Madame de Lafayette

Madame de Lafayette
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 384-412).
MADAME DE LAFAYETTE
D'APRES
DES DOCUMENS NOUVEAUX

Lettere inédite di Madama di Lafayette. A. D. Perrero ; Turin, 1880.

Le portrait de la comtesse de Lafayette a été fait bien des fois, et il semblait que l’on n’eût plus à y revenir. On connaissait, ou l’on s’imaginait connaître, jusqu’au moindre trait de l’amie de M. de La Rochefoucauld, de l’auteur de Zayde et de la Princesse de Clèves. On l’avait étudiée dans ses ouvrages ; on avait pénétré dans son intérieur à la suite de Mme de Sévigné ; on savait comment elle vivait, pensait, sentait, quelles étaient ses habitudes, quel son train journalier, quel son caractère. Personne n’ignorait, par exemple, qu’elle écrivait fort peu de lettres, n’en ayant ni le goût ni la force. Cela était si universellement admis, que lorsqu’on annonça d’Italie, il y a environ dix-huit mois, la découverte d’une grande correspondance de Mme de Lafayette, la nouvelle fut accueillie en France avec quelque étonnement. La trouvaille avait eu lieu dans les archives d’état de Turin. Celui qui l’avait faite, M. Perrero, fut conduit par le contenu des lettres à rechercher et à grouper un certain nombre de documens se rapportant aux relations de la comtesse avec la cour de Savoie. Il a publié le tout ensemble, et son volume nous ménageait plus d’une surprise.

On serait aujourd’hui mal venu à soutenir que Mme de Lafayette ne prenait point volontiers la plume en dehors de ses travaux littéraires. Ce n’est pas que le nombre des autographes récemment mis au jour soit considérable : vingt-huit en tout, dont plusieurs sont de simples billets. Mais le peu qu’on nous donne, joint aux pièces officielles reproduites par M. Perrero, suppose tant d’autres paquets détruits ou non encore retrouvés, des correspondances si variées, si étendues, si suivies, si importantes, que force est de convenir qu’on s’était laissé prendre trop facilement aux plaintes de quelques amis plus exigeans ou moins bien traités que les autres. Mme de Lafayette n’était ménagère de son temps et de sa peine que dans les commerces de simple agrément ; comme la plupart des personnes qui ont de grandes affaires, elle se réservait pour ces affaires : le reste venait après, s’il restait du loisir et que la tête ne fût pas trop lasse.

La nature des occupations qui l’absorbaient à ce point était d’un genre qui ne s’accorde pas très bien avec l’idée que nous nous faisions d’elle. Elle n’est plus tout à fait la même aujourd’hui qu’avant la publication de M. Perrero. Des traits nouveaux sont mis en lumière ; des témoignages anciens, mais qui avaient semblé suspects ou obscurs, sont confirmés ou expliqués. Il y a donc lieu de reprendre son portrait afin de l’amener à une ressemblance plus exacte en le corrigeant sur quelques points. Nous commencerons, avant d’y toucher, par en rappeler le dessin général[1].


I

La Mme de Lafayette avec laquelle nous sommes familiers est peinte en deux lignes par Du Guet, l’ami de Port-Royal, dans une lettre de direction qu’il lui écrivit quand elle l’eut prié, après la mort de M. de La Rochefoucauld, de prendre la conduite de son âme et de la tourner vers Dieu. « J’ai cru, madame, lui disait-il, que vous deviez employer utilement les premiers momens de la journée, où vous ne cessez de dormir que pour commencer à rêver. Je sais que ce ne sont point alors des pensées suivies, et que souvent vous n’êtes appliquée qu’à n’en point avoir. » Du Guet, qui se distinguait du pur Port-Royal, de M. Singlin et de M. de Saint-Cyran, par une nuance de bel esprit, a de ces tours ingénieux et pénétrans pour figurer les états de ses malades spirituels. En recevant dans sa retraite l’appel de Mme de Lafayette, il avait jugé sa pénitente sur ses intentions et sur des dehors qu’elle affectait de très bonne foi, avec la résolution d’être réellement ce qu’elle paraissait : une femme. anéantie. Elle y réussit assez pour donner le change à plusieurs de ses amis, qui l’ont représentée sous les traits qu’elle souhaitait d’avoir, et, par ces amis, à la postérité, qui l’a prise au mot sur l’indolence et l’absence de pensées. Sans doute elle se donna aussi le change à elle-même. Mais ce fut tout. Ses efforts ne la menèrent pas plus loin, et si elle lutta contre un caractère remuant et résistant qui la poussait à s’entremettre et à diriger, nous la verrons jusqu’au bout l’opposé de ce qu’elle voulait devenir. Elle éprouva la vérité d’une autre parole que Du Guet lui adressait dans la même lettre : « Il est difficile de ne pas dépendre de son naturel, et l’on se retrouve sans peine quand on en a beaucoup à se quitter. »

Ce travail sur elle-même en vue d’amoindrir son être et sa vie ne commença point sous le coup du deuil définitif où la laissa la perte de M. de La Rochefoucauld. On aurait compris qu’une affliction aussi incurable la jetât dans des partis singuliers ou extrêmes ; c’était le désastre irréparable auquel une femme survit difficilement tout entière, la ruine après laquelle la diminution des sensations est le seul bien enviable. Mais Mme de Lafayette n’avait pas attendu d’être frappée au cœur pour se donner les apparences d’être retirée du monde et d’elle-même, engourdie dans une inactivité dolente. Huit ans avant la catastrophe, Mme de Sévigné écrivait à sa fille (15 avril 1672) : « Mme de Lafayette s’en va demain à une petite maison auprès de Meudon, où elle a déjà été. Elle y passera quinze jours, pour être comme suspendue entre le ciel et la terre : elle ne veut pas penser, ni parler, ni répondre, ni écouter. » L’idée est la même et rendue dans les mêmes termes que dans la lettre de Du Guet. Mme de Lafayette ne veut pas penser, — elle s’applique à ne pas avoir de pensées, — c’est l’opinion convenue, le mot d’ordre que répètent docilement les entours de la comtesse. On l’avait surnommée dans sa société le brouillard, sobriquet qui lui allait très bien si l’on entend qu’elle aimait à s’envelopper d’un brouillard à travers lequel sa figure apparaissait légèrement effacée, sans les traits nets et vifs que les nouvelles publications ont mis en lumière.

Tous les biographes l’ont montrée suspendue entre le ciel et la terre, selon l’expression de Mme de Sévigné, à peine retenue vers la terre par un corps souffreteux et réduit à rien, n’ayant de force ni de volonté pour aucune sorte d’activité, se réglant en toutes circonstances sur un mot qu’elle aimait à répéter : C’est assez que d’être. Couchée sur le lit galonné d’or raillé (après la brouille) par Mme de Maintenon, elle ne peut même supporter la fatigue de dire bonjour et bonsoir, et ferme sa porte à tout ce qui n’est pas de l’intimité étroite. L’amitié de feu Madame, Henriette d’Angleterre, lui a donné un crédit considérable qu’elle a conservé après la mort de la princesse et dont elle use de la manière convenable à une recluse, en glissant ça et là de sages conseils auxquels son nom assure de l’autorité. Elle s’est mise à l’écart des intrigues dès le temps où Madame vivait ; elle a toujours été spectatrice plutôt qu’agissante, même lorsqu’elle tenait le rang de favorite dans la cour galante et tracassière de Saint-Cloud. Sa répugnance à quitter son repos était si forte, qu’on lui reprochait de négliger ses amis pour mieux garder ses aises. De même qu’elle passait pour ne point bouger et pour fuir ce qui occupe l’esprit, elle passait pour ne pas écrire de lettres. Mme de Sévigné l’attaque sans cesse sur ce défaut, le seul qu’elle lui reconnaisse, et Mme de Lafayette lui répond tout net : « Le goût d’écrire… m’est passé pour tout le monde ; si j’avais un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprais avec lui. »

À cette passion de retraite et de silence, caressée en rêve et démentie par la conduite, à cette indifférence tout imaginaire pour les affaires de cour vient s’ajouter, après les chagrins, une mélancolie très véritable, qui rend Mme de Lafayette vieillie tout à fait touchante. Les instructions de Du Guet avaient suscité un combat dans cette âme alarmée, à la hauteur de tout ce qu’on a pu imaginer pour la tendresse et la fine sensibilité. Ce n’était pas sans motif que l’habile directeur, rompu aux ruses des cœurs en détresse, faisait une allusion transparente à la liaison avec M. de La Rochefoucauld à propos des pénitens qui ne se sont point encore sincèrement convertis, parce que, disait-il, « on est encore assez injuste pour excuser sa faiblesse et pour aimer ce qui en a été la cause. » Il savait fort bien que, sur le chapitre des affections non légitimes, l’idéal chrétien se trouvait en face d’un certain idéal chevaleresque que Mme de Lafayette avait admirablement décrit dans ses romans parce qu’elle en trouvait le modèle en elle-même. L’idéal chrétien exigeait tout d’abord le sacrifice de la passion coupable ; il était inadmissible, au point de vue spirituel, que l’amour pour celui qui avait causé la chute subsistât à côté de l’horreur pour la faute ; M. de La Rochefoucauld était à l’entrée, tout en travers de la voie du salut ; il fallait le chasser de là avant d’oser ouvrir la bouche devant le juge souverain et lui crier miséricorde. Le monde sentait différemment. Il mettait à si haut prix la fidélité inviolable dans les affections, fussent-elles condamnables, qu’il en faisait la rançon de la femme coupable ; un peu de persévérance la rachetait, beaucoup de persévérance la glorifiait. Mme de Lafayette n’obéissait pas sans effort à la voix sévère qui lui ordonnait de rapporter tout, sans nulle réserve, à Dieu et au salut. Elle résistait avant de s’abîmer, comme il lui était recommandé, dans une salutaire confusion et de ne plus pouvoir soutenir la vue des années triomphantes où elle aimait et était aimée. La lutte entre Du Guet et le souvenir de M. de La Rochefoucauld jeta sur ses dernières années un air de souffrance et de déchirement continu qui, joint à sa misérable santé, en fait un objet digne de compassion. Qui l’emporta à la fin ? Sans rien affirmer et en exprimant sa pensée sous une forme interrogative, Sainte-Beuve voit des raisons de supposer que ce fut Du Guet dans un billet que Mme de Lafayette écrivait un an avant de mourir à Mme de Sévigné. « Je n’ai repos, lui disait-elle, ni nuit ni jour, ni dans le corps ni dans l’esprit ; je ne suis plus une personne, ni par l’un ni par l’autre ; je péris à vue d’œil ; il faut finir quand il plaît à Dieu, et j’y suis soumise… Croyez, ma très chère, que vous êtes la personne du monde que j’ai le plus véritablement aimée. » L’autre affection qu’elle ne nommait plus, demande Sainte-Beuve, qu’elle ne comptait plus, était-elle donc enfin ensevelie, consumée en sacrifice ? — Nous croyons que dans ce cas la pénitente aurait eu, à défaut du repos du corps, le repos de l’esprit. Mme de Lafayette repentie cessa d’excuser sa faiblesse, elle ne s’éleva jamais jusqu’à cesser d’aimer ce qui en avait été la cause. La victoire sur son cœur l’aurait rendue plus digne d’admiration ; abattue et impuissante, elle est plus touchante.

Le trait de son caractère sur lequel on a le plus appuyé, après le besoin de tranquillité, c’est la franchise. Les termes en usage paraissaient insuffisans pour peindre la sincérité de Mme de Lafayette. M. de La Rochefoucauld inventa pour elle une expression qui est restée. Il dit qu’elle était vraie. Du Guet lui rend le témoignage, sur sa réputation, d’être parmi les personnes « les plus déclarées contre le déguisement. » Mme de Maintenon, alors Mme Scarron, racontant à une amie sa présentation à Mme de Montespan, écrit : « Mme de Lafayette aurait été contente du vrai de mes expressions. » Mme de Sévigné déclarait de son côté qu’il fallait « la croire à sa parole. » Cette perfection de véracité est encore aujourd’hui un de ses grands attraits.

Si nous résumons la tradition, nous trouvons donc une créature maladive et nerveuse, presque toujours couchée, n’ayant d’autre occupation, au fond de sa chambre fermée, que de ralentir et d’affaiblir ses sensations afin de vivre le moins possible dans l’espace d’une journée ; appliquée à se réduire dans tous les sens, du côté des pensées, des sentimens et du mouvement ; droite et franche, raisonnable et bonne, estimable en dépit de tout et parfaitement estimée, un peu trop alanguie seulement au gré de ses amis, qui l’auraient voulue plus allante et plus écrivante. Le portrait que nous allons essayer d’esquisser différera de l’ancien par plusieurs particularités essentielles ; l’aimable comtesse y perdra de l’air mourant qui lui allait si bien.


II

Sainte-Beuve, auquel rien n’échappe, avait surpris parmi les langueurs qu’il a si joliment décrites des indices d’une disposition plus vive. Il remarque à propos des Mémoires de la cour de France, où Mme de Lafayette a montré des qualités de précision et de suite assez rares chez une femme, que l’auteur d’un tel récit était, certes, un esprit capable d’affaires positives. Ailleurs il constate que cette créature vaporeuse et poétique s’entendait aux procès et qu’elle empêcha M. de La Rochefoucauld de perdre le plus beau de ses biens en lui fournissant les moyens de prouver qu’ils étaient substitués. Il va jusqu’à admettre, pour ainsi dire tout bas, dans une note, que sans quitter son fauteuil et en ne faisant que ce qui l’accommodait, Mme de Lafayette, du milieu de son indolence, surveillait très bien de l’œil son crédit. Ses concessions s’arrêtent là, et il rejette le témoignage de Gourville, qui accentue, dans ses Mémoires, le côté pratique et entendu. Il est vrai que ce témoignage devait être suspect par la manière dont il est introduit et le ton piqué qui règne dans tout le passage.

On sait qui était Gourville, et qu’après avoir porté la livrée dans la maison de La Rochefoucauld, il devint l’ami des plus qualifiés en hommes et en femmes, admis au jeu du roi, consulté et considéré par les souverains et les ministres. Il avait fondé sa fortune pendant les troubles de la Fronde, qui lui avaient fourni des occasions incomparables de déployer les ressources d’un esprit fertile en expédiens et dégagé des scrupules inutiles ; la conscience de Gourville était discrète et ne l’importunait pas mal à propos. Honnête homme pourtant à sa manière, ayant du cœur, de la fidélité et de la reconnaissance, d’une sincérité, la plume à la main, et d’un naturel qui rendent ses Mémoires très agréables. La confiance qu’on accorde à ce qu’il écrit, on la lui a refusée par exception pour la page sur Mme de Lafayette, parce que son jugement sur l’amie de son ancien maître suivait l’exposé de griefs personnels dont il se montrait touché jusqu’au fond de l’âme.

Gourville avait reçu du prince de Condé, en récompense de bons et loyaux services, la jouissance de la capitainerie de Saint-Maur, comprenant une maison, et un parc qu’il se proposait d’embellir. Il s’installait et il était dans la première ferveur de la possession et des projets, lorsque Mme de Lafayette eut la fantaisie de venir se promener à Saint-Maur. Le lieu lui plut et elle demanda à Gourville, qu’elle traitait en ami avec lequel (c’est la faute et le point sensible) pas n’est besoin de se gêner, d’y aller passer quelques jours pour prendre l’air. Ce fut alors proprement, à en croire les Mémoires, l’histoire de la lice et de sa compagne. Il n’y avait dans toute cette maison, qui depuis fut si belle, qu’un seul appartement en état ; Mme de Lafayette le prit. Il restait à Gourville deux ou trois mauvaises chambres situées dans un bout de bâtiment qu’il comptait abattre. « Elle trouva que j’en avais assez d’une et destina, comme de raison, la plus propre pour M. de La Rochefoucauld, qu’elle souhaitait qui y allât souvent. » Quelle amertume dans ce comme de raison ! Ensuite Mme de Lafayette visita les greniers, et y ayant découvert une vieille armoire assez curieuse, que Gourville s’était justement promis de faire restaurer, elle pria M. le prince de la lui donner pour son appartement, ce que M. le prince s’empressa de lui accorder. Ses arrangemens terminés, elle se trouva si bien à Saint-Maur, qu’elle annonça l’intention d’en faire sa maison de campagne, invita des amis, bref se conduisit en maîtresse du logis et en personne résolue à ne plus s’en aller. Le pauvre Gourville, qui avait ardemment désiré Saint-Maur pour avoir enfin un chez-soi après avoir passé trente ans de sa vie chez les autres, n’y tenait pas d’impatience et de dépit d’être devenu simple invité dans sa maison. Il confia son chagrin à un ami commun, sans lui recommander le secret, au contraire, et ne réussit qu’à s’attirer une algarade. « Sur ce que je dis à quelqu’un que je trouvais son séjour bien long à Saint-Maur, elle m’en fit des reproches, prétendant que cela ne pouvait qu’être commode pour moi, puisque, quand je voudrais y aller, je serais assuré d’y trouver compagnie. » Cette scène acheva de l’exaspérer. Il courut chez M. le prince et se fit délivrer un traité écrit établissant dans les formes que Saint-Maur était à lui, Gourville, sa vie durant, moyennant certaines clauses auxquelles il s’engageait. Quand il revint avec son papier, Mme de Lafayette « vit bien qu’il n’y avait pas moyen de conserver plus longtemps sa conquête ; elle l’abandonna, mais elle ne me la jamais pardonné. » Il aurait dû ajouter : Et moi non plus.

C’est immédiatement après ces récriminations, auxquelles le temps n’avait rien ôté de leur aigreur, que Gourville donne son sentiment sur Mme de Lafayette. Il perce dans ces lignes une malice qui les a fait rejeter en bloc, et cependant, en laissant de côté les appréciations pour s’en tenir aux faits, elles contenaient certainement une grande part de vérité. Mme de Lafayette n’était ni vaniteuse ni présomptueuse, mais elle ne croyait pas au-dessous d’elle de surveiller sa fortune. « Jamais femme sans sortir de sa place, disait Mme de Sévigné, n’a fait de si bonnes affaires. » Le grand maniement de choses et de gens que nous allons voir entre ses mains rend tout à fait vraisemblable qu’elle passât, comme le dit Gourville, deux heures de la matinée « à entretenir commerce avec tous ceux qui pouvaient lui être bons à quelque chose et à faire des reproches à ceux qui ne la voyaient pas aussi souvent qu’elle le désirait, pour les tenir tous sous sa main, pour voir à quel usage elle les pouvait mettre chaque jour. » Un bon ambassadeur, et elle le fut, doit prendre de ces soins et tenir son personnel en haleine.

L’habitude d’être mêlée à ceci et à cela perce déjà, à y regarder de près, dans sa correspondance avec Mme de Sévigné. Elle s’excuse toujours de son silence sur ses grandes occupations, comme sur une chose connue et qui ne souffre point contradiction. « Qu’y a-t-il de si terrible à ces paroles : Mes journées sont remplies ? Il est vrai que Bayard est ici, et qu’il fait mes affaires ; mais quand il a couru tout le jour pour mon service, écrirai-je ? Encore faut-il que je lui parle. Quand j’ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de La Rochefoucauld, que je n’ai point vu de tout le jour : écrirai-je ? » Deux mois plus tard, durant les hostilités sourdes avec Gourville, elle dit : « Je suis à Saint-Maur ; j’ai quitté toutes mes affaires. » À ce ton d’homme occupé se joignent des vivacités de femme accoutumée à diriger. Charles de Sévigné fait campagne ; il a besoin d’argent pour son équipage, et on ne lui en donne point. Il s’adresse à Mme de Lafayette, qui sur-le-champ répare l’injustice : « La grande amitié que vous avez pour Mme de Grignan fait qu’il en faut témoigner à son frère, etc. » Un autre jour elle intervient, « du ton d’un arrêt du conseil d’en haut, » pour empêcher Mme de Sévigné de passer l’hiver aux Rochers, de peur que par l’ennui son esprit ne devienne triste et ne baisse. Elle a tout ordonné : « Point de raisonnemens là-dessus, point de paroles, ni de lettres perdues ; il faut venir ; tout ce que vous m’écrivez, je ne le lirai seulement pas ; et en un mot, ma belle, il faut ou venir ou renoncer à mon amitié. » Mme de Sévigné trouva le procédé très aimable et un peu autoritaire ; elle répondit sur le ton de la reconnaissance et n’obéit point. « Mon Dieu ! s’écriait-elle, la belle proposition, de n’être plus chez moi, d’être dépendante, de n’avoir point d’équipage et de devoir mille écus ! » Assurément il n’y a là, dans les deux cas, que le zèle d’une amitié empressée à rendre de bons offices ; aussi n’avons-nous point relevé ces traits avec la pensée qu’ils pussent être le moins du monde imputés à blâme à Mme de Lafayette, dont l’influence s’exerça toujours dans de bonnes intentions et presque toujours, avec sa « divine raison, » dans un bon sens. Tout ce qui précède n’a pour but que de dessiner insensiblement le caractère et de ménager la transition entre la pauvre infirme, sédentaire et paresseuse, de la légende, et le brillant agent diplomatique, adroit, énergique, infatigable, dans l’intimité duquel la publication de M. Perrero va nous faire pénétrer.


III

Il y a déjà une vingtaine d’années que M. Camille Rousset, dans son Histoire de Louvois, avait indiqué les relations de Mme de Lafayette avec Marie de Nemours, veuve de Charles-Emmanuel II et régente de Savoie. On savait par lui qu’elle se chargeait de tenir la duchesse au courant des nouvelles et des on-dit de Versailles et de Paris, qu’elle avait accès auprès de Louvois et qu’elle agissait par le ministre sur le roi. Les divers documens nouvellement imprimés permettent de préciser davantage et d’observer l’ouvrière à l’ouvrage. Affaires d’état ou affaires de cœur, commissions d’objets de toilette ou surveillance de la presse française, l’activité de Mme de Lafayette rayonne dans tous les sens. Elle veille à tout, songe à tout, combine, visite, parle, écrit, envoie des conseils, procure des avis, déjoue des menées ; sans cesse sur la brèche et rendant plus de services à elle seule à la duchesse que tous les envoyés, avoués ou secrets, que celle-ci entretient en France.

La princesse pour qui elle s’employait ne méritait guère de tels dévouemens. Marie-Jeanne-Baptiste, demoiselle de Nemours, fille de ce duc de Nemours qui fut tué en duel, à Paris, par son beau-frère le duc de Beaufort (1651), et mariée en 1665 à Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, était belle et séduisante, mais violente, mais faible, mais glorieuse, fantasque, imprévoyante, impérieuse. On peut trouver dans les mœurs du temps quelque excuse à ses aventures de cœur ; on ne lui pardonne pas d’avoir été mauvaise mère, froide et dure avec son fils, Victor-Amédée II. Elle se le faisait amener une fois le jour pour le gourmander, lui tendait d’un air sévère sa royale main à baiser, et le renvoyait. L’enfant sortait en s’essuyant les lèvres avec dégoût et ne voyait plus Madame Royale, — ainsi nommait-on la duchesse mère, — jusqu’à la prochaine mercuriale. Dans l’intervalle il entendait parler d’elle plus qu’il ne l’eût voulu. Elle était devenue régente par la mort de Charles-Emmanuel, en 1675, alors que son fils n’avait que neuf ans, et elle avait le tort de laisser l’amour intervenir dans la politique. Ses favoris, ou leur famille, tenaient les affaires de l’état entre leurs mains, et comme ces affaires n’allaient pas, sous la régence, au gré de la nation, les Piémontais se vengeaient par des médisances et même par des avanies publiques, que le petit duc n’ignorait point, qu’il comprenait à merveille et dont il était irrité et humilié au-delà de toute expression. L’intimité entre Madame Royale et Mme de Lafayette s’était formée en France, où Mlle de Nemours avait vécu dans une faveur éclatante à la cour d’Anne-d’Autriche. La grande Mademoiselle l’y avait connue et parle d’elle dans ses Mémoires d’une façon peu obligeante. Elle s’étonne que l’on fît tant de bruit des charmes de la duchesse et de sa sœur, la reine de Portugal. « Pour moi, dit-elle, je ne leur en ai jamais trouvé ; elles avaient toutes deux des têtes d’une épouvantable grosseur ; l’aînée (Madame Royale) était rousse, et l’autre blonde, un beau teint, mais des yeux et une bouche en bas ; l’autre de petits yeux. Enfin elles n’étaient pas belles, mais elles étaient fort ajustées, dansaient bien, avec de ces airs que je ne saurais trop bien expliquer, mais qui ne me plaisent point. » Mademoiselle avait des raisons, qui seront exposées en leur lieu, de haïr Madame Royale, que les autres témoignages s’accordent à représenter charmante dans sa fleur de jeunesse, avant que les mauvais procédés de son époux l’eussent gâtée en lui donnant des envies de représailles. Quoi qu’il en soit, très peu de temps après l’arrivée de la nouvelle duchesse à Turin (mai 1665), Mme de Lafayette était installée dans ses fonctions d’ambassadeur intime. Un M. Foucher, de cette race de confidens subalternes qu’on trouve mêlés, à cette époque, aux affaires de toutes les grandes maisons, écrivait le 28 octobre 1665 à Madame Royale : « Ayant aussi vu Mme de Lafayette, extrêmement entêtée de plaire à V. A. R. par des relations très exactes qu’elle se dispose de lui faire de tout ce qu’elle saura de la cour et d’ailleurs. » Ces « relations très exactes, » qui n’ont malheureusement pas été retrouvées jusqu’ici, prirent une importance beaucoup plus grande après que Madame Royale, devenue sous le nom de son fils maîtresse de la Savoie, put se livrer en liberté à son penchant pour la France et à ses inclinations galantes. Louvois cherchait à réduire le Piémont dans sa dépendance, et la régente lui résistait faiblement. D’autre part, Madame Royale, jalouse de sa réputation et dissimulant avec soin ses faiblesses, redoutait par-dessus toutes choses les mauvaises langues de Paris et de Versailles. Mme de Lafayette était chargée de l’informer de ce qu’on disait d’elle, de remonter à la naissance des bruits fâcheux afin de les étouffer, de répandre adroitement dans le public les opinions qu’il était désirable que l’on eût, et de faire parvenir à Louvois et au roi les explications, ou les demandes, que l’on ne jugeait pas à propos de confier aux agens réguliers. Cette tâche rendait indispensable qu’elle fût au courant des choses de la Savoie. Aussi Madame Royale l’instruisait-elle de tout et par plusieurs voies ; un correspondant complétait l’autre, et celui qui avait omis une particularité était tancé vertement. Le 9 septembre 1680, la comtesse écrivait à l’un de ses pourvoyeurs de nouvelles, Lescheraine, secrétaire de Madame Royale :

« Je vous grondai de la main d’un autre le dernier ordinaire, il faut celui-ci que je vous gronde de la mienne. Vous m’avez trop témoigné vouloir être de mes amis pour laisser passer les choses sans vous en rien dire comme on fait aux gens dont on ne se soucie point. N’ai-je pas sujet de me plaindre que m’écrivant avec le soin que vous m’écrivez, j’apprenne d’un autre que de vous les nouvelles publiques ? Vous savez bien que je vous fis déjà des reproches à l’affaire de la maison de Saint-Maurice[2], et je vous les fis non-seulement par rapport à moi, mais par rapport à Madame Royale ; il est de son service que l’on sache ici ce qui doit être public afin de donner des couleurs et des raisons ; et au lieu d’avertir des choses et d’en instruire par avance, il semble que, pourvu que vous n’en écriviez point, vous croyez que personne n’en écrira, et que, pourvu que vous ne raisonniez point sur les causes, personne ne raisonnera. Tout est su ici des qu’il est pensé à Turin ; pouvez-vous croire qu’un ambassadeur et tant de gens qui ont des relations en France n’écrivent pas ce qui se passe ? Je vous étonnerais si je vous disais jusqu’où l’on sait des choses qui se projettent présentement dans votre cour, et de la fin à quoi aboutissent les projets. Quand tout sera déclaré et que la Gazette nous l’aura appris, après vous l’écrirez ; il sera temps, l’on vous en sera bien obligé et l’on pourra bien aussi vous avertir des effets que cela pourra faire dans le monde. »

Le sujet de cette grosse colère est le silence gardé par Lescheraine sur le rappel de l’abbé Verrue, ambassadeur de Savoie à Paris, qui avait mécontenté la régente par sa mollesse dans l’affaire de l’ambassadeur d’Espagne. On sait que Louis XIV demandait à Madame Royale la promesse de ne plus recevoir à Turin aucun envoyé de Madrid et que ce fut une des exigences qui irritèrent le plus les Piémontais contre la France. Mme de Lafayette trouvait mauvais qu’on ne l’eût pas consultée avant de rappeler l’abbé Verrue, et elle n’avait pas tort, étant donnée sa situation quasi-officielle ; un plénipotentiaire à qui son gouvernement ne dit pas tout est dans une situation fausse. Elle n’ignorait pas que ses lettres à Lescheraine étaient mises sous les yeux de Madame Royale ; ceci explique certaines phrases qui visent plus haut qu’un secrétaire.

« Le bruit de l’affaire de M. l’ambassadeur, continue-t-elle, est très grand, et une chose comme celle-là qui se passe dans notre cour valait bien la peine d’être consultée. Vous avez beaucoup de part aux affaires, et l’on vous regarde comme un homme qui pourra y en avoir encore davantage à l’avenir ; il est de votre intérêt comme de la gloire de Madame Royale de contribuer que ce qui doit paraître ici ne se fasse qu’après avoir été pesé et considéré longtemps et plusieurs fois… Vous pouvez croire que je suis bien éloignée de me croire une tête à donner des conseils, et sur les choses qui ne viennent point ici je ne me mêle pas même d’en parler ; mais j’avoue que sur celles qui s’y passent j’ai de la peine à m’empêcher d’en parler parce que l’on a sans cesse la tête échauffée par le discours de ceux qui, sachant comme je suis pour Madame Royale, s’adressent à moi dès qu’il y a quelque chose de nouveau : par la bonne maxime que vous avez de ne rien écrire, on n’a aussi rien à leur répondre. »

Vers la fin de cette même lettre, Mme de Lafayette recommande à Lescheraine de ne pas la laisser oublier au moment où l’on ouvrira une caisse de présens envoyée de Portugal à la régente. « J’y prends un grand intérêt, lui dit-elle, sur l’espérance que vous volerez pour mon service. » Elle n’eut rien de cette caisse. Lescheraine fut encore négligent et encore grondé. « J’ai bien sur le cœur contre vous, lui écrit-elle peu après, de ne rien m’avoir su dérober quand les présens vinrent de Portugal : si vous faites la même chose au retour de M. de Droné, je rabattrai les deux tiers de la bonne opinion que j’ai de vous. J’ai déjà mandé à Madame Royale que nous aimions ici tout ce qui vient des Indes jusques au papier qui fait les enveloppes. » Il ne s’agissait que de bagatelles. Mme de Lafayette servait Madame Royale par amitié et ne recevait d’elle que quelques menus présent de loin en loin ; du damas de soie pour sa chambre, des copies de tableaux dont les mémoires sont dans les archives de Turin. Son désintéressement est hors de cause, mais l’on s’étonne de lui voir un intérêt aussi vif pour des bagatelles et une présence d’esprit toujours éveillée sur les moindres détails, l’année et presque au lendemain de la mort de M. de La Rochefoucauld[3] ; le cœur brisé, la tête est restée nette et vive. Une autre lettre à Lescheraine, encore à propos de l’abbé Verrue, achève de la poser dans son rôle de chef qui tient les fils et ne saurait tolérer que ses inférieurs lui en content.


« Ce 23e septembre 1680.

« Je vous ai grondé par une de mes lettres, par d’autres je vous ai dit que vous aviez la langue bien longue, je m’en vais vous dire encore pis : vous me meniez, vous me contez des contes borgnes, et je ne veux pas vous laisser croire que je vous croie ; ce qui vous raccommode avec moi, c’est que je crois que vous pensez fort bien que je ne vous crois pas. Pourquoi me contez-vous qu’on ne parle à Turin du retour de l’abbé de Verrue que depuis qu’il s’en est plaint ? On en parlait devant, car on en écrivait et on écrivait en détail parfait. Ne croyez pas aussi que je sois bien persuadée que vous ne parlez de cette affaire que fort superficiellement parce que vous n’êtes point instruit des affaires d’état. Ne venez point me tenter ni me faire parler sur les choses dont vous êtes instruit ; vous êtes fort bien instruit, monsieur, et, encore une fois, fort bien instruit, et je suis mieux instruite que vous ne croyez : ne venez point me conter de telles choses, et je ne vous dirai rien, mais quand vous voudrez m’en faire accroire, oh ! je ne le souffrirai pas ; entendez-vous bien cela ? »

Lescheraine s’était souvenu mal à propos qu’il faut savoir donner des couleurs aux choses que l’on raconte et les présenter au public « par le côté qui convient qu’on les voie[4]. »


IV

Les affaires de cœur de Madame Royale tiennent une grande place dans la correspondance entre son secrétaire et Mme  de Lafayette. Celle-ci voyait avec peine la faveur dont jouissait le comte de Saint-Maurice, bellâtre présomptueux, qui compromettait la régente par ses imprudences et son bavardage. « J’ai peur que notre ami ne fasse bien des folies, » écrivait Mme  de Lafayette, qui le connaissait et qui l’avait jugé. Lescheraine était si fort de son avis qu’il la pria d’user de son influence pour persuader à M. de Saint-Maurice de tenir une conduite plus convenable. Elle lui répondit :


« Ce 14e juin 1078.

« Je n’ai pas le loisir de vous écrire à mon aise : ce sera pour lundi. L’on donne des conseils, mon cher monsieur, mais l’on n’imprime point de conduite. C’est une maxime que j’ai prié M. de La Rochefoucauld de mettre dans les siennes. J’écris néanmoins, vous le verrez. »

Le favori était trop pétillant de vanité et de sotte gloriole pour consentir à ne pas afficher ses succès. Sa maîtresse justement indignée songeait à lui donner un successeur, le comte Masin, aussi sage et discret que l’autre l’était peu. Elle commença par écarter Saint-Maurice, qui poussa des cris d’aigle. « Mandez-moi, je vous prie, écrivait Mme de Lafayette, où est ce pauvre, chien de comte de Saint-Maurice ; il est fou, mais il fait pitié ; on l’aime plus qu’il ne vaut, car il n’aime rien. » Enfin il partit et reçût l’ordre de ne reparaître à la cour de Turin que marié, ce qui faisait encore dire à la comtesse : « Qui serait la malheureuse qui voudrait de lui ? J’aimerais mieux être aux galères que d’être sa femme. » La place vidée, Lescheraine se porta fort qu’elle ne serait plus remplie, soit qu’il le crût effectivement, soit qu’il cherchât, peut-être par ordre, à donner des couleurs. Mme de Lafayette, dans sa réponse, ne se montra point convaincue.

« Je vous ai trouvé si rassuré d’un ordinaire à l’autre sur un chapitre où il faut des années entières pour se rassurer, que je ne sais si vous m’avez parlé sincèrement : encore quand je dis des années entières, c’est des siècles qu’il faut dire, car à quel âge et dans quel temps est-on à couvert de l’amour, surtout quand on a senti le charme d’en être occupé ? on oublie les maux qui le suivent, on ne se souvient que des plaisirs, et les résolutions s’évanouissent ; je ne vous saurais croire si rassuré sur le Nisard[5] et sur d’autres dont vous ne m’avez point encore parlé ; je souhaite que vous n’ayez rien à me dire. »

D’autres, au pluriel. Elle ne s’en laissait décidément pas accroire. Lescheraine eut en effet beaucoup à lui dire, dans la suite, sur le Nisard et sur un « petit homme » qu’elle ne nomme pas et à qui « le bruit général » promettait le même bonheur. Elle avait là une partie de rôle bien ingrate, occupée à faire accepter des contes borgnes, et qu’elle savait tels, par la cour de France, le lieu du monde où l’on était le plus expert et le moins crédule en matière d’intrigues galantes. Ses efforts n’empêchaient point qu’on ne jasât, et Madame Royale tombait dans des inquiétudes et des émotions terribles[6].

Les gazetiers et les libellistes parisiens donnaient aussi beaucoup d’occupation à Mme de Lafayette, mais elle y avait plus de satisfaction, les gens auxquels elle avait affaire ne résistant point, pour la plupart, à de certains argumens. Dans ces occasions, elle agissait de concert avec l’ambassadeur de Savoie et ses agens, qui venaient chez elle, comme chez leur supérieur hiérarchique, apporter les nouvelles et recevoir des directions. Elle se trouva une fois en désaccord avec l’ambassadeur au sujet d’une satire contre la cour de Savoie. Le détail de ce conflit d’autorité nous a été conservé par une lettre du comte de Crécy, ancien secrétaire de la reine de Portugal, à Madame Royale[7].

« Je crois, madame, que V. A. R. aura appris, il y a quelques mois, de Mme de Lafayette, des nouvelles d’un certain libelle aussi fol que malin, qui commençait de paraître et que nous eûmes le bonheur de supprimer, le père Verjus et moi, en le faisant brûler en notre présence et en retirant de la personne qui l’avait un engagement par écrit d’en nommer les auteurs et de vouloir bien passer pour infâme si jamais il en paraissait aucune copie. Mme de Lafayette n’a pas laissé d’avoir des raisons d’appréhender depuis environ quinze jours ou trois semaines que ce même écrit revînt dans le monde et fût imprimé en Hollande, ou qu’il y parût quelque autre qui ne valût pas mieux. M. l’ambassadeur, à qui Mme de Lafayette a témoigné cette crainte, n’en a point de plus grande que de paraître se mettre en peine de ces sortes de choses et d’exciter par là quelques esprits inquiets à faire ce qui autrement ne leur serait peut-être pas tombé dans la pensée. J’ai été en cela de son sentiment. »

Madame Royale n’approuva pas apparemment la manière de voir de son ambassadeur, car celui-ci se montre tôt après converti aux mesures de vigueur et se hâte d’assurer la régente qu’il a maiûtenani la pleine approbation de Mme de Lafayette. Sa docilité, dûment confirmée par la comtesse, lui valut de sa souveraine le certificat de bonne conduite qu’on va lire :


« 17 octobre 1682.

« Nous convenons avec autant de plaisir que de justice de ce que Mme de Lafayette vous a dit, qu’il ne se peut rien ajouter aux soins que vous prenez pour notre satisfaction dans l’affaire de Lescau, ni veiller avec plus de prudence aux moyens de découvrir au fond quel est cet homme et qui le fait agir, et vous pouvez croire que nous vous en savons le meilleur gré du monde. »

La grande affaire de la Généalogie est à peu près de la même époque. Un sieur Du Bouchet, dont les malveillantes intentions ne sont rien moins que prouvées, avait dressé une Nouvelle Généalogie de la Mayson royale et très ancienne de Savoye, où il établissait qu’on avait à tort fait descendre cette maison de Bérold de Saxe. L’abbé de Sainte-Croix, postulant à la place d’historiographe de Madame Royale, avait eu vent de ce travail et s’était aussitôt offert à Turin pour soutenir l’origine saxonne « contre M. Du Bouchet, qui prétend la tirer d’un petit roy d’Arles. Ce serait une horrible plaie à la grandeur de la maison de Savoie de souffrir cette nouveauté là qui lui ôte la qualité de prince de l’empire. » À cette nouvelle, tous les agens de Savoie en France, du plus grand au plus petit, furent lancés contre ce « malhonnête homme, » ce « fripon » de Du Bouchet, que l’on menaça des étrivières, malgré ses quatre-vingt-trois ans, s’il ne supprimait sa Généalogie. L’ambassadeur communiquait au fur et à mesure les pièces à Mme de Lafayette, « dame de beaucoup d’intelligence et de jugement, » est-il dit dans un des rapports, qui mena la campagne et finalement arracha à Du Bouchet la promesse de ne pas imprimer son ouvrage.

Sa diligence et sa bonne tête ne se montrent pas moins dans la surveillance des journaux. Le gouvernement de Turin envoyait à Paris des articles que les gazetiers inséraient moyennant « quelque reconnaissance ; » reconnaissance était le mot discret et agréable usité dans ces sortes d’arrangemens. M. Perrero nous donne des prix : une bague à M. l’abbé Renaudot, qui fait la Gazette de Paris, pour se dédire de ce qu’il avait imprimé sur les affaires de Savoie ; une dizaine de pistoles au sieur Robinet, aide dudit sieur l’abbé. C’était pour rien, car outre le démenti que se donnait galamment M. l’abbé Renaudot, il acceptait que Madame Royale lui fît « envoyer règlement tous les ordinaires, toutes nouvelles que l’on jugera devoir être mises dans la Gazette. » De temps à autre il élevait un scrupule qui était aussitôt compris. « Il m’a voulu faire quelque difficulté, disait dans une dépêche Planque, l’un des agens de Savoie, touchant la qualité d’altesse royale. Je lui ai fait connaître que j’entendais son langage et l’ai assuré que je lui avais rendu justice auprès de V. A. R. et que j’espérais de lui donner bientôt des marques de reconnaissance[8]. »

Mme de Lafayette lisait les nouvelles et mémoires sortis de toutes les plumes indépendantes et tâchait à leur faire donner le ton juste. Lescheraine reçut d’elle, à ce propos, une excellente leçon de rhétorique. Il était un des principaux fabricateurs des articles expédiés de Savoie, et il croyait s’être surpassé dans le compte rendu d’une séance de l’académie de Turin où l’abbé de Saint-Réal avait prononcé un discours sur un sujet choisi par Madame Royale. Ce sujet n’était autre que l’éloge de Madame Royale, et il avait été réglé d’avance qu’il serait débité en séance solennelle devant Madame Royale. Dans ces circonstances, l’abbé de Saint-Réal n’avait pas ménagé l’encens. Lescheraine, piqué d’émulation, prodigua les fleurs et s’attira la lettre suivante :

« Ce 27e mai 1680.

« Vous attendez de moi une critique sur la harangue de M. l’abbé de Saint-Réal : vous n’en aurez point ; vous aurez à la place des corrections sur votre relation. Elle est trop belle, il ne faut point de fleurs ni d’air égayé dans ces natures de choses, il faut que tout soit noble et simple : au moins c’est le goût présent de ce pays ici ; mais je doute que ce soit celui du lieu où vous êtes : ainsi je ne vous condamne pas. Les périodes longues ne sont pas aussi du style que l’on aime ; j’ai vu une lettre dans le Mercure galant, qui doit être de vous ; je songeai bien en la lisant que je ne vous la laisserais pas porter en l’autre monde et que je vous ferais la guerre de la longueur des périodes. Voilà tout ce qu’une fluxion sur le visage me permet de vous dire ; j’ai bien envie d’y ajouter que de faire rapporter un mot à un autre n’est point encore à notre mode parce que cela ne fait point de clarté ; je vais vous donner un exemple, car vous ne m’entendriez pas : « Sa modestie la fit rougir de ses propres louanges et sa justice l’obligea à en donner. » Il faut aller chercher pour trouver ce que veut dire donner ; nous ne voulons point de cela, la vivacité française craint cette peine. Je n’ai point eu des nouvelles de la marquise de Saint-Maurice, envoyez-lui ma lettre ; je crois que celle-ci vous empêchera de vous donner au diable pour savoir ce que je pense de la harangue[9]. »

Cette horreur du style gonflé et enrubanné, cet amour de la clarté, de la sobriété, du naturel, sont tout à fait de l’écrivain qui ramena le roman des grandes phrases et des grandes catastrophes de l’Astrée et du Cyrus à la simplicité d’action, de sentimens et d’expressions de la Princesse de Clèves. A la cour d’Henriette d’Angleterre, Mme de Lafayette travaillait déjà à réformer les manières de parler ridicules. Elle se moquait de l’amphigouri et du prétentieux dans des lettres supposées qui couraient le monde et faisaient autorité.

Mme de Lafayette subit son premier et, à ce qu’il semble, son seul échec diplomatique dans une occasion qui attira à Madame Royale l’inimitié de la grande Mademoiselle. Les troupes françaises avaient occupé Casal le 30 septembre 1681. Le choix du commandant de l’armée du roi en Italie importait beaucoup à la régente de Savoie. Elle jeta les yeux sur Lauzun, son ami d’enfance, sans réfléchir qu’attirer Lauzun loin de Paris, c’était se brouiller avec Mademoiselle. Or Mademoiselle venait justement de faire sa donation au duc du Maine, ce qui obligeait Louis XIV à lui témoigner quelques égards. Elle a conté dans ses Mémoires, avec sa naïveté accoutumée, dans quelle colère la jeta l’audace de Madame Royale.

La fille de Gaston avait cinquante-cinq ans et elle n’avait pas su quitter les allures d’héroïne. Telle elle était à vingt-cinq ans, lorsqu’elle prenait des villes pour le compte de la Fronde, telle elle fut jusqu’à sa fin. On a dit qu’elle avait « gardé du panache de son aïeul Henri IV toutes les plumes ; » le mot rend bien ses airs d’amazone, mais d’amazone de grande mine et de haut parage. En 1682, elle était dans les déboires que lui valut la liberté, si chèrement achetée, de Lauzun. Tyrannisée, exploitée, maltraitée en paroles et même autrement, elle avait encore la bonté d’être jalouse et de s’épuiser en efforts pour retenir l’ingrat auprès d’elle. Sur ces entrefaites, elle apprit de Mme de Montespan que M. de Lauzun souhaitait d’aller commander l’armée du roi en Italie et que Madame Royale « en écrivait fort pressamment à Mme de Lafayette. » Voilà Mademoiselle en émoi. Elle s’était doutée que Mme de Lafayette tramait quelque chose où elle était intéressée, car ses gens avaient surpris Lauzun entrant chez la comtesse un jour qu’il avait feint d’être malade pour se dispenser de faire sa cour à Mademoiselle. L’agitation de la pauvre princesse se peint au naturel dans le récit de la scène qu’elle eut avec le perfide. Lauzun essaya d’abord de faire « le fin » et de soutenir qu’il était entré par hasard chez Mme de Lafayette. La voyant mieux instruite qu’il ne l’avait cru, il changea ses batteries, prit l’offensive et lui reprocha de ne savoir rien faire pour lui et de n’être pas seulement obligée aux personnes plus habiles et de meilleure volonté. Mademoiselle eut le cœur gros d’une injustice aussi criante. Le dépit qu’elle éprouvait en y pensant la fait ressouvenir tout à point, dans ce même chapitre, de deux anecdotes des moins glorieuses pour Lauzun ; il en était à se faire donner par elle, bon gré mal gré, des pierreries qu’il vendait publiquement. Elle ne put cependant se résoudre à le laisser partir pour la Savoie, — qui sait quelles vues Madame Royale pouvait avoir sur lui ? — et Mme de Lafayette, qui avait essayé d’emporter la nomination par Mme de Montespan, fut battue.

Elle se releva à l’occasion du mariage du fils de Madame Royale, Victor-Amédée II, avec Mademoiselle d’Orléans, fille du premier lit de Monsieur, frère de Louis XIV. Le mariage devait avoir lieu à Versailles, par procuration, au mois d’avril 1684. L’époque fixée approchait, et la dispense attendue de Rome n’arrivait point ; on craignait d’être obligé de surseoir à la cérémonie. L’ambassadeur de Savoie s’adressa à la comtesse comme à son recours naturel dans les pas difficiles, et elle obtint du cardinal de Bouillon, qui devait célébrer le mariage, de passer outre au défaut de dispense. Il le lui annonça par le billet suivant :


« 17 mars 1684,

« Vous devez compter, madame, que dans la vue de faire une chose que vous m’avez témoigné devoir être agréable, je ferai le mariage de Mademoiselle d’Orléans avec M. le duc de Savoie, quoique un ambassadeur ne m’en vienne pas prier en me portant la dispense accordée par le pape, sans laquelle je ne pourrais pas faire ce mariage. Faites-moi la justice de croire que personne du monde n’est plus absolument à vous que

« Le cardinal de BOUILLON. »


Le plus beau moment de Mme de Lafayette diplomate doit être placé après ce mariage dont elle avait facilité l’achèvement. Elle se surpassa pendant les longs démêlés de Victor-Amédée, sorti à grand’peine de tutelle, avec Madame Royale.


V

Le jeune duc de Savoie ne s’était pas délivré sans efforts et sans de pénibles froissemens des lisières qu’on prétendait lui laisser indéfiniment. C’était l’âme pleine de ressentimens qu’il commençait de gouverner. Il en voulait à sa mère d’avoir essayé de l’enfermer dans une minorité perpétuelle. Il n’avait pas oublié ses griefs d’enfant, son chagrin le jour où Madame Royale, par malice pure, avait fait détruire une forteresse en miniature construite par les ordres de son fils, qui se préparait à en faire le siège. Il frémissait et pâlissait au seul nom des favoris dont la honte avait pesé sur sa jeunesse. Son cœur était ulcéré de l’abaissement où était tombé le Piémont et dont il rendait responsable la politique française suivie par la régente. Tant de rancunes amassées dans un esprit dissimulé, inquiet, porté à la rigueur, ne faisaient rien présager de bon pour le jour où il serait en état de satisfaire ses haines. Madame Royale avait peur et implorait aide et protection à Versailles. Le péril était réel. Mme de Lafayette se multiplia.

Elle fut incomparable de souplesse, d’activité et de courage. Elle travaillait sans relâche à gagner à Madame Royale des protecteurs et des amis, contrecarrait les envoyés du duc, détruisait l’effet des dépêches officielles en opposant rapport à rapport. Les agens de Victor-Amédée la trouvaient partout sur leur chemin, les devançant auprès de Louvois, des princes, du roi ; quelque diligence qu’ils fissent, quand ils arrivaient quelque part, elle avait déjà parlé, et ils trouvaient des esprits prévenus, des gens qui savaient justement la chose qu’on désiait leur cacher. Le duc ne pouvait plus se fier à ses propres ambassadeurs ; elle les travaillait et les mettait dans les intérêts de madame Royale. L’un d’eux, resté fidèle, écrivait à Victor-Amédée : « Mme de Lafayette est un petit furet, qui va guettant et parlant à toute la France pour soutenir Madame Royale en tout ce qu’elle a fait. » Le mot était joli, et il était juste.

Victor-Amédée voyait bien qu’elle était la tête des meneurs et que les remontrances impérieuses qui lui arrivaient de Versailles avaient été machinées dans l’hôtel de la rue de Vaugirard. Il lui était insupportable d’être continuellement chapitré par Louis XIV jusque sur ses affaires domestiques. Dans son impatience, il fit plusieurs fois à la comtesse l’honneur d’envoyer à Paris des diplomates dont la mission spéciale était de la pénétrer et de la combattre. Ces messieurs avaient toutes facilités pour la fréquenter sans éveiller sa défiance, car l’habitude avait été prise sous la régence que tout ce qui venait en France d’important et de considéré tenant par quelque bout à la cour de Savoie fût assidu chez la confidente de Madame Royale. Dans les premiers mois de l’année 1685, le comte Costa della Trinita, se rendant en Angleterre pour complimenter Jacques II sur son avènement, eut ordre de s’arrêter à Paris à l’aller et au retour et de s’y occuper particulièrement de Mme de Lafayette. Il rendit compte sur-le-champ au duc de sa première visite.


« Paris, 28 mai 1685.

« J’ai été voir Mme de Lafayette, qui autrefois était de mes amies[10] et qui assurément est celle qui conduit toutes ces menées, au cas qu’il y en ait, mais je l’ai trouvée si réservée que je n’ai pu rien découvrir, et je n’ai pas jugé à propos d’être moins réservé qu’elle. »

Il y avait à ce moment deux disputes pendantes entre la mère et le fils, l’une à propos de gardes que l’on ôtait à Madame Royale, l’autre au sujet d’un voyage auquel elle n’avait pas été priée. Il importait de savoir ce que Mme de Lafayette pensait là-dessus, parce qu’on avait du même coup l’opinion de Louis XIV et celle de Louvois. Victor-Amédée répondit à son envoyé : « Nous ne sommes point surpris de la réserve qu’a eue Mme de Lafayette dans la visite que vous lui avez rendue ; vous avez bien fait d’en user de même, et peut-être que dans la suite elle s’ouvrira avec vous ; vous lui en donnerez quelque lieu adroitement, car en la faisant parler, vous pourrez tirer des lumières qui nous seront utiles. »

Le comte Costa avait affaire à forte partie. Mme de Lafayette ne disait que ce qu’elle voulait bien qu’on sût. « Je fus jeudi, dit-il dans une autre dépêche, chez Mme de Lafayette, que j’ai trouvée d’abord occupée par plusieurs visites, parmi lesquelles je restai jusques à ce que je la vis seule un petit moment, dans lequel je m’introduisis avec elle, lui disant que je me réjouissais que V. A. R. et Madame Royale se fussent entendus entre eux sur la forme des gardes dans le temps qu’ici on en voulait faire une grosse affaire. Elle ne dissimula d’abord qu’elle était autrement instruite que nous et me dit qu’il était aisé de s’accommoder de cette manière, puisque tout restait d’un côté et rien de l’autre. » L’entretien prit peu à peu un ton aigre. Enfin la comtesse se laissa jeter entièrement hors des gonds. Elle s’écria, poursuit Costa, « qu’elle voyait bien par la manière dont je prenais les choses que nous ne pourrions plus traiter ensemble, puisque j’étais aveuglément du parti de V. A. R. et qu’elle était de celui de Madame Royale. Je vis d’abord qu’elle s’échauffait et crus pour alors qu’il fallait rompre la conversation pour ne perdre sa confiance. Je me congédiai en lui témoignant la peur que j’avais de perdre ses bonnes grâces, et fus deux jours sans y retourner pour cacher mon empressement, qui aurait pu nuire à mes intentions. Après quoi je fus la retrouver, et l’ayant rencontrée toute seule dans son jardin, je commençai à lui parler des nouvelles de Turin… Ensuite de quoi je lui dis que les lettres de cet ordinaire portent encore que l’affaire des gardes était entièrement terminée à la satisfaction de V. A. R. Sur quoi elle commença à me dire que Madame Royale en avait usé assez généreusement en cette rencontre pour mériter que V. A. R. lui eût accordé tout ce qu’elle avait souhaité ; mais que loin de là, V. A. R. l’avait prise au mot et lui avait tout ôté ; qu’ici on n’était pas persuadé que Madame Royale fût contente, et que V. A. R. faisait peu de cas des recommandations de Sa Majesté, louant ensuite la modération de Madame Royale, qui ne poussait pas le roi à la soutenir, ce qui aurait pu causer à V. A. R. des déplaisirs plus grands que l’éloignement de M. le prince de Carignan. »

La tactique de Mme de Lafayette est visible. En même temps qu’elle rebattait les oreilles de la cour de France du récit des persécutions auxquelles l’ancienne régente de Savoie était en butte, elle faisait valoir à Turin la discrétion avec laquelle elle usait de son crédit à Versailles : il n’aurait tenu qu’à elle d’envenimer les choses ; Victor-Amédée se montrait si indocile, si indépendant ! elle avait évité jusqu’ici d’exciter le roi, mais il ne fallait pas la pousser à bout, ou elle lui découvrirait à quel point on méprisait ses avis, et le Piémont saurait ce qu’il en coûte de blesser un Louis XIV ! Le comte Costa s’inquiéta de menaces aussi peu déguisées. Il se rendit d’urgence à Versailles pour démêler jusqu’à quel point Mme de Lafayette était réellement en posture de parler un semblable langage au représentant d’une puissance étrangère. Il ne demeura pas longtemps dans l’incertitude ; aux premières paroles échangées avec Louvois, il reconnut que le ministre avait son opinion faite et n’en changerait pas : « J’ai bien compris qu’il est prévenu différemment et qu’il croit ce que m’a dit Mme de Lafayette. »

Victor-Amédée fut outré de dépit en recevant cette dépêche. Il ne faut pas oublier que, sous les mesquines questions d’étiquette et d’argent qui servaient de prétextes aux querelles du duc avec sa mère, les intérêts politiques les plus graves s’agitaient. Madame Royale était restée, après avoir perdu le pouvoir, le chef du parti français à Turin. Les bons offices que lui rendait Louvois étaient à charge de revanche. Elle les payait en employant les restes de son crédit à prévenir une rupture entre la France et le Piémont. Elle poussait même le zèle jusqu’à adresser à Louvois une espèce de journal où elle lui rendait compte de ses démarches et de ce qu’elle avait pu apprendre sur les résolutions du gouvernement de Turin. Madame Royale ne semble pas avoir eu conscience qu’elle accomplissait un acte de trahison en livrant les secrets de sa patrie d’adoption aux étrangers. On conçoit la déférence de Louvois pour Mme de Lafayette, par laquelle passaient les précieux paquets de la duchesse ; on conçoit aussi l’exaspération de Victor-Amédée et ses efforts pour acquérir la preuve des relations de sa mère avec Louvois. Sa réponse à la lettre du comte Costa laisse percer la colère. « Nous avons vu, écrivait le duc, les détails des deux entretiens que vous avez eus avec Mme de Lafayette, qui a très bien retenu tout ce qui a été mandé d’ici ; ce sont les mêmes répliques et les mêmes raisonnemens qu’on y a faits. La manière conforme dont vous a parlé ensuite M. le marquis de Louvois fait assez connaître quelle est la source des mêmes sentimens qu’elle prend soin de lui insinuer. »

Cependant Costa persévérait dans ses assiduités intéressées. « Voyant, dit-il dans une dépêche du 2 juillet 1685, que la confiance de Mme de Lafayette m’est utile pour découvrir les plaintes que Madame Royale porte en cette cour, à quoi V. A. R. me commande de veiller, je continue à lui rendre quelque visite. Dans celle que je lui ai faite la semaine passée, me voyant porter les raisons de V. A. R. avec assez de chaleur, elle me dit qu’elle avait menti lorsqu’elle avait écrit à Madame Royale que j’entendais raison, puisque je ne voulais pas convenir du tort que V. A. R. avait. » Le tort du duc auquel il est fait allusion dans ce passage consistait à avoir changé la couleur d’un régiment de dragons sans consulter sa mère. Madame de Lafayette « s’échauffa » encore sur ce chapitre, après quoi, continua Costa, elle passa « à de nouvelles déclamations sur le voyage que V. A. R. avait fait à la vénerie sans Madame Royale, » et revint aux dragons.

Nous en sommes fâché pour Mme de Lafayette, mais les griefs dont elle se faisait le porte-voix ont un caractère bien mesquin,.. nous allions dire bien féminin. On s’étonnerait de voir un ministre aussi occupé que Louvois trouver du temps et de la patience pour écouter ces commérages sur la couleur d’une veste ou sur une partie de campagne manquée, si l’on ne savait qu’il se servait de Madame Royale à des fins assez importantes pour mériter beaucoup de complaisance de sa part. Le duc craignit peut-être que les empressemens de Costa ne rehaussassent l’importance de Mme de Lafayette à ses propres yeux, car il enjoignit à son ambassadeur d’observer une plus grande réserve : « Nous avons vu le long entretien que vous avez eu avec Mme de Lafayette, la répétition qu’elle vous a faite des mêmes plaintes mal fondées, dont elle rebat les oreilles de ceux qui se donnent la peine de les entendre. Il est bien que mous en soyons informé, mais vous n’affecterez point d’empressement de savoir d’elle ce qu’elle a sans doute beaucoup d’envie de vous dire. »

Le résultat le plus clair des visites du comte avait été d’éveiller encore davantage la défiance de Victor-Amédée. Avant la fin de l’année, il dépêcha à Paris un nouvel envoyé extraordinaire, le marquis de La Pierre, chargé d’annoncer la naissance de la princesse Adélaïde, la future duchesse de Bourgogne. Le marquis devait mettre à profit son séjour pour miner l’influence de Mme de Lafayette et détruire les mauvaises impressions qu’elle avait jetées dans les esprits sur le caractère et la conduite du duc de Savoie. A peine arrivé à Paris, il avertit son gouvernement qu’il en apprend de belles[11] ! Mme de Lafayette a débauché l’ambassadeur de Savoie, qui travaille à présent contre son maître. Elle tient les fils d’une vaste intrigue dans laquelle sont entrés plusieurs personnages de Piémont. D’autres personnages piémontais lui servent d’agens à Paris et passent des journées entières chez elle. Le marquis de La Pierre a essayé de sonder Louvois, et il est resté confondu de le trouver au courant des moindres particularités de l’intérieur de Victor-Amédée. Il a entendu de sa bouche que, peu de jours auparavant, le duc avait renvoyé Madame Royale de sa chambre à coucher en alléguant que la jeune duchesse Anne avait envie de dormir ; mais ce n’était qu’un prétexte pour faire partir sa mère ; la duchesse Anne s’était au contraire mise au lit très tard ce soir-là. « M. de Louvois, concluait La Pierre, me paraît dans les intérêts de Madame Royale ; il faut le détromper de cent sottises que Lafayette lui a mises en tête. »

Les six ou huit mois que le marquis passa en France furent consacrés à ce travail de contre-mine. Au moment de retourner en Italie, il avouait franchement qu’il n’était pas plus avancé qu’au premier jour en ce qui touchait le roi et ses ministres ; chaque fois qu’il entamait une affaire avec eux, il reconnaissait promptement que l’infatigable comtesse avait pris les devans. Il fut un peu plus heureux avec les courtisans et put se vanter d’avoir « désabusé Monsieur le duc de bien des choses dont Mme de Lafayette l’avait prévenu. » En somme, sa mission avait échoué tout comme celle du comte Costa. Ni l’un ni l’autre n’obtinrent que Louis XIV s’ingérât un peu moins dans le domestique de la famille souveraine de Savoie. Il continua d’intervenir en faveur de Madame Royale, et Victor-Amédée, à qui il ne convenait pas encore de jeter le masque, continua de recevoir les admonitions du roi avec d’hypocrites protestations d’amitié et de déférence. La publication de M. Perrero s’arrête au départ de Paris du marquis de La Pierre, mais il est constant que le commerce entre Madame Royale et Mme de Lafayette se prolongea jusqu’à la mort de cette dernière, en 1693. Celui de Madame Royale avec Louvois ne se ralentit pas non plus ; M. Rousset cite des fragmens de mémoires dressés par la princesse pour le gouvernement français en 1690. Ces manœuvres eurent pour épilogue le petit discours que Victor-Amédée adressa au comte de Tessé, en ratifiant (29 juin 1696) le traité par lequel nous lui rendîons Pignerol démantelé : « Au moins, monsieur le comte, suppliez le roi de me donner un ambassadeur qui nous laisse en repos avec nos moutons, nos femmes, nos mères, nos maîtresses et nos domestiques ; le charbonnier doit être le patron dans sa cassine ; et depuis le jour que j’ai eu l’usage de raison, jusqu’au jour que j’ai eu le malheur d’entrer dans cette malheur use guerre, il ne s’est quasi pas passé une semaine que l’on n’ait exigé de moi, soit par rapport à ma conduite ou à ma famille, dix choses où, lorsque je n’en ai accordé que neuf, l’on m’a menacé. Vous entendez bien, sans vous en dire davantage, ce que cela signifie. » Le marquis de Saint-Thomas disait de son côté au comte de Tessé, au sujet d’un seigneur français que Victor-Amédée refusait de recevoir : « Il suffit qu’il soit parent de Madame Royale pour que sa personne et son nom soient insupportables à Son Altesse Royale[12]. » On conçoit la rancune du duc contre sa mère en songeant à la longue trahison de cette princesse ; elle avait été jusqu’à livrer à la France le tableau des finances de son fils.

On n’aurait pas une idée complète de ce que fut Mme de Lafayette au service de Madame Royale, si l’on ne mentionnait les fonctions de maîtresse de la garde-robe qu’elle remplissait régulièrement, parmi tant d’autres, et où elle ne déployait pas moins de talent que dans le maniement des affaires d’état. Robes, gants, parfums, éventails, il n’était rien qui ne fût choisi, commandé, expédié par elle. Dans sa correspondance remplie des matières les plus hautes, elle donnait encore place à des consultations de mode. C’était un agent universel.


VI

Il nous reste à citer la plus curieuse des lettres de Mme de Lafayette à Lescheraine. Nous l’avons réservée, bien qu’elle soit la première en date de la collection Perrero, parce qu’elle touche à une question littéraire beaucoup plus sérieuse, à notre sens, que les tripotages politiques et les intrigues de cour. Cette lettre est du 13 avril 1678 :

« Vous m’offenserez de soupçonner seulement que vos lettres par elles-mêmes et séparées de Mme R. ne me soient pas très agréables. Je vous supplie de ne vous laisser jamais attaquer d’une si méchante pensée et d’être persuadé que votre commerce me fait un extrême plaisir. Un petit livre qui a couru il y a quinze ans et où il plut au public de me donner part, a fait qu’on m’en donne encore à la P. de Clèves. Mais je vous assure que je n’y en ai aucune et que M. de la Rochefoucauld, à qui on l’a voulu donner aussi, y en a aussi peu que moi ; il en fait tant de sermens qu’il est impossible de ne le pas croire, surtout pour une chose qui peut être avouée sans honte. Pour moi, je suis flattée que l’on me soupçonne et je crois que j’avouerais le livre si j’étais assurée que l’auteur ne vînt jamais me le redemander. Je le trouve très agréable, bien écrit sans être extrêmement châtié, plein de choses d’une délicatesse admirable et qu’il faut même relire plus d’une fois, et surtout ce que j’y trouve, c’est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit ; il n’y a rien de romanesque et de grimpé, aussi n’est-ce pas un roman ; c’est proprement des mémoires, et c’était à ce que l’on m’a dit le titre du livre, mais on l’a changé. Voilà, monsieur, mon jugement sur Mme de Clèves : je vous demande aussi le vôtre, car on est partagé sur ce livre-là à se manger ; les uns en condamnent ce que les autres en admirent ; ainsi, quoi que vous disiez, ne craignez point d’être seul de votre parti. » M. Perrero s’appuie sur cette lettre pour soutenir que la Princesse de Clèves n’est pas de Mme de Lafayette. Nous devons dire que sa thèse a trouvé peu de partisans. Cependant, comme il s’agit d’un chef-d’œuvre, la question vaut la peine d’être examinée de près.

Tout d’abord, il convient de remarquer qu’il y a possession acquise, tradition constante, ce qui, en matière d’attribution littéraire, est bien de quelque poids. On a élevé des doutes à propos de Zayde ; on en a fait honneur à Segrais, dont le nom a été associé aux publications de Mme de Lafayette d’une manière qui laissait subsister des doutes sur le degré de sa collaboration. Il n’en a pas été de même pour la Princesse de Clèves, qu’il était trop criant de donner au même auteur que les Divertissemens de la princesse Aurélie. L’entourage de Mme de Lafayette, tous ses amis de Paris, mieux placés que ceux de Savoie pour être bien informés, ne montrent là-dessus aucune hésitation ; la chose ne fait pas question pour eux. C’est Bussy-Rabutin écrivant à Mme de Sévigné, en apprenant d’elle l’apparition du livre : « Cet hiver, un de mes amis m’écrivit que M. de La Rochefoucauld et Mme de Lafayette nous allaient donner quelque chose de fort joli, et je vois bien que c’est la Princesse de Clèves dont il voulait parler. Je mande qu’on me l’envoye, et je vous en dirai mon avis, quand je l’aurai lue, avec autant de désintéressement que si je n’en connaissais pas les pères. » Mme de Sévigné, dans sa réponse et dans les lettres suivantes, passe outre à ces pères comme à une chose au su de tous, et en effet il était public que M. de La Rochefoucauld avait aidé Mme de Lafayette de son goût.

C’est Huet, le savant évêque d’Avranches, qu’on n’accusera certes point de parler à l’étourdie. « Ses nouvelles, dit-il de Segrais, furent bien reçues du public, moins toutefois que Zayde et quelques autres ouvrages de ce genre qui parurent sous son nom et qui étaient en effet de la comtesse de Lafayette, comme lui et la comtesse l’ont déclaré souvent à plusieurs de leurs amis, qui en peuvent rendre un assuré témoignage. Pour Zayde, je le sais d’original, car j’ai souvent vu Mme de Lafayette occupée à ce travail, et elle me le communiqua tout entier, pièce par pièce, avant que de le rendre public… Je rapporte ce détail pour désabuser quelques personnes qui, bien que peu instruites de ce fait, ont voulu le contester. » Il renouvelle la même affirmation, en des termes assez semblables, dans un autre passage des Origines de Caen, et il y revient une troisième fois dans son Commentaire latin sur lui-même. « Des gens mal informés ont pris pour une injure que j’aurais voulu causer à la renommée de Segrais ce que j’ai écrit dans les Origines de Caen ; mais je puis attester le fait sur la foi de mes propres yeux et d’après nombre de lettres de Mme de Lafayette elle-même. » C’est Segrais lui-même disant, dans les conversations et propos recueillis de lui sous le nom de Segraisiana : « La Princesse de Clèves est de Mme de Lafayette, qui a méprisé de répondre à la critique que le père Bouhours en a faite. Zayde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle. Il est vrai que j’y ai eu quelque part, mais seulement pour la disposition du roman. »

Ajoutons que la critique s’exerce depuis deux siècles sur l’œuvre de Mme de Lafayette : style, idées, sentimens, procédés de composition, choix des titres, ont été l’objet d’études attentives, poursuivies par des hommes appartenant à toutes les écoles littéraires. Tous sont arrivés à cette conclusion, que la Princesse de Clèves contient à l’état de parfait épanouissement les mêmes qualités que l’on rencontre, moins développées, dans les ouvrages de la comtesse dont l’authenticité n’est pas contestée. On n’y découvre point un esprit et des sentimens différens, les traces d’une autre éducation ou d’un autre milieu. C’est un livre qui, loin de rompre l’unité de l’œuvre de l’auteur, contribue à l’établir par son harmonie par faite avec ceux qui l’ont précédé et ceux qui l’ont suivi : on y retrouve toute Mme de Lafayette prise dans son meilleur moment, et rien que Mme de Lafayette. Sainte-Beuve et tout récemment, pour n’en nommer que deux, M. Félix Hémon, dans un travail excellent[13], se sont exprimés dans ce sens. On remarquera, encore que les critiques ont écarté le nom de Segrais par des raisons du même ordre, tirées de la lecture de ses ouvrages authentiques. Sainte-Beuve n’admettait pas qu’il y eût discussion ; il suffisait, selon lui, d’avoir comparé pour être édifié, la Princesse de Clèves étant trop supérieure à tout ce que Segrais a jamais écrit pour permettre d’hésiter.

A des témoignages si précis, si concordans, à des considérations littéraires si probantes, qu’oppose M. Perrero ? Le témoignage de Mme de Lafayette elle-même. Cela semble beaucoup ; au fond, c’est peu de chose.

L’authenticité de la lettre à Lescheraine ne paraît pas contestable ; on peut donc accorder à M. Perrero que, le 13 avril 1678, moins d’un mois après l’apparition de la Princesse de Clèves, publiée chez Barbin le 16 mars de la même année, Mme de Lafayette écrivait à Turin qu’elle n’y était pour rien. Nous ne croyons pas qu’il y ait grand argument à tirer de cette affirmation. Il a toujours été permis de désavouer un ouvrage où personne n’est blessé et qui n’intéresse que le goût, particulièrement lorsque cet ouvrage a du succès et que l’auteur est une femme. Ce sont là de ces petits mensonges condamnés peut-être par la stricte morale, mais pour lesquels la morale mondaine a des trésors d’indulgence. Le caprice qui poussait Mme de Lafayette à nier à Turin ce dont elle convenait à Paris devait avoir des motifs que nous ignorons et sur lesquels toutes les conjectures sont permises[14]. Ne perdons pas de vue qu’il ne faut plus envisager ses actes avec les mêmes yeux que lorsque nous ne connaissions point ses savans manèges. Ce qui eût semblé incroyable avant la publication de M. Perrero ne choque plus aujourd’hui les vraisemblances.

On a tiré une objection des louanges que la lettre à Lescheraine donne si librement à la Princesse de Clèves. Cette façon de porter aux nues son propre ouvrage blesse quelque peu notre délicatesse moderne ; nous aimerions mieux plus de modestie. Mme de Lafayette, en se payant ce juste tribut d’admiration, pouvait s’autoriser de l’exemple de Corneille. Le grand poète auquel elle avait gardé, après la venue de Racine, une admiration un peu exclusive, avait commencé son Examen de Cinna par ces mots : « Ce poème a tant d’illustres suffrages qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’importans ennemis si j’en disais du mal. Je ne le suis pas assez de moi-même pour chercher des défauts où ils n’en ont point voulu voir, et accuser le jugement qu’ils en ont fait pour obscurcir la gloire qu’ils m’en ont donnée. » Corneille passait ensuite en revue les diverses raisons qui font de Cinna un chef-d’œuvre. De moins glorieux avaient imité le maître ; à tous les degrés de l’échelle il s’était trouvé des gens pour répudier la fausse modestie. Il serait téméraire d’affirmer que la tradition du grand siècle s’est entièrement perdue et que de nos jours il n’existe plus des personnes pour qui c’est plus qu’un droit, c’est un devoir de se rendre justice à soi-même.

En résumé, il n’y a aucune difficulté à admettre qu’une femme douée au plus haut degré du sens et de la science de l’intrigue et accoutumée à « donner des couleurs » aux affaires des autres ait dissimulé dans une occasion qui la concernait. Il y a, au contraire, de grandes difficultés à lui enlever un ouvrage où elle se retrouve au naturel avec toutes les nuances de ses idées, de ses sentimens et de son style ; il y en a d’insurmontables à attribuer ce livre à Segrais, trop inférieur et trop différent. Sous quelque face que l’on examine la question, on ne voit donc pas que la lettre à Lescheraine puisse constituer une preuve contre l’authenticité de la Princesse de Clèves. « M. de La Rochefoucauld, disait Mme de Lafayette, m’a donné de l’esprit, mais j’ai réformé son cœur. » On a souvent cité ce mot sans se douter jusqu’à quel point elle avait profité des enseignemens de son maître. On savait bien que les leçons de l’auteur des Maximes l’avaient perfectionnée dans l’art de pénétrer et d’analyser les mouvemens les plus subtils de l’âme humaine ; on ignorait qu’elles eussent aussi porté sur la politique. M. de La Rochefoucauld trouva chez elle un esprit beaucoup plus positif, moins perdu dans les chimères que chez sa première élève, Mme de Longueville ; il la mena aussi beaucoup plus loin. Le caractère était de même infiniment plus solide chez M, ne de Lafayette, rempli de consistance et de vigueur. Jamais elle ne se laissera abattre ou prendre au dépourvu. Dans les premiers mois de deuil et de désespoir qui suivront la perte de l’unique ami, tandis que Mme de Sévigné écrira : « La pauvre Mme de Lafayette ne sait plus que faire d’elle-même, » la pauvre Mme de Lafayette ne cessera pas un instant d’être le « petit furet ; » non-seulement elle aura, n’en déplaise à Du Guet, des pensées, des pensées très suivies, mais elle s’ingéniera à les faire entrer de gré ou de force dans la tête des autres.

On ne s’accoutume pas du premier coup à lui voir une physionomie aussi différente de l’ancienne. Mme de Lafayette agent accrédité du gouvernement de Savoie nous a un visage étranger, moins agréable, il faut bien le dire, que celui que nous connaissions. Nous ne la rendons certes pas responsable des écarts de conduite en tous genres de Madame Royale. Nous ne lui faisons pas le procès pour être entrée avec chaleur dans les intérêts d’une princesse à laquelle elle était attachée dès l’enfance, puisqu’en la servant elle travaillait pour la France. Mais on ne saurait nier que les affaires auxquelles elle aidait étaient parfois d’une nature telle qu’on aurait préféré n’y pas rencontrer sa main. Il y a des mots déplaisans à prononcer à propos d’une femme ; quoiqu’il en coûte de le dire, Mme de Lafayette fut un peu intrigante, pour le bon motif tant que l’on voudra et avec désintéressement, mais enfin : intrigante. Si M. de La Rochefoucauld avait assez vécu pour la voir à l’œuvre dans les années qui suivirent la chute de la régence et l’arrivée de Victor-Amédée au pouvoir, il aurait été fier de son écolière. Pour nous, nous avouons que l’histoire, nous gâte la légende ; nous regrettons la physionomie poétique que l’on avait prêtée à Mme de Lafayette, cette âme rêveuse, perdue dans les espaces, transparente comme le cristal. Pour tout dire, nous aimerions mieux ne pas rencontrer dans l’auteur de la Princesse de Clèves un politique aussi habile.


ARVEDE BARINE.

  1. M. Perrero a joint à son volume les fac-simile de deux des lettres de Mme de Lafayette qu’il publiait. Pour prévenir tout soupçon de confusion, nous avons comparé ces fac-simile à celui qui est conservé à la Bibliothèque nationale, où il fait partie de la collection Monmerqué. L’examen des écritures ne parait laisser subsister aucun doute sur l’authenticité des lettres découvertes dans les archives de Turin.
  2. Le comte de Saint-Maurice fut un des favoris de Madame Royale.
  3. M. de La Rochefoucauld était mort dans la nuit du 16 au 17 mai 1680.
  4. Lettre de Mme  de Lafayette du 12 mai 1679.
  5. Le comte de Masin.
  6. C. Rousset, Histoire de Louvois.
  7. M. Perrero, à qui nous empruntons cette lettre, n’en donne pas la date, mais il nous paraît, d’après diverses circonstances, qu’elle fut écrite en 1682.
  8. Dépêche du 22 juillet 1680.
  9. Archives de Turin, Francia, lettere ministri.
  10. Le comte Costa était venu en mission à Paris du temps de la régence et il avait alors eu grand soin, comme tous les autres, de faire sa cour à Mme de Lafayette.
  11. Dépêche du 17 décembre 1685.
  12. Tessé au roi, dépêches du 1er juillet et du 11 août 1696.
  13. Une Enquête littéraire, La Princesse de Clèves et M. Perrero.
  14. Nous en citerons une au hasard. Le héros de la Princesse de Clèves est un duc de Nemours. Madame Royale était une princesse de Nemours. Mme de Lafayette pouvait trouver qu’il y avait convenance de sa part à ne pas avouer officiellement un roman où un prince de la maison qu’elle servait était représenté, à la vérité, comme au « chef d’œuvre de la nature, » mais aussi comme le plus grand coureur du monde.