Madame de La Guette
Il y avait en 1612 un gentilhomme d’un âge déjà mûr, qui était une vraie figure de ce temps-là : barbe rousse, moustaches longues, visage maigre, la peau comme du parchemin, l’œil rond, petit et flamboyant, le justaucorps de buffle, les bottes en toute saison, et la rapière à l’ancienne mode. Il avait vu plus de vingt batailles, et son corps s’était desséché, en plein vent, au service du roi ; il était dur et violent, il se serait fait hacher plutôt que de changer d’opinion sur quoi que ce fût, et levait à tout propos la canne sur ses valets ; il se nommait Meurdrac. À quarante-cinq ans, sa constitution étant ruinée par les rhumatismes, il quitta l’armée, et se retira en Brie, près de Gros-Bois, où demeurait le vieux duc d’Angoulême, à qui il avait long-temps appartenu. Ce duc d’Angoulême était le fameux bâtard de Charles IX et de Marie Touchet, dont on a dit qu’il eût été l’un des plus grands hommes de son temps, s’il eût pu se défaire de l’habitude de voler et de fabriquer de la fausse monnaie.
Meurdrac se fit bâtir à Mandres, près de Gros-Bois, une bicoque avec tourelles et grenouillères, qu’il appela son château, et quand il y eut mis des meubles, il voulut aussi avoir une femme ; on lui trouva une demoiselle de Paris, âgée de vingt-cinq ans, jolie, bonne et douce. Ils se marièrent, et, dès le mois de février 1613, le ciel leur accorda une petite fille qui eut le bon esprit de prendre pour elle la beauté de sa mère mais qui hérita aussi du caractère endiablé de M. son père, ce qui en fit une de ces personnes comme on n’en voit plus, et qu’on appelait alors femmes vaillantes.
Mlle Jacqueline de Meurdrac montra dans sa petite jeunesse ce qu’elle serait un jour, car elle nageait intrépidement dans la rivière d’Yères, montait à cheval comme un lansquenet, et se moquait des filles de M. de Varannes, qui avaient peur des armes à feu, et n’osaient pas tirer au mousqueton avec elle. Son père lui ayant demandé ce qu’elle voulait apprendre en arts d’agrément, elle le pria bien fort de lui donner un maître d’escrime. Il y consentit, et, au bout d’un an, elle était déjà si habile, que les gentilshommes du voisinage venaient joûter au fleuret avec elle, et ne s’en allaient point sans avoir reçu quelque botte dans le corps.
À dix-huit ans, comme elle était d’une beauté remarquable, et qu’au milieu de ses lutineries elle conservait toutes les graces de son sexe, beaucoup de jeunes gens qui entendirent parler d’elle dans le pays, vinrent rôder à Gros-Bois, pour la rencontrer. Lorsqu’elle allait à la messe, on voyait sur la place de l’église plus de chevaux de selle et de chapeaux à plumes qu’il n’y en avait à deux lieues à la ronde, ce qui prouve qu’on venait de fort loin exprès pour elle. À cette heure-là, elle se tenait modestement à côté de sa mère, et lisait dévotement ses prières ; l’on n’aurait guère reconnu en elle une amazone turbulente. Aussi les jeunes gens que la curiosité ou l’envie de railler avait conduits à l’église s’en retournaient les uns édifiés, les autres amoureux. Trois ou quatre de ces cavaliers la firent demander en mariage à M. de Meurdrac ; mais elle supplia son père de ne pas la presser encore, et, comme ces épouseurs n’avaient pas de grands biens, le bonhomme n’insista point. À force de faire réponse à ceux qui parlaient amour et mariage, que son cœur ne lui disait rien, elle s’était déjà imaginé qu’elle voulait vivre et mourir vierge ; c’est une idée que les filles adoptent volontiers, quand elles sont bien sûres d’y pouvoir manquer aussitôt qu’il leur plaira. Soit à cause de ces propos, soit pour sa ressemblance avec Jeanne d’Arc, on l’appelait par toute la Brie la pucelle de Gros-Bois. M. d’Angoulême l’aimait beaucoup ; il invitait souvent les Meurdrac à venir manger chez lui, et s’amusait à taquiner la demoiselle, en équivoquant sur les mots ; mais elle, qui n’aimait pas les discours malhonnêtes, répondait en pucelle et non pas en femme vaillante. Elle relevait si décemment les équivoques du prince, sans toutefois lui manquer de respect, qu’il finissait toujours par être confus de sa grossièreté, et lui donnait quelque petit présent pour faire sa paix.
Cependant l’époque était proche où cette fière beauté devait se montrer moins inhumaine et trouver un maître. Dans la plaine de Brie demeurait un brave et aimable gentilhomme nommé La Guette, ayant la figure belle, vingt-huit ans, une bonne réputation, un nom respecté des gens de l’endroit, et auquel il avait donné récemment de l’éclat, en se battant dans la campagne de Lorraine. Il était bien fait, généreux et entreprenant ; ces qualités-là regardaient la fille, et, pour contenter le père, il avait du bien ; mais son seul défaut était grave, il était violent et avait le cœur si haut placé dans la poitrine, qu’au moindre mot il ne se connaissait plus. Cet emportement était dangereux dans le métier de prétendant, avec un beau-père colérique ; on le savait si bien aux environs, qu’on disait : Si jamais Meurdrac et La Guette ont maille à partir ensemble, il y aura du vacarme à Gros-Bois.
La première fois que Jacqueline vit M. de La Guette, ce fut chez le duc d’Angoulême ; ce jeune cavalier se trouvait dans le cabinet du prince, lorsque tous les Meurdrac y vinrent en visite un matin. La Guette ne dit mot, mais il ne quitta point la demoiselle du regard, et au bout de cinq minutes, lorsqu’il se retira, il adressa un salut si courtois à la mère et à la fille, que Jacqueline en rougit jusqu’aux yeux. Cependant, quand elle fut remise de son trouble, elle demanda tout bas à une dame qui était ce gentilhomme qui sortait. M. d’Angoulême entendit la question, et fit lui-même la réponse :
— C’est, dit-il, un cavalier riche et que j’aime bien ; je suis charmé qu’il vous plaise. La rougeur que je vois sur vos joues prouve que vous le trouvez beau, et vous avez le goût excellent. Je lui dirai l’effet qu’il a produit sur vous.
On peut juger à ces paroles si la pucelle de Gros-Bois devint plus rouge encore ; le vieux Meurdrac se mit à rire, et les assistans répétèrent que La Guette avait bonne chance. À quelques jours de là, notre gentilhomme ayant rencontré le père à la chasse, l’aborda civilement et fit amitié avec lui. Ils entrèrent ensemble au château, ce qui transporta de joie la demoiselle qui les vit par sa fenêtre ; La Guette resta deux heures à Meurdrac, et causa en homme de bonne compagnie. Les jours suivans, il revint encore, et, à l’une de ses visites, il trouva enfin occasion de parler en particulier à Jacqueline en promenant dans le jardin.
— Excusez-moi, mademoiselle, dit-il ; je suis trop franc du collier pour prendre des détours ; cet instant est précieux. Je suis venu pour vous déclarer que je vous aime ; bien des fois j’avais juré de ne jamais me marier, et dès que je vous ai vue, j’ai senti qu’il fallait rabattre de mes sermens et tomber parmi les esclaves de l’amour.
Jacqueline ne fit d’abord que balbutier, comme le doit une honnête fille. Elle reprit ensuite ses sens, et répondit que c’était une folie que de jurer de n’aimer jamais ; qu’elle avait aussi commis une faute, mais qu’elle s’en repentait déjà ; et le cavalier lui ayant demandé avec feu si c’était à cause de lui, elle lui dit fort gentiment que, si c’était pour un autre qu’elle eût le cœur troublé, ce serait à cet autre et non pas à lui qu’elle en ferait la confidence. Ils en vinrent tout de suite aux sermens de fidélité, comme des gens qui sentent le prix du temps, et on convint que le lendemain le jeune homme ferait sa demande au père.
La Guette avait son château à Suilly, qui était un village à deux lieues de Mandres. Il ne vint pas le lendemain ; Jacqueline en était fort inquiète, lorsqu’elle reçut en cachette, par un garçon de ferme, un billet de son amant. Il lui annonçait avec un grand désespoir que l’ordre de rejoindre son régiment lui était arrivé, et qu’il avait la douleur de partir sans revoir sa maîtresse, mais qu’elle entendrait parler de lui, si Dieu le permettait, et qu’aussitôt la campagne achevée, il reviendrait l’épouser. Jacqueline pleura un peu d’abord, puis elle prit son grand courage, et se réjouit d’aimer un brave militaire, qui rapporterait de la gloire pour lui faire plus d’honneur, et qui penserait à elle au milieu des batailles. Afin de passer le temps de l’absence selon ses goûts, elle prit de l’exercice, monta beaucoup à cheval, sauta les fossés et les rivières comme un démon, et tira des coups de mousqueton aux chevreuils, dans le parc de M. d’Angoulême.
C’était à l’époque de l’affaire de Nancy. La campagne de Lorraine dura environ trois mois, au bout desquels La Guette revint couvert d’applaudissemens et capitaine d’une belle compagnie d’ordonnance. Dès le lendemain de son retour en Brie, notre gentilhomme s’habilla galamment et se présenta au château de Mandres. Les voies lui étaient préparées d’avance. Jacqueline avait tout conté à sa mère, qui approuvait ce mariage. La bonne dame était une personne de grand sens ; elle conseilla au jeune homme de faire lui-même sa proposition au père, et lui recommanda surtout d’y mettre beaucoup de douceur, et de ne pas s’effrayer si M. de Meurdrac commençait par refuser ; elle assura qu’il ne fallait point heurter de front un caractère aussi têtu, et qu’on obtiendrait tout de lui par longueur de temps. La Guette promit qu’il serait soumis. Le respect dont il était pénétré pour le père de son amie était un sûr garant de sa patience, au cas où il s’élèverait quelque obstacle. On lui ouvrit donc la porte du cabinet où M. de Meurdrac comptait avec son fermier. Notre gentilhomme y entra sur la pointe du pied, en faisant signe au père de ne pas se déranger, et il s’assit dans un coin en attendant que le compte fût achevé.
— Je suis à vous sur l’heure, dit le bonhomme.
Et tout en écrivant ses chiffres, il demanda poliment au cavalier s’il était satisfait de sa campagne. Cependant il s’embrouilla dans les calculs en écoutant la réponse ; il jeta sa plume au nez du fermier, en lui disant de revenir plus tard, et se tourna vers La Guette en s’écriant, avec une impatience que le désir d’être civil déguisait fort mal :
— Causons donc de sornettes, puisque les affaires sont interrompues !
Notre jeune homme sentit le feu lui monter aux oreilles, mais il se contint de toutes ses forces, et débita un compliment dont il se tira de travers. Entre gens de même caractère, il faut qu’on s’aime dès l’abord ou qu’on se prenne en aversion. Il n’y a point de milieu entre les sentimens extrêmes, et c’est souvent un hasard de rien qui décide si la balance penchera pour l’amitié ou pour la haine. Le succès de notre cavalier tenait donc à un cheveu ; d’un mot, il pouvait gâter ses affaires et se mettre à lui-même cent bâtons dans les jambes, faute d’un peu de douceur.
La Guette n’était pas un sot. Il savait qu’on ne plaît pas aux pères de même qu’à leurs filles, et que de bons écus et de belles terres avaient plus de prix aux yeux de Meurdrac que les qualités du cœur et les agrémens de la figure. Il s’y prit donc en homme habile, et dit au bonhomme qu’il lui venait demander un conseil. Il parla ensuite de ses biens, en donna le détail, et cela se montait assez haut ; puis il dit qu’il voulait se marier.
— Eh bien ! Répondit le père, ce n’est pas à moi qu’il faut expliquer quelle est votre fortune, mais aux parens de votre belle.
— C’est que vous êtes précisément le père de celle que j’aime, reprit le cavalier.
— Et vous pensez qu’avec tant d’argent on ne saurait être refusé ? Vous vous trompez, monsieur. Votre demande m’honore et me flatte. Je vous en ai la reconnaissance que je dois, ma fille ne mérite pas les hommages d’un gentilhomme comme vous ; mais vous arrivez trop tard. J’ai donné parole à un autre il y a huit jours, et je ne puis m’en dédire.
— Monsieur, reprit La Guette, considérez, je vous prie, que j’aime mademoiselle votre fille depuis trois mois. Je suis donc le plus ancien en date.
— Oui, auprès d’elle, mais non pas avec moi, et je passe le premier.
— Vous n’aurez pas, monsieur, la cruauté de m’ôter l’espérance.
— J’en suis fâché, monsieur. Pour n’avoir pas cette cruauté, il faudrait être malhonnête envers un autre, et je ne veux point de cela.
— Une parole de huit jours n’est pas d’un grand poids.
— Elle vaut une parole de dix ans quand c’est moi qui la donne.
— Je croirais plutôt que l’autre prétendant a plus d’argent que moi, et que, si j’étais à sa place et lui à la mienne, vous me manqueriez de foi sans scrupule.
— Ce que vous croyez est impertinent, mais je ne m’en soucie guère.
— Et moi je ne me soucierais point de vous si vous n’étiez le père d’une charmante personne.
— Cette personne-là ne sera point pour vous.
— C’est ce qu’on verra, mordieu ! Je vous dégagerai bien de votre parole malgré vous.
— Tarare ! je vous en défie.
— Mordieu ! je crèverai le ventre à votre gendre.
— C’est moi qui vous le crèverai à vous-même, mordieu !
En parlant ainsi, le père donna un grand coup de poing sur la table. Le cavalier y répondit en renversant une chaise d’un coup de pied. Ils se mirent alors à crier comme des aigles, tous deux à la fois. Meurdrac disait qu’il jetterait son homme par la fenêtre, et l’autre qu’il mettrait la maison à feu et à sang, si bien que la demande en mariage eût fini par une bataille, sans Mlle Jacqueline, qui accourut avec sa mère pour mettre le holà.
— Voilà donc, dit-elle avec colère, comme vous tenez votre promesse d’être calme ? Sortez d’ici, monsieur, et n’achevez pas de perdre nos affaires.
Mais La Guette ne se connaissait plus, et jura qu’il ne sortirait pas sans avoir assommé quelqu’un. De son côté, le père, comprenant que sa fille était d’accord avec le cavalier, eut un redoublement de fureur. Il menaça Jacqueline de la battre si elle disait un mot de plus à ce jeune fou. La pucelle, qui était aussi une Meurdrac, se fâcha en s’écriant qu’on ne battait que des servantes, et que, si on levait la main sur une fille de sa qualité, elle partirait du logis pour n’y jamais rentrer. Le père, ivre de rage, courut à son bâton ; La Guette tira sa rapière, et Jacqueline prit un grand pistolet qui pendait au mur. Cependant ils demeurèrent tous trois un peu interdits de se voir ainsi le poing armé. Mme de Meurdrac sauta au collet de son mari tandis que sa fille poussait La Guette par les épaules et l’entraînait au dehors. Jacqueline sermonna son amant et l’assura qu’elle ne serait point à lui qu’il n’eût corrigé l’emportement de son caractère, mais au fond c’était pour cela qu’elle l’aimait. Il s’apaisa et fit serment d’être plus sage à l’avenir, puis il retourna chez lui en déchirant de l’éperon les flancs de son cheval, et gesticulant comme un démoniaque tout le long du chemin. Mme de Meurdrac avait fini par remettre aussi le bonhomme dans son sang-froid. Jacqueline promit qu’elle ne reverrait plus La Guette sans le consentement de son père. On soupa de bonne intelligence le soir, et la tempête fut dissipée, mais les intérêts du jeune cavalier semblaient ruinés pour toujours.
Le dimanche suivant, La Guette rencontra le vieux Meurdrac à la porte de l’église. Il lui adressa un salut et mit le genou en terre devant lui en présentant le manche d’un poignard.
— Tuez-moi, monsieur, lui dit-il, si vous ne voulez me pardonner mes fautes ; la mort me fera une peine moins cruelle que votre colère et la perte de mes espérances.
— Levez le genou, monsieur, répondit le père un peu radouci. Je ne veux ni vous tuer ni vous donner ma fille. Je vous pardonne votre faute, pourvu que vous ne songiez plus à vos espérances.
Et se tournant vers Jacqueline, il ajouta :
— Regardez ce jeune cavalier qui a de la bonne volonté pour vous ; c’est la dernière fois que vous le voyez d’aussi près, car je vous défends de l’aimer.
La Guette, se releva et mordit un moment ses moustaches, tandis que sa belle lui adressait de loin un regard languissant ; puis il enfonça son chapeau sur ses oreilles en s’écriant qu’il fallait donc accepter la guerre, puisqu’on ne voulait pas de ses soumissions. La campagne de Flandre n’était alors qu’à moitié. L’armée sortit de ses quartiers d’hiver, et notre gentilhomme y fut rappelé. Une tierce personne, amie de Jacqueline, se chargea de recevoir les lettres de nos amans On suspendit toutes les démarches à faire jusqu’au retour de La Guette, et la pucelle de Gros-Bois reprit fort à contre-cœur le rôle naturel des filles contrariées, qui est d’attendre et de soupirer.
Il n’y avait pas huit jours que le jeune homme avait quitté le pays, lorsque Meurdrac reçut un billet de l’abbesse de Gersi, dont le couvent était à Brie-Comte-Robert. Le père fit réponse verbalement qu’il irait le lendemain voir madame la supérieure avec sa famille. Jacqueline n’ayant pas de frère, ne s’imagina pas qu’on voulût la mettre en religion ; cependant ce couvent et cet air mystérieux lui donnèrent du souci. Elle demanda au bonhomme ce qu’il voulait faire chez l’abbesse. Meurdrac répondit que c’était une cérémonie de prise de voile à laquelle il devait assister. Le lendemain on monta en carrosse de grand matin et on s’en alla au couvent. Jacqueline, toujours sur le qui vive, prit la tourière à part et s’informa de la cérémonie. La tourière, ne sachant ce qu’elle voulait dire, battit la campagne et se troubla. Tout cela semblait tourner au sombre, lorsque la supérieure fit entrer ses hôtes au parloir, où l’on trouva de la compagnie des environs et une collation servie où il n’y avait que du fruit et du laitage. Les yeux de la jeune fille avisèrent tout de suite trois cavaliers bien faits et de bonne mine qui causaient dans un coin et qui saluèrent à son entrée. Meurdrac marcha droit à l’un d’eux, lui prit les mains, et le caressa de telle sorte, que Jacqueline flaira aussitôt le complot : c’était un mari qu’on lui destinait. En effet, on se mit à table, et le gentilhomme prit place à côté d’elle sur un signe du père dont elle s’aperçut. La surprise lui eût été pénible dans un autre instant, mais comme Jacqueline avait craint le couvent, qui est un parti plus fâcheux aux jeunes filles que le pire des maris, elle ne fit pas trop la cruelle pendant le repas. Elle daigna sourire des bons mots du jeune cavalier, et le remercia de la peine qu’il se donnait à lui servir le meilleur de chaque morceau. Quand on eut mangé, on alla dans les jardins. Meurdrac emmena sa fille un peu à l’écart pour lui dire tout bas :
— Ce gentilhomme qui vous a parlé se nomme le chevalier de Voisenon. Il est de mes amis et il a du bien. Traitez-le comme il faut. Il sera votre mari. Faites selon mon plaisir, je vous prie.
On se rapprocha aussitôt, et M. de Voisenon poursuivit ses galanteries pendant la promenade. La nuit étant venue et les carrosses étant prêts, Jacqueline saisit l’instant où son père s’occupait des chevaux pour adresser au prétendant cette allocution un peu brusque :
— Est-il vrai, monsieur, que vous soyez mon serviteur et que vous attachiez un grand prix à mon estime ?
— Assurément, mademoiselle, répondit Voisenon.
— Désirez-vous savoir, monsieur, le seul moyen de m’être agréable qui soit en votre pouvoir ?
— Sans doute, mademoiselle ; je brûle de le connaître afin de gagner plus vite votre amitié.
— Eh bien ! monsieur, le moyen est de ne pas songer à moi, de ne point prétendre à me plaire, car j’en aime un autre que vous. Je serai à M. de La Guette, ou je ne me marierai jamais. Si vous êtes galant homme, vous ne rechercherez plus un cœur qui s’est donné. Vous pouvez me rendre malheureuse en usant du crédit que vous avez sur mon père, mais vous ne réussirez ainsi qu’à vous attirer ma haine, tandis que si vous êtes généreux, vous aurez mon estime et ma reconnaissance.
— Je vous remercie de cette franchise, mademoiselle. Je ne suis pas homme à vous épouser malgré vous, car je veux être aimé de celle qui sera ma femme ; et pour vous montrer que je mérite votre amitié, je cesse de prétendre à votre main, quoique je vous trouve aimable et belle. Je ne dirai rien à votre père de cet entretien, et vous offre mes services de tout mon cœur.
Il était convenu que M. de Voisenon viendrait le lendemain à Mandres. Il envoya le matin un exprès pour dire qu’on ne l’attendît pas, et comme le père s’en formalisa, la rupture s’en suivit naturellement sans autre explication. La Guette était alors au siége de Lamotte en Lorraine. Une lettre de sa maîtresse le mit au courant de cette affaire. Malgré les assurances qu’elle lui donnait de sa fidélité, il fut tout remué des entreprises qui se faisaient contre son bien, et résolut de parer aux dangers de l’absence. Il obtint du maréchal de La Force un congé d’un mois et revint chez lui à la hâte. M. d’Angoulême parla au père en sa faveur ; mais Meurdrac ne voulait rien entendre et suppliait le prince de disposer de lui pour toute autre chose. Nos amans renoncèrent aux voies de la douceur et de la patience ; ils avaient tous deux la tête chaude. La Guette entra un soir par escalade dans le jardin, et à la suite d’une grande conversation ils arrêtèrent qu’ils se marieraient secrètement. Jacqueline y consentit, parce que c’était le seul parti certain pour vaincre l’obstination de son père ; mais elle déclara qu’elle ne sortirait point de la maison, et que le mariage ne serait pas consommé tant que le vieux Meurdrac n’aurait point pardonné.
— Jusque-là, disait-elle, nous vivrons comme frère et sœur, et je vous aimerai d’un amour chaste et pudique, car, si je savais que ce mariage secret me dût entraîner à perdre le trésor de l’honneur, je mourrais plutôt que de passer outre.
La Guette, riant de sa simplicité, lui laissa croire et promit tout ce qu’elle voulut, sachant bien que la nature, l’expérience et le temps changent assez les idées des jeunes filles. Il fut prudent et bien avisé ; aussi le ciel, voyant qu’il s’aidait si bien lui-même, eut pitié de lui et l’aida aussi un peu, comme on le verra tout à l’heure.
Nos jeunes gens n’avaient pas envie de se marier à demi ni de s’exposer à voir leur union cassée quelque jour par des arrêts de justice. La Guette s’y prit de façon à faire les choses selon les règles. Il confia son projet à M. d’Angoulême, qui l’approuva et lui donna des lettres pour les gens dont il avait besoin. Le cavalier s’en alla trouver l’archevêque de Paris et obtint de lui une dispense pour se marier sans l’autorisation du père. Avec cette dispense et de l’argent, il gagna le curé du village. Ce curé publia les bans à une basse-messe, devant quelques bonnes femmes qui n’entendirent pas ce qu’il disait. On en mit une affiche par écrit dans un coin de l’église. Meurdrac passa devant sans avoir l’idée d’y jeter les yeux, et les neuf jours de rigueur s’étant écoulés sans malheur, nos amans audacieux rendirent grace à leur bonne étoile en attendant l’heure favorable.
Cependant le bonhomme eut des soupçons. Il mit Jacqueline prisonnière dans sa chambre, fit veiller un laquais pendant la nuit, et lâcha ses chiens dans les cours et le jardin ; mais il n’est pas de précaution qui suffise à retenir les filles qui veulent s’envoler. Le laquais s’endormit ; les chiens connaissaient Jacqueline et ne l’auraient point mordue. La demoiselle sortit avec sa femme de chambre par une fenêtre basse et se rendit sans bruit à l’église, où l’attendait son amant. La messe fut dite à deux heures après minuit et la bénédiction nuptiale donnée en présence de six témoins choisis parmi les amis de La Guette, et qui étaient des gens les plus notables des environs. Les époux s’embrassèrent ensuite, et l’on rentra chacun chez soi comme on était venu. C’est ainsi que Meurdrac se réveilla un beau matin pourvu d’un gendre, sans se douter qu’il fût si riche.
La mère trembla de tous ses membres en apprenant le coup de tête de sa fille. Elle gronda la femme de chambre, qui se mit à pleurer ; mais comme le mal était sans remède, Jacqueline eut le bon esprit de ne pas s’en repentir. Pendant trois semaines, La Guette eut des entrevues à la dérobée avec sa femme, en présence de la camériste. Il observa religieusement la convention de vivre chastement, et sa loyauté inspira beaucoup de tendresse à Jacqueline, en sorte qu’au bout de ce temps, lorsqu’il parla du désir qu’il avait d’emmener sa femme chez lui, elle eut compassion de son ennui et consentit à faire déclarer son mariage au père par M. d’Angoulême. La Guette alla donc au château de Gros-Bois et pria le prince de se charger de faire sa paix avec Meurdrac. M. d’Angoulême réfléchit un moment, puis il demanda si la jeune femme était enceinte. À cette question, le gentilhomme un peu confus avoua que le mariage n’était point consommé.
— Corbleu ! dit M. d’Angoulême, êtes-vous fou ? Si Meurdrac apprend cela, il mettra sa fille au couvent, et vous ne la reverrez plus. Allez-vous-en à vos affaires, comme un mari, de chair et d’os, et non comme un simulacre. Vous reviendrez quand je pourrai dire à Meurdrac qu’il est grand-père ; autrement je ne m’en mêle pas.
— Monseigneur, répondit le gentilhomme, je vous obéirai.
Et il s’en retourna auprès de sa femme. Sans doute Jacqueline comprit qu’il fallait obéir à M. d’Angoulême, car, quinze jours de là, le prince, en sortant à cheval, aperçut La Guette et lui cria de loin :
— Eh bien ! me donnez-vous un filleul ?
— J’ai tout lieu de le croire, répondit le cavalier.
— On le voit à votre air satisfait. Demain j’enverrai quérir Meurdrac. Soyez chez moi au coup de midi.
La Guette n’eut garde d’y manquer. On le cacha dans un cabinet d’où il pût entendre la conversation et se présenter à l’improviste si l’affaire tournait à bien. L’écuyer du prince était allé chercher M. de Meurdrac, qui arriva sans rien soupçonner de ce qu’on lui voulait.
— Mon ami, lui dit M. d’Angoulême, je m’intéresse à La Guette, et je vous prie de me dire quelles raisons vous avez de mettre empêchement à son mariage. Il est riche ; il plaît à votre fille. Vous exposez ces jeunes gens à mal faire par votre cruauté.
— Je n’ai point de raisons, répondit Meurdrac, si ce n’est que je déteste La Guette. Il est colère, et il m’a manqué de respect.
— Il vous sied mal de lui reprocher ses colères, à vous qui entrez en fureur trois fois la semaine.
— C’est vrai, monseigneur, mais je ne puis vaincre mon aversion pour ce garçon-là.
— Allons, je suis content de voir que vos raisons ne valent rien et que vous avez tort, car le mariage est fait et consommé. Vous êtes grand-père.
À ces mots le bonhomme recula d’un pas, comme si la foudre l’eût frappé.
— Je suis grand-père ! murmurait-il suffoqué ; je ne le serai pas long-temps si cela est. Je tuerai tout à l’heure la mère et l’enfant du même coup.
Et puis, oubliant le lieu où il était, il se mit à jurer et tempêter comme un homme ivre. M. d’Angoulême, voyant qu’il ne se calmait pas, fit dire à La Guette d’enlever sa femme de peur d’accident. Le gendre partit au galop, avec des chevaux qu’il prit dans les écuries du prince, et tandis que l’on retenait le père à Gros-Bois, Jacqueline, qui était bonne cavalière, enfourcha gaillardement sa monture et traversa la plaine à franc étrier, pour se mettre en sûreté chez son mari.
C’était un rude homme que le vieux Meurdrac, et il le montra bien en faisant décréter contre son gendre, contre les six témoins qui l’avaient assisté, contre sa fille elle-même, avec le dernier acharnement. Heureusement le mariage avait été selon les formes ; on ne trouva aucun motif de nullité. Des personnes pieuses et respectables reprochèrent à Meurdrac le scandale de ces querelles ; mais son ressentiment était implacable. Pendant ce temps-là, Mme de La Guette vivait fort doucement avec un mari qu’elle chérissait de tout son cœur. Le ménage allait le mieux du monde, à cela près que les époux se querellaient environ une fois la semaine ; l’amour y gagnait en définitive, et leurs caractères et leurs goûts s’accordaient parfaitement. Jacqueline prit tous les jours plus d’empire sur M. de La Guette. Les querelles devinrent plus rares, et on finit par s’aimer de cette tendresse paisible qui ne trouble point l’ame et fait le charme de la vie.
Au bout de neuf mois, Mme de La Guette accoucha d’un garçon. Le père, transporté de joie, prit l’enfant et lui mit au cou son baudrier en disant :
— Tu auras le cœur d’un bon militaire ; tu aimeras les armes comme moi, ou bien je te renie pour mon fils.
— Ne craignez rien, dit Jacqueline, il faudrait que le diable fût bien malin pour donner à des gens comme nous un fils poltron.
Ces pronostics que la volonté des parens porte sur l’avenir de leurs enfans ne manquent jamais leur but, parce qu’ils proviennent de leur humeur qui passe dans le sang de leur progéniture. L’éducation et l’exemple achèvent le reste ; aussi Henri IV fut-il un bon compagnon, non pas seulement parce qu’on lui fit boire du vin à sa naissance, mais parce que M. de Bourbon son père était un gaillard et lui enseigna par lui-même la galanterie, l’amour, la bonne chère et le courage.
Quand le vieux Meurdrac sut qu’il avait un petit-fils, sa rigueur fut un peu ébranlée, sans qu’il en voulût convenir. Des dames qui avaient vu l’enfant lui disaient souvent que rien au monde n’était si joli.
— Qu’il ne paraisse jamais devant moi ! s’écriait le bonhomme. Je lui donnerais ma malédiction.
Mais en parlant ainsi, les larmes lui venaient aux yeux. L’enfant était en nourrice dans un village à une lieue de Mandres. On sut que le grand-père l’était allé voir en cachette, et qu’il l’avait pris dans ses bras en soupirant à fendre les rochers.
Sur ces entrefaites, Mme d’Angoulême tomba malade et sentit bien qu’elle n’en relèverait pas. Elle envoya chercher Meurdrac un matin :
— Mon vieil ami, lui dit-elle, je m’en vais retourner à Dieu et je veux faire, avant que de partir, une action qui lui soit agréable. Il faut pardonner à vos enfans pour l’amour de moi.
— Pour l’amour de vous, madame, répondit le père, il n’est rien que je ne veuille faire ; mais comment surmonter la haine ? Je puis bien pardonner à ma fille à cause du sang ; quant à ce pendard qui me l’a enlevée, je ne l’aimerai jamais.
— N’importe ; vous le verrez et vous l’embrasserez à ma prière.
— Eh bien donc ! qu’il vienne, je l’embrasserai.
La porte s’ouvrit alors. M. d’Angoulême entra tenant Jacqueline par la main ; la fille se jeta aux genoux de son père en pleurant, et la paix fut signée. Pour M. de La Guette, les choses se passèrent plus en cérémonie. Il parut avec une mine très fière, et le duc d’Angoulême fut obligé d’appuyer la main sur son épaule pour l’obliger à saluer aussi bas qu’il le devait. Cependant, après le salut, on s’embrassa ; le gendre descendit jusqu’à dire qu’il avait du regret d’avoir offensé le père de sa femme, et Meurdrac répondit qu’il tâcherait de l’oublier. On causa un moment avec beaucoup de froideur, puis on se sépara presque aussi fâchés qu’auparavant ; mais un jeu du hasard acheva ce que le crédit de la princesse n’avait qu’ébauché.
En traversant la cour du château, La Guette rencontra un groupe d’au moins quinze gentilshommes appartenant à M. d’Angoulême, et ces messieurs riaient entre eux en prononçant son nom. Il leur demande ce qui les divertissait si fort.
— C’est, lui dirent-ils, que votre accommodement est la chose la plus drôle du monde. Vous avez fait avec votre beau-père comme ce personnage de Francisco Santos dans la Nuit de Madrid, qui disait : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce jour nous sommes ennemis mortels. »
— De quoi vous mêlez-vous ? répondit La Guette que la vérité offensait. Est-ce à dire que je suis un homme faux ? Apprenez que si j’embrasse mon beau-père, c’est qu’il me plaît de l’embrasser ; si je lui demande pardon, je pense ce que je dis, et celui qui douterait de mes paroles, je l’appellerais un fat.
— Nous sommes donc tous des fats, car nous croyons que votre réconciliation est un semblant, que vous détestez votre beau-père, et que vous vivrez avec lui plus mal que jamais.
— Mordieu ! vous m’en rendrez raison, s’écria La Guette. Je vous apprendrai à me traiter de fourbe !
Il mit l’épée au vent en disant cela. Les autres dégainèrent aussi. M. d’Angoulême, entendant un grand bruit d’armes, de cris et d’injures, accourut avec M. d’Alais son fils. Le vieux Meurdrac et Jacqueline les suivirent. Ils arrivèrent comme La Guette croisait le fer contre la troupe, qui ne faisait heureusement que parer ses coups.
— Ah ! je suis un fourbe ! Disait-il hors de lui ; ah ! je donne des baisers de Judas ; je n’aime pas mon beau-père ! Mordieu ! je vous ferai rentrer ces mots-là dans la gorge. Vous en avez menti : j’aime M. de Meurdrac ; je l’estime et le respecte, entendez-vous ? et je vous éventrerai tous si vous n’en convenez pas sur l’heure.
On eut bien de la peine à l’apaiser ; cependant M. d Angoulême, qui fut pris pour arbitre, jugea que La Guette avait raison de se croire offensé. Le vieux Meurdrac se fâcha aussi contre les railleurs, et voulait en tuer un ou deux. L’accord se fit après beaucoup de pourparlers, et lorsqu’on se quitta, il se trouva que le gendre et le beau-père, mal satisfaits des excuses qu’on leur avait faites, s’en allèrent dîner ensemble à Mandres bras dessus bras dessous. Pendant le reste du jour, ils répétèrent dix fois ensemble :
— Les marauds ! se moquer de nous quand nous sacrifions nos inimitiés à notre dévouement pour le prince ! rire d’une chose aussi grave et qui nous a coûté autant ! oser dire que nous jouons la comédie !
Et à force de maugréer et de pester de compagnie contre les autres, ils finirent par devenir les meilleurs amis du monde et par boire à leur bonne intelligence éternelle. Nous laissons à penser si cette soirée fut douce pour Mme de Meurdrac et pour Jacqueline, qui voyaient enfin l’humeur emportée de leurs maris amener d’elle-même ce changement si souhaité que ni la tendresse filiale ni l’amour conjugal n’avaient pu faire naître.
Pendant cinq ans environ, Mme de La Guette n’eut d’autre occupation que celles d’une épouse fidèle et d’une tendre mère de famille. Son mari, sa maison et ses enfans remplirent assez sa vie pour tenir en bride son génie. On le comprendra, lorsque nous dirons qu’elle donna le jour, dans un court espace de temps, à deux garçons et quatre filles, ce qui n’est pas une petite affaire. Elle négligeait ses exercices favoris ; elle perdait l’habitude et le maniement des armes, et les bonnes gens de la vallée auraient oublié la pucelle de Gros-Bois, si elle n’eût encore porté les bottines et enfourché quelquefois son cheval comme un franc courrier, quand elle allait dîner à Mandres ou chez M. d’Alais. Le ciel s’indigne de voir les grandes ames dans l’oisiveté. Il sut également arracher à la mollesse Achille et Mme de La Guette, qui n’était point née pour végéter au milieu des soins domestiques.
La France possédait alors un héros dont la renommée portait le nom à tous les bouts du monde. Le prince de Condé venait de gagner ses premières batailles. Un jour, en revenant de Nordlingen, le front chargé de ses jeunes lauriers, il s’arrêta au bourg de Suilly avec sa suite ; il logea ses gens et ses officiers dans le village, et demanda l’hospitalité pour lui et le comte de Marsin à M. de La Guette, qu’il connaissait. Jacqueline n’entendait jamais sans émotion le nom de Condé. L’arrivée de ce prince dans sa maison était le plus grand honneur que le ciel pût lui accorder. Elle mit tout en œuvre pour recevoir dignement un hôte aussi illustre, et s’y prit de si bonne grace, qu’il demeura chez elle deux jours au lieu d’un. On chassa le daim ; Mme de La Guette courut elle-même, conduisit les meutes, et galopa dans les bois en piqueur et en cavalier consommé. M. le prince, ravi de son intrépidité, lui disait qu’il la voudrait avoir pour aide-de-camp ou pour cornette un jour de combat.
— Ne riez pas, monseigneur, répondit-elle ; je serais capable de vous rejoindre un matin sur quelque champ de bataille comme volontaire.
— Faites-le, je vous en prie, dit son altesse ; je vous mettrai au poste d’honneur, et nous brûlerons ensemble la moustache à l’ennemi.
Tout en plaisantant de la sorte, le feu de la guerre montait aux joues de Jacqueline et s’échappait de ses yeux noirs en flammes si vives, que le prince en était ébloui. M. de Marsin surtout conçut tant d’estime pour sa belle hôtesse, qu’il était désolé lorsqu’il fallut partir.
— Madame., dit-il en montant à cheval, votre mari est un trop brave gentilhomme et vous une trop honnête personne pour qu’on songe à être amoureux de vous ; sans cela, je vous assure que je remuerais le monde entier pour vous plaire. Mais choisissez-moi une femme, et je l’épouserai de votre main les yeux fermés, fût-ce une gardeuse de moutons.
— Je vous chercherai cela, répondit-elle.
En effet à quelque tems de là, Mme de La Guette maria le comte de Marsin avec Mlle de Clermont-d’Entrague.
Quand M. le prince et ses amis eurent quitté Suilly, la châtelaine resta pensive et agitée, nourrissant au fond de son ame un ardent désir d’acquérir de la gloire, comme l’aurait pu faire le garçon le plus ambitieux. Elle en perdit le sommeil durant trois mois entiers, et répétait sans cesse le nom du grand Condé. Son mari se moquait d’elle. Lorsqu’il lui vit dans les mains le Traité de la Guerre, et qu’il la trouva penchée sur des cartes, suivant point à point les campagnes de Duguesclin et de Bayard, il tâcha de lui calmer la cervelle et de la ramener à ses enfans et à son ménage ; mais il était trop tard : le coup avait porté.
Les brouilleries du parlement et de la cour remuaient alors les esprits. Les premières séditions de la Fronde eurent un retentissement prodigieux dans les provinces, et on comprit que les troubles n’étaient pas près de finir. Tous les grands noms de France prenaient parti d’un côté ou de l’autre. M. de La Guette sentit qu’il ne pouvait demeurer oisif au milieu de tant d’agitation. Il s’attacha tout de suite à M. le prince, et courut à Saint-Maur lui offrir ses services. Jacqueline resta et promit de bien garder sa famille, qui était nombreuse et en bas âge ; mais, dans son cœur, elle enrageait de ne pas être homme.
On sait que la fronderie commença par être dans les mains du duc de Beaufort et du coadjuteur de Retz, et que le duc d’Orléans et le prince de Condé vinrent après. Les rebelles tenaient la ville, et les gens du roi la campagne. Les pillards de l’armée se répandaient de tous côtés ; il en venait souvent dans les plaines qui s’étendaient de Gros-Bois à Lagny. Un matin, les cloches sonnèrent l’alarme au village de Mandres. On y avait brûlé une maison, dévalisé des paysans et forcé des femmes. Une troupe de ces malheureux se réfugia chez M. d’Alais, et une autre vint chercher un asile, à Suilly. Jacqueline assembla ses valets et les rangea en bataille devant sa maison. Elle n’avait que dix hommes déterminés à vendre chèrement leur vie. La bande des pillards arriva bientôt. Ils étaient une trentaine, la plupart ivres et furieux, mais en désordre. Sans entrer en pourparlers, Mme de La Guette les chargea si impétueusement, qu’ils se dispersèrent. Elle en tua deux à coups de pistolet et désarma le cornette qui les commandait. Pendant la première moitié de la fronderie, elle eut ainsi plusieurs occasions de se battre contre les gens de l’un et l’autre parti. Ces exploits n’étaient pas d’une grande importance, mais ils éveillèrent tout-à-fait la passion guerrière de Jacqueline et servirent de prélude à d’autres plus sérieux. Elle fit comme ces petits lions qu’on apprivoise aisément quand ils sont jeunes, et qui retombent dans leur férocité naturelle une fois qu’ils ont goûté du carnage. Un beau jour, Mme de La Guette, ne pouvant plus tenir au logis, conduisit ses enfans à Gros-Bois ; elle pria M. d’Alais d’en avoir soin, puis elle se mit en campagne avec deux de ses gens bien montés et équipés en guerre. N’étant pas de force à porter le casque, elle mit le chapeau à larges bords avec les rayons de fer, qui était la coiffure des cavaliers d’ordonnance. Elle porta sa jupe retroussée, ne voulant pas dissimuler son sexe ; mais elle prit le haut-de-chausses d’homme, les grands gants, les bottes de Roussi, le baudrier large et l’épée de combat. Elle avait trois plumes vertes au chapeau et l’écharpe de même couleur. Dans cet équipage, elle traversa le pays un dimanche, après avoir entendu la messe dévotement. Les bonnes gens lui souhaitèrent une heureuse campagne, et elle s’enfonça dans la plaine aussi avide de gloire et d’aventures qu’un preux de l’ancienne chevalerie.
Il ne faut pas croire que Mme de La Guette eût le cerveau dérangé, comme le fameux héros de Michel Cervantes. Elle ne songeait pas à dompter des monstres, à détruire des armées entières ou à incendier des flottes à elle seule ; elle ne s’attendait pas à dîner tous les jours dans ces palais de cristal qui se trouvent à point nommé sur les pas des chevaliers, au centre d’une forêt ou bien au fond d’un lac, et dont un vieillard à barbe blanche ou une princesse victime d’un enchantement font délicieusement les honneurs. Jacqueline avait toute sa raison. Son plan était d’entrer dans Paris, afin de rejoindre M. le prince, et de courir les mêmes chances que son mari ; mais, comme elle était bonne Française, elle pensa, chemin faisant, qu’il serait louable d’employer le pouvoir de son éloquence et de sa beauté à ramener les chefs des rebelles dans le devoir. Elle se persuada que la chose serait facile et que son pays lui devrait la conclusion de la guerre civile qui le déchirait.
Tandis qu’elle berçait dans son imagination cet honnête projet, notre amazone aperçut devant elle sur la route de Brie l’arrière-garde du duc de Lorraine. Elle demanda aussitôt à parler à quelque officier. On la conduisit devant un major de régiment. Ce major était un homme galant et civil.
— Ma belle dame, lui dit-il, si vous venez pour vous battre ou pour jouir seulement du spectacle de la guerre, vous arrivez à propos, car nous tenons en flanc les gens du roi ; le combat va leur être funeste. Il n’en échappera pas un, et nous comptons que M. de Turenne lui-même sera prisonnier.
En effet, l’armée royale, pressée entre la rivière et l’avant-garde, ayant contre elle des forces doubles des siennes, se trouvait en danger de périr. Cependant, au nom de M. de Turenne, Jacqueline éprouva la même émotion qu’elle avait ressentie à celui du prince de Condé. Celui-là était aussi un héros, et de plus il servait la cause la meilleure. Mme de La Guette fut saisie de compassion à l’idée que ce grand capitaine allait peut-être succomber sous les coups de ces Lorrains dont le jargon allemand lui fit horreur. Les sentimens de son sexe lui revinrent pour un instant ; elle résolut de sauver M. de Turenne par un stratagème féminin en demandant tout bas pardon à Dieu d’employer la ruse et le mensonge. Jacqueline était montée sur un four à chaux, d’où l’on pouvait voir au loin. Elle aperçut les enseignes de l’armée du roi, et son cœur en fut remué.
— Courez, dit-elle au major, avertir le duc de Lorraine de ma venue. Je lui apporte un avis d’importance. Qu’il m’envoie ici au plus vite une personne sûre à qui je communiquerai ce que je sais. Le sort de cette journée en dépend.
Au bout d’un moment arriva M. de Fauges, aide-de-camp du duc.
— Votre armée, dit Jacqueline avec cet air de vérité que les femmes savent si bien jouer, n’est pas aussi en sûreté ici que vous pourriez le croire. Vous êtes étrangers et ne connaissez pas le pays. M. de Turenne est trop habile homme pour se mettre en position, si ce n’est afin de vous tendre un piége. Je viens de Gros-Bois, où il y a de l’infanterie royale cachée dans la forêt. Faites de ceci l’usage que vous voudrez.
— Madame, répondit l’officier, il faut me suivre, s’il vous plait, auprès de son altesse. Elle décidera si on doit tenir compte de votre avis.
Jacqueline vit bien que son stratagème pouvait l’entraîner fort loin ; mais une fois embarquée, elle ne voulut pas reculer. Elle répéta devant le duc ce qu’elle venait d’avancer. On se méfiait de sa bonne foi ; cependant tout en hésitant, on ne sonna pas l’attaque, et en moins de trois heures que dura l’indécision, M. de Turenne passa la rivière et fut sauvé. Notre héroïne demeura cette nuit-là au camp, et se coucha sur la paille dans une grange, en vrai militaire. Le lendemain, elle obtint la permission de parcourir les lignes de l’armée de Lorraine avec un officier qui la conduisait. Elle remarqua des gens qui épiaient ses regards et ses mouvemens, et comprit qu’elle était surveillée. Sans rien perdre de son assurance, elle s’approcha jusqu’aux frontières du camp qui touchaient au pont de Charenton. Là, elle fit un signe à ses domestiques, et s’adressant ensuite à son guide, elle lui dit :
— Vous n’avez pas besoin de passer outre, monsieur, je m’en irai toute seule à Paris.
— Ne faites point cela, madame, dit l’officier, je serai obligé de commander à mes gens de tirer sur vous.
— Eh bien ! tirez sur moi. J’ai servi le roi et mon pays, Dieu me protégera.
Jacqueline traversa le pont avec la vitesse de l’éclair. Elle touchait terre de l’autre côté, lorsqu’on fit une décharge de mousqueterie contre elle ; mais elle n’eut qu’un de ses valets blessé légèrement. Une heure après, elle était dans Paris.
Mme de La Guette, ne voulant pas reprendre les habits de femme, se logea dans une hôtellerie des faubourgs, afin d’y vivre incognito. Elle envoya quérir un carrosse de louage et se mit à la recherche de son mari. Son déplaisir fut grand lorsqu’elle apprit que M. le prince, le comte de Marsin, le duc de Longueville et leur suite fuyaient vers le midi de la France. La rébellion vaincue à Paris se réfugiait en Guienne, tandis que la cour rentrait au Louvre. Jacqueline, sans perdre courage, s’apprêtait à courir les risques du voyage. Elle fût partie à l’instant même, si la blessure de son valet ne l’eût obligée à un retard. L’aventure du four à chaux et la fausse alarme donnée au duc de Lorraine avaient eu de l’éclat. La reine-mère elle-même se fit raconter cette histoire dans sa ruelle. On donna beaucoup d’éloges à la dame inconnue qui avait si bien servi le roi et M. de Turenne ; on voulait savoir qui elle était, et comme la vie de Mme de La Guette avait déjà servi de texte à plus d’un roman, il se trouva par hasard un gentilhomme qui la reconnut au portrait qu’on en faisait. On comptait alors en France plusieurs femmes vaillantes ; mais on n’en savait que deux qui fussent proches de Paris : l’une était la dame de Saint-Balmont, qu’on appelait le dragon de la Champagne, et l’autre était notre héroïne. Un matin, Mme de La Guette, en traversant à cheval le quartier du Marais, tomba au milieu de la place Royale, sans se douter que ce fût la promenade à la mode. Des gens de la cour qui passaient l’abordèrent le chapeau à la main, et, lui ayant demandé son nom, la prièrent de les accompagner jusque chez la reine. On la mena au Val-de-Grace, où demeurait Anne d’Autriche. Sa majesté embrassa la belle amazone, la caressa beaucoup, lui donna les louanges qu’elle méritait pour avoir servi le roi utilement, et lui promit qu’on la récompenserait lorsque les troubles seraient finis. Jacqueline parla de son envie de ramener le prince de Condé dans la bonne voie, et demanda la grace de M. de La Guette, qui lui fut accordée d’avance.
— Par ma foi, dit la reine, si nous avions toutes autant de cœur que cette gentille guerrière, les séditieux ne nous résisteraient pas. Pour l’honneur de notre sexe, il faut que nous l’aidions dans ses projets.
Et se tournant vers sa suite, elle ajouta :
— Messieurs, lequel de vous veut se charger d’accompagner Mme de La Guette jusqu’au terme de son voyage ?
Un gentilhomme, qu’on nommait Saint-Olive, répondit qu’il le ferait volontiers. La reine lui donna les papiers nécessaires pour avoir la protection des gens du roi pendant le chemin, et il fut convenu qu’on partirait dans huit jours. Cette entrée à la cour pouvait compter comme un succès. Mme de La Guette reçut des visites à son hôtellerie. On parlait d’elle en bons lieux, et ceux qui ne l’avaient pas vue n’étaient pas à la mode. Elle retourna plusieurs fois chez la reine. On la mena au spectacle et on lui fit toutes les chères du monde en sorte qu’elle passa une semaine à se divertir avant que d’entreprendre son grand voyage. Cependant elle apprit une nouvelle qui gâta fort ses amusemens. Une jeune dame qui avait trempé dans la sédition fut reçue en grace par la reine un soir que Jacqueline faisait sa cour. M. de Guitaut, lieutenant des gardes, qui avait l’esprit méchant, dit tout bas à Mme de La Guette :
— Vous voyez bien cette jolie personne ? c’est à vous qu’elle devrait demander pardon et faire ses humbles soumissions, car elle a plus frondé sur vos biens que sur ceux du roi.
— Comment l’entendez-vous ? demanda notre héroïne.
Le lieutenant se laissa un peu prier et finit par raconter que, pendant le siége de Paris, on avait jasé sur cette dame et sur M. de La Guette.
— Voilà ce que c’est, ajouta Guitaut, que de courir les chemins chacun de son côté.
Jacqueline feignit de prendre la chose en riant, mais l’humeur colérique qu’elle tenait du vieux Meurdrac lui mit le feu dans le sang. Guitaut s’en aperçut.
— Il ne faut pas vous agiter pour si peu, lui dit-il. Ce n’était qu’une galanterie en l’air. La dame a maintenant pour serviteur ce jeune homme qui est auprès d’elle. Il se nomme d’Avaugour et est son cousin.
Outre la rudesse naturelle d’une femme vaillante, Jacqueline avait encore celle d’une campagnarde. Elle entendait mal les manéges et le savoir-vivre des gens de cour. L’impatience la prenant, elle s’approcha de la dame :
— Vous maniez fort bien l’éventail, lui dit-elle à brûle-pourpoint ; savez-vous aussi bien tenir une épée ?
— Non, répondit la dame ; je vous laisse les ustensiles de guerre et ne me pique pas d’être amazone.
— J’en suis fâchée, car je vous aurais proposé de nous couper la gorge ensemble.
— Vous me faites trop d’honneur ; excusez-moi si je n’accepte pas la partie. J’ai peur des armes et je n’ai pas envie d’être estropiée.
— Quand on a peur des armes, on ne doit pas chasser sur les terres des femmes comme moi. Puisque vous avez eu affaire à mon mari, il faut, s’il vous plaît, que nous ayons à démêler ensemble.
— On chasse où l’on peut, madame, et si votre mari fait l’empressé ailleurs que chez lui, c’est apparemment que sa femme ne lui plaît guère ; il faut donc avoir vos démêlés avec lui et non pas avec moi.
La reine entendit qu’on se querellait et demanda ce que c’était.
— Votre majesté, dit Jacqueline, devrait mettre à la Bastille ces caillettes qui excitent ses sujets à la révolte et qui nous débauchent encore nos maris. Si j’étais la mère du roi, je les enverrais aux Filles repenties au lieu de leur donner l’embrassade.
La reine était disposée à rire ; elle prit gaiement cette incartade et voulut qu’on se raccommodât ; mais Mme de La Guette n’était pas facile à mener :
— Je veux bien, dit-elle, laisser la vie à cette poltronne ; cependant il me faut une vengeance, et je la tirerai de son cousin. M. d’Avaugour se battra demain avec moi.
— Impossible, s’écria d’Avaugour ; je ne tuerai pas une femme aussi aimable. Vous êtes trop fine lame pour ma cousine, mais pour moi vous ne l’êtes pas assez.
— C’est ce que nous verrons à l’épreuve. Je supplie sa majesté de permettre que nous tirions l’épée.
M. de Guitaut était ravi du courage de Jacqueline. Il s’offrait à lui servir de second. Tous les assistans se mouraient d’envie de voir un duel aussi bizarre, et la reine elle-même en eut peut-être la curiosité ; mais heureusement Anne d’Autriche avait trop de sens et de dévotion pour risquer la vie de deux personnes sur une fantaisie. Elle cessa de badiner, et sermonna si bien madame de La Guette que l’accommodement eut lieu. Afin que le divertissement du combat ne fût point perdu, Guitaut proposa pour le lendemain une joute au fleuret. Notre héroïne y consentit, et comme elle donna la première botte à M. d’Avaugour, elle fut beaucoup applaudie. On prit ensuite la collation dans le jardin du Val-de-Grace. Jacqueline se vit fêtée par tout le monde. Elle apprit alors le nom de la dame qu’elle avait provoquée ; c’était une des premières de la cour et qui depuis eut la bonté pour elle et s’employa en faveur de ses enfans.
Cependant la semaine consacrée au repos étant écoulée, on se dit adieu. Jacqueline partit en carrosse pour gagner Bordeaux. M. de Saint-Olive la mena sans mauvaise rencontre jusqu’à Angoulême. On entra ensuite dans un pays désolé par la guerre civile où l’on ne savait plus en quelles mains on pouvait tomber. Après avoir traversé par des villages fort ravagés, on arriva devant la Tour-Blanche qui tenait pour M. le prince. Tandis que Jacqueline attendait sous la poterne, Saint-Olive fut conduit par quatre hommes au gouverneur de la citadelle. Cet officier connaissait M. de La Guette. Il vint en personne chercher la voyageuse et la fit monter chez lui. Il apprit à notre héroïne que son mari devait être à une journée de marche de la Tour-Blanche avec le régiment de Marsin ; mais il ne voulut pas souffrir qu’elle allât plus loin sans faire un repas, car les vivres étaient si rares, qu’elle risquait d’en manquer en route.
Le gouverneur, qui s’appelait La Roche-Verny, promit de conduire lui-même Mme de La Guette à son mari ; Jacqueline remercia Saint-Olive et lui conseilla de retourner à Angoulême, ce qu’il fit sans difficulté, car il regardait sa commission comme achevée. En cela, ils furent imprudens tous deux ; on ne sait jamais bien ce qui peut advenir d’une femme, une fois qu’on la quitte d’une semelle seulement.
La guerre de la fronde n’était pas fort meurtrière. Il y avait plus de pillages et d’escarmouches que de véritables batailles. On s’interrompait quelquefois pour se donner les violons, et l’amour allait son train ordinaire ; beaucoup de dames suivaient les gens des deux partis ; celles de la province feignaient de se passionner pour la politique afin d’avoir aussi leur part des divertissemens. M. de La Roche-Vernay était un homme à succès et donnait encore plus dans la galanterie que dans la rébellion. Cependant ce qui prévint Mme de La Guette en sa faveur, c’est qu’il portait bien la moustache et qu’il avait la mine d’un franc guerrier. Comme il admirait aussi l’air martial de notre héroïne, ils se prirent d’amitié l’un pour l’autre. Au lieu de se remettre en chemin tout de suite, Jacqueline consentit à visiter les dames de la ville. On fit une partie de plaisir dans un beau jardin où l’on pêcha des carpes. On soupa du poisson qu’on avait pris, et la nuit se trouva venue sans qu’on y eût pensé. Notre amazone amusa la compagnie en racontant sa querelle et son combat au fleuret avec M. d’Avaugour.
— Vous n’êtes pas au bout de vos duels, dit M. de La Roche-Vernay. Il paraît que votre mari est fort porté vers le beau sexe.
Ce mot suffit pour jeter du trouble dans l’esprit de Mme de La Guette. Elle devint rêveuse et ne trouva plus à rire de la soirée. Lorsqu’on fut de retour au château, Jacqueline pressa le gouverneur de s’expliquer.
— Volontiers, répondit-il. Votre mari est accompagné d’une demoiselle de ce pays qui le suit partout, et votre arrivée va un peu troubler ses plaisirs.
M. de La Roche-Vernay, voyant que notre amazone, déjà rouge de colère, parlait de donner de sa cravache dans la figure de cette demoiselle, lui conseilla d’abord de ramener son mari par la douceur et de pardonner une faute dont l’absence était la véritable cause ; mais le dépit alla toujours en croissant. La beauté de Jacqueline n’était jamais si remarquable que dans ces transports de passion. Le gouverneur finit par en être frappé ; quoique la dame fût confiée à sa garde, il la jugeait de taille à savoir se garder elle-même. Au lieu de calmer Mme de La Guette, il changea de langage et tâcha de l’exciter à la vengeance. Il se mesurait avec une vertu de bon aloi. Aussitôt qu’il se risqua jusqu’à mettre le genou en terre et à faire l’amoureux, Jacqueline le soupçonna d’avoir calomnié son mari. Elle prit tout uniment un pistolet, et le posant sur la poitrine du galant, elle lui dit d’un air résolu :
— Vous me trompez, monsieur, et vous m’allez avouer votre fourberie, ou bien je vous jure que je vous tue sur la place.
M. de La Roche-Vernay fut un peu étourdi par cette brusquerie et ce canon de pistolet ; cependant il avait du courage, et il était fort de son innocence. Il se remit et répondit en découvrant sa poitrine :
— Tuez-moi donc, madame, pour avoir pris trop d’intérêt à votre infortune. Si mon cœur s’est ému, c’est la pitié qui a ouvert le chemin à l’amour, et puisque vous me regardez comme un imposteur, le déplaisir que j’en ressens est pire que la mort. Je vais mourir satisfait en pensant aux regrets que vous aurez demain.
Mme de La Guette détourna son arme ; mais sa colère ne fut pas plus tôt envolée, que son rôle devint embarrassant. Elle avait outragé. M. de La Roche-Vernay par ses soupçons. Les femmes peuvent être injustes pour un mari ou un amant, cela ne leur coûte pas beaucoup, et il n’est point de dettes qu’elles ne puissent nier à celui qui les aime ; mais à l’égard d’un homme qui ne leur fut jamais rien, il n’y a pas de tribunal plus équitable que leur cœur, ni de débiteur plus exact à payer. Dès ce moment, le jeune cavalier eut affaire à la générosité de notre héroïne. C’est la position la meilleure que doive souhaiter un amoureux.
— Madame, disait-il, je vous pardonne de m’avoir accusé de perfidie. Ce n’est pas cette injure qui me touche le plus cruellement ; C’est plutôt le malheur d’avoir rencontré une personne aussi aimable que vous et de n’avoir su que lui déplaire.
Jacqueline pleura et son courage s’amollit. M. de La Roche-Vernay paraissait désespéré de ses larmes. On lui devait une réparation, et il l’obtint. Voilà comme le démon tente plus habilement les femmes par les bons sentimens que par les mauvais.
Aussitôt que le jour parut et que la raison eut repris son empire, Jacqueline eut horreur de sa faute. Elle se jeta sur le carreau à deux genoux, et levant ses bras vers le ciel, elle s’écria :
— Mon Dieu, voyez le repentir amer d’une faible créature. Pardonnez-lui, et daignez encore vous servir d’elle, toute indigne et toute coupable qu’elle est, pour l’accomplissement de vos desseins. Brisez ensuite ce vil instrument une fois que vous l’aurez employé ; mais faites qu’avant de mourir j’aie exécuté mon projet d’éteindre la guerre civile.
M. de La Roche-Vernay avait été touché de la douleur sincère de Jacqueline. Il promit d’agir désormais comme s’il ne fût rien arrivé des évènemens de la veille. On apprêta les chevaux et on partit à six heures du matin pour la ville de Bourdeille, où on présumait que M. de La Guette se trouverait avec le régiment de Marsin. Il en était décampé depuis deux heures lorsque Jacqueline y arriva ; mais comme le gouverneur de Bourdeille assura qu’on le rencontrerait infailliblement dans la ville de Serlac, notre amazone dit adieu à M. de La Roche-Vernay et continua son voyage. À Serlac, on ne trouva personne encore. Il y avait eu dans la nuit un coup de main. Des traîtres avaient livré une porte aux troupes royales. Beaucoup de frondeurs étaient massacrés. Jacqueline entra dans la ville au moment où le tumulte s’apaisait. À peine se fut-elle installée dans une hôtellerie, qu’un officier du roi, suivi de quatre hommes armés, vint l’interroger par l’ordre du nouveau commandant ; on dressa procès-verbal de ses réponses, et il fut décidé que notre héroïne n’était autre que le comte de Marsin lui-même sous un déguisement de femme. Il fallut perdre encore un jour avant qu’une assemblée composée de six dames de la ville eût vérifié le sexe de Mme de La Guette. On lui demanda ensuite pardon de la méprise, on lui donna un guide pour Bordeaux, et elle partit enfin plus confiante que jamais dans le succès de son ambassade.
Jacqueline n’avait fait qu’une lieue au sortir de cette ville, lorsqu’elle vit au coin d’un bois huit cavaliers démontés qui lui présentèrent à bout portant les canons de leurs mousquets. Le guide et les valets tournèrent bride et s’enfuirent au galop. Mme de La Guette, abandonnée au milieu de ces brigands, fut obligée de se rendre pour éviter une mort certaine. On lui prit son cheval, sa valise et son argent ; on lui laissa seulement ses armes pour qu’elle eût l’honneur sauf. Une autre femme moins vaillante qu’elle eût perdu le courage au milieu de tant de traverses ; Mme de La Guette montra toute la constance et l’énergie de son caractère en résistant aux coups d’un destin acharné. Rien ne put ébranler son ame. Elle continua son chemin à pied comme une simple pèlerine, et marchait avec autant d’ardeur que ces croisés des temps anciens qui sentaient en eux l’esprit divin les guidant à la délivrance de la terre sainte. Elle se consola de la lenteur du voyage en préparant le discours qui devait convertir M. le prince. Des paysans lui donnèrent asile le soir. On la conduisit tantôt sur des ânes, tantôt dans quelque charrette. Partout on lui faisait bon accueil et on s’empressait à la servir, parce qu’elle gagnait tous les cœurs par son air résolu, son parler cordial et sa gentillesse. Elle mangea du pain noir le plus gaiement du monde, se coucha sur le foin quand elle ne trouva pas de lit, et dormit dans son fourreau, comme disent les gens de guerre.
Un matin, après bien des fatigues, elle atteignit enfin la Dordogne, et s’apprêtait à passer cette rivière dans un bateau, quand tout à coup les sons des trompettes et les roulemens du tambour frappèrent son oreille. Elle vit à peu de distance une troupe de cavaliers qui venaient au galop. Le premier qu’elle reconnut fut M. le prince lui-même.
— Eh ! dit son altesse, n’est-ce pas madame de La Guette que je vois ? Courez-vous après votre mari, ou bien venez-vous remplir votre serment de me servir d’aide-de-camp ?
— L’un et l’autre, monseigneur, répondit Jacqueline. Faites-moi donner un cheval, et si je puis combattre à vos côtés, cette journée sera la plus belle de ma vie.
— Je ne saurais refuser un aussi joli volontaire. Puisque le ciel vous a conduite ici, vous allez voir l’ennemi de près.
Un écuyer amena un cheval, et toute la bande piqua des deux. À un quart de lieue environ étaient embusqués deux régimens du parti des princes qui attendaient un détachement de troupes royales. L’ennemi parut presque aussitôt dans une gorge. On marcha vers lui à l’improviste. Le feu était bien nourri des deux parts. Tous les bruits de la guerre éclataient à la fois, et portaient dans l’ame de notre héroïne cette joie furieuse à laquelle on reconnaît le vrai courage. Dans un moment où les balles sifflaient en l’air, M. le prince regarda sa voisine dont le cheval se cabrait :
— Eh bien ! mon cavalier, dit son altesse en riant, cela ne vous fait pas peur ? Si vous avez assez de bataille comme cela, vous pouvez vous retirer ; on ne vous en grondera pas.
— Je regrette au contraire d’être si près de vous, monseigneur car je vois bien que les autres achèveront la besogne sans moi. Vous n’avez pas besoin de vous signaler, vos preuves sont faites ; mais moi, j’ai mes éperons à gagner.
— Venez donc, reprit son altesse ; je me donnerai pardieu le plaisir de vous mener au bon endroit. Allons, mon beau cornette ! la bride au pommeau de la selle, le pistolet dans la main gauche, l’épée dans la droite, et ferme sur l’étrier. Voilà une compagnie de chevau-légers qui nous résiste encore ; il faut l’enfoncer nous-mêmes. En avant, messieurs, et place pour Mme de La Guette ! Nous voulons le premier rang.
À ce cri tout l’état-major s’ébranla. M. le prince et Jacqueline ouvraient la marche. La première ligne des ennemis venait de faire feu : on la rompit sans peine ; mais la seconde avait les armes chargées. M. le prince, voyant qu’on l’ajustait, cria :
— Baissez la tête, ma voisine.
Mme de La Guette eut ses plumes coupées par les balles. Elle se jeta aussitôt sur le capitaine de la compagnie et lui tua son cheval d’un coup de pistolet. Avant qu’il se fût dégagé des étriers, elle lui posa la rapière sur la gorge en lui ordonnant de se rendre.
— Rendez-vous, dit M. le prince, et remettez votre cœur en même temps que votre épée, car le vainqueur est une femme.
Le capitaine, voyant sa compagnie en déroute et la résistance inutile se déclara prisonnier. M. le prince était dans le ravissement. Il voulait récompenser son aide-de-camp. Il ôta ses éperons et les attacha lui-même aux pieds de notre héroïne ; puis il lui commanda de s’agenouiller, et lui frappant l’épaule du plat de son épée, il lui dit :
— Je vous fais chevalière ! Donnons-nous, s’il vous plaît, l’accolade.
Jacqueline, ivre de joie, sauta au cou de son altesse, qui l’embrassa sur les deux joues, et jamais cérémonie ne fut plus galamment exécutée.
— Ne vous gênez point, monseigneur, dit une voix que notre amazone reconnut.
C’était M. de La Guette, qui arrivait avec le régiment de Marsin. Il eut son tour à caresser la belle guerrière, et on reprit ensuite le chemin de Bordeaux. On rencontra le prince de Conti et Mme de Longueville qui venaient au-devant de leur frère, en sorte que le retour fut une espèce de triomphe. Tout en devisant avec ces grands personnages, les époux eurent ensemble un petit démêlé conjugal. Jacqueline pardonna les fautes de son mari par souvenir des siennes, et la bonne intelligence ne fut point troublée. Le reste du jour se passa dans les repas et les fêtes. Mme de La Guette reçut toutes sortes d’honneurs et de complimens ; mais elle ne perdait pas de vue son dessein. Si l’amour de la guerre l’avait entraînée un peu loin, elle pensait aussi que son crédit s’en augmenterait, et l’occasion ne pouvait tarder à s’offrir de porter le grand coup qui devait sauver la France.
Sur ces entrefaites la désertion se mit dans l’armée des rebelles. M. le prince venait d’en recevoir l’avis, au moment où notre héroïne lui demanda une audience. Jacqueline ignorait cette éloquence bourrelée qu’on apprend dans les universités et parla d’abondance, sans suivre précisément les divisions qu’elle avait arrangées dans sa tête. Elle s’étendit sur la peinture des horreurs de la guerre civile ; sans aller jusqu’aux reproches, elle appuya sur la fausse gloire qu’on en tirait, et fit valoir le mérite inestimable de celle qu’on gagnait à combattre les ennemis du roi. Elle termina en posant le genou en terre pour supplier son altesse de renoncer à ses projets contre la cour et de ramener la paix et le bonheur dans le royaume. Nous ne savons pas ce qui fût advenu si la guerre n’eût pas été finie par force, car l’émotion de Mme de La Guette avait gagné le noble cœur du prince. Il voulut du moins donner à notre héroïne le plaisir de penser qu’elle avait réussi à souhait. Il l’obligea de se relever, lui prit les mains tendrement, et profita de l’occasion pour l’embrasser encore, en assurant que sa haine était évanouie. On ouvrit alors les portes. M. le prince déclara devant tous les chefs du parti qu’il allait à Paris faire ses soumissions à la reine, et qu’il recommanderait ses amis à la clémence royale. Pendant le reste de cette journée, tandis que chacun songeait à sa propre sûreté, Jacqueline entendit parler de la désertion des troupes ; mais son altesse lui dit que cela n’eût point suffi pour changer ses résolutions, et que c’était elle seule qui avait amolli son ame. Elle en demeura toujours persuadée, et cette croyance aurait fait la joie de sa vie entière, si l’emprisonnement de M. le prince au donjon de Vincennes n’eût changé pour un temps son plaisir en remords.
Les détails du retour de notre amazone n’auraient point de prix après la lecture de son premier voyage ; elle était cette fois protégée par son mari. On courut bien quelques petits dangers ; Jacqueline se fit une blessure au visage, en roulant sur des pierres avec son cheval ; elle tomba aussi dans une rivière où elle faillit se noyer ; elle se démit un bras : ce sont là de ces petits évènemens sans conséquence dont la vie d’une femme vaillante est parsemée. En arrivant au Louvre, Mme de La Guette s’attendait à être reçue comme l’ange sauveur de la cour ; cependant la reine et M. le cardinal l’accueillirent assez froidement ; on l’avait desservie en racontant son exploit contre les troupes royales. M. de La Guette fut encore plus maltraité. Le dépit les prit tous deux ; le mari partit pour la Flandre avec M. de Marsin, et Jacqueline se retira dans sa maison, qui se ressentait fort de l’absence des maîtres.
Mme de la Guette avait alors plus de quarante ans ; c’est l’âge des passions mâles, et le plus beau pour faire la guerre. Le logis et le gouvernement de son ménage lui devinrent insupportables ; rien ne put apaiser son ambition, ni la tendresse de ses enfans, ni les agrémens de la compagnie des environs, qui était pourtant choisie, puisqu’on y comptait les Molé, les dames de Coulanges et la fameuse Mme de Sévigné ; Jacqueline serait tombée en consomption si le calme eût duré. Un matin, sa tête s’échauffa ; elle mit ses filles au couvent, prit ses garçons avec elle, et s’en alla rejoindre son mari, qui était sous les drapeaux du prince d’Orange. La Hollande était un pays turbulent, toujours enfoncé dans quelque ligue politique, et se querellant avec ses voisins ; nul séjour ne convenait mieux à une amazone. Mme de La Guette suivit les troupes, fit le coup de main en plusieurs occasions, et ajouta quelques rameaux à ses lauriers. On sait trop de quoi elle était capable en ce genre, pour qu’il soit nécessaire de dire son humeur martiale, en lui rendant les sentimens plus doux qui conviennent au beau sexe.
Le fils aîné de Mme de La Guette faisait alors ses premières armes c’était un grand plaisir pour sa mère, que de l’accompagner au régiment. Un jour qu’il y eut une escarmouche contre une compagnie de Suisses, le jeune La Guette en vint aux prises avec un ennemi plus robuste que lui, qui le serrait de fort près. Jacqueline reconnut le danger de son fils, et, comme elle tirait bien le mousquet, elle en prit un des mains d’un soldat, et coucha l’ennemi par terre d’un coup de feu dans le côté. Mme de La Guette, emportée par l’ardeur du combat, se précipita tout en fureur sur le blessé, de peur qu’il ne voulût encore résister ; mais ce malheureux était mourant. En se jetant sur lui, elle trempa ses doigts dans le sang qui coulait à flots ; elle vit un beau garçon, qui tourna vers elle des yeux obscurcis par les voiles de la mort. Le regard de ce jeune homme était plein de douleur et de désespoir ; il pénétra dans l’ame de Jacqueline. Ce qui acheva de la troubler, c’est que le pauvre diable, en reconnaissant une femme, se méprit sur ses intentions, et pensa qu’elle venait à son aide :
— N’essayez point de me secourir, madame, lui dit-il ; je suis un homme perdu. Tirez seulement de ma ceinture cette bourse et ce papier où vous verrez la demeure de ma mère à Genève. Envoyez-lui ce peu d’argent ; c’est ma solde d’un mois. Je servais pour nourrir ma famille. Le ciel ne m’a point favorisé.
Puis en pressant la main de Jacqueline d’un air qui exprimait de la reconnaissance, il ajouta : — Vous êtes bonne ! Dieu vous récompensera ! — Et il mourut étouffé par le sang qui lui vint jusqu’au bord des lèvres. Jacqueline sentit de l’horreur et de la pitié. Cette triste scène se grava dans son imagination et y détruisit le prestige de la vie des camps. Elle rêvait souvent que ce jeune homme revenait lui dire avec son regard mourant : « Vous avez fait le malheur de ma pauvre mère ! Les femmes ne doivent point tuer. Quittez ces mœurs barbares, ou bien vous saurez aussi ce que c’est que de perdre ses enfans. » Elle voulut d’abord fermer l’oreille aux cris de sa conscience, mais ils finirent par triompher de son goût naturel pour les batailles, et dans la suite elle attribua les chagrins qui l’accablèrent à la résistance qu’elle avait opposée aux ordres d’en haut.
À quelque temps de là, Mme de La Guette eut le plaisir de voir son fils aîné se marier avec une demoiselle de bonne maison. Elle apprit aussi que l’une de ses filles était recherchée à Paris par le chevalier Saint-Huber qui l’avait vue dans son couvent. Ce chevalier descendait directement du patron des chasseurs, puisqu’il avait le don de guérir de la rage en touchant les gens mordus par des chiens. Il était fort pauvre ; mais comme il avait touché la reine qui craignait d’enrager, on espérait que le roi lui donnerait une pension. La seconde fille de Jacqueline, étant portée à la dévotion, prit le voile volontairement. Toutes ces choses promettaient à la mère un avenir heureux. Cependant, en peu de jours, ces biens se changèrent en maux. Saint-Huber fut oublié du roi, et le mariage ne se fit pas. La fille aînée vint rejoindre sa mère à Gand, et comme rien ne put dissiper sa mélancolie, toute la famille qui l’aimait en fut affligée. Une troisième fille mourut chez M. d’Alais. M. de La Guette lui-même prit les fièvres dans une campagne d’hiver et rendit son ame à Dieu après quatre mois de souffrances et de langueur. Enfin, pour dernier coup, et celui-là fut le plus cruel de tous, le fils aîné reçut au siége de Maestrich un boulet qui lui enleva les deux cuisses. Tant de secousses ébranlèrent la fermeté de Jacqueline. Son caractère s’amollit par l’habitude des larmes. Elle perdit sa vivacité, sa belle humeur ; sa beauté même en fut endommagée. Une révolution aussi considérable dans son esprit et sa personne l’étonna elle-même, et souvent elle répétait que son heure dernière devait être proche. Malgré ces pressentimens fâcheux, elle eût pu vivre long-temps encore, car elle avait une constitution de fer. Une aventure où elle se jeta inconsidérément mit fin à cette carrière romanesque, comme si le sort eût désiré par amour de l’art que Mme de La Guette mourût héroïquement.
La tendresse de Jacqueline s’était reportée entièrement sur son second fils, qui était un aussi beau et brave garçon que l’aîné. Tout en craignant pour ses jours, la mère n’eût voulu pour rien au monde le détourner de la guerre et des devoirs d’un honnête gentilhomme. Elle le mit sous les drapeaux, et se contentait de pleurer lorsqu’il allait aux camps mais elle lui disait au milieu des caresses et des pleurs : « Battez-vous bien, mon enfant ; faites qu’on parle bien de vous, et que Dieu vous préserve d’accident ! »
On ne sait jamais ce qu’on doit souhaiter, tant la mauvaise fortune est habile à nous frapper par le côté où nous y pensons le moins. Ce fut dans un temps de paix, et au sein du repos, que la mort vint encore s’abattre sur cette maison malheureuse. Le petit La Guette était, comme son père, d’une complexion amoureuse ; il avait les passions et la fougue qu’on excuse dans les jeunes gens. Il gagna les bonnes graces d’une dame assez jolie, de la ville de Gand ; cette personne était coquette et galante. Notre garçon eut plusieurs rivaux aussi bouillans que lui, quoique moins courageux. Ils le prirent en haine parce qu’il était favorisé, et ils se concertèrent pour se défaire de lui à l’italienne, en l’assassinant. Le jeune homme aimait fort la chasse et s’en allait souvent courir tout seul dans la campagne. On paya des estafiers pour l’attendre au coin d’un bois et le tuer.
Un jour que son fils était hors du logis, Mme de La Guette fut réveillée de grand matin par un paysan qui accourait tout en nage pour lui parler.
— Madame, lui dit cet homme, je suis le maître d’un cabaret de village. Il est venu hier trois spadassins qui ont couché dans ma maison ; je les ai entendus causer entre eux d’une personne qu’ils doivent tuer ce matin. Ils ont prononcé le nom de votre fils, ce doit être lui qu’ils attendent au détour d’un chemin. Envoyez-y du monde ; je conduirai vos gens ; ne perdez pas un instant.
Dans son émotion, Mme de La Guette voulut courir elle-même au-devant de son fils. Elle mit à la hâte ses habits d’amazone, chargea ses armes et appela ses valets. La prudence et le bon sens voulaient qu’elle emmenât plus de monde avec elle qu’il n’en fallait pour empêcher le coup ; mais sans y songer, et par cette habitude scrupuleuse des ames vaillantes, elle ne prit que deux laquais bien courageux, afin d’être trois contre trois, de même que s’il se fût agi d’une affaire d’honneur. On monta aussitôt à cheval, le paysan à la tête de la troupe, et l’on traversa par le milieu des champs pour arriver plus vite.
Lorsqu’on fut au détour où le guide avait compris que le guet-apens se devait faire, on ne vit personne ; il ne semblait point, en regardant l’herbe et les buissons, qu’il se fût passé là une scène de violence. La terre n’était pas remuée comme après un combat. Le paysan ne savait plus que dire : il pensait qu’il fallait demeurer, et que les estafiers allaient venir bientôt. Mme de La Guette tomba dans une indécision mortelle. Il se pouvait que son fils fût attendu dans un autre lieu, et qu’il y mourût sans recevoir de secours. Elle laissa un de ses hommes au détour du chemin, l’autre monta sur un tertre d’où l’on voyait au loin dans les champs. Elle leur commanda de l’appeler à grands cris s’ils découvraient quelqu’un, puis elle s’avança pour battre les bois sous la conduite du paysan. Des pas d’hommes qu’elle trouva sur une terre molle lui firent penser que les assassins avaient marché tout nouvellement ; elle suivit ces traces, aussi vite qu’elle put, mais une lande considérable se présenta, où l’on ne voyait plus la marque des pas. Jacqueline visita la lisière du bois, tandis que le paysan battait la bruyère. Enfin elle aperçut des chevaux attachés à un arbre : elle courut au galop de ce côté ; les trois estaffiers étaient assis par terre à deux pas de là.
— Que faites-vous ici ? leur dit-elle ; vous êtes des brigands. Remontez à cheval, et allez à la ville sur-le-champ.
— Passez votre chemin, répondit le chef de ces spadassins, nous avons affaire ici.
— Je sais ce que c’est, reprit Jacqueline ; vous venez pour tuer M. de La Guette, mais vous ne le tenez point ; je suis sa mère !
— Nous vous connaissons ; vous êtes une vaillante. Mais puisque vous savez de quoi il s’agit, vous devinez bien, madame, que nous avons reçu de l’argent ; il nous faudrait le rendre, et cela ne fait pas notre compte. Donnez-nous parole, sur l’honneur, de nous payer cent pistoles demain matin, et nous partons à la minute. Le marché vous plaît-il ?
Les craintes et la tendresse maternelle ne purent étouffer ni la vivacité du sang ni l’humeur guerrière de notre amazone.
— Je n’entre pas en marché avec des canailles de votre espèce, dit-elle.
— Songez que nous sommes trois contre vous.
— Prétendez-vous m’effrayer ? Mes gens sont là-bas, et je n’ai qu’à tirer ce pistolet pour les voir accourir.
— Allons-nous-en, disaient les deux spadassins.
— Un moment ! reprit le chef. Combien avez-vous de laquais avec vous ?
— Deux seulement, mais qui en valent six comme vous autres coquins.
— Voilà où gît l’erreur. Nous ne sommes pas de ces vauriens qui volent l’argent du monde en manquant leurs coups ; nous tenons à le bien gagner, et pour preuve, nous ferons aujourd’hui double besogne en vous tuant d’abord, et votre fils après. Quant aux laquais, ce sont des poltrons.
Le bandit ajouta quelques mots dans une langue étrangère, que Mme de La Guette n’entendait point. Elle comprit que ces gens s’apprêtaient à l’attaquer. Une autre qu’elle eût pris la fuite sans scrupule et sans honte ; mais les instincts de nature triomphèrent encore une fois dans cette personne courageuse. Jacqueline prévint les brigands, en lâchant un coup de pistolet dans le groupe ; elle en blessa un à la main gauche. Alors ces trois coquins se jetèrent sur elle et la prirent en même temps de trois côtés. Notre héroïne maniait aussi admirablement le cheval que l’épée ; elle renversa un des bandits sur le dos, avec le poitrail de sa monture, et fit tant de volte-faces, que les autres n’osaient plus approcher. Cependant l’un d’eux courut à l’arbre où étaient les chevaux et en rapporta une espingole chargée de douze balles ; il tira sur Jacqueline, qui roula par terre blessée mortellement. Les assassins tombèrent ensuite sur notre héroïne, et furent assez lâches pour la percer encore de cinq coups de rapière. Elle résista jusqu’au dernier soupir. Le chef de ces misérables, qui l’avait achevée, raconta par la suite qu’en mourant elle l’avait regardé d’un air si furieux et si terrible, qu’il n’en avait point dormi de trois semaines.
Ainsi périt Mme de La Guette, comme elle avait vécu, c’est-à-dire intrépidement, l’épée au poing et la face tournée vers l’ennemi. Si son grand cœur ne suffit pas à la préserver de la mort dans cette mauvaise rencontre, elle eut du moins, en l’autre monde, la satisfaction de voir qu’elle avait sauvé son fils, car les bandits prirent la fuite et s’enfoncèrent dans la forêt, de peur d’être poursuivis par les gens de Mme de La Guette, qui accouraient au bruit du combat. Le corps de notre amazone fut rapporté à Gand ; on lui fit un service très beau, où assistèrent le comte de Marsin, M. de Monterey et bien d’autres grands seigneurs. On lui éleva un tombeau de marbre, aux frais des bourgeois de la ville, sur lequel on grava en abrégé les traits les plus sublimes de sa vie et l’énumération de ses vertus.
Puisse le lecteur bénévole avoir trouvé quelque délassement au récit des hauts faits de Jacqueline de La Guette, et nous pardonner de l’avoir tenu aussi long-temps pour lui donner une faible idée de ce que nos pères appelaient une femme vaillante.