On dit, — et c’est sûr même, — que M. de Calonne causait, il y a quelque temps, à table sur les ministres du temps de Louis XIV. Un de ses amis lui disait qu’alors les fortunes que faisaient les ministres étaient immenses; il lui rappelait Mazarin, Louvois, et se plaignait de ce qu’on ne s’enrichissait plus à cet excès. « Pardonnez-moi, dit M. de Calonne, le métier n’est pas gâté. » Il vaudrait mieux dire ces mots-là dans son cabinet qu’à table. »

Troisième Bulletin de nouvelles (novembre 1786).

« ….. M. L’abbé Maury a fait une oraison funèbre de M. Le duc d’Orléans. Il n’a pas donné un seul éloge direct à M. Le duc d’Orléans actuel, et dans ce qui était indirect il était facile de découvrir des critiques. Le lendemain du jour qu’il a prêché son oraison, il s’est hâté d’aller faire des excuses à M. Le duc d’Orléans de ce qu’il n’avait pas parlé de lui. Cette adroite réparation n’a pas touché M. Le duc d’Orléans. Il avait appelé Mme de Montesson l’épouse incomparable du duc d’Orléans; ces deux noms lui sont si bien disputés, qu’on a défendu l’impression de l’oraison funèbre. Cet abbé Maury a passé sa vie à louer bassement tout le monde; il a manqué par gaucherie cette occasion de plaire au duc d’Orléans. L’imprudence d’un flatteur fait plaisir; on aime à le voir échouer dans son genre. Ce même abbé Maury allait, il y a quelques jours, chez Mme de Flahaut; elle commença par se plaindre de ce qu’il était resté si longtemps sans la venir voir. « Hélas ! madame, lui répondit l’abbé Maury, j’ai un de mes amis, l’abbé de Boismond, attaqué d’une paralysie qui a occupé tous mes momens; il vient hier de récompenser mes soins d’une manière bien généreuse : il m’a résigné son bénéfice. — Ah! tant mieux! lui répondit MmE de Flahaut; maintenant que vous êtes libre, nous vous verrons plus souvent. » Les bons mots sont les événemens de Paris; ils font les sujets des conversations pendant plusieurs jours.

« Mme de Genlis vient d’hériter de 200,000 livres de rente à la mort de Mme la maréchale d’Estrées. Elle doit compte de ce qu’elle en fera, car elle a associé le public à toutes ses actions. On dit qu’elle va faire paraître un ouvrage qui réfutera toutes les opinions irréligieuses des philosophes.

« Il vient de paraître un mémoire de M. Dupaty, premier président au parlement de Bordeaux, pour plaider la cause de trois hommes innocens condamnés à la roue, dont tous les honnêtes gens sont enthousiastes. Mille morts sur un champ de bataille ne révoltent pas comme un supplice injuste. La jurisprudence criminelle en France induit souvent le juge en erreur, et il serait à souhaiter que le cri public forçât à des changemens. Les conversations des sociétés ne sont plus oiseuses, puisque c’est par elles que l’opinion publique se forme; les paroles sont devenues des actions, et tous les cœurs sensibles vantent avec transport un mémoire que l’humanité anime, et qui paraît plein de talent parce qu’il est plein d’âme. Il a pourtant été dénoncé au parlement hier. On prépare un réquisitoire, les juges sont offensés d’être accusés d’avoir condamné injustement; mais les malheureux, je l’espère, seront sauvés, et c’est tout ce que souhaite l’honnête homme qui s’est exposé pour eux. Les magistrats sont si indignés de sa témérité, qu’il faudrait se garder de l’admirer.

« La reine m’a reçue avec bonté, ainsi que le roi; elle m’a dit qu’il y avait longtemps qu’elle avait envie de faire ma connaissance, et de cette manière-là elle paraît distinguer tout ce qui porte le nom de Suédois. Le repas a été le plus magnifique qu’on ait donné à aucune ambassadrice. Huit jours après, j’ai été dîner chez M. de Vergennes avec l’ambassadrice d’Espagne; il nous a prises toutes les deux par la main pour nous faire passer ensemble. Je fais cas de ce genre de politesse depuis que celles qu’on me fait n’ont plus de rapport à moi.

« Les bals de la reine ont été fort brillans cette année. La salle est arrangée comme un palais des fées; les jardins du Trianon y sont représentés, et des jets d’eau jaillissent sans cesse; les idées champêtres, les rêveries qu’inspire la campagne dans l’été se mêlent à l’éclat du plaisir et au luxe des cours. Dans une autre salle, on trouve des récréations peu pastorales, un jeu forcené. Un jeune M. de Castellane a quitté la maison paternelle pour avoir perdu toute sa fortune dans une soirée. Cependant la reine donne l’exemple de la modération, et ce n’est pas pour lui faire sa cour que l’on se ruine; mais les joueurs s’ennuient de toute autre occupation, ils trouvent tout insipide, ils ont pris l’habitude des grands mouvemens, ils ont besoin des dangers.

« Sedaine, par pitié, vient d’être nommé de l’Académie. Ces messieurs disent que c’est par considération pour son âge, on dirait qu’ils sont une société de bienfaisance et qu’ils donnent la préférence aux octogénaires; mais Sedaine a tant amusé le public sur les trois théâtres, qu’il méritait une récompense.

« Voilà un poème de M. de Florian : Numa Pompilius. De l’arlequinade à ce genre il y a un peu loin. Ses législateurs et ses guerriers sont des bergers en robe et en casque, mais on y trouve de l’agrément dans le style; c’est un livre innocent, et, comme disait Mme du Deffant, il n’y a point de mal à avoir fait cela... »


Ces derniers mots sont bien dits assurément, avec finesse, avec esprit. Tout ce qui concerne la reine, sa grâce sévère et son amour maternel, est discrètement touché, comme par une femme et par une mère. Nous trompons-nous en croyant que ces pages si naturelles et si sincères ne sont pas indifférentes à qui veut bien connaître Mme de Staël? C’est ici la source d’un talent qui va grandir et s’épandre, mais en s’agitant, en se troublant peut-être.

Le quatrième bulletin est de 1787. Il donne de plus que les précédens certains détails sur les querelles religieuses de ces années si inquiètes. Il y est question de l’édit pour l’état civil des protestans et de l’opposition qu’il rencontre. On y voit les intrigues de ce duc d’Orléans qui commençait à offrir autour de lui un point de ralliement aux mécontens de toute sorte et aux partisans des nouveautés. Il semble que Mme de Staël, à mesure qu’elle approche du moment fatal où tout l’édifice va crouler, rencontre involontairement sous sa plume, et sans que le caractère général de sa correspondance s’altère de propos délibéré, de plus graves sujets de récit ou d’anecdotes, et de funestes symptômes à la place des épisodes plaisans ou enjoués qu’elle citait tout à l’heure. Les premières lignes du nouveau bulletin annoncent suffisamment les préoccupations nouvelles.

Quatrième Bulletin de nouvelles (1787).

« Les affaires publiques ont tellement occupé depuis six mois tout Paris, que non-seulement elles ont été seules le sujet de l’intérêt général, mais que les événemens particuliers eux-mêmes, je crois, ont été plus rares, et que personne n’a voulu être extraordinaire dans un moment où l’on s’en serait si peu aperçu. Dans l’instant où j’ai su le départ du courrier de votre majesté, j’ai commencé à m’affliger de ce que mes amis et mes connaissances eussent été assez peu raisonnables et assez insipides depuis six mois pour ne me rien fournir à mander à votre majesté.

« M. Le duc d’Orléans s’ennuie fort à Villers-Cotterets : il a écrit au roi pour obtenir la permission de revenir au Raincy, maison de campagne qu’il a à quatre lieues de Paris; mais on le lui a refusé. Il s’est fait du tort par cette demande, car, pour conserver tous les honneurs du courage, il ne faut pas se reconnaître coupable, et c’est l’être que de demander d’être moins puni. On disait à l’archevêque de Toulouse qu’en exilant le duc d’Orléans il allait lui donner de la considération. «Je le connais, répondit-il; il ne la prendra pas. » L’on a été fort sévère pour toutes les demandes qui ont été faites d’aller à Villers-Cotterets. On ne conçoit pas cependant ce qui peut porter le gouvernement à ajouter de la rigueur à cet exil que l’opinion publique n’a pas approuvé.

« Mme de Genlis a parfaitement réussi dans son éducation des fils de M. Le duc d’Orléans, et tout le ridicule de sa nomination est effacé par le succès.

« C’est assez l’habitude de M. Le duc d’Orléans de ne pas choisir pour les places dont il dispose ceux qui y semblent destinés. Par exemple M. Ducrest ayant donné sa démission de la place de chancelier, il a fait venir un capitaine de vaisseau et lui a proposé cette place. M. de La Touche a cru qu’on se moquait de lui; il est retourné chez le duc d’Orléans en habit d’uniforme : « Monseigneur, lui a-t-il dit, j’ai mis cet habit afin de vous rappeler, si par hasard vous l’avez oublié, que je suis marin, que je ne sais pas seulement faire une addition, et que je suis incapable de la place que vous m’offrez. — C’est bien cela que je veux, lui a répondu le duc d’Orléans. » M. de La Touche, après avoir bien constaté son incapacité, s’est soumis à recevoir 100,000 livres de rente, puisque telle était la volonté de M. Le duc d’Orléans. Il a tant de gaieté dans l’esprit que je crois quelquefois qu’un des motifs de ses actions, c’est de prendre le parti qui fera le plus rire les autres et lui. Il ne renoncerait pas pour rien au monde à se moquer de ce qu’il fait.

« Mme la maréchale de Noailles est de toutes les dévotes catholiques la plus folle et la plus superstitieuse. Sans cesse en correspondance avec le pape, elle soutient la foi et prêche l’intolérance comme un père du désert dans le XIVe siècle. Dès qu’elle a su que le roi avait envoyé au parlement le projet de l’édit pour l’état civil des protestans, elle est entrée dans un accès de rage et de désespoir qui la conduira au tombeau, si, comme il est probable, l’édit passe. Elle a fait écrire un ouvrage que votre majesté recevra par son courrier, qui rassemble tous les événemens de l’histoire dans lesquels les protestans ont eu des torts, et s’efforce de faire trembler sur les suites funestes de la tolérance. Le but une fois supposé, l’ouvrage n’est pas mauvais, et, si l’on pouvait oublier qu’il est absurde, on le trouverait assez bien raisonné; mais ce qui m’a véritablement étonnée, c’est qu’il y a quelques personnes sur l’esprit desquelles il a fait impression. On croit tout son siècle éclairé quand la société qui nous entoure n’a plus de préjugés, mais la moitié de la France est peut-être encore dans les ténèbres de la superstition. Les progrès de ceux qui ne lisent pas ne sont pas même l’ouvrage des siècles; le peuple change ses opinions, mais ne les modère jamais. Je joins à ce pieux mémoire, commandé par la maréchale, et qu’elle a porté chez tous les magistrats du parlement en leur laissant un petit billet conçu dans ces termes : Madame la maréchale de Noailles est venue chez M. Le conseiller pour lui recommander la religion et les lois dont le parlement est dépositaire; j’y joins, dis-je, l’excellent mémoire de M. de Malesherbes, aussi savant que raisonnable : c’est un des hommes les plus éclairés de France et très propre sans doute à être ministre sans département, mais il convient lui-même qu’il lui manque le caractère qu’il faudrait à son esprit. Ce qu’il dit, il faut qu’un autre le fasse. »


Voilà ces quatre premiers Bulletins, série d’anecdotes, d’aventures, d’épigrammes et de jeux de mots; mais ce n’était pas à ce mince profit, disions-nous, que se bornait, pour l’esprit sérieux et clairvoyant de Mme de Staël, l’observation des dernières années du XVIIIe siècle. Ce n’est plus assez en effet de quelques symptômes d’un temps plus troublé qui se font jour çà et là dans les derniers morceaux que nous venons de citer. Nous sommes en 1787. M. Necker a été appelé aux affaires, les notables ont été convoqués. Il est clair que l’orage qui menace est désormais aperçu par bien des yeux. Mme de Staël n’y reste pas aveugle. Les premiers périls de son père l’instruisent, et elle a déjà eu à le défendre auprès de Gustave III contre ses revers.


« Je suis étonnée, a-t-elle écrit de Moret le 29 mai 1787, qu’il ait pu s’élever des disputes sur des démonstrations arithmétiques, je concevrais plus aisément celles dont les idées métaphysiques ont été l’objet; mais heureusement mon père a trouvé le moyen de confondre les fausses assertions qu’un homme maintenant perdu avait osé faire contre lui. J’avouerai que je ne serais pas consolée si des vérités intéressant son honneur n’étaient pas susceptibles d’une démonstration plus claire encore que celles des meilleurs défenseurs des mystères saints. Mon père a été exilé pour s’être cru le droit de se défendre publiquement contre un homme à qui il avait été permis de l’attaquer de même. Les mots peuvent quelquefois changer de sens suivant leur application, et l’exil est un honneur quand c’est ainsi qu’on l’a mérité... »


Et lorsque M. Necker a été rappelé au ministère, Mme de Staël adresse au roi de Suède, le 4 septembre, ces paroles prophétiques : « Dans d’autres circonstances, sire, j’aurais appris avec plaisir à votre majesté la nomination de mon père; mais on lui remet le vaisseau si près du naufrage, que toute mon admiration suffit à peine pour m’inspirer de la confiance... »

À ce moment, en effet, la scène change presque tout à coup. Des événemens d’une grandeur imprévue, puis des malheurs et des crimes épouvantables dissipent le monde oisif et élégant du XVIIIe siècle, et substituent aux vaines jouissances qu’on goûtait en commun des idées, des regrets, des espérances et des craintes absolument diverses. On se divise, on se combat, jusqu’à ce que la mort ou l’exil vienne faire raison de tous les dissentimens.


III. — DISSENTIMENS AVEC GUSTAVE III. — FIN DE l’AMBASSADE.

On nous permettra bien, à l’occasion de Mme de Staël, de nous intéresser à son mari; il nous serait d’ailleurs impossible, sans quelques détails sur la conduite politique de l’ambassadeur, de comprendre nettement les nouveaux rapports dans lesquels Mme de Staël s’allait trouver placée à l’égard de Gustave III.

Si complètement heureux de son vivant par le succès de tous ses vœux et par son éclatante fortune, M. de Staël a moins bien réussi après sa mort auprès de la postérité. Le nom de Staël n’est connu aux Français et n’est devenu célèbre pour eux que par le souvenir de sa femme, leur spirituelle et généreuse compatriote. Aux yeux des Suédois, le baron diplomate souffre du souvenir qu’a laissé son prédécesseur, le comte de Creutz, poète aimable et homme de beaucoup d’esprit.

Ce n’est pas que M. de Staël manque d’une intelligence vive et pratique. On l’a vu, prudent et avisé dans le choix et la préparation de sa fortune, engager peu à peu Gustave III et l’envelopper de liens indissolubles. Ses dépêches et sa correspondance particulière avec le roi montrent un esprit actif et ardent. Non content d’exécuter avec soin les ordres de son maître auprès de la cour et des ministres ou des personnages les plus influens de l’état, il imagine sans cesse quelque projet nouveau pour la plus grande gloire ou le plus grand profit de la Suède. En même temps qu’il conclut au milieu de circonstances très difficiles d’utiles traités de subsides, il veut faire nommer Gustave III roi de Pologne (janvier 1791); il entretient des émissaires auprès de M. Pitt, afin d’obtenir pour la Suède l’alliance anglaise contre l’impératrice de Russie; il surveille les négociations du cabinet de Saint-Pétersbourg avec les chevaliers de Malte, qui peuvent introduire la marine russe dans la Méditerranée ; il soupçonne ses intrigues pour profiter des troubles de la Corse; il s’efforce, parmi les troubles de la France, d’attirer en Suède nos émigrés; il se multiplie enfin pour les intérêts de son pays et de son maître. Seulement son activité va d’ordinaire jusqu’à l’inquiétude et souvent jusqu’au zèle intempérant ou même indiscret. Pour ce qui est de l’appréciation, si difficile assurément, des terribles nouveautés dont il fut appelé à être le témoin, il ne manque pas de perspicacité, et ses dépêches ne semblent pas inférieures sous ce rapport à celles du comte de Creutz, qui toutefois s’entend beaucoup mieux à manier notre langue. Quelques extraits, résumant pour le lecteur l’impression que nous a laissée la lecture de ces liasses énormes (deux ou trois dépêches par jour) conservées aujourd’hui aux archives de Stockholm ou dans la bibliothèque d’Upsal, seront peut-être ici d’autant plus acceptables qu’ils permettront de comparer sur les mêmes sujets le langage de l’ambassadeur et celui de l’ambassadrice[4].

Dès 1786, la conformité des sentimens exprimés par M. et Mme de Staël est remarquable, et nous retrouvons sans aucun doute dans les écrits de l’un et de l’autre un écho du salon, des opinions et du propre langage de M. Necker.


«J’ai l’honneur, écrit M. de Staël le 10 novembre 1786 dans une missive particulière au roi[5], d’envoyer à votre majesté une lettre du roi et une autre de la reine de France, et je profite du départ de M. d’Asp pour mettre sous les yeux de votre majesté le tableau de la cour de France. Le roi n’est ni gouverné ni maître. M. de Vergennes est de tous les ministres celui qui paraît le plus aimé; son air de simplicité et sa mine patriarcale plaisent. Le crédit de la reine est toujours grand, mais c’est plutôt, si je puis dire, un crédit de sentiment que l’effet de son caractère. Le roi lui cède plutôt qu’il ne la consulte. Elle n’a pas pris d’empire et n’est malheureusement pas assez occupée des affaires, je dis malheureusement, car sa bonté et son élévation d’âme feraient désirer qu’elle influât sur les choix que fait le roi et sur toutes ses actions. Le reste de la famille royale n’a que le crédit nécessaire pour faire donner de l’argent et des places à ses créatures. On dit que M. Le baron de Breteuil va s’occuper de présenter au conseil un plan d’édit sur l’état des protestans en France. Il serait bien temps que ce reste de barbarie disparût. Quant à M. de Galonné, si M. de Vergennes l’abandonnait, il tomberait. La reine croit avec raison qu’il met les affaires de finance dans un désordre terrible. On ne sait pas ce qu’il va devenir. Il a promis aux receveurs-généraux de ne pas faire d’emprunt de l’année. On dit qu’il cherche des ressources dans l’agiotage, mais de quel front osera-t-il présenter un emprunt en pleine paix sans donner de gage pour cet emprunt? Ce moment-là sera critique pour lui... »


Ici comme dans les bulletins de Mme de Staël, en présence des troubles précurseurs de la révolution, les sinistres augures viennent se placer d’eux-mêmes, bien qu’un peu voilés, sous la plume de l’ambassadeur. De même que Mme de Staël, il se montre ému des questions religieuses, des atteintes à la liberté personnelle, des lettres de cachet, des prisons d’état, des abus depuis si longtemps accumulés, et de l’anxiété que de communs pressentimens ont répandue dans les esprits.


« On croit savoir, écrit-il en janvier 1788, que l’esprit de la reine s’est tourné depuis peu vers l’extrême dévotion. La cause en est, suivant les uns, dans les chagrins dont on l’a abreuvée pendant l’année dernière, dans les calomnies dont toute sa conduite a été l’objet, dans les vives appréhensions que l’agitation des basses classes a fait concevoir... Suivant les autres, ce serait un moyen pour regagner l’amour de la nation qu’on a perdu[6]... »

« Les fanatiques se donnent tout le mouvement imaginable pour empêcher l’enregistrement de l’édit du roi qui attribue les droits de citoyens aux non-catholiques. L’évêque de Dol, portant la parole pour les députés de Bretagne, osa sur ce sujet tenir vendredi dernier au roi un discours qui finit par ces mots : « Vous répondrez, sire, devant Dieu et devant les hommes des malheurs qu’entraînera le rétablissement des protestans. Madame Louise, du haut des deux où ses vertus l’ont placée, voit votre conduite et la désapprouve. » Le prélat a reçu l’ordre, très mérité, de se rendre immédiatement dans son diocèse. Ces tracasseries, l’état des finances, la désolation des manufactures ruinées par l’importation des denrées anglaises, tout cela rend la conjoncture actuelle obscure et pénible. »

« Les intendans, écrit-il encore en avril 1788, ont reçu ordre de se rendre dans leurs provinces. On travaille à l’imprimerie royale avec une grande activité, et toutes les avenues sont gardées afin d’empêcher que rien ne transpire dans le public... Il y a tout lieu de croire qu’on verra d’ici à quelque temps des changemens considérables. On dit que les parlemens s’occupent de faire leur testament entre les mains de la nation. »


Voilà assurément bien saisie et vivement décrite cette incroyable confusion des années qui précédèrent immédiatement la révolution. La disette, mais surtout le désordre épouvantable des finances, la ruine de toute autorité à la suite des excès du pouvoir absolu, la haine réciproque des différentes classes de la nation les unes contre les autres, ce sont bien les causes prochaines d’où la révolution est sortie, et la résistance des parlemens contre les dernières velléités de la royauté arbitraire a bien été la secrète ouverture par où ces causes ont produit leurs premiers effets. Il est vrai que M. de Staël et ses contemporains avec lui croyaient seulement à une révolte des parlemens, mais il faut reconnaître qu’il exprime ou rapporte un sentiment bien vif du danger quand il parle du terrible héritage que ces anciennes cours s’apprêtent à léguer. Il ajoute le nom du légataire : la nation ! A-t-il prévu, et qui prévoyait alors que cette héritière de l’ancien régime, loin d’admettre qu’on lui fît sa part, exigerait la succession tout entière, et que, pour la mettre en possession, il faudrait une lutte sanglante?

Déjà cependant la révolution a commencé d’éclater, et M. de Staël ne croit pas encore au danger que court la royauté; il est d’avis qu’il n’y a de menacé que la noblesse, et il se laisse aller à l’enthousiasme que lui inspire 89. « C’est une bien grande époque, remarque-t-il le 29 janvier 1789. Ceux qui ont suivi les progrès de cette révolution en jetant un coup d’œil en-deçà et en se souvenant des trois dernières années seulement ne peuvent concevoir le cours des événemens ni le prompt changement des esprits. » Et deux ans plus tard, 22 septembre 1791, il écrit : « On ne saurait trop le répéter, cette révolution est contre la noblesse, non contre le trône; le roi a été outragé comme protecteur de la noblesse et non comme souverain. »

Et pourtant il raconte les insultes prodiguées au roi et à la reine, et ces retours passagers de respects et d’hommages plus humilians encore et d’un plus triste augure. Comment ne prévoit-il pas les excès qui vont suivre? « Le roi est venu hier prêter son serment à l’assemblée, dit-il, et cette cérémonie a donné lieu à un incident remarquable. Le président, M. Thouret, avait eu l’impertinence et la sottise de faire décréter par l’assemblée qu’elle resterait assise pendant que le roi parlerait. Le roi ne s’y attendait pas. Il resta debout pour prêter son serment, mais, s’apercevant que l’assemblée s’asseyait, il en ressentit un mouvement très vif d’indignation et ne le dissimula pas. — Il s’est conduit avec tant de dignité que l’assemblée l’a finalement applaudi avec transport. »

N’était-ce pas assez de ces tristes symptômes pour aider à prévoir la ruine complète et prochaine de l’antique royauté, et qu’est-ce qu’une puissance dont le respect est à ce point perdu?

Qu’il attendît ou non l’impétueux essor des idées révolutionnaires, M. de Staël les accueillit sans étonnement et sans répugnance. Tout en condamnant, dans sa correspondance avec Gustave III, les excès de la révolution et le langage des démagogues, il y parle sans cesse en faveur des nouveaux principes, des droits des peuples, du glorieux avenir réservé à la France et à l’humanité. La ligne de conduite qu’il conseille au roi son maître, c’est de ne point s’opposer à ces généreuses idées qui doivent féconder l’avenir, mais d’en seconder plutôt la marche puissante. Malheur, suivant lui, à qui voudra combattre le flot! Gendre de M. Necker, il a partagé l’enthousiasme de sa femme pour cet homme d’état; il s’est rangé au nombre de ses plus ardens défenseurs; il a adopté tout son libéralisme. On peut suivre dans ses dépêches, où ils se trouvent racontés en détail, les différens épisodes de la carrière politique de M. Necker. Lorsqu’il triomphe, la France est sauvée; lorsqu’il tombe, c’est son bon génie qui l’abandonne.

Gustave III était loin de partager les nouvelles opinions de son ambassadeur. Disciple du XVIIIe siècle et de l’ancien régime, il voulait en être le chevalier. Nous avons dit quels liens étroits avaient uni Gustave III et la cour de France dès les dernières années du règne de Louis XV. L’affection sincère que le vieux roi lui avait témoignée, Gustave la voulait rendre à Louis XVI. La cour de Versailles et toute la société polie de la fin du XVIIIe siècle avaient été pour lui, grâce à des hommages flatteurs, comme un second royaume, comme une seconde patrie. Les maximes libérales que les esprits élevés du XVIIIe siècle et de la fin même du siècle précédent avaient professées sur les devoirs de la royauté et sur les égards dus aux sujets, Gustave les avait adoptées, il est vrai: comme tant d’autres, il s’était volontairement attelé au char de Voltaire, mais il ne prétendait pas pour cela faire bon marché de la puissance souveraine, qu’il avait au contraire relevée en Suède et affranchie de la tutelle des nobles. Quand les principes révolutionnaires se montrèrent au grand jour, loin d’y vouloir reconnaître les conséquences de ces maximes, il se constitua l’ennemi déclaré de la révolution et le défenseur de la famille royale de France[7].

Sans aucun doute, M. de Staël exécutait fidèlement les ordres du roi son maître; il communiquait avec Louis XVI et Marie-Antoinette, en janvier 1791, par l’entremise de M. de Lessart, celui des ministres ou commis de l’assemblée que le roi, dit-il dans ses dépêches, semblait préférer, et avec mesdames, tantes du roi, par M. de Narbonne, leur chevalier d’honneur; mais il est évident, par la seule lecture de ses dépêches, que Gustave III ne le prenait plus pour confident de tous ses projets, qu’il le laissait sans instructions, qu’il choisissait enfin d’autres instrumens pour exécuter les mesures qu’il avait méditées, témoin la fuite de Varennes, confiée aux soins de Fersen, et dont M. de Staël n’eut pas le secret.

Bien plus, M. de Staël était réduit à se défendre auprès du roi contre beaucoup d’accusations diverses. « Si j’ai mis du ménagement dans l’expression de mon indignation et de mon mépris à l’égard des tyrans d’un nouveau genre qui renversent le trône de France, c’est que je croyais utile aux intérêts de votre majesté d’attendre les événemens. (13 janvier 1791.) — Je ne mérite pas plus les accusations des pamphlets patriotiques que les reproches contraires qui m’ont été adressés par les différens partis. » On le voit enfin formellement réprimandé en certaines circonstances par Gustave III, notamment en juillet 1791, pour avoir, par une réclamation auprès de M. de Montmorin, reconnu implicitement cette personne comme ministre des affaires étrangères.

M. de Staël était-il donc menacé de perdre, après en avoir joui quatre ou cinq ans à peine, la brillante ambassade qu’il n’avait conquise qu’au prix de tant d’efforts et après une si longue négociation? Il ne le croyait pas. On se souvient qu’il avait pris ses mesures longtemps à l’avance pour garantir à Mme de Staël et à lui-même une tranquille possession, et il est amusant de le voir, dans ses dépêches, s’inquiéter après tout fort médiocrement pour lui-même au milieu de tant de ruines, rassuré qu’il est par le souvenir des engagemens qu’a consentis Gustave III, et qu’il ne se fait pas faute de lui rappeler expressément. Dès le mois de juillet 1789, quand Fersen paraît bien l’avoir déjà remplacé dans la confiance et de Gustave III et de la cour de France, il écrit intrépidement : « La reine voudrait sans doute obtenir de votre majesté que M. de Fersen fût nommé ambassadeur de Suède à Paris, mais j’ai pour moi les assurances de votre majesté. » Autre part, dans une dépêche du 12 avril 1790, il identifie naïvement le sort de la France à celui de son ambassade. «... J’oserai répondre avec vérité, sire, à l’article de la lettre de votre majesté qui concerne mon existence personnelle. Comme elle se trouve liée, d’après les propres paroles de votre majesté, à la destinée de la France, il est naturel que j’en exprime mon opinion à votre majesté. Certainement la constitution qu’on a donnée à ce royaume est ruineuse à beaucoup d’égards, mais l’enthousiasme qui la défend est invincible... L’anarchie, qui pourrait rendre contraire à la dignité de votre majesté d’avoir un ambassadeur en France, n’est pas probable; aucune puissance n’a retiré ses représentans, et votre majesté donnerait de la sorte à toutes les cours de l’Europe un signal qui ne plairait point au roi. D’ailleurs j’oserai rappeler à votre majesté la promesse qu’elle a daigné me faire, promesse qui a décidé mon mariage, et sur laquelle ma femme a dû compter... »

Au moment même où M. de Staël comptait ainsi sur les promesses, mais sans doute aussi sur les bontés du roi son maître, il avait le tort d’accepter des liaisons bien faites pour déplaire à Gustave III. Ce prince avait suscité contre lui en Suède un grand nombre d’inimitiés en reprenant d’une main vigoureuse à l’aristocratie ce qu’elle avait elle-même usurpé pendant les règnes précédens sur l’autorité royale. A tort ou à raison, le duc de Sudermanie (plus tard Charles XIII), frère du roi, était compté au nombre de ceux que ces entreprises avaient le plus irrités ; assurément du moins il accueillait dans sa plus intime faveur un hardi courtisan, Reuterholm, qui s’était déclaré l’ennemi juré du roi. Le duc Charles était d’une extrême faiblesse de caractère et d’esprit; Reuterholm au contraire, brillant, aimable, habile à séduire, exerçait sur ce prince un empire absolu. Il s’était servi pour le fasciner de ce bizarre mysticisme dont la franc-maçonnerie, pendant cette époque si profondément troublée, s’était revêtue. Tous les deux étaient devenus d’ardens visionnaires, et paraissaient ne pas douter qu’ils n’eussent été élus d’en haut pour communiquer aux hommes la suprême vérité et pour la faire triompher sur la terre. Ils s’affilièrent à une secte d’illuminés dont les chefs résidaient en France. Reuterholm fit un voyage en 89 et 90 pour se mettre en communication avec ce qu’il appelait les frères d’Avignon; il se rendit exprès dans cette ville pour s’y faire initier[8] et pour assister ensuite aux réunions des sectaires, à leurs opérations magnétiques, à leurs prédications. Les objets ordinaires des prophéties dont ces illuminés se faisaient les interprètes, c’étaient les terribles nouveautés qu’on pouvait si facilement prédire à la France, ou bien, pendant la visite de Reuterholm, les changemens qu’on pouvait désirer dans les affaires de Suède. Des expressions mystérieuses et vagues tendant à glorifier le duc de Sudermanie, dévoué partisan de la secte, et à flétrir Gustave III, roi sacrilège et rejeté du Seigneur, puis des allusions transparentes à des complots et à des violences imaginaires, de dangereuses suggestions, de perfides réticences, parfois enfin l’annonce d’un coup subit devant anéantir Gustave III et transporter sa couronne sur la tête de son frère, tels étaient les termes ordinaires de prédictions qui, dépouillées de leur mystique attirail, ressemblaient fort à des excitations coupables et factieuses.

C’était avec de tels hommes que l’ambassadeur de Suède à Paris avait eu le tort de se lier intimement. Il entretenait avec Reuterholm les relations les plus étroites; il lui offrait à Paris une constante hospitalité, il était son correspondant et son intermédiaire assidu; il était enfin, lui aussi, un des initiés de l’illuminisme maçonnique[9]. Gustave n’ignorait pas ces ténébreuses menées. Il avait reproché à Reuterholm ses amitiés suspectes, il l’avait éloigné de sa personne, il lui avait retiré même la pension dont il jouissait. Il était tout entier d’ailleurs à la pensée d’organiser en Europe la contre-révolution. A ses premières offres de secours, la famille royale avait répondu par l’expression d’une sincère reconnaissance; Marie-Antoinette lui avait adressé une épée richement ornée, avec cette devise : « pour la défense des opprimés, » et elle lui avait écrit pour lui témoigner sa gratitude. Ces lettres, écrites au moment du danger par une reine dont le nom seul est pour la France un repentir et un remords, ont été conservées dans les archives suédoises. Nous en avons déjà cité une dans une publication spéciale concernant ces curieuses archives. En voici une autre[10] qui mérite d’être connue :


« Monsieur mon frère, j’ai été bien touchée de l’amitié et de l’intérêt particulier que votre majesté veut bien me témoigner dans sa lettre du 22 décembre. Les malheurs inévitables du plus beau royaume possible aggravent nos peines chaque jour. Il faut espérer que le temps et surtout la conviction ramèneront l’esprit et le cœur des Français à sentir qu’ils ne peuvent être heureux qu’en se ralliant sous les ordres et le gouvernement d’un roi juste et bon. Et quel autre trouveront-ils jamais, j’ose le dire, qui sache plus sacrifier ses intérêts personnels pour la tranquillité et pour le bonheur de son peuple?

« Mes enfans sont bien reconnaissans du souvenir de votre majesté, et, pour moi, je vous prie de ne jamais douter que je ne partage bien sincèrement tous les sentimens que le roi vous témoigne dans sa lettre. Vous connaissez depuis longtemps ceux que je vous ai voués et la haute considération avec laquelle je suis, monsieur mon frère, de votre majesté, la bonne sœur, MARIE-ANTOINETTE. — Ce 1er février 1790. »


Nous n’avons point à nous étendre ici sur les efforts dévoués de Gustave III en faveur de la famille royale. La collection d’Upsal offre en grand nombre les documens relatifs à cette tentative, les plans de descente maritime, les correspondances avec la noblesse de certaines provinces de France comme avec les émigrés, les preuves de la répugnance qu’inspirait à une partie des Suédois cette politique anti-révolutionnaire, tous les épisodes enfin du drame que vint terminer brusquement l’assassinat de Gustave III le 29 mars 1792. Il nous suffit d’avoir montré qu’un grave dissentiment le séparait dorénavant du serviteur auquel il avait témoigné naguère tant de confiance. Quelques éclaircissemens étaient sans doute nécessaires pour aider le lecteur à comprendre que les relations tout à l’heure si faciles entre Mme de Staël et Gustave III avaient dû se modifier profondément. Sans partager les visions auxquelles son mari avait eu le tort de s’associer, Mme de Staël n’avait pas voulu se séparer politiquement de son mari ni de son père, et sa plume ardente avait traduit les sentimens qui agitaient son cœur. Aussi les deux lettres qui achèvent sa correspondance avec Gustave III ne sont-elles plus des bulletin de nouvelles. Il ne s’agit plus pour elle d’enregistrer les plaisirs de la cour, les anecdotes et les bons mots. Il faut courir à la défense des grands principes où le salut du pays, où l’avenir du monde lui-même est engagé. Il faut les protéger contre leurs ennemis déclarés, et aussi contre les amis faux ou aveugles qui veulent en tirer d’effroyables conséquences. D’ailleurs c’est un père, un père adoré que Mme de Staël voit en péril, et le souverain sur qui elle peut espérer qu’elle aura de l’ascendant est précisément celui qui peut susciter le plus grand danger. Apologie de la conduite de M. Necker, apologie de celle de M. de Staël, de la sienne propre, et indirectement par là apologie des principes généraux, non pas des excès de la révolution, voilà le sujet des deux dernières lettres écrites par Mme de Staël ambassadrice.


« Sire,

« Votre majesté daignera-t-elle reconnaître les hommages d’une personne que tant d’événemens malheureux, glorieux, incroyables, ont agitée depuis si longtemps? Je me demande si mille ans se sont écoulés depuis un an, depuis un mois, depuis quinze jours, et, si je ne retrouvais pas et Gustave et sa gloire, je croirais vivre dans un autre monde. Votre majesté aura été instruite de tous les événemens, mais je doute encore du jugement qu’elle en aura porté. Je l’adopterais, je m’y soumettrais, si elle en avait été le témoin; mais qui peut apercevoir de loin les petites causes et les grands effets? Que n’est pas tenté d’expliquer par des raisons imposantes des événemens si terribles? Cependant moi qui les ai tous suivis, moi qui voyais ce que j’ai de plus cher au monde au gouvernail pendant la tempête, il m’est démontré qu’une intrigue de cour, soutenant les prétentions exagérées de la noblesse, qui voyait tout le royaume dans Versailles et pensait qu’on détruisait la force du peuple en renversant dans M. Necker son plus fidèle défenseur, une intrigue, dis-je, menée par M. Le comte d’Artois, a tout fait. On a lié dans l’esprit du roi sa cause avec celle de la noblesse. Vainement l’exemple récent de la Suède, où votre majesté n’avait trouvé d’obstacles que dans ce premier ordre de son royaume, vainement la raison disait qu’il fallait fonder la puissance du roi sur sa popularité; vainement mon père dans le conseil ne cessait de répéter que derrière les six cents représentans des communes l’on devait voir des milliers d’hommes prêts à s’armer : l’on traitait avec hauteur ce qu’il fallait considérer avec sagesse, et le départ de mon père, le rassemblement des troupes, la nomination d’un ministère odieux, donnèrent un signal terrible d’un bout du royaume à l’autre. Je ne crois pas à cette conjuration dont on nous entretient sans cesse, à ce bombardement de Paris, à cet emprisonnement de tous les députés, à ces desseins aussi absurdes qu’atroces, mais je crois bien qu’on s’est flatté de disperser les états-généraux, de rendre au roi toute son autorité, et qu’on a cru que mon père, en répétant sans cesse que le roi n’en avait pas la puissance dans ce moment, se trompait sur sa véritable force. Dès que l’exil de mon père a été su, tout le royaume s’est armé. Alors, je le crois, alors des étrangers, peut-être même des Français exilés, par des projets coupables, ont profité de ces troubles, les ont fomentés, les perpétuent; mais sans les fautes du gouvernement, sans le renvoi de mon père, jamais ils n’y auraient réussi. On fait naître une cabale, une insurrection partielle avec des mensonges et de l’argent, mais jamais un royaume entier ne se soulève sans de véritables raisons, sans des raisons frappantes pour tout le monde. En quinze jours de temps, l’aspect entier des affaires a été changé; mon père, qui s’était sauvé de France, qui avait fui la gloire comme l’on fuit la honte, mon père, qui est revenu se dévouer à la France en victime du bien public, non en ambitieux de la puissance, a trouvé tous les pouvoirs anéantis ou confondus, le gouvernement de la force comme à l’origine des sociétés, une vieille nation retombée dans l’enfance plutôt que revenue à la jeunesse, un peuple corrompu qui veut adopter les institutions de l’Amérique, la liberté obtenue avant que l’esprit public soit formé, enfin une incohérence dans les idées, un contraste entre les caractères et les circonstances qui fait frémir. Il faut attendre d’un long temps les remèdes aux malheurs d’un seul jour. Il faut que tous les soins de mon père tendent à relever l’autorité du roi. Si le pouvoir exécutif ne lui appartient pas en entier, si les troupes ne lui obéissent pas, ce pays-ci est perdu. Quand un gouvernement subsiste depuis si longtemps, il y a apparence qu’il est nécessaire. C’est comme les règles de l’arithmétique, dont on trouve la preuve en les renversant. Jamais mon père n’a formé le projet d’en détruire les bases. Il désirait sans doute de grandes améliorations, des améliorations devenues aussi indispensables qu’utiles en elles-mêmes; mais, en s’y refusant lorsqu’il n’était plus temps, le roi et la noblesse ont bouleversé le royaume. Mon père a constamment supplié le roi d’accorder ce qu’il serait obligé de céder. C’est au système contraire qu’il faut attribuer l’arrogance du peuple et l’inconsidération du monarque et des grands, qu’on a vus de même tout refuser à la raison, tout abandonner à la violence. Si cet état durait, la France serait détruite, et sa dissolution serait terrible; mais j’espère encore, j’espère que mon père la sauvera. Il fera tous les jours quelque chose de bien, il empêchera tous les jours quelque chose de mal. Si cette attente doit être trompée, il faut fuir à jamais la France. Constantinople serait un asile plus sûr qu’un pays abandonné à la liberté sans frein, c’est-à-dire au despotisme de tous. Votre majesté me pardonnera-t-elle d’avoir eu le besoin de soumettre à ses lumières des événemens dont la gloire de mon père dépend? Me pardonnera-t-elle de mettre un prix inestimable à une occasion de me rappeler à son souvenir? Si le tableau terrible et philosophique que j’ai sans cesse devant les yeux rend moins sensible aux grandeurs de la vie, il ajoute au respect dont on est pénétré pour le génie. On a besoin de la gloire, on est passionné pour les succès, et quand tour à tour le despotisme et l’anarchie égalisent tous les hommes, on désire pour l’honneur de son siècle que le roi qui sait gouverner son peuple sans l’asservir, qui le contient par son pouvoir et l’anime par son exemple, ne perde rien de son éclat, et, faisant aimer encore une constitution légalement monarchique, conserve dans l’Europe une forme de gouvernement qui depuis si longtemps maintient la paix dans les grands empires.

« Il me reste à rendre compte à votre majesté de ma conduite personnelle. J’ai obtenu, j’ai exigé de M. de Staël qu’il fût absent pendant dix jours pour accompagner mon père dans un moment où sa vie, sa liberté du moins pouvait être exposée, car la rage de ses successeurs croissait en proportion des regrets que la France lui témoignait. J’ai osé être sûre que votre majesté m’approuverait. C’est avec respect, mais non avec inquiétude que je lui soumets la conduite de M. de Staël. Je supplie votre majesté de continuer à le traiter avec bonté; notre sort à tous les deux dépend d’elle; personne n’aura plus de zèle que M. de Staël pour ses intérêts, personne dans ce moment-ci n’a autant de moyens pour exécuter ses ordres, personne dans tous les temps n’en éprouvera plus le désir. Je serais heureuse si votre majesté daignait avoir un sentiment particulier de bienveillance pour moi. Quelquefois je me le persuade, sans avoir d’autres raisons, d’autres droits pour l’espérer que l’attachement profond et l’admiration vraie dont je suis pénétrée pour elle. Je suis avec respect, etc.

« NECKER, baronne de STAËL.

« Le 16 août 1789. »


La dernière lettre fait mesurer plus clairement encore la distance qui séparait dorénavant Mme de Staël elle-même de Gustave III, et qui rendait la correspondance toujours plus réservée et plus rare :


« Sire,

« C’est avec un profond sentiment de timidité que j’ose vous écrire. Le respect et l’admiration que votre majesté m’inspire ont dû toujours me faire éprouver ce mouvement; mais il est causé pour la première fois par une crainte pénible. J’ai passé depuis un an huit mois en Suisse, et cependant j’apprends à mon retour que pendant le séjour de votre majesté à Aix-la-Chapelle ou a cherché à l’occuper de toutes les misérables calomnies, fruits des loisirs de l’esprit de parti. Sans doute le nom de mon père devait attirer sur moi l’attention de la haine, mais j’espérais aussi que ce nom en éloignerait le soupçon d’approuver les injustices et les atrocités dont on est témoin en France depuis quelque temps, et de voir sans l’émotion la plus vive et l’intérêt le plus actif la situation du roi et de la reine, dont le malheur, tout-puissant sur les âmes généreuses, reçoit un nouvel effet par le contraste de leur première destinée. Il est vrai que j’ai partagé l’espérance de mon père à l’ouverture des états-généraux. L’on devait peut-être se flatter à cette époque qu’il résulterait de leurs lumières et des excellentes intentions du roi une constitution libre et heureuse. L’ivresse fanatique de la nation a éloigné ce terme; mais pourquoi le parti des opprimés ne pardonne-t-il pas à ceux qui ont espéré? Pourquoi veut-il avoir tout prévu, parce qu’il a tout craint. Pourquoi fait-il un crime d’une confiance qui devait naître alors de tous les bons sentimens de l’âme? Témoin des persécutions que mon père a éprouvées de ceux qu’on l’accusait d’avoir trop servis, la noblesse n’a pu s’élever dans cette circonstance à la justice la plus facile, celle qu’on exerce envers l’adversité. Unie par ma tendresse et mon admiration à la destinée de mon père, il est vrai que je ne pense que par lui; mais, en lisant son dernier ouvrage, votre majesté a-t-elle trouvé que de telles opinions fussent coupables et compromissent les devoirs d’une personne attachée au roi de Suède par sa position et sa reconnaissance? Mon âge du moins et le titre de femme devaient empêcher qu’on y mît la plus légère importance. Cependant on a voulu envelopper M. de Staël dans la disgrâce où l’on cherchait à me jeter auprès de votre majesté, quoiqu’il soit impossible d’être plus étranger aux torts qu’on veut me trouver. J’avais pour amis avant la révolution MM. de Périgord, de Castellane et de Montmorency. Ils se sont trouvés parmi les députés nobles et ecclésiastiques qui ont marqué, non assurément contre l’autorité royale, mais contre les privilèges dont ils jouissaient plus que personne par l’illustration de leurs noms. Je suis restée liée avec eux, parce que les sentimens n’appartiennent pas aux opinions, et que les devoirs de l’amitié s’augmentent par les dangers mêmes auxquels ils s’exposent. Au milieu d’une société assez nombreuse, je ne vois qu’eux dont l’opinion, quoique extrêmement modifiée, aristocrate relativement aux clubs dominateurs de la France, puisse s’appeler populaire. C’est sur le prétexte de l’amitié que je leur conserve que se fondent les compositions de quelques libellistes. Il est si léger, ce prétexte, que l’invention totale ne leur coûterait pas davantage. Ce tort néanmoins, je le répète, m’est entièrement personnel, M. de Staël n’ayant pour amis que des hommes étrangers aux affaires de France.

« Je ne me défends point d’une inquiétude très vive quand je sais votre majesté entourée de personnes malveillantes pour moi. Je n’en éprouverais plus si je pouvais lui exprimer l’exacte vérité; le courage et la fidélité dans l’amitié sont les qualités qui peuvent déplaire aux rois qui n’attendent rien que de l’obéissance passive; mais celui que l’enthousiasme élèverait sur le trône, si le sort ne l’y avait pas placé, doit aimer l’indépendance d’opinion et de caractère. Elle donne aux hommages qu’elle rend un sceau de liberté, traite avec la puissance comme avec la gloire, et, ne se soumettant que parce qu’elle admire, prépare à votre majesté un triomphe de plus.

« Je suis avec respect, etc.

« NECKER, baronne de STAEL de HOLSTEIN.

« Paris, ce 11 novembre 1791. »


Il est clair que l’auteur de ces deux dernières lettres n’apporte plus à la correspondance dont elle s’était chargée ni cet enjouement ni cette liberté d’esprit qui caractérisait ses Bulletins de nouvelles. On voit facilement que de graves événemens sont intervenus, dont l’impression et la préoccupation profondes ont effacé tous les autres souvenirs; on s’aperçoit que les rapports sont changés, que l’accueil ne sera plus le même pour les missives naguères si bien reçues; elles deviennent moins fréquentes, puisque plus de deux années séparent l’une de l’autre les deux dernières; elles sont moins , confiantes plus réservées, et supposent même la contradiction. Mme de Staël semble maintenant vouloir fléchir un juge, tandis que naguères c’était le roi bel-esprit qui sollicitait presque ces conversations spirituelles dont sa mémoire tire honneur encore aujourd’hui aux yeux de l’histoire et des lettres. La correspondance eût bientôt pris fin d’elle-même sans aucun doute, même sans la mort de Gustave III au commencement de 1792, quatre mois après l’interruption complète de nos documens inédits.

La mort de Gustave, loin de mettre un terme aux fonctions de M. de Staël, l’affermit au contraire dans le poste élevé qu’il occupait à Paris. Pendant la minorité du jeune Gustave IV, dont le règne devait être si funeste à la Suède, ce fut précisément le duc Charles ou plutôt Reuterholm qui eut en mains la puissance, et qui en usa dans un sens tout opposé aux idées de Gustave III. D’hostile qu’il était à l’esprit de la révolution française, le gouvernement suédois y devint favorable, et le baron de Staël, loin d’avoir désormais à se défendre de ses tendances libérales, fut au contraire chargé de se rapprocher des révolutionnaires et de traiter avec eux. Il resta ambassadeur de Suède à Paris jusqu’à l’élévation de Robespierre, et son gouvernement paraît avoir acquis une grande influence dans les conseils de la république, s’il est vrai, comme l’affirment les historiens suédois, que l’intime ami de M. de Staël, Reuterholm, eut le sort de Marie-Antoinette entre ses mains. Le cabinet de Stockholm en effet, ayant de bonne heure reconnu la république, mais s’étant effrayé cependant de la mort de Louis XVI, s’était interposé pour sauver la reine : Robespierre lui-même avait prêté l’oreille à une négociation et stipulé une somme considérable; mais Reuterholm laissa tomber cette proposition sans avoir même informé la cour de Vienne de l’offre qui lui avait été faite.

Pendant la dictature de Robespierre, M. de Staël avait quitté la France; il était retourné en Suède avec Mme de Staël. Après avoir été pendant quelque temps ministre à Copenhague, il revint comme ambassadeur à Paris en avril 1795. On dit que Mme de Staël était encore sa collaboratrice pour les discours qu’il prononça dans ces différentes occasions. Il était devenu fort célèbre dans Paris républicain. On l’avait vu assister seul dans la tribune diplomatique aux séances les plus orageuses de la convention, recevant tour à tour des hommages ou d’insultantes apostrophes, et le peuple des faubourgs parlait souvent avec respect de M. L’ambassadeur de Suède. Rappelé encore en 1797, M. de Staël donna alors sa démission, vécut en particulier à Paris jusqu’en 1802, et, dans cette année même, ayant entrepris un voyage en Suède avec sa femme et ses enfans, mourut sur la frontière de France. Suivant quelques auteurs, il mourut à Paris même, suivant d’autres, en 1798, et non pas en 1802, tant les circonstances de sa biographie sont restées incertaines. Mme de Staël ayant désormais attiré sur elle seule tout l’éclat qui devait, aux yeux de la postérité, illustrer ce nom.

Pour elle, une période toute nouvelle avait commencé. Personne n’ignore avec quelle ardeur elle s’était jetée au milieu des passions soulevées autour d’elle, afin d’épargner à ses compatriotes, si elle l’eût pu, de grandes infortunes, de terribles fautes, des crimes même. Ce beau temps de sa vie est bien connu. Nous en avons vu aujourd’hui le prélude, qui était ignoré. Il n’était pas sans intérêt de restituer un des aspects qu’offrent la vie et le talent d’une femme dont l’influence intellectuelle et morale a été considérable, et qui représente fidèlement plusieurs faces du temps prodigieux où elle a vécu. Nous avons contemplé en elle le témoin spirituel et enjoué de la société du XVIIIe siècle, et nous avons vu poindre le témoin éloquent, parce qu’il est ému, de la plus tragique époque dont les annales humaines aient conservé le souvenir. C’était pour nous un sujet d’étude littéraire et morale en même temps que d’étude historique.

Après ces deux périodes de la vie de Mme de Staël, correspondant l’une aux dernières années de l’ancien régime, l’autre à la durée du gouvernement républicain, il y en a bien une autre qu’il serait fort curieux d’examiner de près avec les documens inédits qui s’y rapportent : c’est celle pendant laquelle, fuyant la France qui avait accepté un maître, elle répand dans les pays étrangers son génie ardent, à la fois sympathique et inspirateur, se mêlant à la vie politique et littéraire de ses hôtes étonnés, leur apportant ses nobles instincts et son charme étrange, et s’assimilant de leurs idées ou de leurs impressions ce qui convenait à son esprit tout français, ce qui devait en nourrir la sève déjà puissante. Soit que l’on fouillât les archives des pays où elle a résidé, soit qu’on y interrogeât des traditions ou même des souvenirs vivans encore, les renseignemens nouveaux ne manqueraient pas pour retracer, à la suite d’une étude sur Mme de Staël ambassadrice, le rôle intéressant et multiple de Mme de Staël en exil.


A. GEFFROY.

  1. Probablement quelque monstre empaillé.
  2. Je ne retrouve malheureusement dans les papiers d’Upsal aucune trace de cette première idée, que M. de Staël communiqua peut-être au roi verbalement. Il eût été curieux de savoir quand fut conçu ce beau dessein.
  3. Je rappelle que toute cette étude s’appuie sur des renseignemens empruntés à des sources inédites, mais parfaitement authentiques, tantôt sur les correspondances officielles contenues dans les archives du royaume, à Stockholm, tantôt sur les correspondances particulières qui se trouvent manuscrites à Upsal.
  4. La partie purement officielle de la correspondance est écrite en français, suivant l’usage; les dépêches destinées spécialement à être mises sous les yeux du roi sont en langue suédoise, et donnent, dans les temps les plus troublés, un récit détaillé des épisodes quotidiens. La correspondance privée de M. de Staël, différente de ces deux sortes de dépêches, est écrite en français.
  5. Papiers de Gustave III à Upsal, tome XLIV in-4o, lettres en français.
  6. Apostille à la dépêche du 14 janvier 1788, en suédois.
  7. Il est intéressant de suivre dans la correspondance officielle les progrès du dissentiment qui allait diviser si profondément le roi de Suède et son principal ambassadeur. On fait aisément cet examen en feuilletant les dépêches de M. de Staël conservées aux archives de Stockholm. Gustave III, sous la première impression de la lecture, y a ajouté des notes, quelquefois au crayon, pour indiquer aux bureaux des affaires étrangères les réponses, les avis, les directions à adresser à la légation de Paris. C’est ainsi qu’on voit d’abord, dès le milieu de 1789, Gustave III ne point s’associer à l’admiration qu’on lui exprime pour M. Necker. A la dépêche du 9 juillet de cette année, il ajoute en marge, de sa main : « Il faut demander au baron de Staël quel est le véritable plan de M. Necker, car je n’en vois pas d’autre encore que de briller en paraissant le modérateur du royaume, et cela aux dépens du roi et de la France. » — Quelque temps après, l’envoyé de France à Stockholm va être changé. Gustave III, avec son peu de goût pour le nouveau gouvernement, écrit en marge de la dépêche du 27 août 1789 : « Il faut recommander au baron de Staël que le successeur du marquis de Pons soit un homme tranquille et d’un certain âge, et surtout que ce ne soit ni un philosophe ni un élégant. » La défiance du roi ne tarde pas à s’étendre jusqu’à M. de Staël lui-même : « Le baron de Staël, écrit-il, est gendre de M. Necker et n’est peut-être pas impartial. Il faut mander au secrétaire de la légation qu’il rende compte chaque jour de ce qui se passe. » Cela n’empêchait pas Gustave III d’ajouter : « Vous chargerez le baron de Staël de faire mes excuses à sa femme si je n’ai pas encore répondu à sa lettre intéressante. » Il s’agit là d’une lettre écrite par Mme de Staël le 16 août 1789, fort intéressante en effet, inédite bien entendu comme les bulletins précédens, mais qui se retrouve heureusement dans la collection d’Upsal, et qu’on lira tout à l’heure.
  8. M. Bergman a publié dans ses curieux Souvenirs des lettres de Reuterholm au duc Charles où l’illuminé cite parmi les frères d’Avignon un comte Grabiancka, M. de La Richardière, l’abbé Pernetty, et parmi les sœurs Mmes Picot, Nicolas, du Fymel, Mlles de Bordes et de La Brousse, etc.. Le 1er décembre 1789, raconte-t-il, après une messe dite par l’abbé Pernetty, il commença, au nom du Seigneur, sa conversion. Accompagné de deux frères, il se rendit après midi hors de la ville pour accomplir ce saint acte. Sortis par la porte Saint-Michel, ils suivirent le Rhône pendant quelque temps, puis entrèrent dans un bois situé à gauche du fleuve, sur une hauteur. « Là, dit Reuterholm, était élevé mon autel, l’autel qui, à la dernière heure du monde, me restera consacré. De là monta vers les cieux la fumée de mes prières; là je m’unis avec le Très-Haut par le plus saint de tous les nœuds... Que Dieu me fasse la grâce de ne jamais oublier mes promesses!..... La main de la Providence m’a donc amené des extrémités du Nord ici, au pied des Alpes et de ce grand fleuve, pour contracter le dernier pacte avec la Divinité, pour rencontrer un coin de cette terre pour moi préparé, pour moi consacré dans le temps et dans l’éternité... »
  9. Rien de plus bizarre que les lettres du diplomate devenu sectaire :
    « Mon tendre ami, écrit-il de Paris, 12 janvier 1790, à Reuterholm lui-même, que Dieu vous donne autant de biens que je vous en désire, avec la force nécessaire pour accomplir en toute chose la volonté du Très-Haut. Je remercie Dieu de toutes les lumières que vous avez reçues, de la force et de la tendresse d’âme, de l’abnégation complète, de toutes les vertus enfin que Dieu seul vous a données, et qu’il accroît chaque jour dans votre cœur. Soyez humble, ô mon tendre ami, et priez sans cesse pour rester humble, puisque par nous-mêmes nous ne le saurions être. Depuis votre départ, j’ai bien souffert. Si je savais porter ma croix en ce monde, si le vieil homme ne renaissait toujours en moi, si je me livrais tout entier entre les mains de Dieu, dont la puissance et la bonté sont infinies, mon sort deviendrait plus supportable. Quand je songe à tout le mal que j’ai fait, à tout le bien que j’ai négligé, je sens que j’ai mérité mille maux encore outre les miens; mais quand d’autre part je pense à ma faiblesse, je m’effraie et je m’aperçois qu’il ne me reste qu’à prier et qu’à attendre l’accomplissement de ce qui est écrit... »
    Quant aux mystérieuses et coupables prédictions des sectaires suédois, je lis dans une lettre de Reuterholm au duc Charles :
    « Bien qu’on puisse être tenté de révoquer en doute l’accomplissement de ce qui a été annoncé concernant celui qui doit se garder du mois de septembre, cependant il est sûr que son temps est passé; mais ce qui reste à accomplir est horrible et pire que tout ce que nous avons vu. »
  10. Elle se trouve dans le tome XVI des Papiers de Gustave III, sous le numéro 44.