Madame de Marçay
Le rivage le plus riant ne peut réussir à enlever à la mer ce caractère de monotonie et de grandeur qui ne permet pas de la regarder longtemps sans être assailli de tristes pensées. Nous étions sortis presque gais, mon vieil ami M. d’Hersent et moi, pour faire notre promenade du soir sur une des plus jolies plages de la Normandie ; mais bientôt, dociles à la même impression et sans avoir besoin de nous la communiquer, nous nous étions écartés de la foule des promeneurs pour aller nous asseoir sur des rochers que la marée basse laissait à découvert, et d’où nous pouvions voir chaque flot venir à son tour expirer en murmurant sur le sable. Après nous être laissé quelque temps bercer par ce bruit mélancolique, nous en vînmes à échanger nos pensées, et nous nous aperçûmes sans trop de surprise que notre esprit avait suivi le même chemin. Nous songions tous deux à l’immensité de l’univers, à la fatalité de ses lois, au peu de place qu’y occupent nos destinées particulières, au néant de nos douleurs et de nos joies, au profond mystère dans lequel nous vivons enveloppés.
— Que de fois, me disait mon vieil ami, les poètes ont comparé notre existence à ces flots un moment soulevés sur la mer pour être aussitôt brisés sur la plage, et combien ils ont eu raison ! Un peu plus ou un peu moins de hauteur, quelques secondes de plus ou de moins de durée, quelques flocons de plus ou de moins dans leur frange d’écume, voilà tout ce qui les distingue les uns des autres, et pendant un seul instant, car ils sont bientôt égaux dans le néant. Que ne nous est-il donné de passer comme eux, sans jouir et sans souffrir, sans nous envier les uns les autres, sans nous débattre avec emportement contre le sort! Et pourtant quel beau spectacle que celui d’une âme fière en lutte avec elle-même, en lutte avec sa destinée, qui ne veut pas se rendre, et qui traverse le monde en combattant! J’ai connu quelques-unes de ces âmes, une entre autres, qui était pleine de grandes pensées et animée de l’ambition la plus noble, mais qui se trompait sur elle-même et sur son rôle parmi les hommes, car elle n’avait été envoyée ici-bas, à ce qu’il semble, que pour souffrir sans profit pour personne. Vous avez sans doute entendu parler du comte de Ferni, peut-être même l’avez-vous rencontré dans le monde?
— Je l’ai seulement entrevu, répondis-je, et je ne sais de lui que deux choses : c’est que vous l’honoriez d’une amitié particulière, et que, pendant un voyage à Saint-Pétersbourg, il a perdu subitement la raison et la vie.
— J’admets volontiers, dit M. d’Hersent avec un triste sourire, que mon ami Ferni est mort fou, car les passions les plus naturelles, lorsqu’elles produisent des résolutions si extraordinaires, méritent le nom de folie; mais il n’était pas fou de la façon dont la science et le monde l’entendent, et vous le comprendrez aisément, lorsque vous connaîtrez la vérité sur cette histoire.
J’ai connu Ferni très jeune encore dans une des cours d’Italie où j’étais alors ministre. C’était un esprit plein de feu, élevé dans les doctrines libérales qui commençaient à émouvoir son pays; il avait un caractère loyal, une volonté énergique, avec une rare intelligence du temps où il vivait, des moyens qui pouvaient convenir le mieux à l’accomplissement de ses desseins. Si heureusement doué de toute façon par la nature, si peu chimérique et si résolu, ce jeune homme me parut destiné à servir utilement son pays, et m’inspira bientôt une vive affection. Je l’aimais pour lui-même, je l’aimais aussi pour la cause dont il me semblait devoir être un jour le soutien.
Bientôt les événemens nous séparèrent. Je fus rappelé en France, et l’Italie entière fut enveloppée dans de stériles agitations, dont vous savez aussi bien que moi l’histoire. Je suivis de loin le sort de mon jeune ami dans cette mêlée. Il y montra du sens, de l’esprit et du courage; mais la malheureuse destinée de son pays l’emporta, et ses efforts agrandirent, sa réputation sans servir sa cause. L’anarchie blessait sa raison, le despotisme humiliait son cœur; il prit bientôt l’habitude de vivre hors de son pays sans renoncer à l’espoir de lui donner un jour l’ordre et la liberté. Il parcourut quelque temps l’Europe, accueilli partout avec l’attention dont il était digne. Plusieurs fois il ne fit que traverser la France; mais, il y a deux ans, il parut vouloir prolonger son séjour parmi nous, et, comme mon amitié pour lui n’avait été nullement refroidie par son absence, je me félicitai vivement de sa résolution. Quinze jours ne s’étaient pas écoulés depuis son arrivée à Paris, que, venant un soir me trouver dans ma loge aux Italiens, il y rencontra Mme de Marçay.
Vous avez trop présent le souvenir de cette aimable personne pour qu’il soit nécessaire de vous la peindre; mais vous n’avez pu la connaître aussi bien que moi, admirateur ému de tant de noblesse d’âme et témoin d’un malheur si achevé sous les apparences de la vie la plus brillante et la plus heureuse. Elle était fort jeune lorsqu’on la maria à un homme qu’il lui était impossible d’aimer, et qu’avait seulement frappé l’éclat surprenant de sa beauté. M. de Marçay avait bien été capable de sentir l’étrange séduction que cette jeune fille exerçait autour d’elle sans même en avoir conscience; mais il ne pouvait en aucune façon apprécier ce qu’il y avait d’élevé dans le cœur et dans l’esprit d’une femme qui eût fait le bonheur et l’orgueil des hommes les plus distingués de son temps. Après deux années d’une union malheureuse, et troublée par des débats que Mme de Marçay supportait avec une rare dignité, mais qui humiliaient son âme délicate et fière, M. de Marçay se rendit enfin la justice de reconnaître qu’il ne pouvait vivre avec sa femme et se retira à Saint-Pétersbourg, où l’appelaient à la fois le soin de ses affaires et d’anciennes relations.
Ce fut une époque nouvelle dans la vie de Mme de Marçay, et aux yeux de tous elle parut parfaitement heureuse. Comme le monde ne pouvait lui reprocher aucun tort, comme sa présence suffisait pour embellir et animer un salon, et qu’il semblait impossible à ceux qui la connaissaient de se plaire où elle n’était pas, elle était fort recherchée et entourée de plus d’hommages que n’en aurait pu désirer la femme la plus insatiable d’admiration et de succès. Ce qui entretenait autour de Mme de Marçay cette foule empressée de prétendans, c’est qu’aucun ne passait pour avoir réussi, et il paraissait impossible que le cœur d’une si belle personne, qui semblait créée pour inspirer l’amour et pour le sentir, ne finît point par s’émouvoir. En même temps la grâce accomplie de Mme de Marçay, l’engageant et involontaire abandon de ses manières, puis encore, pour ne rien oublier, la fatuité à laquelle n’échappent pas complètement les hommes les plus spirituels, faisaient croire à plusieurs que ce cœur était sur le point de se rendre. Elle le niait hautement quand elle le croyait nécessaire et s’efforçait avec franchise de ne laisser d’illusion à personne; mais cette franchise même était une séduction nouvelle, et plutôt que de la prendre au mot, on aimait mieux vivre à ses pieds dans de continuelles alternatives de crainte et d’espérance. Retenant ainsi sans effort et certainement sans calcul auprès d’elle nombre de gens qui ne pouvaient se résigner à ne plus la voir et qui étaient sans cesse hésitans entre l’amour et l’amitié. Mme de Marçay ne devait pas manquer d’exciter la jalousie de plus d’une femme incapable de garder une cour si nombreuse à si bon marché, et la redoutable accusation de coquetterie ne tarda pas à peser sur cette tête charmante. « C’est Célimène, » disait-on volontiers; mais les plus malveillans étaient aussitôt obligés d’ajouter : « C’est Célimène sans perfidie, sans billets hypocrites, sans complimens menteurs, et elle ne courra jamais le risque de rencontrer son cinquième acte.» — Telle était à peu près la situation de Mme de Marçay dans le monde lorsque Ferni la vit la première fois. Je ne puis songer sans tristesse à cette première rencontre. Ferni m’a dit cent fois depuis qu’il n’avait ce soir-là aucune raison de me voir, qu’il était passé devant le théâtre, puis revenu sur ses pas ; enfin il était entré comme poussé par la main pesante du sort. Quelques nuits d’insomnie avaient ajouté à la grâce naturelle de Mme de Marçay l’attrait, d’une touchante langueur. Ses cheveux blonds étaient négligemment rejetés en arrière comme si elle était fatiguée de leur poids, sa tête était appuyée sur sa main, et elle laissait errer son regard distrait dans la salle; mais lorsqu’elle se retourna au nom de mon ami, quel charme dans ses mouvemens, quel sourire sur ses lèvres, quelle douceur dans ses yeux! Tout son être semblait dire : Aimez-moi. C’était l’incarnation vivante du beau vers de Lucrèce :
………. Mulier toto jactans è cor pore amorem.
Et pourtant, j’ose le dire, elle ne songeait guère en ce moment à
inspirer de l’amour, ou plutôt elle n’y songeait jamais; elle était
ainsi, quoi qu’elle pût faire, et elle regardait Ferni comme elle avait
ce soir-là regardé vingt personnes, si ce n’est qu’elle ne pouvait
s’empêcher de lui témoigner quelque curiosité et quelque intérêt,
parce qu’elle m’avait souvent entendu parler de son mérite et de ses
malheurs. Elle l’entretint donc avec esprit et avec bonté de son
pays et de ses aventures ; elle le loua discrètement, lui fit quelques
questions, et sourit en le voyant si embarrassé pour lui répondre.
Il balbutiait en effet quelques mots sans suite, et paraissait subitement enivré; mais les habitudes de l’homme du monde le rappelèrent bientôt à lui-même : il sut trouver quelques phrases banales pour couvrir son trouble, et sortit précipitamment.
— Votre ami est bien extraordinaire, me dit en riant Mme de Marçay; je ne l’aurais pas cru si timide.
— Il ne l’est ordinairement pas plus qu’il ne faut; mais vos beaux yeux l’ont troublé outre mesure, et le voilà sans doute amoureux de vous, comme tant d’autres.
— J’en serais bien fâchée, dit Mme de Marçay; j’aurais eu du plaisir à le connaître, et me voilà forcée de reconduire. Avouez qu’il est dur de ne pouvoir trouver dans le monde quelques amis désintéressés. Vous êtes une rare et bien heureuse exception.
— Ce sont mes cheveux blancs qui me sauvent; mais mon ami Ferni n’est pas un amoureux ordinaire, et ce qu’il m’a semblé déjà éprouver près de vous m’inquiète. Je le connais bien mal, ou il portera dans l’amour l’ardeur et l’opiniâtreté qu’il a reçues de la nature pour un plus utile usage.
— Vous allez bien vite, cher monsieur d’Hersent! Plaideriez-vous sa cause?
— Non, certes, car je l’aime tendrement, et je vous saurai gré de lui dire non du premier coup et assez nettement pour le décourager.
— Cela est mal à vous de me parler comme à une coquette, car vous savez bien que la coquetterie me fait horreur, et que je ne trompe personne. Si M. de Ferni fait la sottise de me faire la cour, il aura ce non bien net que vous demandez si prudemment pour lui, et j’y perdrai peut-être un ami, car puisque vous l’avez jugé digne d’être le vôtre, il fût sans doute devenu le mien.
Peu de temps après, Ferni s’était déclaré, et ayant reçu la réponse la plus franche du monde et l’assurance formelle qu’il n’avait rien à espérer, il quitta Paris. — C’est pour toujours, me dit-il en m’embrassant. — Deux mois plus tard, il entrait chez moi.
— Je reviens guéri, me dit-il en riant, ou peu s’en faut. Vous avez dû me trouver bien bizarre. Je ne sais ce qui m’a rendu si maladroit auprès de votre aimable amie. Qu’il ne soit plus question de ces enfantillages; je suis redevenu moi-même. Parlons de l’Italie.
Je ne me sentis point rassuré par l’air tranquille et le ton léger de Ferni, et allant droit au fait : — Retournerez-vous chez Mme de Marçay? lui dis-je en le regardant bien en face.
— Certainement, répondit-il de l’air le plus indifférent. Il me semble difficile de n’y pas retourner. Croiriez-vous que, malgré ma sottise, elle a eu la bonté de s’apercevoir de mon absence, de la regretter et de demander à quelqu’un qui me l’a répété pourquoi j’avais si subitement quitté Paris? Je lui dois bien une visite, et je la ferai, ne fût-ce que pour effacer la triste impression que j’ai dû lui laisser.
— Ecoutez-moi, Ferni, lui dis-je aussitôt avec une émotion sincère. Je vous aime comme mon fils, et j’ai le droit de vous parler comme le ferait un père. Ne retournez point chez Mme de Marçay. Je ne suis pas sûr de vous. Que vous le sentiez ou non, la vraie cause de votre retour, c’est ce témoignage banal d’intérêt que, par pure politesse, Mme de Marçay vous a donné après votre départ. Je suis certain comme si je le voyais que si vous retournez chez elle, quoiqu’elle ne soit nullement changée à votre égard, vous ne trouverez pas une seconde fois la force de partir. Ce n’est pas une coquette, bien que le monde ait assez de prétextes et puisse citer assez d’exemples pour le croire. La coquetterie la plus habile ne pourrait donner à Mme de Marçay plus de pouvoir que ne lui en a donné la nature pour retenir invinciblement auprès d’elle ceux qui l’ont une fois aimée. A vrai dire, vous ne l’aimez pas encore assez pour qu’il vous soit impossible d’éviter ce malheur. Vous avez été violemment ému, je le veux bien, d’une première rencontre, soit que le genre particulier de sa beauté ait répondu à votre inclination naturelle, soit que vous fussiez ce soir-là disposé à vous laisser séduire; mais qu’est-ce que cette surprise de l’imagination à côté de la servitude où vous fera certainement tomber la fréquentation de cette aimable femme? Si vous n’aviez comme tant d’autres rien de mieux à faire en ce monde, je vous dirais volontiers : Aimez inutilement Mme de Marçay; c’est une occupation plus noble que le jeu ou la débauche. Mais considérez si vous êtes disposé à faire de cet amour la grande affaire de votre vie : c’est tout ou rien; je vous l’assure, il faut choisir.
Je lui aurais parlé plus longtemps encore si je n’avais senti que, malgré l’apparence de l’attention la plus respectueuse, il m’écoutait à peine et ne changeait point de résolution.
— Que vous êtes bon et que je vous aime! me dit-il; mais vous prêchez un converti. Causons d’affaires plus sérieuses.
Il retourna dès le lendemain chez Mme de Marçay, y revint quelques jours après, puis plus souvent, puis presque tous les jours, et compta bientôt parmi les plus fidèles habitués de sa maison. J’étais avec Mme de Marçay la personne qu’il voyait le plus assidûment, et après elle, j’en suis sûr, la personne qu’il aimait le plus au monde. Il avait renoncé à me cacher la vérité; j’avais renoncé de mon côté à des conseils inutiles; nous causions sans cesse et librement de son mal, et c’est avec ses confidences journalières que je vous achèverai ce triste récit.
Mme de Marçay l’avait revu sans embarras, sans lui laisser croire en aucune façon que ce départ et ce retour fussent pour elle des affaires importantes, sans s’y montrer non plus complètement indifférente. Ferni avait retrouvé tout son sang-froid, au moins en apparence; il évitait soigneusement tout ce qui pouvait amener une explication ou provoquer une rupture. Ils prirent donc l’habitude de causer ensemble, avec une certaine confiance, des mille choses du monde et de la vie, de l’art, de la politique, de tout ce qui pouvait intéresser deux esprits vraiment distingués, et bien faits pour s’entendre. Cette confiance augmentait chaque jour, et plus leurs entretiens devenaient fréquens et sincères, plus ils étaient surpris de juger de la même façon tant de choses et tant de gens, d’avoir le même éloignement pour les mêmes défauts, la même sévérité pour les mêmes bassesses, la même sympathie pour tous les genres de grandeur. Alors arriva ce que j’avais prévu : Ferni sentit son amour devenir aussi profond, aussi incurable, qu’il avait d’abord paru violent et léger. Ce n’était plus seulement ses cheveux, son regard, sa voix, son geste, qu’il adorait en elle; c’était le moindre mouvement de son âme, le moindre éclair de son esprit, cette perpétuelle consonnance qui les faisait ensemble, et comme à leur insu, vivre d’un même sentiment et d’une même pensée. — Ah ! que je la connaissais peu quand je croyais la connaître, me disait-il souvent, et que je l’aimais d’une façon indigne d’elle quand je croyais l’aimer!... Vous qui êtes son ami, appréciez-vous à son prix cette divine créature? Savez-vous à quel point elle est intelligente et généreuse, comme le beau et le grand l’émeuvent, comme elle devine tout ce qu’elle ignore, comme elle juge finement le monde, comme elle est tendre et loyale en amitié, comme on pourrait marcher avec courage et aller loin, soutenu par son cœur ! Est-il donc écrit là-haut que je ne serai jamais aimé d’elle? — Qui n’eût été touché d’entendre Ferni parler de la sorte, et de voir son regard, ordinairement ferme et fier, obscurci par les larmes? Le plus souvent j’essayais de sourire et de le consoler. — Vous allez un peu vite, lui disais-je, en fait d’apothéoses. Certes personne ne sent mieux que moi quel est le mérite de Mme de Marçay, et combien elle est supérieure à la plupart des femmes; mais tout ce qu’elle fait et tout ce qu’elle dit vous paraît plus admirable que de raison, parce que tout cela vient d’elle, et que vous avez autant de plaisir à l’entendre qu’à la voir. Vous cédez à cet éternel mirage de l’amour, qui, depuis Adam, nous fait paraître beau et vrai tout ce qui sort d’une bouche qu’on aime.
Je voyais cependant Ferni s’avancer par le plus doux chemin vers une crise nouvelle, et cette crise ne se fit pas longtemps attendre. Mme de Marçay commençait à lui porter une véritable affection, et comme cette affection était sans doute fort éloignée de l’amour et ne lui causait aucun trouble, elle ne faisait aucun effort pour la cacher. Elle témoignait du plaisir à le voir, du regret à le sentir absent, et l’amical abandon de ses manières donnait un grand charme à leurs longues causeries; mais ce qui n’avait aucune importance aux yeux de Mme de Marçay en prenait chaque jour davantage aux yeux de mon malheureux ami. Il lui paraissait impossible que cette intimité croissante, que cet accord chaque jour plus étroit de leurs sentimens et de leurs pensées n’aboutît point à l’amour, ou du moins à cette langueur indulgente qui amène souvent une plus grande faiblesse. Il jouissait donc avec délices du moindre gage de la sympathie de Mme de Marçay, d’abord pour le plaisir immédiat dont il se sentait l’âme inondée, puis comme d’une promesse muette d’un avenir plus heureux. Quand il avait par hasard causé de longues heures avec elle en lui tenant la main, sans qu’elle songeât à la reprendre, quand il avait pu, sans qu’elle parût s’en offenser ou même le sentir, presser longtemps cette main si chère contre ses lèvres, il revenait enivré, plus troublé que je n’aurais voulu, mais si heureux que je n’avais plus le courage de l’attrister par des prédictions fâcheuses.
Il lui laissa voir enfin à elle-même l’espérance qui commençait à l’envahir. Il en vint peu à peu aux supplications les plus vives; il tomba, peut-être avec plus d’esprit qu’un autre, mais aussi fatalement qu’aucun autre, dans l’argumentation stérile et naïve de ces amans malheureux qui s’efforcent de prouver à celles qui les repoussent qu’elles ont le plus grand tort de ne pas les aimer, qu’il serait de leur intérêt et presque de leur devoir de le faire, et qu’elles trouveraient un bonheur assuré dans cet amour. Elle lui répondit avec fermeté, mais avec douceur et presque avec tendresse, qu’il lui était impossible de l’aimer, et que cela n’arriverait jamais. Elle semblait attristée de l’idée qu’elle pourrait perdre par ses refus un ami qui lui était déjà cher; mais elle paraissait résolue à le perdre plutôt que de l’entretenir dans une vaine espérance. Ferni persistait cependant avec une opiniâtre énergie dans ses raisonnemens et dans ses prières; elle s’émut de ses souffrances, et essaya d’y mettre un terme par un aveu dont je ne pouvais alors apprécier la sincérité, mais qui, vrai ou faux, devait coûter également à cette belle âme.
C’était au commencement du mois de janvier. Mme de Marçay attendait Ferni ce jour-là et voulait lui donner un petit calendrier en bois sculpté que vous avez pu voir sur mon bureau, car Ferni me l’a laissé, avec quelques autres objets, en partant pour Saint-Pétersbourg. Il entra avec l’agitation qui le dominait depuis quelques jours, prit les mains de Mme de Marçay avec tendresse, et commença presque aussitôt à lui parler de son amour et de ses peines. Elle l’interrompit doucement pour lui offrir son petit présent, qu’il accepta avec une joie enfantine, comme s’il oubliait un instant tout le reste; mais bientôt, montrant du doigt, avec un triste sourire, la longue suite de jours contenus dans ce petit espace, il demanda à Mme de Marçay si elle se doutait de ce que la destinée avait pu écrire sur cette page encore fermée de leur vie, si leur amitié, que son amour ébranlait sans cesse, pourrait durer jusqu’au bout de cette année, et si lui-même enfin pourrait vivre longtemps ainsi à côté d’elle et sans elle. Puis, passant de cette idée à une plainte qui lui était familière, il s’écria qu’elle était une étrange créature, que vivre sans aimer à son âge et avec sa beauté était une sorte d’infirmité morale et de sacrilège, que pour lui il se résignerait plus aisément à son malheur, s’il pouvait croire que le cœur qui lui était refusé appartînt à un autre, et qu’elle aimât au moins quelqu’un sur la terre, au lieu d’y passer comme une belle et froide statue.
Ferni parlait avec feu, et eût sans doute continué longtemps encore; mais tout à coup il s’arrêta, pâlit et parut avoir peine à se soutenir. Il avait entendu Mme de Marçay lui dire : — Et si je ne méritais pas tous ces reproches, s’il y avait en effet quelqu’un?...
— Quelqu’un! s’écria Ferni, confondu de surprise et oubliant qu’un instant auparavant il déclarait extraordinaire et presque regrettable que ce quelqu’un n’existât pas. Mais cela ne peut pas être! poursuivit-il avec une anxiété douloureuse. Je connais tous ceux qui vous entourent, et Dieu sait si j’ai cherché à deviner s’il en était un seul parmi eux qu’il vous fût possible d’aimer! Non, vous n’aimez personne. — Et il ajouta d’une voix suppliante : — N’est-ce pas que ce quelqu’un n’existe pas, que vous venez de l’inventer pour me guérir, que c’est un charitable mensonge?... Vous ne répondez pas, vous voulez me convaincre qu’il existe; jurez-le donc. — Et il la dévorait des yeux, épiant le moindre mouvement de ce beau visage.
Elle était très pâle; mais elle leva aussitôt la main, et dit d’une voix altérée : — Je le jure !
Ferni était debout et tenait l’autre main de Mme de Marçay dans les siennes. Il rejeta cette main avec une sorte d’horreur et se dirigea vers la porte; mais il ne l’avait pas encore touchée qu’il entendit Mme de Marçay lui dire : — Vous ne voulez donc plus de mon petit souvenir? — Et elle lui tendait le calendrier. Cette voix, ce geste allèrent à l’âme de Ferni et changèrent brusquement le cours de ses idées. Il revint à elle, se jeta à ses pieds, couvrit ses mains de baisers, lui dit tendrement adieu, et sortit presque heureux, au milieu de son infortune, de s’être séparé sans emportement injuste d’une personne qu’il avait tant aimée, et qui, même après un semblable aveu, lui paraissait encore, à son grand étonnement, ce qu’il avait de plus cher au monde. Malgré l’amère douceur qu’il avait trouvée dans ses adieux à Mme de Marçay, Ferni avait résolu de ne plus la voir, et, doutant avec raison de son courage, il voulut de nouveau quitter Paris. Il marqua de noir cette funeste journée sur le calendrier qu’il avait reçu d’elle, fit ses préparatifs de voyage, et arrangea tout pour s’éloigner le lendemain ; mais, pendant la dernière journée qu’il devait passer parmi nous, il rencontra un ami de Mme de Marçay qui s’étonna du changement de ses traits, et apprit avec surprise la nouvelle de ce prompt départ... Le hasard fit que Mme de Marçay fut presque aussitôt instruite de cette rencontre, et moins d’une heure après Ferni recevait un billet d’elle. On avait appris qu’il était souffrant et sur le point de partir; quitterait-il ainsi Paris sans dire adieu à ses amis?
Je serais le premier à blâmer Mme de Marçay, si la coquetterie avait eu la plus légère part à cette démarche; mais la pitié seule avait conduit sa plume. Elle voyait avec regret s’éloigner un ami déjà bien cher; elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir désespéré. Ferni accourut chez Mme de Marçay dans un trouble extrême, lui parlant tantôt avec douceur, tantôt avec amertume, et s’efforçant de justifier un départ qu’elle remarquait comme un acte de faiblesse. — Ce qui me chasse d’ici, s’écriait-il, c’est la douleur intolérable que j’éprouve à ne pouvoir plus vous regarder sans penser que vous êtes à un autre, et par votre libre volonté, qu’en ce moment même peut-être vous venez de le voir.
Elle lui fit signe en souriant qu’il n’en était rien, et comme il la regardait d’un air égaré, elle ajouta : — Il est bien loin d’ici, et vous ne courez guère le risque de le rencontrer, ni moi non plus ; des centaines de lieues nous séparent.
Toutes les douleurs et toutes les joies sont relatives pour la pauvre nature humaine, et Ferni, qui souffrait cruellement depuis deux jours, se sentit presque délivré de son supplice. Il ne songeait plus à la triste réalité de cet autre amour, à l’existence certaine d’un rival heureux; il était tout entier à cette idée qu’ici du moins Mme de Marçay ne lui était enlevée ni disputée par personne, qu’ici du moins nul homme n’était plus près que lui de son cœur. Il s’assit à ses pieds, lui prit une main qu’elle laissa reposer sur ses genoux, dans Ta main de son ami, et l’heure passa pour Ferni triste et délicieuse, tandis qu’il entretenait Mme de Marçay de ses illusions détruites, des projets d’ambition et des rêves de bonheur qu’il avait formés pendant qu’il espérait encore être un jour aimé d’elle, de son avenir à jamais désolé par un incurable et inutile amour. Elle lui répondit avec douceur, l’exhortant à la résignation et au courage, flattant son orgueil, réveillant son ambition, lui montrant le charme de l’étroite amitié qui pouvait toujours les unir. Tous deux parlaient à voix basse, et leur entretien était souvent interrompu par de longs silences. Ferni pressait de temps à autre avec passion la main qui lui était livrée, et, machinalement sans doute, Mme de Marçay lui rendait son étreinte. Quiconque les eût considérés ainsi, inclinés l’un vers l’autre, les yeux humides, parlant à demi-voix ou se taisant, comme perdus dans leurs pensées, les eût certainement pris pour deux amans sincères doucement enivrés de leur bonheur, et oubliant, dans l’échange de leurs tendres promesses, que le temps passe et que le monde existe. Qui aurait jamais cru, au contraire, avoir sous les yeux une femme résolue à ne point se rendre, un homme consumé par les fureurs de la jalousie et de l’amour?
Ferni lui-même s’y laissa presque tromper et reprit quelque espérance. Aussi le lendemain fut-il étonné d’être reçu avec un peu de froideur. Il voulut rompre cette glace, reprendre l’éternel sujet de son amour; on lui répondit si nettement que c’était peine inutile, on parut si étonné et si fatigué qu’il en parlât encore, qu’il sortit accablé et sérieusement dégoûté de la vie. Cette fois ce fut moi qui le pressai de partir. Ces émotions si constantes et si vives avaient altéré sa santé, et je commençais à craindre pour sa raison. Il était devenu presque incapable de travail et même d’attention suivie pour aucune chose. Un ouvrage qu’il avait entrepris sur l’Italie, et dont une partie déjà publiée lui avait fait honneur, restait interrompu, et il y avait peu d’apparence qu’il pût jamais reprendre la plume. Ses amis commençaient à remarquer sa sombre tristesse et ses distractions continuelles. « Ce pauvre Ferni ne va pas bien, » disait-on autour de lui d’un air mystérieux. Je jugeai qu’il fallait l’éloigner à tout prix, et je le conjurai de faire un long voyage. Je vis avec tristesse que sa volonté même était atteinte, et que la volonté d’autrui avait sur lui pour la première fois quelque empire. Lui qui ordinairement ne savait ce que c’était que d’obéir, il m’obéit ce jour-là avec une docilité d’enfant et une sorte d’accablement qui me déchira l’âme. Je l’aimais plus tendrement que jamais, et j’étais navré de le voir partir. Plût à Dieu cependant qu’il ne fût jamais revenu!
Ce qui me porte surtout, poursuivit M. d’Hersent après un instant de silence, à voir dans l’histoire de mon ami la main de la fatalité et une sorte de jeu cruel de la nature, c’est que je n’ai jamais pu bien comprendre pourquoi il a été impossible à Mme de Marçay d’aimer Ferni. Il est bien rare qu’une intimité aussi étroite qu’était la leur, nouée à leur âge et poursuivie au milieu d’une liberté presque entière, n’aboutisse point à l’amour. Ferni n’avait rien en lui qui pût déplaire à Mme de Marçay, et elle n’éprouvait point évidemment pour lui une de ces répugnances insurmontables qui parfois séparent deux personnes faites d’ailleurs pour s’aimer. Puisque vous avez vu Ferni, vous vous souvenez sans doute qu’il plaisait généralement. Mme de Marçay acceptait sans trop s’en plaindre les bruits du monde, car son intimité avec Ferni avait tous les caractères d’un amour partagé, et si quelques fins observateurs doutaient encore du succès de Ferni, si lui-même évitait de son mieux tout ce qui pouvait y faire croire, les esprits superficiels, qui forment toujours la majorité, n’en doutaient pas.
Quant à ce qu’on appelle en amour l’union des âmes, elle était entre eux aussi complète qu’on peut l’imaginer, et lorsque nous serons à Paris, je pourrai vous en convaincre en vous faisant lire leurs lettres où s’épanchait toute leur âme. Quoique étranger, Ferni écrivait purement notre langue, et la passion qui l’inspirait l’emportait souvent jusqu’à l’éloquence. Vous ne trouverez aucune trace de mauvais goût ou d’affectation dans ses lettres, tout y est vrai, élevé, sincère ; seulement il faut faire la part de l’amour qui lui montre dans Mme de Marçay plus de perfections et plus de charmes encore que le ciel ne lui en avait fatalement accordé. Ce qui me surprit extrêmement quand j’eus entre les mains toutes ces lettres, c’est que les plus fortes et les plus éloquentes étaient précisément écrites dans le temps même où Ferni était incapable de tout travail. Il retrouvait pour se plaindre de ses maux, pour convaincre Mme de Marçay et pour l’attendrir, toute la vigueur de pensée et de langage qu’il semblait avoir perdue pour tout le reste. Il le sentait lui-même : « Je ne suis bon désormais qu’à vous écrire, dit-il un jour à la fin d’une de ses lettres. J’irais ainsi jusqu’à demain, et plus loin, et toujours. Voilà certainement mes moins mauvais écrits, mais ils ne me conduiront pas même à la gloire. » A coup sûr, on ne peut publier ces lettres, bien que la mémoire de Ferni ni de Mme de Marçay n’eût pas sans doute à en souffrir; mais nous pourrons les relire, et j’éprouve un amer plaisir à y voir revivre avec toutes ses douleurs l’âme ardente et déchirée de mon ami.
Que vous dirai-je des lettres de Mme de Marçay? Vous n’imaginerez pas, avant de les avoir lues, qu’on puisse être à la fois si inflexible et si tendre, donner et retenir, fuir et se rapprocher, consoler sans guérir, refuser toute espérance sans tuer tout amour, inspirer à la fois et d’une manière si délicate tant d’admiration, de tendresse, de crainte et de désir. Et dans tout cela pas un mot à effacer, pas un mot à reprendre, rien qui ne soit irréprochable aux yeux même du monde. Ah ! sublime et cruel instinct de la nature, l’art ne vous égalera jamais !
Je fus un peu effrayé de revoir après moins de trois mois Ferni à Paris, mais je fus surpris et heureux de le trouver beaucoup plus calme et infiniment plus raisonnable qu’avant son départ.
— J’ai beaucoup réfléchi, me dit-il, depuis que je vous ai vu, et, comme vous le pensez bien, c’est à la seule chose qui m’occupera désormais en ce monde. Je vois clairement aujourd’hui la cause véritable de mes souffrances, ou plutôt l’occasion, toujours la même, de laquelle naissent entre Mme de Marçay et moi ces crises perpétuelles qui ébranlent ma raison. Tout le mal vient de mon incurable manie d’aller au-devant d’explications qui me déchirent et de provoquer par mes prières des refus qui m’accablent. Si je prenais le parti de jouir du présent sans songer à l’avenir, ou du moins sans contraindre par mes questions Mme de Marçay à m’ôter toute espérance, qui m’empêcherait de vivre paisible et presque heureux auprès d’elle? Est-il au monde une intimité plus douce que ne l’était naguère, que ne le sera de nouveau la nôtre? Peut-il exister, même entre des personnes qui s’aiment, plus d’abandon et plus de confiance? Pourquoi ne pas jouir des biens que le sort nous donne? J’en ai senti le prix depuis que je les ai follement perdus. J’ai vécu près d’elle dans une agitation bien douloureuse, mais que vous dirai-je de la vie que j’ai menée loin d’elle? C’était quelque chose de plus que la solitude, c’était le néant. Il me semblait étouffer, faute d’air et de lumière. Je ne veux plus partir, je veux la voir tous les jours; mais je ne veux plus lui rien demander. Je veux jouir de l’heure présente et me figurer l’avenir à ma guise; je veux me nourrir d’illusions, et je ne lui donnerai plus aucune occasion de les détruire. Laissons faire le temps; nous sommes jeunes tous deux, faisons crédit de quelques mauvais jours à la fortune.
Ferni tint parole; il reprit avec Mme de Marçay sa vie d’autrefois, mais il en bannit avec soin les agitations et les tempêtes. Plus de questions précises, plus de plaintes, plus de prières, rien autre chose que le muet et constant témoignage d’un invincible amour, car il n’était pas au pouvoir de Ferni soit de cesser d’aimer Mme de Marçay, soit de lui cacher qu’il l’aimât. S’il laissait comme malgré lui son âme tout entière s’échapper dans chaque geste et dans chaque parole, il ne disait rien, il ne faisait rien qui put contraindre Mme de Marçay à se défendre et à souffler sur ses rêves. Elle l’entendait pourtant sans qu’il parlât, et se sentait comme assiégée en silence par un opiniâtre adversaire : aussi se faisait-elle parfois un devoir de conscience de l’avertir qu’il avait tort d’espérer, qu’il n’était pas plus avancé qu’auparavant, et qu’il ne le serait jamais davantage; mais alors, au lieu de s’emporter comme autrefois contre le sort ou contre elle, Ferni lui disait en souriant : — A qui en avez-vous? Qui vous a rien demandé? Qui vous dit que je supplie et que j’espère?
— Vos yeux me le disent, et je leur réponds sincèrement comme toujours.
Il avait en effet, malgré lui, de temps à autre une façon de regarder Mme de Marçay qui en disait plus que toutes les paroles, et à son tour elle laissait passer à son insu dans son regard la pitié dont elle avait l’âme atteinte. Elle mettait alors la main devant ses yeux, et lui disait en riant : — Voulez-vous bien ne pas me regarder ainsi?
Il prenait cette main, la baisait avec une sorte de fureur, et l’on parlait d’autre chose.
Ils avaient pris l’habitude de tout se dire, et il la consultait sur toute chose. Il avait repris le goût du travail, il s’intéressait de nouveau aux affaires de son pays. La vive intelligence et le noble cœur de Mme de Marçay suivaient Ferni dans toutes ses pensées. Ils se voyaient sans cesse au théâtre et dans le monde, et il leur suffisait d’être un jour sans se voir pour sentir aussitôt qu’ils avaient une infinité de choses à se dire. La moindre interruption dans leur intimité leur apprenait à tous deux combien ils s’étaient devenus nécessaires, combien l’affection, la confiance et l’habitude avaient étroitement entrelacé leur vie.
Ils vivaient donc dans une sorte de calme, et Ferni, qui prenait plus d’intérêt aux moindres actions de Mme de Marçay qu’à tout le reste de l’univers, suivait avec curiosité l’existence de cette jeune femme si admirée, si enviée, si courtisée et, au moins en apparence, si peu sensible à tant d’hommages. Elle avait la cour la plus nombreuse et la mieux fournie qu’on ait peut-être jamais vue autour d’une belle personne, et les âges les plus divers, comme les conditions les plus variées, y étaient représentés. Ferni plaisantait parfois Mme de Marçay sur un certain nombre d’hommes mûrs qui n’étaient pas les moins ardens de ses admirateurs. Il l’appelait « Suzanne entre les vingt vieillards. »
Mais ce qui confondait Ferni de surprise, ce fut la vue d’un certain tiroir rempli de lettres qu’elle remit en ordre de très bonne grâce devant lui, un jour qu’elle partait pour la campagne. Mme de Marçay en fit l’examen, et Ferni l’aidait en riant dans ce travail. Elle lui cachait certaines lettres, et il ne demandait à en voir aucune ; mais il en parcourut plusieurs et put se convaincre qu’il ne connaissait encore que très imparfaitement le nombre des adorateurs dont Mme de Marçay contenait et calmait les transports soit par son silence, soit par de sages réponses expédiées dans toutes les parties du monde.
— Est-il possible, s’écria enfin Ferni, saisi d’une sorte d’admiration craintive, que vous puissiez suffire à un pareil labeur et mener de front tant de gens et tant d’affaires? Quoi! au milieu même de nos agitations les plus vives, quand vous paraissiez si émue de ma folie, si amicalement occupée de me guérir, vous aviez le temps et le courage d’entretenir le feu de toutes ces correspondances et de tenir tête à tant de monde! Vous êtes à vous seule tout un ministère, ajoutait-il en riant, et si j’avais pu porter dans les affaires la moitié de cette présence d’esprit et de cette activité, j’aurais peut-être affranchi mon pays.
— Vous me raillez, cher comte, et vous êtes injuste, lui dit-elle avec un air de noblesse et de bonté qui le rendit un peu honteux de sa sottise. Si vous pouviez lire toutes ces lettres, si vous connaissiez tous ceux qui les ont écrites, si vous saviez quels titres ils peuvent avoir à mon amitié, à ma reconnaissance, à ma sympathie, à ma pitié si vous voulez, vous ne traiteriez point comme un calcul de coquetterie une conduite fort naturelle et inspirée par le seul sentiment de la justice; mais vous êtes un égoïste et vous avez la prétention de tout juger sans rien savoir. Tout cela s’expliquera de soi-même ; mettez-y un peu de patience ; vous savez que dans dix ans je dois vous raconter toute ma vie.
Elle avait en effet pris l’habitude de le renvoyer à dix ans toutes les fois qu’il la pressait un peu soit sur son rival inconnu, soit sur quelque autre sujet dont elle ne voulait point parler.
— Dans dix ans, nous serons tous morts, disait alors Ferni, qui ne croyait pas si bien dire.
La vie de Ferni me paraissait cependant avoir pris un cours plus tranquille, et j’espérais enfin voir sa liaison avec Mme de Marçay aboutir à un dénoûment paisible, soit qu’elle se laissât gagner par tant d’amour, soit que l’amitié qu’elle lui accordait finît par lui suffire. Un jour que nous étions entourés de cartes et de livres et que je le voyais avec plaisir s’animer avec moi dans le débat d’une question intéressante : — La tête est libre, lui dis-je en riant, et le cœur le deviendra bientôt.
— En vérité vous avez raison, me répondit-il sur le même ton, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. — Mais il lui fut impossible de se contenir un instant de plus ; il laissa tomber sa tête dans ses mains, et lorsqu’il la releva, je vis que son visage était baigné de larmes.
— Je suis perdu, me dit-il en marchant avec agitation dans la chambre. Je me sens et je m’observe, comme ferait le médecin le plus habile rongé par un mal mortel. Je ne sais pourquoi je l’aime ainsi et tous les jours davantage. N’est-elle pas comme moi poussière et cendre? Ne puis-je donc pas trouver ailleurs dans le monde autant de beauté, de grâce, de douceur, d’amitié même, et par-dessus tout cela un peu d’amour? Mais c’est moi qui ne puis aimer ailleurs! Je suis comme aveuglé pour tout le reste et je ne vois plus qu’elle au monde, sans doute parce qu’il est écrit qu’elle ne m’aimera jamais. Ce mot de jamais vous fait sourire? Hélas! que de fois j’en ai souri moi-même ! Que de fois je l’ai crue près de s’émouvoir! Que de fois j’ai interprété dans le sens de mes vœux son geste, son regard, sa parole ! Si vous pouviez vous intéresser à toutes les misères qui composent mon existence, je vous dirais les circonstances insignifiantes qui suffisaient pour me faire vivre pendant plusieurs jours dans une sorte d’ivresse, comme si l’heure était enfin venue où elle allait m’aimer. Mais quel affreux réveil, quelle chute profonde après ces momens d’espoir et d’oubli! Avez-vous vu parfois une pauvre mouche privée d’ailes gravir péniblement la plume d’un écolier? Elle monte jusqu’au faîte; mais au moment où elle va l’atteindre, son persécuteur retourne la plume, et la victime remonte sans fin ni repos jusqu’à ce qu’on ait assez de ce jeu et qu’on l’écrase. Voilà mon supplice : il est pire encore, car je le comprends tandis que je l’endure; j’ai mes ailes, et je ne veux point les ouvrir; j’aime mon enfer, et j’éclate en larmes et en prières lorsqu’on veut m’en tirer...
Je laissai Ferni parler, et toute consolation me parut cette fois inutile. J’avais touché la blessure que je croyais fermée, et le sang avait coulé de nouveau. Peu de temps après cet entretien. Mme de Marçay partit, accompagnée d’une amie, pour passer l’été dans un petit port de la Bretagne où Ferni ne tarda pas à la rejoindre. La solitude, la liberté, la vue de la nature rendirent leur intimité plus étroite encore et plus tendre. Ils étaient presque inséparables; ils faisaient ensemble le soir de longues promenades, et, sous le ciel étoile. Mme de Marçay se faisait expliquer par Ferni le mystérieux arrangement des mondes, et les lois de ce vaste univers. Ils redescendaient sur la terre, et les sujets ne faisaient guère défaut à leurs causeries. Ferni en venait enfin à ses peines, et Mme de Marçay l’écoutait avec douceur. Ils paraissaient si naïvement heureux d’être ensemble que Mme de Marçay disait en riant : — Ceux qui nous voient doivent se dire : Voilà deux amoureux qui passent!
L’oisiveté de la campagne donne, vous le savez, plus de prix encore aux nouvelles de Paris. Ils avaient donc pris l’habitude de lire ensemble leurs lettres, et le plus souvent d’écrire ensemble les réponses. Ferni remarqua bientôt que certaines lettres ne lui étaient pas montrées, et que ces lettres avaient sur l’humeur de Mme de Marçay une visible influence. Il sentit dès lors qu’elle ne l’avait décidément pas trompé en lui avouant qu’elle appartenait à un autre, et il n’eut point de repos qu’il n’eût réussi à tout apprendre, comme un condamné qui veut entendre son arrêt. Il soupçonnait qui pouvait être ce rival heureux. Quelques bruits vagues, d’autres indices plus clairs qui l’eussent depuis longtemps convaincu, si mon malheureux ami n’eût voulu espérer contre toute espérance, avaient dirigé la pensée de Ferni sur un jeune marin parti pour un long voyage peu de temps avant la rencontre de Mme de Marçay et de Ferni dans ma loge. Ferni prit un jour à part l’amie qui avait accompagné Mme de Marçay, et lui dit de l’air le plus naturel : — On ne se conduit donc pas bien là-bas? Mme de Marçay n’est pas toujours contente de ses lettres?
— Vous savez donc que c’est lui, je ne croyais pas qu’elle vous l’eût nommé?
— Je le savais, répondit Ferni. — Et il eut le courage de demander et d’écouter l’histoire de la liaison de Mme de Marçay avec son rival. Il apprit qu’une longue absence et les propos du monde avaient plus d’une fois refroidi leur union, qu’au milieu de l’hiver était arrivée une lettre qui ressemblait fort à une rupture. Ferni se souvint en effet qu’un jour Mme de Marçay, arrachant à un bouquet une violette, avait murmuré devant lui : — On m’a brisée comme cette fleur. — Et le même soir, comme ils lisaient ensemble la lettre sublime de doña Julia à don Juan, Mme de Marçay avait laissé échapper quelques larmes. Avec quelle amertume Ferni se rappela ces circonstances! — Sa vie a donc toujours été double, se dit-il, et je n’en ai jamais eu que la moindre part. Je vivais tout en elle : la meilleure moitié de son âme était loin de moi ! — Et son cœur se serrait à la pensée de cette différence et de sa solitude. Il voulut ne rien ignorer pourtant, et questionna longtemps encore ; il apprit enfin que le retour de ce jeune homme pouvait se faire attendre peut-être un mois, peut-être davantage, qu’une réconciliation était en tout cas nécessaire, et pouvait être douteuse ou fragile.
Ferni se défia de la première impression que lui causait la certitude de son malheur. Il se dit rappelé par une affaire et partit pour Paris. Après m’avoir communiqué ses angoisses et pris le temps de réfléchir, il résolut d’attendre les événemens et de ne rien changer dans sa conduite avec Mme de Marçay. — Je n’ai jamais été aussi heureux que là-bas, me dit-il; j’y veux retourner. Ne songeons pas à l’avenir... Le jour où il faudra la quitter, ou j’en mourrai, ou ma guérison sera complète. De toute façon, je suis bien sûr de ne plus la revoir aussitôt qu’elle aura revu celui qu’elle aime. Il repartit donc sur-le-champ, et la fortune, qui allait l’accabler d’un dernier coup, lui accorda encore quelques beaux jours. Soit que Mme de Marçay se sentît émue d’une passion si opiniâtre et si profonde, soit qu’elle fût prise pour lui de pitié en songeant à l’avenir, elle l’accueillit cette fois avec une véritable tendresse. Je puis vous parler avec une entière franchise de ces derniers jours de leur intimité, puisque tous deux ne sont plus, et que l’histoire vraie de cette passion vous intéresse. Mme de Marçay n’avait jamais été avec lui si enjouée, si affectueuse, si confiante; elle le raillait et le flattait tour à tour. — Je vous déteste, — lui disait-elle en riant, et elle s’appuyait sur lui avec langueur. Elle avait cessé de se fâcher ou de le fuir quand il approchait ses lèvres de son front, de ses cheveux, de son cou. Ces détails vous font sourire, et vous vous demandez sans doute pourquoi Ferni s’arrêtait si docilement. Vous ne savez pas à quel point l’âme de mon ami s’était pliée à cette servitude, comme il tremblait de perdre cette femme en un instant et pour toujours, que de fois il était déjà retombé d’illusions presque aussi douces. Il ne se sentait plus à l’épreuve d’une chute pareille, et dans l’agitation suprême où était son âme, il avait le pressentiment qu’être repoussé cette fois, c’était périr. Il arriva ainsi, enivré d’amour, de crainte et d’espérance, jusqu’au jour qui devait mettre une fin violente à sa longue épreuve.
C’était un jour d’orage, et tous deux s’étaient sentis en même temps accablés et irrités par cette lourde atmosphère. Sur le soir, le ciel étant couvert de nuages, un vent «assez fort se leva, et l’on entendit au loin le bruit du tonnerre. Mme de Marçay proposa une promenade en voiture; on fit atteler, et ils partirent. A peine étaient-ils en route, que Ferni voulut attirer Mme de Marçay près de lui. — Laissez-moi, dit-elle, j’ai reçu aujourd’hui une potion calmante.
— Une lettre de lui? dit-il avec anxiété. Donnez-la-moi, je vous en prie.
— Vous le voulez vraiment? La voici. — Et elle lui tendit la lettre.
Ferni prit cette lettre et se mit à la lire. Il était assis dans le fond de la voiture, elle était en face de lui, et elle le regardait. Le jour tombait rapidement ; à travers les nuages chargés d’électricité passait encore un peu de lumière de couleur livide. Ferni lisait avec peine, mais il déchiffrait tout, parce qu’il voulait tout lire, et ces banales formules de l’amour satisfait prenaient à ses yeux un intérêt extra- ordinaire. Quand il eut fini, il tendit la lettre à Mme de Marçay. — Elle est fort tendre, lui dit-il, et il paraît fort joyeux de son prochain retour; cependant je crois qu’une autre femme que vous ferait aussi bien son affaire, tandis qu’il n’y a pour moi que vous au monde.
— Voilà une parole injuste, et vous n’en savez rien.
— Il est vrai que je n’en suis pas bon juge, répondit Ferni. — Et, s’enfonçant dans un coin de la voiture, il garda le silence. Un instant après, Mme de Marçay s’aperçut qu’il pleurait; elle vint s’asseoir près de lui et lui prit la main. — Du courage, disait-elle, soyez calmé.
Mais sa douleur, un moment contenue, éclatait enfin en mouvemens convulsifs et en larmes abondantes. — Que vais-je devenir? murmura-t-il; tout est fini. Non-seulement je n’espère plus rien, mais je perds tout au monde. Il va revenir, et je ne vous verrai plus.
— Vous me verrez toujours, interrompit-elle.
— Jamais! continua-t-il, et même aurai-je la force de l’attendre? fatale habitude de tout vous demander, de tout vous dire, de penser et de respirer à vos pieds! Il me semble qu’il n’y a plus personne sur la terre.
— Vous ne me quitterez pas.
— Ah! l’affreuse solitude; je me vois moi-même comme un enfant qu’on arrache avant le temps du sein de sa mère et qu’on jette sur la route aux pieds des passans. Qui va me parler, me consoler? qui puis-je écouter et souffrir? qui me grondera, me louera doucement? qui me donnera de chers petits conseils comme les vôtres?
— Moi ! toujours moi ! disait-elle en lui pressant les mains ; mais il l’entendait à peine et continuait d’une voix brisée par les pleurs : — Languirai-je seul ou chercherai-je inutilement quelque femme qui vous ressemble? Où est-elle, la créature que je ferai semblant d’aimer? — Et il prononçait obstinément certains noms qui les faisaient sourire tous deux au milieu des larmes; mais il retombait aussitôt dans son désespoir, attirait Mme de Marçay avec rage, puis l’écartait de lui brusquement, la saisissait encore et paraissait sur le point d’expirer de douleur à ses côtés. Les éclairs jetaient à chaque moment une vive lueur sur leurs visages émus, et les sanglots de Ferni étaient sans cesse couverts par les éclats de la foudre. Ils arrivèrent ainsi au bord de la mer, où ils quittèrent la voiture et allèrent s’asseoir auprès de quelques personnes de leur connaissance, attirées en ce lieu par la sombre beauté de cet orage. Ferni trouvait ce spectacle en harmonie avec l’état de son cœur et prenait un amer plaisir à le contempler. La mer était couverte d’un voile obscur, et l’on ne pouvait la distinguer du ciel; mais d’éblouissans éclairs déchiraient par instans les nues et inondaient d’une rapide lumière la vaste étendue des flots. L’on entendait presque en même temps le grondement du tonnerre, puis tout rentrait dans l’obscurité, et l’on ne voyait plus que l’écume phosphorescente des vagues qui venaient se briser en gémissant sur la plage. Mme de Marçay était assise près de Ferni ; elle avait attiré sa main sous son manteau et la pressait affectueusement sur son cœur. Il pleurait en silence, entendait à peine ce qui se disait autour de lui et évitait de répondre lorsqu’on lui parlait, de peur que l’on ne remarquât l’altération de sa voix; mais peu à peu un changement se fit dans cette âme aimante et mobile. Il oublia une dernière fois tout ce qui venait de l’agiter, et se laissant aller presque sans y penser au bonheur de se voir encore si près d’elle, de sentir battre son cœur et de la croire touchée de ses maux, il jouit d’un repos délicieux après une émotion si violente. La pluie commença bientôt à tomber ; on se leva, et ils rentrèrent sans se parler.
A peine furent-ils seuls que Ferni revint au sentiment de la réalité, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes; mais elle le fit asseoir doucement près d’elle et lui proposa de lire ensemble. Il était tellement habitué à lui obéir, qu’il trouva cela tout naturel. Elle lisait haut, d’une voix enfantine, s’arrêtant sans cesse pour sourire et le regarder. Il l’arrêtait plus souvent encore par ses baisers, et si souvent qu’il fallut cesser de lire. Elle paraissait n’avoir pas la force de se défendre, et se laissait aller avec langueur à ses caresses. Enfin leurs lèvres se rencontrèrent, et Ferni, qui n’a jamais menti, m’a juré qu’ils avaient mis tous deux la même ardeur dans ce dernier baiser; mais aussitôt cette étrange créature parut le haïr aussi sincèrement qu’un instant auparavant elle avait paru l’aimer. Elle s’échappa brusquement de ses mains, courut à la fenêtre, l’ouvrit et s’assit sur le bord, le regardant d’un air de colère et de défi. Eperdu de douleur, il voulut l’en arracher. Mme de Marçay trouva des mots si cruels, elle eut si bien l’art de le blesser et de le confondre, qu’il recula, se croyant le jouet d’un horrible rêve et prenant en dégoût la création tout entière. Le jour commençait à poindre lorsqu’il rentra chez lui.
En moins d’un instant, il avait pris, pour n’y plus revenir, une résolution bizarre et fatale, et ce fut avec le calme d’une âme énergique, décidée sur son sort, que le lendemain il entra chez elle. Il ne pouvait revenir de sa surprise en la regardant. Non-seulement les émotions diverses qu’elle avait paru éprouver la veille, et dont il se sentait brisé, n’avaient laissé aucune trace sur ce charmant visage, mais elle était éblouissante de fraîcheur; jamais son teint n’avait été plus transparent, jamais ses traits n’avaient été plus harmonieux ni plus calmes, et lorsqu’elle leva sur lui ses grands yeux limpides, il crut sentir vaguement qu’elle n’avait point d’âme. Cependant il devait l’aimer jusqu’au dernier soupir, et d’ailleurs il avait irrévocablement arrêté sa ligne de conduite. Comme elle lui demandait de ses nouvelles, il répondit qu’il avait eu les nerfs fort malades à la suite de cet orage, et qu’elle avait dû s’en apercevoir. — J’aime mieux ne pas entendre parler de cela, lui répondit-elle. D’ailleurs ce n’est point votre faute, mais la mienne. — Et elle ajouta en baissant la voix : — Tout autre que vous m’aurait prise en horreur.
— Cela n’est pas en mon pouvoir, répondit-il avec tristesse.
Et, baisant la main de Mme de Marçay, il lui dit qu’il était obligé de faire un petit voyage, et qu’il était venu lui dire adieu.
— C’est au revoir qu’il faut dire, reprit-elle en souriant, et à bientôt. Que ferais-je sans vous?
Ces derniers mots étaient habituels à Mme de Marçay, lorsque Ferni parlait d’éloignement ou de rupture. Elle avait une façon, moitié enjouée, moitié sérieuse, de les dire, qui ravissait Ferni, et qui l’eût décidé à tout plutôt que de s’éloigner d’elle. Ce jour-là, il ne put les entendre sans que son cœur fût près de se rompre. Cependant il put répondre avec assez de calme : — J’espère certainement vous revoir.
Et, lui serrant une dernière fois la main, il sortit.
Le dessein qu’d avait conçu avait quelque chose d’insensé et de criminel, et se ressentait du trouble de la nuit fatale qui l’avait enfanté; mais une fois décidé à l’accomplir, Ferni retrouva pour l’exécuter sa présence d’esprit et son énergie accoutumées. Il partit pour Saint-Pétersbourg, et, afin qu’on ne vît dans ce départ qu’une chose toute naturelle, il se fit appeler par un de ses amis qui habitait cette ville. A peine arrivé en Russie, il donna quelques signes d’un dérangement d’esprit qui trompa tout le monde; puis il parut redevenir complètement maître de sa raison, et vécut comme à l’ordinaire avec ses amis. Il avait connu jadis M. de Marçay, et renoua connaissance avec lui. Il l’amena, je ne sais comment, à venir s’exercer au tir au pistolet, et s’attacha à montrer ce jour-là une agitation extraordinaire. Enfin, dans un moment où deux pistolets se trouvaient chargés et où son tour de tirer était venu, il se plaignit à haute voix de visions et de fantômes qui lui étaient envoyés par ses persécuteurs. Presque aussitôt il se détourna subitement du but, fit feu, et M. de Marçay tomba mort. Avant qu’on eût le temps de faire un mouvement autour de lui, Ferni avait pris le second pistolet et s’était fait sauter la cervelle. Cet accident, qui parut l’effet d’un accès subit de folie, affligea tout le monde à Saint-Pétersbourg, et vous vous souvenez qu’il causa dans Paris, où Ferni s’était fait généralement aimer, la plus pénible surprise. Le suicide de Ferni ne laissait à personne la possibilité de penser que sa prétendue liaison avec Mme de Marçay eût été pour quelque chose dans ce double malheur. On le regretta d’ailleurs universellement, et presque tous les journaux de l’Europe déplorèrent sa fin prématurée.
Je ne savais moi-même que penser, lorsque je reçus une lettre que mon malheureux ami avait pris soin de me faire parvenir. Il m’y remerciait en peu de mots, et avec effusion, de la tendresse paternelle que je lui avais toujours montrée. Il me priait de ne point le juger précipitamment, et ajoutait qu’une lettre que Mme de Marçay devait recevoir m’expliquerait sa conduite. Il me conjurait enfin d’avoir toujours la même amitié pour elle, et plus encore, si vous pouvez, ajoutait-il, car vous devez reporter sur elle toute l’affection que vous aviez pour moi. — Le soir même, je lus la lettre qu’il avait écrite à Mme de Marçay; elle était à peu près conçue en ces termes :
« Pourquoi mon amour a-t-il grandi à côté de votre froideur? pourquoi a-t-il résisté à votre amour avoué pour un autre? pourquoi enfin a-t-il survécu aux affreuses secousses de ces derniers jours? C’est ce que je ne puis comprendre; mais il n’en est pas moins vrai que je meurs à cause de vous et en vous aimant. J’ai voulu vous rendre un dernier service. La vie de M. de Marçay n’importe à personne, et je ne me fais pas grande conscience de la prendre pour vous donner une liberté qui va vous devenir nécessaire. Vous allez revoir celui que vous aimez. Son âge, sa légèreté peut-être, à coup sûr la nécessité de se marier, rendraient votre union bien fragile, si M. de Marçay vivait encore. Je sais d’ailleurs que vous n’êtes nullement insensible à l’opinion du monde, qui pourrait vous devenir un jour injustement sévère. Mariez-vous donc. Je ne vous demande même pas de vous souvenir que j’aurai été pour quelque chose dans ce bonheur. En tout cas, j’ai la consolation de n’avoir point troublé votre repos autant que ceux qui vous connaissent imparfaitement pourraient le croire. Je me suis bien souvent demandé depuis huit jours s’il valait mieux pour moi vous avoir connue que d’avoir mené la vie très différente à laquelle je me croyais destiné. Pourtant, tout bien considéré, je me crois encore votre obligé. Vous perdre au moment où je pensais vous atteindre était l’enfer; mais vous espérer était le ciel. Vous m’avez torturé, mais vous m’avez fait vivre, et, grâce à vous, l’âme que je rends à Dieu ou au néant aura connu en ce monde des émotions plus fortes qu’il n’est donné d’en sentir à la plupart des hommes. Je souhaite ardemment que vous soyez heureuse; je souhaite aussi que, si mon nom frappe parfois votre oreille, il n’éveille en vous aucun sentiment de regret ni d’amertume. Vous n’avez voulu me faire aucun mal, et vous n’êtes point coupable de mes douleurs. Vous avez suivi votre destinée, et vous n’avez été que l’instrument de la mienne. »
Cette lettre parut émouvoir Mme de Marçay, que la mort de Ferni avait surprise et vivement affligée ; mais elle ne sentit ce qu’elle avait perdu avec lui que quelque temps après sa mort. Il fallut le retour de son rival et les diverses contrariétés qui suivirent ce retour pour lui remettre pleinement en mémoire l’être aimable et vraiment bon qui avait tant souffert à ses pieds. Elle comprit qu’elle n’avait eu d’autre raison pour ne point l’aimer que son engagement envers un autre, et qu’une froideur naturelle qui lui faisait toujours attendre en vain une sorte de mouvement intérieur et comme un signal d’aimer. J’évitais de lui parler de Ferni, mais je m’aperçus bientôt qu’elle parlait de lui volontiers, et cherchait les occasions d’amener son nom sur mes lèvres. Elle me rappelait, et parfois avec attendrissement, telle parole, telle action de mon ami qui l’avait frappée. — Vous souvenez-vous, me disait-elle, comme il parlait de telle chose, comme il était ému de telle autre ? Je le vois encore entrant chez moi presque tous les jours avec son air triste ou joyeux, selon la disposition qu’il croyait lire sur mon visage. Comme il avait plaisir à me parler et à m’entendre ! comme il m’interrogeait du regard et comme il paraissait vraiment m’aimer ! J’avais pris l’habitude de tout cela, et quelquefois, quand j’entends sonner son heure accoutumée, je regarde machinalement du côté de la porte, comme si je m’attendais à le voir entrer.)N’est-ce pas que vous l’aimiez beaucoup ? Vous m’avez toujours dit que c’était un noble cœur.
J’avais peine à retenir mes larmes en voyant revivre ainsi mon ami dans les paroles de Mme de Marçay ; mais un nouveau chagrin ne tarda pas à s’ajouter au regret amer que la mort de Ferni m’avait laissé dans l’âme. Je voyais Mme de Marçay s’éteindre insensiblement à son tour. Son cœur battait souvent à l’étouffer, elle avait des crises nerveuses très fréquentes, et ne connaissait guère plus de repos. Elle abusait inutilement de l’opium. Cette étrange créature n’en était pas moins belle. Aussitôt que son deuil fut passé, elle rentra dans le monde ; elle semblait y chercher une distraction plutôt qu’un plaisir. Sa tristesse ne lui avait rien ôté de son charme ; sa langueur était devenue plus touchante. Ce fut aux Italiens, dans ma loge, qu’un vaisseau de son cœur se brisa et qu’elle fut assez doucement surprise par la mort. Elle était à cette place même où Ferni l’avait vue pour la première fois, et il n’y avait pas un instant qu’un visiteur étant entré, elle s’était retournée pour lui sourire. Cela lui arrivait rarement sans que l’image de Ferni ne me traversât l’esprit, et cette fois le geste, le sourire, avaient si bien été les mêmes que je n’avais pu échapper à ce cruel souvenir. Un moment après, elle n’était plus.
M. d’Hersent s’arrêta, et je ne pus m’empêcher de lui dire : — Qu’était-ce au juste que Mme de Marçay? Était-elle vraiment la personne que Ferni a si violemment aimée, ou ne faut-il voir en elle qu’une femme ordinaire, un peu plus coquette et un peu plus insensible que de raison?
— Qui le saura jamais? répondit M. d’Hersent avec quelque amertume. Tout ce qui est en ce monde a-t-il un prix véritable ou seulement la valeur qu’y attachent notre cœur et nos yeux? Voyez ce ciel étoile, cette mer immense; pour vous et pour moi, que de poésie, que de grandeur!... Le pêcheur qui est derrière nous ne voit dans ce ciel que des points brillans qui l’aident sur la mer à retrouver son chemin, et la mer lui paraît un immense réservoir de poissons qui le nourrissent le plus souvent et quelquefois le dévorent. Qui a tort et qui a raison de lui ou de nous deux? Ou plutôt n’avons-nous pas tous également raison, et le ciel et la mer ne sont-ils pas également tout cela? Ce que nous aimons vaut après tout ce que nous valons nous-mêmes. Pour moi, je croirais volontiers que Mme de Marçay était à la fois la créature singulière et sublime que Ferni a tant aimée et la femme insignifiante qui a aimé si facilement son rival. Elle était l’un et l’autre sans doute et autre chose encore que nul œil humain n’aperçut en elle, car la nature est infinie dans ses œuvres, et elle n’a pas créé une âme qui n’ait autant de profondeurs inconnues que l’Océan. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a rarement formé une aussi belle et aussi aimable personne, et que la lame qui a déchiré le cœur de Ferni était un des ouvrages de ce genre les plus finement travaillés et les mieux réussis qu’on ait jamais vus dans le monde.
M. d’Hersent se tut, et comme la nuit était venue, nous nous retirâmes lentement devant la mer montante, dont la voix plaintive avait accompagné ce triste récit.