Madame de Charrière (Augustin Filon)
C’est une destinée assez bizarre que celle de Mme de Charrière. Vivante ou morte, elle a manqué plusieurs fois la célébrité. Et, cependant, il reste, à son endroit, un regret et comme un remords dans la conscience de la critique française. Un je ne sais quoi nous avertit que tout n’est pas dit ; que cette femme ne peut pas, ne doit pas disparaître ; qu’elle n’a pas su nous donner ou que nous n’avons pas su tirer d’elle tout ce qu’elle nous apportait. La Revue est intéressée, au premier chef, dans cette exhumation périodique qui pourrait bien aboutir, à une résurrection définitive. C’est ici que Sainte-Beuve fit, à deux reprises, vers le milieu du dernier siècle, une tentative mémorable pour remettre à la mode l’auteur de Caliste et des Lettres Neuchâteloises. C’est aussi dans ces mêmes colonnes que commença de se produire un nouvel et important effort qui atteint aujourd’hui son entier développement et que je crois appelé à réaliser son objet.
A peine entrevue de son siècle, elle ne réussit jamais à se faire jouer et trouvait de grandes difficultés à se faire imprimer. Plusieurs de ses ouvrages n’ont paru qu’en allemand ; d’autres sont demeurés en manuscrit et ont habité, depuis plus de cent ans, des tiroirs de commode ou d’armoire. Jamais, — pardon de ce détail, mais c’est la pierre de touche, — elle n’en a tiré un sou, pas même de ceux qui ont été le plus connus. Elle tenta la fortune des concours académiques, mais sans rien obtenir. Pourtant elle jouissait d’une certaine notoriété, moitié littéraire, moitié mondaine. On savait qu’il y avait au pied du Jura, dans un bourg voisin de Neuchâtel, une femme très bien née et de beaucoup d’esprit qui parlait et écrivait à merveille. Les étrangers qui traversaient la principauté allaient la visiter comme une des curiosités du pays et revenaient enchantés de sa conversation. Mais ces impressions s’effaçaient vite, à moins qu’il ne s’ensuivît un de ces commerces de lettres qui se traînent dans la langueur des amitiés à distance. Ses premiers romans avaient fait un certain bruit autour d’elle, un bruit qui n’avait rien de très sympathique, car la malignité locale avait vu des allusions personnelles dans certains traits de mœurs et dans certaines peintures de caractères. Elle se défendit comme se défendent les gens d’esprit, en donnant de nouveaux griefs à ceux qui se plaignaient de son humeur satirique. Si bien que les Neuchâtelois ne semblaient plus bien savoir s’ils devaient la dénoncer ou la prôner, en être mécontens ou en être fiers. Au milieu de tout cela, elle avait trouvé, non seulement à Lausanne mais à Paris, des critiques Justes et même favorables. Caliste était passionnément admirée de quelques femmes, au premier rang desquelles était Mme de Staël, mais Mme de Charrière repoussa cette admiration, — on verra pourquoi, — avec une brusquerie qui alla jusqu’à la violence. Ce qu’elle écrivit ensuite plut beaucoup moins ou se perdit dans le grand tumulte de la Révolution et des temps nouveaux qui commençaient. Quand elle eut disparu, la petite église, dont les fidèles ne se connaissaient pas entre eux, se perpétua. Mme Guizot, qui signait alors Pauline de Meulan, fit paraître dans le Publiciste, en 1809, une étude où elle exaltait non seulement Caliste, mais les Trois Femmes avec cette exagération qui accompagne toujours les véritables enthousiasmes. Ensuite, nouvelle éclipse. Mais, de 1830 à 1840, au lendemain de la mort de Benjamin Constant, on parla beaucoup de lui : comment n’eût-on pas parlé un peu de celle qui avait été en quelque sorte son éducatrice, sa marraine, selon l’expression de Sainte-Beuve ? Il trouvait galant et discret de jeter ce mot comme un voile sur une faute qu’il absolvait, d’ailleurs, sans la moindre difficulté. Nous nous demanderons tout à l’heure s’il ne convient pas de réhabiliter Mme de Charrière d’une indulgence dont elle n’a pas besoin. Quoi qu’il en soit, Sainte-Beuve donna sur Mme de Charrière, puis sur Benjamin Constant et Mme de Charrière deux articles qui parurent le 15 mars 1839 et le 15 avril 1844. L’analyse et les extraits des Lettres Neuchâteloises faisaient le charme du premier ; des citations nombreuses des lettres de Benjamin Constant prêtaient au second un agrément très vif. Le reste, — ce qui est personnel à l’écrivain, — est moins de la critique que des impressions de lecture. Je ne sais si Mme de Charrière eût aimé ces articles. On y louait la netteté, la franchise, la droiture de son style dans un style qui brillait par des qualités très différentes, sinon opposées : par une subtilité un peu trouble, par l’acuité et la ténuité. Mais elle y était devinée avec une rare pénétration, en dépit des lacunes, des ignorances et des erreurs, inévitables dans un premier voyage à la découverte d’une âme.
Ces articles produisirent un grand effet, et c’est à ce moment que Mme de Charrière toucha de plus près à la popularité. Dès 1833, une nouvelle édition des Lettres Neuchâteloises avait paru à Neuchâtel, précédée d’une préface contenant une page inédite de l’écrivain. En 1845, on réimprimait Caliste avec les Lettres de Lausanne dont elle n’était, primitivement, qu’un épisode et qui, à présent, lui servent d’introduction ; le tout encadré dans les deux études de Sainte-Beuve et accompagné d’un autre article où Mme Caroline Olivier comparait Caliste avec Manon Lescaut et Leone Leoni. Les lecteurs de la Revue qui ont eu récemment sous les yeux la correspondance de Sainte-Beuve avec Juste Olivier, mari de cette dame, n’ont pas besoin qu’on leur rappelle les attaches, vaudoises du grand critique. Ce sont ses amis de Lausanne qui l’avaient mis sur la voie d’admirer Mme de Charrière. Son principal informateur était le professeur Gaullieur, fils d’une amie intime de Mme de Charrière, qu’elle avait faite, en mourant, dépositaire de ses papiers. Propriétaire, par héritage, des manuscrits de l’auteur de Caliste, Gaullieur se rappelait trop la vieille définition romaine de la propriété : jus utendi et abutendi. Il était d’une génération qui commençait à aimer les documens, mais n’avait pas encore appris à les respecter, et qui croyait qu’un bout de toilette ne messied pas à la vérité. C’est pourquoi Gaullieur se croyait en droit d’ « arranger » Mme de Charrière. Elle eût cruellement souffert de ces mutilations si bien intentionnées, si elle avait pu les prévoir, car elle tenait non seulement à sa pensée, mais à sa phrase, et elle avait raison : il n’y a que les maladroits qui s’imaginent qu’il y a deux manières de dire une chose[1]. Gaullieur remaniait, résumait, transposait, prêtait à Mme de Charrière des lettres écrites, en réalité, par sa propre mère et, pour rendre vraisemblable cette petite supercherie, la faisait aller à Berlin où elle ne mit jamais les pieds. Aux détails vrais qu’il connaissait, il en ajoutait d’autres qu’il trouvait probables et traitait, en somme, sa biographie comme un roman qu’il s’agit de rendre attrayant en y faisant entrer le plus d’élémens curieux qu’il est possible. Il est l’auteur responsable de quelques-unes des erreurs de Sainte-Beuve, notamment de celle qui fait de Mme de Charrière une habituée du salon Necker lors de son séjour à Paris en 1787.
Certain matin, un jeune étudiant feuilletait des volumes à la devanture d’une librairie de Neuchâtel. Il avait en main un des livres de Mme de Charrière lorsqu’un vieillard, frappant sur son épaule, lui dit : « Emportez cet ouvrage et lisez-le : il vous fera plaisir. » Ce vieillard s’appelait César d’Ivernois. C’est celui que Mme de Charrière nomme, dans sa correspondance, « notre petit maire. » Il avait été l’ami sûr, actif et dévoué des dernières heures. Quant à l’étudiant, son nom était Charles Berthoud et ce tolle, lege, prononcé si à propos, eut une influence décisive sur sa vie littéraire. Il devint un des fervens de la châtelaine du Pontet et se donna pour mission d’écrire sa biographie. Avec le zèle de Gaullieur, il avait le tact, le goût, la finesse qui avaient manqué à son prédécesseur. Mais c’était un grand et difficile effort que d’évoquer, autour de cette figure complexe et quelque peu énigmatique, tout un monde disparu. Que le temps ou les forces lui aient manqué, il mourut sans avoir accompli sa tâche et la légua, en quelque sorte, à M. Philippe Godet.
Le présent historien de Mme de Charrière possédait, lui, toutes les qualités requises pour mener à bien cette tâche : la patience, le talent, la sagacité ingénieuse et le scrupule infini de l’érudit, l’art délicat de l’écrivain. Aux documens amassés par Gaullieur et Charles Berthoud, il en ajouta une quantité d’autres qu’il alla chercher partout. A l’intelligence des grands courans intellectuels qui entraînaient la société contemporaine de Mme de Charrière, il joignait une connaissance intime, innée, héréditaire, si j’ose dire, des gens, des lieux qui avaient été les témoins de cette existence intéressante. Dans ce bourg de Colombier où elle a vécu et où elle repose, pas un recoin qui ne lui soit familier depuis l’enfance. Il sait sur le bout du doigt l’histoire des familles, celle des maisons et jusqu’à celle des arbres. Il sait les heures d’ombre et de soleil de tel banc où s’asseyait Mme de Charrière ; il a mesuré du regard et touché du doigt la planche qu’elle avait fait adapter à la fenêtre de sa chambre à coucher pour donner aux oiseaux du jardin leur déjeuner matinal.
Tous les biographes, on le sait, ont un faible pour leur héros ou leur héroïne. Ce sentiment a pris, chez lui, la forme d’une dévotion chevaleresque, quelque peu analogue à celle qui attachait Victor Cousin à Mme de Longueville, mais avec plus de bonhomie et de spontanéité. Mme de Charrière nomme quelque part le grand-père de M. Godet comme un de ceux qui l’appréciaient et la défendaient à Neuchâtel. Elle eût fait du petit-fils son meilleur ami et l’eût choisi, parmi bien d’autres, comme son biographe et son champion à cause de ses qualités d’homme et d’écrivain, celles-là, précisément, qu’elle prisait le plus haut.
Donc, — pour employer le mot de la pauvre Caliste dans un sens tout différent, — « c’est fait, » l’œuvre est accomplie. Ce monde disparu dont je parlais, il est vivant pour M. Godet et pour ceux qui le lisent. Des centaines de petites figures, que personne, sans lui, n’aurait songé à évoquer jusqu’au Jugement dernier, se réveillent et s’animent, posent devant nous un moment dans l’attitude qui les caractérise, avec l’intonation, le geste fugitif qui marque leur individualité et, après avoir dit leur mot, parfois livré leur secret, se perdent dans la foule. Plus d’un nous attache et nous retient. Tels d’Hermenche, le Vaudois qui exagère la légèreté française ; Boswell, l’Ecossais fat et pédant qui réclame une déclaration d’amour et donne en retour une leçon de morale ; Du Peyrou, l’ami et le confident de Rousseau, qui a autant de manies que de vertus ; Georges de Montmolin, le jeune officier suisse dont le 10 Août vint clore tragiquement la douce idylle et qui s’enveloppa pour mourir dans les plis de son drapeau ; la comtesse Denhof, la maîtresse légitime de Frédéric-Guillaume II, pauvre petite femme qui se fourvoie dans la politique et qui s’y brise, mais à qui je ne puis m’empêcher de savoir quelque gré d’avoir, en pleine féodalité exaspérée et à la veille du Manifeste de Brunswick, conspiré en faveur de la France et de la Révolution ; les Huber et l’Anglais Forster, le plus honnête, le plus naïf, le plus inconscient des groupes humains qui aient jamais pu être observés depuis qu’il y a des ménages à trois ; enfin, Chaillet, ce bourru, ce baroque, cet étonnant Chaillet, prédicateur éloquent, critique original et hardi, qui fut l’ami de Mercier, l’admirateur de Restif et qui, en même temps, se disait et n’avait pas tort de se dire « le serviteur de Jésus-Christ. » On s’oublierait volontiers auprès de ces personnages de second plan qui figureraient parfaitement au premier. On s’attarderait dans ces chapitres d’un intérêt tout spécial qui nous présentent le défilé des prétendans de Mme de Zuylen — les lecteurs de la Revue en ont eu la primeur[2] — ou l’histoire de la bataille des éditeurs de Genève et de Neuchâtel autour du manuscrit des Confessions, ou le curieux tableau de l’émigration à Neuchâtel, une page à ajouter aux belles études de M. Ernest Daudet. Mais je ne me reconnais pas le droit de céder ici à ces fantaisies, à ces attractions bilatérales. Je ne dois point m’éloigner de celle qui fait le principal objet du livre et l’unique objet de cet article. En deux mots, je dirai le double, l’immense service que lui a rendu M. Godet. D’abord il a exhumé toute cette partie de son œuvre (partie considérable ! ) qui était ou caduque ou complètement inconnue. Puis il nous a montré en pleine lumière, sous tous ses aspects et à tous les momens de sa vie, l’âme que Sainte-Beuve nous avait fait entrevoir ; il a dégagé la femme de l’auteur. Or, la femme, c’est ce qui vaut le plus dans les ouvrages de l’auteur.
Faisons d’abord justice à ces ouvrages et dressons, avec M. Godet et d’après lui, son bilan littéraire.
J’élimine ses opéras, qui ne me concernent pas et que je n’ai aucun moyen de juger. Ce fut une des nombreuses erreurs où la jeta sa fièvre d’activité et d’émotion : elle se crut compositeur comme elle se crut peintre, poète, auteur dramatique et publiciste. Ces ambitions ne sont pas toutes aussi ridicules les unes que les autres. De cette vocation musicale, sur laquelle on ne nous laisse aucune illusion, il ne faut retenir que certains traits de caractère qui serviront à son portrait moral : persévérance enragée dans la poursuite de l’inaccessible et naïf optimisme quand elle se juge. « C’est très joli ! » écrit-elle sans hésitation et sans le plus léger déploiement de fausse modestie. Chansons, romances, opéras (l’un de ceux-ci alla vainement frapper à la porte de l’Opéra-Comique), tout a péri, sauf quelques pages, et le peu qui subsiste ôte le regret du reste.
M. Godet, qui fut poète dans sa jeunesse et l’est encore quand il lui plaît, est presque aussi dédaigneux pour les vers de Mme de Charrière que pour sa musique. Sainte-Beuve est plus indulgent, quoique poète lui-même et d’une tout autre école, car vraiment il y a loin des Rayons jaunes au Barbet. Pour moi, je n’entends rien à ces choses ; pourtant il me paraît que la pièce mise en tête de la seconde édition des Lettres Neuchâteloises est jolie et spirituelle ; mais, peut-être, est-ce un crime pour les vers que d’être spirituels. Je viens de nommer le Barbet, cette petite fable qui fut son adieu au bonheur. Ceux qui la liront trouveront, je pense, comme moi qu’elle y attrape presque la bonhomie maligne, le tour élégant et libre, la sensibilité voilée et discrète du fabuliste qui lui était cher. Aujourd’hui que l’on grossit tout par des mots et qu’on prend des airs tragiques à propos de rien, comprendra-t-on cette façon d’exprimer une émotion profonde en l’atténuant d’un sourire ? Et la vengeance de la femme abandonnée n’y perd rien. Quand on lit cette fable pour la première fois, on la trouve mélancolique, humble et charmante ; à la seconde lecture, amère, féroce, impitoyable, et c’est ce qu’elle voulait être.
La politique eut son heure dans l’existence de Mme de Charrière. Jusqu’à son séjour à Paris, en 1787, elle ne paraît pas s’en être beaucoup souciée. Mais, au début de la Révolution française, elle éprouva le besoin de dire son mot. De là les Observations et Conjectures, etc., qui formèrent une quinzaine de fascicules, publiés, pour la plupart, par les soins de Du Peyrou chez son protégé Fauche, le libraire de Neuchâtel. Une de ces feuilles alla à Paris et valut au pauvre diable qui la vendit les honneurs de la Bastille. La première traitait des affaires de Hollande où le stathoudérat essayait de se transformer en royauté tandis que le parti populaire voulait une république pour de bon. À ce sujet, il est à propos de remarquer qu’elle n’échappa jamais à sa nationalité primitive. Elle se croyait cosmopolite et était restée Hollandaise. Deux autres fascicules, Bien Né et Aiglonette et Insinuante, sont, sous la forme de contes, des conseils adressés à Louis XVI et à Marie-Antoinette. Ces conseils ne semblent être jamais parvenus à leurs destinataires. S’ils avaient été lus, ils n’auraient pas été suivis et, s’ils eussent été suivis, ne les auraient pas sauves. Une des feuilles, qui traite de la question religieuse, est censée émaner d’un évêque. Il veut que l’Église remette ses biens aux pauvres ; il ne semble pas s’apercevoir que c’est précisément le bien des pauvres et que les pauvres le perdent le jour où l’Église s’en dessaisit. D’ailleurs, de quoi vivra le clergé ? S’il cesse d’être propriétaire, il faut qu’il devienne fonctionnaire ou mendiant.
Lorsqu’elle était encore jeune fille, elle avait composé un petit conte à la Voltaire, intitulé le Noble, qui est fort spirituel, encore qu’un peu complaisamment écrit et excessivement chargé d’ironie. Elle y cinglait les vices et les ridicules de la noblesse avec une cruauté qui, peut-être, avait surtout pour but de scandaliser les hobereaux d’Utrecht et le beau monde de La Haye. En même temps elle s’avouait fort aise de sentir dans ses veines le vieux sang des Tuyll de Zuylen. À la veille de la Révolution elle se retrouvait avec la même contradiction : anti-aristocrate, mais non démocrate, comme elle se définissait elle-même un peu plus tard. Derrière le Tiers-État qui, selon Sieyès, devait être tout, mais qui ne représentait pour elle que la seule bourgeoisie, elle voyait monter la marée des revendications sans fin. Les crimes des Jacobins lui firent horreur ; mais quand elle vit de près les enfantillages, les commérages, l’incurable légèreté des émigrés, tout en aidant son ami Du Peyrou à les secourir et à les protéger, tout en faisant ses amis intimes de quelques-uns d’entre eux, elle se confirma dans l’idée que les hautes classes avaient vécu et même vécu un jour de plus que leur temps. Après le 9 Thermidor, elle ne voulut pas se faire néo-girondine avec son ami Benjamin Constant, croire à une république raisonnable et modérée. Que demandait-elle ? Un despote qui remît tout en ordre et en place. Il vint et elle ne le reconnut pas.
Telle fut la politique de Mme de Charrière, politique purement négative mais non dénuée de quelque sens critique. Il faut la joindre à la liste déjà longue des témoins étrangers qui assistèrent, de loin, à la Révolution et la jugèrent avec plus ou moins de sagacité et de justice[3].
Mme de Charrière est l’auteur de trois petits écrits relatifs à
Jean-Jacques Rousseau et qui forment un groupe à part dans son œuvre. Ils sont à peu près du même temps. Le premier est une Défense de Thérèse Levasseur qu’elle entreprit, à ce qu’il semble, sans grande conviction, pour faire plaisir à son vieil ami Du Peyrou et, aussi, pour contredire Mme de Staël qu’elle avait déjà en grippe longtemps avant leur première rencontre et, par conséquent, bien avant leur rivalité au sujet de Benjamin Constant. Une seconde circonstance l’amena à prendre la plume dans la polémique qui s’engagea à propos des deux éditions rivales des Confessions, parues presque simultanément à Genève et à Neuchâtel. Le grand écrivain avait exprimé le désir que la seconde partie de son autobiographie ne vît le jour qu’au commencement du XIXe siècle. Mais le détenteur du manuscrit ne respecta point ce désir et, en 1788, paraissait, à Genève, une édition tronquée. Les éditeurs avaient omis, disaient-ils, certains passages contenant « de plates et grossières injures qui ne pouvaient que faire du tort à leur bilieux auteur. » C’est alors que Du Peyrou, possesseur d’une copie authentique, publia, à Neuchâtel, le texte intégral. On l’accusait d’avoir cédé à un motif d’intérêt, accusation contre laquelle sa haute probité et son immense fortune eussent amplement suffi à le défendre. Il voulut s’expliquer et le fit avec une gaucherie extrême. Mme de Charrière rédigea alors un Éclaircissement qui replaça les gens et les faits sous leur jour véritable dans quelque phrases claires, agréables, bien tournées et d’une jolie impertinence.
Enfin elle concourut, comme Mme de Staël, pour l’Eloge de Rousseau, proposé par l’Académie française et, pas plus que Mme de Staël, n’obtint le prix. Son discours se composait d’une soixantaine de pages dont quelques-unes sont remarquables. Rousseau, dit-elle, a été le bienfaiteur des hommes parce qu’il leur a appris à rêver. Musicien médiocre dans ses opéras, mais musicien incomparable dans son style, il a fait voir toute la majestueuse et douce harmonie dont les mots sont capables. Ce sont là des vues justes et brillantes, mais partielles. Ne voyant que des fragmens de Jean-Jacques, elle ne peut nous le montrer tout entier, soit que la nature de son esprit ne lui permette pas d’embrasser à la fois toutes les parties d’un sujet, soit qu’elle ne soit pas en complète sympathie avec son héros, ou pour ces deux raisons ensemble.
Je passerai légèrement sur les comédies de Mme de Charrière. Aucune ne fut jouée si ce n’est chez elle ; aucune ne fut imprimée, si ce n’est sous la forme d’une traduction allemande. Trois de ses comédies, l’Extravagant, le Mariage rompu, l’Enfant gâté, sont écrites en vers. La dernière fut présentée aux comédiens du Théâtre-Français et rejetée par eux. Cette condamnation ne serait pas sans appel, mais M. Godet qui a lu ces manuscrits et dont l’appréciation, en bien comme en mal, est toujours motivée, nous en rend un compte peu favorable. Les comédies en prose paraissent un peu meilleures, surtout l’Émigré et l’Inconsolable qui sont un tableau des mœurs de l’émigration. Il y a, notamment, des conversations piquantes dans l’Émigré. Mais une conversation n’est pas une scène, et cinquante pages de dialogue, fussent-elles semées de mots spirituels, ne constituent pas une pièce de théâtre ; il y faut une action qui marche et qui justifie le développement des caractères. Pour réussir, la plus humble farce et la plus belle tragédie doivent observer cette loi. C’est de quoi Mme de Charrière semble ne s’être jamais avisée. Sauf erreur et autant que je puis en juger par les extraits que nous offre M. Godet, le style de ses comédies est un peu plus apprêté, a des allures moins aisées que celui de ses lettres et de ses romans. Or c’est le style qui fait le grand charme, l’originalité distinctive de Mme de Charrière. Nous la trouvons véritablement là où sa phrase se calque sur sa pensée, traduit sans effort son émotion, c’est-à-dire dans ses lettres et dans ses romans qui, d’ailleurs, sont encore des lettres.
Ces romans ou, comme elle disait, ces anecdotes forment, à ce qu’il me paraît, deux séries qui se distinguent nettement l’une de l’autre et par la date et par le caractère. Le groupe des romans romanesques, écrits de 1784 à 1786, comprend les Lettres Neuchâteloises, Mistress Henley, les Lettres de Lausanne et la suite de ces lettres qui est Caliste. Les romans de la seconde série ont été composés de 1792 à 1802, mais on doit y rattacher les deux petits apologues politiques. Bien Né et Aiglonette et Insinuante, dont j’ai déjà dit un mot, ainsi que le Noble, cette satire sociale où elle avait jeté ses malices de jeune fille émancipée. Dans la première série, elle conte pour conter ; dans la seconde, elle conte pour prouver quelque chose. Tout de même on sent qu’il y avait déjà des intentions philosophiques dans ses premiers récits ; les derniers gardent, çà et là, quelque chose des grâces narratives et des facultés d’analyse dont étaient pleins leurs devanciers.
Mme de Charrière ne nous cache pas le nom de ses maîtres : ils s’appellent Mme de La Fayette, Marivaux, et l’abbé Prévost. Il lui eût été difficile d’en choisir de meilleurs, à moins de passer la Manche et d’évoquer, avec Diderot, l’immortelle Clarisse. Dans une lettre adressée à un de ses amis de Hollande qui l’avait interrogée sur ses ouvrages[4], elle indique l’impression produite en elle par un roman hollandais, Sarah Burgerhart. C’est là qu’elle avait vu combien une aventure romanesque gagne à être placée dans un cadre vrai, exactement défini et détaillé avec précision. Placer une sœur de la princesse de Clèves, ou de Marianne, ou de Manon dans un décor peint par Melzu, Terburg, Miéris ou Gérard Dov n’est, certes, pas un plan à mépriser. Mais l’a-t-elle suivi ? Seulement dans la première partie des Lettres de Lausanne où cette vérité locale n’encadre, malheureusement, que des figures d’un médiocre intérêt, et dans les Lettres Neuchâteloises où il arrive quelquefois à l’accessoire de venir sur le premier plan et de déborder du cadre. Partout ailleurs, le lieu de la scène est vague, banal, quelconque comme la place où se déroule la tragédie antique, comme la forêt où tout le monde se rencontre dans les romans de chevalerie. C’est grand dommage. Ah ! si elle avait passé seulement huit jours à Bath, lors de son voyage en Angleterre, quel joli fond de toile elle eût pu donner à Caliste ! Mais elle ne possède pas ce don de voir, dans tous ses détails et sous tous ses aspects, un lieu imaginaire, de le peupler, de le meubler, de l’animer et de faire partager à d’autres l’illusion après se l’être donnée à soi-même.
Est-elle plus inventive en ce qui touche les caractères ? Elle s’est défendue spirituellement d’avoir, dans les Lettres Neuchâteloises, visé tel ou tel. Elle dit, dans cette lettre au Hollandais dont il a été question plus haut : « Lorsqu’on représente un troupeau de moutons, chaque mouton croit reconnaître son portrait ou, du moins, celui de son voisin. » Cela est plaisant, mais les moutons, pardon ! les Neuchâtelois n’en furent pas persuadés et ils n’avaient pas tout à fait tort puisque M. Godet a retrouvé et nous désigne, un à un, la plupart des originaux qui ont posé devant l’écrivain. En poignant Mme de la Prise, elle pensait à Mlle de Mézerac. Ce caustique Neuchâtelois qui fait aux étrangers les honneurs de sa ville et de ses compatriotes en se moquant de l’une et des autres, est M. de Marval. Une jeune fille du canton de Vaud a prêté à Cécile (Lettres de Lausanne) ce commencement de goitre et cette transpiration facile qui donne de la transparence à son teint : deux détails naturalistes qui affligeaient Paul de Molènes et je suis bien de son avis ! Dans Joséphine (Trois Femmes), la femme de chambre qui a de si vilaines mœurs et de si beaux sentimens, nous reconnaîtrions, sans avoir besoin d’être aidés, cette étonnante Henriette Monachon, la femme de chambre de Mme de Charrière dont les aventures galantes mirent plusieurs fois le trouble dans la maison et que sa maîtresse soutint, avec un si absurde don-quichottisme, contre les autorités civiles et religieuses et contre ses propres amis. Le ménage Henley, le mari philosophe et la femme qui veut des émotions, c’est le ménage Charrière en personne. Mme de Charrière se retrouve dans la mère de Cécile qui met tant de finesse à faire des gaffes et tant d’esprit à dire des sottises. Et c’est encore Caliste elle-même, malgré la différence des situations, car pourquoi aurait-elle « tant pleuré » en décrivant l’amertume, le déchirement de la femme trahie si elle ne s’était souvenue de ce qu’elle venait de souffrir elle-même pendant les journées solitaires et désespérées de sa retraite à Chexbres ? Enfin, Mme de Charrière reparaîtra encore sous la forme d’un de ces abbés fantastiques dont elle a le secret dans les Lettres d’Emigrés, où, du reste, elle a jeté toutes crues et sans le moindre déguisement les personnes qui composent sa société intime, à commencer par Suzanne Moula et Benjamin Constant.
En deux de ces circonstances, cependant, elle a fait œuvre de romancier ; elle s’est approprié, elle a marqué de son originalité deux de ces types qu’elle avait empruntés à la réalité vivante. C’est lorsqu’elle a peint Marianne de la Prise, l’héroïne des Lettres Neuchâteloises, et Caliste, dont la touchante histoire remplit la seconde moitié des Lettres de Lausanne. J’ai peur de préférer la première à la seconde, mais je me hâte de prévenir le lecteur que j’ai contre moi Mme de Staël, Sainte-Beuve et, je crois, à peu près tout le monde. D’ailleurs, on fera bien de se méfier d’un homme qui, en pleine floraison du roman psychologique, regrette cet art d’autrefois, ces romans concentrés où un mot, un geste, un regard montraient toute une ame jusqu’au fond comme à la lueur des éclairs. Je ne connais pas dix scènes, en littérature, que je voulusse mettre au-dessus ou même à côté de celle qui nous introduit dans (intérieur des La Prise, au faubourg de Neuchâtel. Avec la liberté des mœurs locales, Marianne a ramené chez ses parens deux jeunes gens qui l’ont escortée. On les accueille ; la conversation s’engage. Il est question d’une jeune fille qui, étant elle-même sans fortune et aimant un jeune homme pauvre, s’est laissé marier à un homme qu’elle n’aime point, mais qui est riche. « Que pouvait-elle faire ? » demande Mme de La Prise. « Mendier avec l’autre, » murmure Marianne à demi-voix. Son père l’embrasse pour ce mot et je souhaiterais d’en faire autant. Ce mendier avec l’autre, entendu à vingt ans, pourrait décider de toute une vie : il illumine tout le roman. Marianne est une vraie jeune fille : courageuse et fine, chaste et passionnée. La façon dont elle s’y prend pour faire réparer et expier une faute commise par celui qu’elle aime sans lui ôter l’espoir est un mélange admirable de tact, de bonté, de raison et d’amour et, à mon sens, c’est la meilleure inspiration de Mme de Charrière.
Marianne n’est qu’une esquisse, je le veux, tandis que Caliste est profondément étudiée et analysée. Mais c’est précisément cette minutieuse analyse qui appelle des objections et éveille la critique. D’abord, l’impardonnable stupidité du héros ne fait-elle pas quelque tort à l’héroïne ? Si nous rencontrions, à Wiesbaden ou à Trouville, une ancienne femme entretenue qui entourerait de ses plus tendres prévenances un sot de cette dimension, avec l’intention visible, avouée de se faire épouser, que penserions-nous d’elle ? Que c’est une intrigante. Certes, Caliste n’est pas une intrigante ; mais, tout de même, elle place la considération sociale avant le bonheur, puisqu’il lui faut absolument être la femme de quelqu’un. Il y a un moment où elle est à la fois bien séduisante et bien touchante et où je suis tout à fait son ami. Lorsque le père de l’homme qu’elle aime a refusé d’approuver leur union, elle se soumet. Va-t-elle, alors, devenir sa maîtresse ? Elle s’offre et se reprend. Non, elle ne se donnera pas, car ce serait déchoir une seconde fois et perdre l’estime à laquelle elle tient le plus. Mais ne peut-elle espérer de le retenir auprès d’elle par le seul prestige de l’amour en l’enivrant d’innocentes caresses ? C’est là une des chimères de la femme et, par cette chimère, elle vaut mieux que nous. Je ne comprends plus Caliste lorsque, ne voulant pas être la maîtresse de ce jeune homme et ne pouvant être sa femme, elle accepte, d’emblée, un mari inconnu qui lui tombe du Norfolkshire.
Pourquoi se marie-t-elle ? Cette question fut soulevée un soir dans un dîner où Mme de Staël louait avec enthousiasme l’œuvre de Mme de Charrière. Chambrier d’Oleyres, le fin diplomate, était présent à la conversation et l’a racontée dans une lettre. Mme de Staël, qui, je crois, n’est jamais restée court, répondit vivement que ce qui donne de la vérité à un roman, c’est qu’on y voit le héros et l’héroïne faire, comme nous, des choses qui n’ont pas le sens commun. Car quel droit aurait la fiction d’être plus logique que la vie ? Ces explications-là sont toujours acceptées dans un dîner, mais je ne sais si la critique s’en accommoderait. Pour moi, je ne puis m’empêcher de retirer ma sympathie à Caliste lorsque je la vois mariée sans amour et en dépit de l’amour. Je me dis : « C’est donc un état civil qu’elle voulait ! » Elle est obligée de mourir pour me prouver la sincérité de son amour et, malheureusement, je ne crois pas à ces morts-là.
On lit ces mots écrits par Benjamin Constant sur un des livres de Mme de Charrière : « De l’esprit, de la sensibilité et des fautes de goût. » L’éloge est mérité ; le blâme l’est aussi. Hélas ! oui, il y a des fautes de goût dans les meilleurs ouvrages de Mme de Charrière. J’en ai déjà cité une ou deux et je pourrais multiplier les exemples. Je n’en signalerai qu’un. On trouvera, dans Caliste, un contrat de mariage et trois testamens avec des codicilles. Dans les Lettres de Lausanne, la mère de Cécile, non contente de nous faire connaître la petite dot de sa fille, croit devoir nous raconter l’origine et l’histoire de toutes les sommes qui la composent et nous régale d’une comparaison entre la valeur de la livre de France et du franc suisse. Qui aurait cru qu’une femme qui tenait si peu et si mal ses comptes se plairait tant à aligner des chiffres dans ses romans !
Elle y jette, comme elle l’avoue elle-même, ce qui lui vient à l’esprit. Elle ne choisit pas ses épisodes. Il en est de charmans ; il en est aussi de puérils, d’inutiles ou même d’absurdes. Elle n’en sait rien. Lorsqu’elle a composé Bien Né, elle le lit à ses amis et attend, le cœur battant, qu’on lui dise « si c’est sublime ou plat. » Or, Bien Né n’est ni l’un ni l’autre. Elle n’est pas tous les jours d’humeur à profiter des corrections d’autrui et ne peut se corriger, étant de ces auteurs qui, — comme Mérimée l’a dit de Stendhal, — ajoutent des fautes en se relisant.
Ce ne sont là que des taches, mais voici qui est plus grave. La mère de Cécile commet une étourderie en signalant la première à sa fille la passion qu’elle a inspirée à un homme marié. Elle commet une imprudence et une inconvenance lorsqu’elle adresse un long sermon sur la chasteté à sa fille qui, embrassée à l’improviste par cet homme, a mis quelques secondes à se dégager. Pourtant la mère doit savoir que cette petite est défendue par son honnêteté naturelle et par un autre amour. Pas un mot de cette homélie qui ne soit, en lui-même, juste et bien dit, mais pas un mot qui ne soit une insulte à l’innocence de Cécile.
Dans les œuvres de la première époque, de telles erreurs sont l’exception ; elles deviennent la règle dans celles du déclin. Elles y affectent les idées sur lesquelles et pour lesquelles ces œuvres finales ont été écrites. Car ce sont des romans à thèse. Tous les ouvrages de cette classe ont le malheur commun de ne rien prouver parce qu’on ne prouve rien en s’appuyant sur des faits imaginaires. À ce défaut inévitable, inhérent au genre, Mme de Charrière en joint un autre qui lui est particulier et qui est de perdre sa thèse de vue à mesure qu’elle avance dans son récit, pour s’attacher à d’autres fantômes d’idées qui la sollicitent ; de sorte qu’en arrivant au terme elle ne sait plus bien ce qu’elle a voulu démontrer, ni ne semble s’en soucier beaucoup.
Sainte-Beuve a dit des Trois Femmes que c’était « un roman Directoire. » Il voulait dire, je crois, par ce mot, également applicable aux autres romans écrits par Mme de Charrière vers la même date, qu’on y sent le relâchement de tous les principes, avec un effort, incertain et mal dirigé, de la conscience pour se ressaisir et retrouver les lumières dont elle a besoin. En effet tout s’était écroulé et l’on cherchait, dans les décombres, si quelques matériaux de l’ancienne société ne pourraient pas servir à reconstruire la nouvelle, ou s’il faudrait bâtir tout à neuf. Mme de Charrière s’y employait avec une ardeur qui ne me surprend pas. Elle avait été une insurgée en morale : elle devait finir moraliste. Mais avait-elle la rectitude d’esprit, la sûreté de jugement nécessaire pour faire le départ entre les devoirs naturels et les devoirs conventionnels, — sans parler ici des devoirs révélés, — entre ce qui passe et ce qui dure, entre ce qui n’avait été que la mode d’un temps disparu, l’étiquette d’un régime aboli et ce qui tient intimement, profondément, définitivement à notre nature ?
Mme de Charrière s’était fait « raconter » Kant et, sans être bien sûre de le comprendre, prétendait illustrer, par un petit récit, sa théorie de la loi morale. Donc, l’abbé de La Tour (encore un abbé étrange !) expose à une dame de ses amies le cas des trois femmes qui sont coupables, mais qui ont, cependant, en elles l’idée du devoir par où elles se relèvent et se peuvent racheter. Voyons leur faute et la vertu rédemptrice. Joséphine, femme de chambre d’Emilie, a des amans et entend ne point renoncer à son libertinage ; mais elle aime sa maîtresse et lui est dévouée. Mme de Beaucourt possède un bien mal acquis, et, se trouvant dans l’impossibilité de le restituer, continue à en jouir, mais l’emploie à faire le bien. De ces deux femmes, l’une me paraît sans excuse et la seconde sans reproche. Quant à Emilie, la troisième, je ne vois pas bien son crime, si ce n’est d’avoir obtenu les préférences d’un jeune baron allemand, Théobald d’Altendorff, sur lequel une petite cousine croit avoir des droits. Dans la seconde partie, nous voyons Emilie mariée à son Théobald. Elle accouche d’un petit garçon en même temps que Joséphine. On confond les deux enfans ; on élèvera ensemble l’enfant de l’amour légitime et le produit du libertinage anonyme et, plus tard, on verra, à leurs sentimens, lequel sera le plus baron des deux. Trait hideux, abominable, que nous pardonnerons à Mme de Charrière parce qu’elle n’a pas eu l’honneur d’être mère. Oh ! oui, c’est bien Directoire !
Sainte-Anne et Honorine d’Userche semblent avoir pour but de nous faire croire que l’instruction ne sert à rien et que, si l’éducation du bien est inutile, celle du mal porte seule des fruits. M. de Sainte-Anne, au lieu de chercher femme dans sa classe, épouse une jeune fille qui est l’enfant adultérin d’un gentilhomme et d’une paysanne ; en sorte qu’elle unit les vertus du peuple à celles de la noblesse. On ne lui a rien appris, mais son tact naturel, son intelligence innée et la bonté de son cœur la préservent de toute faute et même de toute maladresse, comme la Paméla de Richardson. L’ombre de Rousseau, qui revient dans Sainte-Anne, montre encore le bout de l’oreille dans Honorine d’Userche. Cette Honorine, née des amours d’un athée et d’une bigote (on naît beaucoup hors mariage dans les romans de Mme de Charrière), élevée par son père dans des principes irréligieux, s’éprend de son frère Florentin sans savoir quel lien les unit et, quand le secret lui est révélé, se révolte contre les lois tyranniques qui lui interdisent le bonheur. On ne sait pas trop si Mme de Charrière sympathise avec son héroïne. En tout cas, elle ne paraît pas se douter que la science puisse avoir son mot à dire, après la religion, dans la question des mariages consanguins.
C’est encore le problème de l’éducation qui fait le fond des Finch, petit roman par lettres qui a eu quelque succès. Il en aurait peut-être davantage aujourd’hui si on nous le donnait avec la seconde partie, restée inédite, et qui en est la contre-épreuve. Un gentleman écossais, sir Walter Finch, a élevé son fils d’après ses idées personnelles et au mépris de toutes les notions reçues. Il rend compte au jeune homme des motifs auxquels il a obéi, et le jeune homme, à son tour, dans une nouvelle série de lettres, raconte ses débuts dans la vie et ses propres expériences qui ont mis le système paternel à l’épreuve. Comme c’est l’usage dans les fictions de Mme de Charrière, le résultat est purement négatif. Rien ne vaut, rien ne sert, rien ne conduit à rien.
Elle faisait, semble-t-il, une exception pour ceux que leur situation appelle à gouverner les autres. Dans Azychis, prince d’Egypte qui fut son dernier, ou avant-dernier écrit, elle donne ses vues sur la manière d’élever un présomptif. M, Godet nous avertit que le roman est ennuyeux et nous ne sommes pas surpris d’apprendre que la couleur locale en est des plus faibles. Combien elle était loin, maintenant, de ce réalisme que lui avait inspiré la lecture de Sarah Burgerhart et auquel elle avait si heureusement visé dans les Lettres Neuchâteloises !
Entre les brillantes œuvres de sa maturité et les œuvres, si discutables, de son déclin, il y a, pourtant, un trait commun : le style, qui, étant inné chez elle, était, par conséquent, inamissible. Certes elle n’en devait pas le secret à cette bonne Mme Prévost, l’institutrice genevoise qui avait fait son éducation. Quiconque mettra en regard les lettres de la maîtresse et celles de l’élève (alors que celle-ci n’avait encore que douze ou treize ans) n’aura aucun doute là-dessus. Comme il arrive à tous ceux qui sont élevés loin du centre et au delà des frontières, son français retarde de trente ou quarante ans, au moins, sur celui de Paris et de Versailles. Ses maîtres préférés sont Pascal, La Fontaine, Mme de La Fayette, Fontenelle, Lesage ; c’est d’eux qu’elle tient directement sa langue. Sainte-Beuve la date très bien quand il la compare à Mme de Staal-Delaunay, l’exquise soubrette de la duchesse du Maine. Mme de Charrière estime que, notre idiome ayant atteint sa perfection et son apogée avec les grands écrivains que je viens de nommer, il n’y a rien à faire que de le maintenir tel qu’ils l’ont fait. Mais les besoins nouveaux ? — Tant pis pour les besoins nouveaux s’ils ne s’accommodent point de ce beau langage définitif, immuable ! Elle a beau admirer Jean-Jacques, s’assimiler quelques-unes de ses idées, elle n’imite point ses procédés littéraires et elle le traduit dans une langue qu’il n’eût pas reconnue pour sienne. Elle pense Rousseau et elle écrit Voltaire. Quant à Chateaubriand, elle en parle comme, il y a vingt ans, eût parlé des décadens un vieux professeur de rhétorique.
Pour elle, la qualité maîtresse, c’est la brièveté. Elle la pratique et la prône au point d’agacer Benjamin Constant. Et pourtant, comme elle a raison ! La concision des maîtres, brevitas imperatoria ! Tandis que nous tournons gauchement autour d’une idée et que nous lui essayons, l’une après l’autre, plusieurs expressions qui ne vont jamais, elle, d’un coup, trouve le mot juste, qui habille et qui sied, et n’y retouche pas. Cela semble de la maigreur, mais cette maigreur n’existe que par comparaison avec l’embonpoint malsain de nos phrases gonflées de mots parasites ou excessifs.
Sainte-Beuve a relevé une incorrection chez Mme de Charrière. Vraiment ! Rien qu’une ? À ce solécisme unique il eût pu ajouter une infinité de barbarismes dont elle ne se fait pas faute et qui n’empêchent pas son français d’être excellent, car la langue est bien moins dans les mots que dans les tours et dans un je ne sais quoi que les grammairiens ne comprendront jamais. Le grand mérite de ce style, à mon gré, c’est qu’on l’y voit au travers, avec sa brusque sincérité, son impétueuse franchise qui ne ment jamais, ne recule jamais, attaque de front les obstacles, au risque de s’y briser ; avec sa bonté et sa moquerie ; avec ses sensations fines et ardentes, ses élans, si souvent trompés, vers le bien, qui aboutissent à l’universel dégoût. Mme Necker de Saussure a dit qu’elle trouvait toujours dans les moindres ouvrages de Mme de Charrière « une femme qui pense et qui sent. » Ce mot explique l’attrait de ses livres et promet quelque chose de plus à ceux qui pourront pénétrer dans l’intimité de cette femme.
Nous y pénétrons aujourd’hui avec M. Godet.
C’est un peu en conquérante, en triomphatrice qu’Isabelle ou, comme on disait, Belle de Zuylen, avait pris possession de la vie. Elle était une Tuyll : cela ne signifie pas grand’chose pour des Parisiens du XXe siècle, mais cela voulait dire pour un Hollandais de 1750 qu’elle était de très vieille et très noble race. Elle avait cent mille florins de dot, ce qui était quelque chose pour ce temps-là. Elle possédait un père et une mère dont on devine la tendre indulgence sous la vieille étiquette familiale et la froideur hollandaise. Elle dessinait, jouait de la harpe et du clavecin. Elle avait de l’esprit à faire peur et son appétit de savoir s’attaquait à tout, aux mathématiques, à la philosophie, aux langues anciennes et modernes. Son anglais me semble impeccable et son français eût rendu jaloux bien des académiciens.
Était-elle jolie ? c’est toujours la grande question quand il s’agit d’une femme. Latour vint faire son portrait à Zuylen, lorsquelle avait vingt-cinq ans, et le recommença deux fois, soit qu’il fût mécontent de sa première esquisse, soit qu’il se plût auprès de son modèle (certain passage d’une lettre me le fait penser). Houdon exécuta son buste à Paris, lorsqu’elle y vint et y séjourna aussitôt après son mariage, et il fallait être Houdon pour essayer de traduire en marbre cette mobile physionomie. M. Godet nous donne, en tête du premier volume, une reproduction coloriée du pastel de Latour et une photogravure du buste de Houdon au commencement du second. Hé bien, que répondent les deux grands artistes à notre curiosité ? Pas régulièrement jolie, mais extrêmement séduisante. De magnifiques cheveux blonds, des yeux vert de mer, une peau lumineuse et rosée, une belle gorge, un sourire fin et gai avec ce nez où les Romains voyaient le signe certain des penchans satiriques.
Et au moral ? Elle va nous aider elle-même, car elle a tracé plusieurs fois sa propre image. Les peintres d’eux-mêmes ne méritent pas, en général, beaucoup de confiance, mais il faut faire pour elle une exception parce qu’elle est la sincérité même. « Zélide est voluptueuse » (nous dirions sensuelle) : il faut l’en croire. « Point vaniteuse » : c’est encore vrai, mais il faut ajouter qu’elle est ambitieuse, non pas ambitieuse d’honneurs, mais ambitieuse de jouer un rôle, de dépenser sa vitalité débordante en actions ou en paroles. C’est cette vitalité débordante qui la tient éveillée jusqu’au milieu de la nuit, lisant, causant ou écrivant. Elle ne se déciderait pas à clore sa journée et à se coucher si ce n’était par pitié pour sa femme de chambre. La conscience de sa supériorité la travaille et, à certaines heures, la tourmente. Alors sa vie lui pèse, son milieu l’excède. D’ordinaire, elle est familière, bonne enfant, rieuse, toujours prête à jouer. En religion, elle est agnostique. Cette catégorie lui manque. Quand elle essaie de raisonner sur ces matières, c’est sans anxiété, sans trouble, presque sans intérêt. Née protestante, il lui serait indifférent d’épouser un catholique, mais elle ne voudrait pas que ses filles allassent au couvent et qu’on leur répétât toute la journée : « Quel dommage que votre maman soit damnée ! » Donc, elle s’occupe peu de l’autre monde et il lui paraît que, dans celui-ci, la grande affaire est d’aimer et d’être aimée. Un grand moraliste lui a bien appris qu’il n’y a pas de délicieux mariages. Cependant, elle sent qu’elle pourrait être heureuse avec un mari qui l’aimerait. Mais il ne suffirait pas qu’il l’aimât seulement un peu, car elle « est faite pour les sentimens vifs et n’échappera pas à sa destinée. » A qui fait-elle cette déclaration ? À un jeune Écossais, James Boswell, étudiant en droit à l’Université d’Utrecht. Elle adresse des confidences bien plus scabreuses à un homme qui en est encore moins digne que cet honnête lourdaud de Boswell, au colonel de Constant d’Hermenches qui commandait un régiment bernois au service de Leurs Hautes Puissances, les États de Hollande. C’est un homme marié qui hait sa femme et aspire au divorce. D’âge moyen et de mœurs pis que douteuses, il s’arroge, auprès de la jeune fille, un rôle qui tient de l’amoureux et du confesseur, sous-entendant ses désirs et voilant ses galanteries sous des conseils. Pendant huit ou dix ans, elle lui dit, dans une correspondance clandestine, ce que l’on dit à peine à une amie intime, à une sœur aînée. Lorsqu’elle s’avise, enfin, de son imprudence et redemande ses lettres, il fait la sourde oreille et nous sommes bien forcés de nous en féliciter, puisque, sans ce refus impudent, nous n’aurions jamais lu ces lettres, étourdissantes de brio et d’humour et, parfois, d’une si fine et si pénétrante sensibilité. Ah ! comme la pauvre Caliste paraît ennuyeuse et pâle à côté des lettres à d’Hermenches !
C’est grâce à elles que nous assistons à ce défilé de prétendans qui dura presque sans interruption de 1760 à 1770. Les chapitres qui nous offrent cet amusant spectacle ayant paru ici même, je n’insisterai pas. Je rappellerai simplement qu’il y en eut de tous les âges, de toutes les humeurs, de toutes les nationalités et de toutes les fortunes, depuis un personnage allié à la famille royale de Prusse, qui eût fait d’elle une quasi-princesse, et le Rhingrave qui l’eût faite reine dans un rayon de trois lieues, jusqu’à un marquis français ruiné qui rêvait de rebâtir ses châteaux avec la dot d’Isabelle, et un lord jacobite proscrit, dont les biens étaient sous séquestre. Je ne comprends pas Boswell dans la liste, puisqu’il s’est vivement défendu d’être un prétendant. Pourtant il se crut aimé et n’avait pas tout à fait tort. Car ce fut une de ses innombrables erreurs de jugement de prendre ce grotesque au sérieux. À ce moment, du reste, et jusqu’à la fin du siècle, l’Anglais plaît fort aux femmes. Pourquoi ? Est-ce à cause de sa vigueur physique, ou du soin qu’il prend de sa personne, ou de cette froideur qu’on suppose recouvrir les flammes de la passion ? Ce qui est certain, c’est que, dans le roman et dans la vie, il a le pas comme héros et fait prime comme épouseur. Le voyage que fait Belle de Zuylen en Angleterre, en 1766-67, ne serait-il pas une campagne matrimoniale plus ou moins déguisée ? Elle est entourée, fêtée, soigneusement examinée par les belles curieuses de l’aristocratie. Elle fréquente les gens célèbres, donne à dîner à David Hume, qui se signale par son adresse à ressaisir un poulet rôti qu’un petit chien vient d’enlever sur la table (la philosophie sert à tout ! ) mais, de soupirant, point. C’est à ce moment que je vois apparaître en elle les premiers symptômes du pessimisme qui l’envahira tous les jours davantage.
Parmi ces prétendans qui s’annonçaient de loin, quelques-uns, comme le comte d’Anhalt, ne parurent jamais. D’autres, comme le marquis de Bellegarde, firent longtemps leur cour et, finalement, sous divers prétextes, se retirèrent. Quelle fut la vraie cause de leur retraite ? Est-ce ses qualités ou ses défauts qui les rebutèrent ? Eurent-ils peur de sa réputation, de son caractère ou de son esprit ? Fut-ce la petite tache d’encre qu’elle avait déjà au bout de ses doigts ? Quoi qu’il en soit, à trente ans, elle était encore fille et fit un coup de tête. Elle épousa, contre le gré de sa famille et presque malgré lui, M. de Charriere, un gentilhomme pauvre qui avait été le précepteur de ses frères. C’était un homme modeste, point ambitieux ni intrigant, qui avait la passion des mathématiques. Il n’avait pas prévu le périlleux honneur d’épouser une Belle de Zuylen et c’est lui-même qui essaya de lui démontrer les dangers et les désavantages de leur union. Elle s’obstina. Dans ses lettres de ce temps, elle répète, avec une instance qui est presque pénible à observer : « L’homme que j’aime. » Elle veut se le persuader à elle-même en même temps qu’imposer aux autres le respect de son choix. Le soir du mariage, les deux anciens élèves de M. de Charrière, devenus ses beaux-frères, s’amusèrent à lui faire boire du punch. De là s’ensuivit un malaise de l’honnête gentilhomme et l’on entrevoit une nuit de noces qui n’a rien de romanesque.
D’Utrecht ils vont à Paris et la jeune femme n’en est pas éblouie. Disons-le franchement : elle n’aima jamais ce pays dont elle parlait et écrivait si bien la langue, dont le génie était en elle. Elle ne le connut jamais bien. Cette noblesse formaliste et corrompue, imbue d’une philosophie qui ne menait à rien ou feignant une foi qu’elle n’avait plus, ne l’attirait guère et, plus tard, la petite bourgeoisie et le bas peuple lui parurent aussi grossiers et aussi féroces que l’aristocratie lui semblait frivole, vicieuse, usée. Elle croyait assister à une fin de race.
La voici maintenant dans ce manoir du Pontet où elle apporte l’aisance, au moins pour un temps. Elle va y vivre entre ce mari philosophe et deux belles-sœurs que le manque de fortune et d’agrémens personnels ont clouées là sans espoir de trouver up établissement. L’une est aigrie et revêche ; l’autre est la bonté même, mais sans aucune ouverture d’esprit. Neuchâtel, la ville voisine, d’où il faut tirer toutes les ressources matérielles et intellectuelles, n’est guère qu’un grand village avec trois mille habitans. Pourtant il y a de l’aristocratie, de la richesse, des plaisirs, une vie mondaine et des prétentions justifiées à la politesse. Aux noms qui passent devant nous, nous ne tardons guère à nous apercevoir que Neuchâtel a une importance bien supérieure à ce que promet sa population et qu’on est ici, en quelque sorte, sur le grand chemin où tout passe, les hommes, les événemens, les idées. Hier encore, c’était l’asile de Jean-Jacques et Mylord Maréchal y commandait pour le roi de Prusse. Voltaire n’est pas loin et Gibbon achève son histoire de la Décadence de l’Empire romain dans un autre coin de cette même Suisse romande où vont bientôt paraître Mme de Staël et Benjamin Constant. Aussi ne nous plaignons-nous pas que M. Godet ait rempli fort adroitement avec la chronique de Neuchâtel ces douze premières années de la vie de Mme de Charrière au Pontet, ces douze années ou elle se dérobe un peu à notre curiosité. D’abord elle dut se répéter tous les jours à elle-même qu’un mari bonhomme et mathématicien était bien son héros et qu’elle était vraiment née pour la vie rustique. Puis elle dut s’avouer son erreur. Puis... Ici nous nous heurtons à un mystère et c’est une des bonnes fortunes du livre dont nous nous occupons d’avoir posé l’énigme sans la résoudre. M. Godet a un nom sur les lèvres, mais ne le prononce pas. « L’amant inconnu : » il désigne ainsi l’homme auquel Mme de Charrière, à l’apogée de sa puissance d’aimer, s’attacha passionnément, de toute l’impétuosité d’une jeunesse longtemps refoulée et d’autant plus âpre à l’amour qu’elle allait finir. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle le rencontra dans la haute société de Genève, où elle passa plusieurs hivers. Son nom, croit-on deviner, nous est familier, parce que l’un des siens l’a illustré. Si nos fils sont aussi insatiables de ces investigations psychologiques que nous l’avons été, ils retrouveront peut-être quelque part un paquet de lettres jaunies qui leur permettra d’écrire le nom de l’amant inconnu et d’exhumer toute cette douloureuse aventure. D’ici là laissons à la pauvre femme le bienfait posthume, la douceur de cette ombre où s’enveloppe sa plus cruelle déception.
Cet homme s’éloigna d’elle pour se marier ; elle alla dévorer sa douleur à Chexbres, dans un site qu’elle déclarait le plus beau du monde et où le spectacle de la nature paraît avoir été sa meilleure consolation. Elle trouva aussi une étrange distraction en donnant des leçons de géographie aux bons paysans de Chexbres, à l’aide d’un globe à demi cassé que son vieil ami, M. de Saïgas, lui avait envoyé de Lausanne. M. de Charrière respecta sa solitude et son chagrin dont il ne pouvait ignorer la cause. Il lui écrivait des lettres pleines d’une tendre et discrète commisération dont on ne saurait dire si elles sont admirables ou ridicules. Il lui avait promis, surtout il s’était promis à lui-même, de la laisser libre et tenait parole.
Après ces premières heures où le chagrin de la femme trahie semble avoir pris la forme d’une sauvage et misanthropique amertume, elle se calma, reprit avec la possession d’elle-même ce ton railleur et légèrement hautain qui est la note du temps, Mais sa ganté était dérangée. De là plusieurs voyages à la recherche d’une guérison, à Louèche et à Plombières où elle rencontra le baron d’Holbach. Elle alla à Strasbourg consulter Cagliostro, dont elle resta l’adepte fervente et ce fut encore là une de ses innombrables méprises sur les hommes, dont on a déjà vu plusieurs exemples.
Ce qui la remit d’aplomb, ce ne fut ni la contemplation des rochers de la Meillerie, ni la petite classe rurale de géographie, ni l’attendrissement philosophique de M. de Charrière, ni Plombières, ni Cagliostro, mais ce fut d’écrire les Lettres Neuchâteloises, Mistress Henley et les Lettres de Lausanne.
Nous sommes en 1784. La phase littéraire commence. La phase politique lui succédera, puis la phase musicale, en attendant la phase finale qui sera la phase pédagogique. Quant aux phases amoureuses, elles correspondent aux âges, aux états d’âme que traverse la femme, à ses différentes manières d’envisager ses relations avec l’autre sexe : le flirt, la passion, l’amour-amitié qui paraît ou croit être une sorte de maternité. On l’a entrevu dans ses deux premières phases : on va assister de plus près à la troisième. Ainsi va sa vie, dérivant au gré de ses ardentes fantaisies, toujours renaissantes, mais toujours déçues, changeant d’objet presque sans changer de nature. Elle nomme cela obéir à, son maître le Destin. Peut-être a-t-elle raison.
La légère rumeur sympathique qui s’était faite autour de Caliste allait-elle grandir et se transformer en une vraie gloire ? C’était aux salons, aux bureaux d’esprit de la capitale qu’il fallait aller le demander. De là, je suppose, le voyage de 1786. Comme il est arrivé à bien d’autres qui se sont crus tout près d’être célèbres, Mme de Charrière fut détrompée en mettant le pied à Paris. En ces jours pleins de fièvre et d’attente, à la veille de la réunion des Notables, elle trouva les Parisiens occupés de tout autre chose que des malheurs de Caliste. Mais, dans le salon des Suard, où elle fréquentait assidûment, elle rencontra celui qui allait tenir une si grande place dans sa vie.
Benjamin Constant (il s’était déjà débarrassé de la double particule[5], sauf à la reprendre quand besoin serait) avait alors dix-neuf ans. C’était un grand diable à cheveux roux, qui se tenait mal et négligeait sa mise. Il n’avait pas eu d’enfance, point de cette première éducation familiale dont la trace ne peut disparaître. Il avait grandi sans mère, élevé, à distance, par un père qui lui envoyait, de temps à autre, de l’argent et un sermon. Ce Vaudois, fils d’un colonel au service de Hollande, était imbu de toutes les idées françaises, bien qu’il eût été instruit en Angleterre et qu’il parlât l’allemand à merveille. Il adorait le jeu et les femmes. En même temps il avait grand besoin d’émotions, sincères ou artificielles. Il jouait la comédie, non pour duper les autres, mais pour se duper lui-même. Nous connaissons deux circonstances où il essaya, plus ou moins gauchement, la scène du suicide. « Il avait toujours sur lui, dit impitoyablement M. Godet, de quoi se tuer et de quoi s’empêcher de mourir. » Comment le savons-nous ? Par ses aveux : des aveux très gais, car nul homme n’a jamais eu moins de scrupule à se moquer de lui-même. Sainte-Beuve a très finement distingué ces deux hommes qui étaient en lui : un naïf, un emballé, vivant côte à côte avec un ironiste sans merci qui le dénonçait et le ridiculisait à plaisir. Il mettait à ce jeu tout l’esprit de son siècle, dont il était abondamment pourvu ; mais il était et resta imbu de l’idée que l’esprit ne doit servir qu’à la conversation et aux lettres. Jamais il ne permit à cet esprit d’entrer dans ses livres. C’est pourquoi il n’y a rien de si ennuyeux qu’Adolphe, rien de si amusant que Benjamin Constant. Pourtant ce sont les deux moitiés du même être. Adolphe, le sceptique, survivra au bon diable naïf et passionné, mais ne cessera de porter son deuil.
En 1786, Adolphe est encore bien loin et le pessimisme de Benjamin éclate en farces et en équipées. « Un polisson vraiment extraordinaire » (elle le définit ainsi elle-même) : tel était Constant lorsqu’il apparut à cette femme qui attendait l’amour depuis trente ans. Elle avait aussi bien de l’esprit, et ce fut un premier lien entre eux. Etourdis et comme ravis de trouver chacun de leur côté un tel partenaire, ils se grisaient de paroles, insatiables l’un de l’autre, au point de ne pouvoir plus se quitter, même la nuit. Imaginez Benjamin assis près du lit de Mme de Charrière jusqu’à six heures du matin et à cette heure, matinale ou tardive, comme on voudra, prenant avec elle une tasse de thé. Plus d’une fois, les habitans des chambres voisines durent maudire ces deux eu gés (qui sait si ce n’est pas )a raison de leurs nombreuses migrations d’hôtel en hôtel ?). Et pourtant que d’étincelles durent jaillir du choc de ces deux brillans esprits, enfiévrés par la veille, la solitude et l’attraction indéfinissable qui les appelait l’un vers l’autre ! Que de choses étonnantes durent-ils se dire, au cours de ces conversations qui passaient tout au laminoir, dogmes, théories, usages, réputations et caractères ! Et quel dommage qu’il ne se soit pas trouvé un indiscret derrière la cloison pour noter et conserver ces torrens de mots où devaient, certainement, se trouver mêlées bien des paillettes de pur métal ! On dit qu’elle lui enseigna à se moquer de tout ; mais, avait-il réellement beaucoup à apprendre en ce genre lorsqu’il la connut ? En tout cas, l’élève devait dépasser le maître et, en lui retirant ses illusions, elle dut s’apercevoir qu’elle perdait les dernières qui lui fussent restées.
Que disait de tout cela le bon M. de Charrière ? Toujours philosophe et toujours souriant, il prêtait de l’argent au jeune homme, lorsque le colonel de Constant oubliait de joindre une traite à son sermon, et ce fut avec quelques louis, avancés par lui, que Benjamin put effectuer cette fugue en Angleterre où il vécut en bohème, en chemineau, pendant plusieurs semaines. Pour le dire en passant, — et il importe de le dire parce que c’est un trait de caractère, — Mme de Charrière ne semble pas avoir su le moindre gré à son mari de cette attitude tolérante et bénigne. Une des singularités de ce roman intime, c’est que Benjamin eut bien souvent à entendre les plaintes les plus amères sur l’ « indifférence, » la « froideur » de M. de Charrière. Un peu plus, elle eût été femme à dire, comme certaine héroïne d’Émile Augier : « Mais bats-moi donc ! »
Le chemineau qui venait d’errer, avec trois chemises et deux paires de bas, sur les routes du lake district où allaient bientôt venir Wordsworth et Coleridge, se voit, vers la fin de cette année 1787, métamorphosé en chambellan de Son Altesse Sérénissime le duc de Brunswick : brusque revirement de la destinée dont s’amuse cet esprit fantasque et décousu, cette âme nomade et avide de contrastes. Avant de prendre possession de ce poste absurde, le dernier auquel on eût dû songer pour lui, il vient se faire soigner à Neuchâtel d’une maladie sur l’origine de laquelle il serait déplaisant de s’appesantir. Puis, il se repose à Colombier dans la société de son amie. Il ne la quittait point. Lorsqu’elle était dans sa chambre et lui dans la sienne, il lui adressait des billets auxquels elle s’empressait de répondre[6]. Ils n’en causaient pas moins, au jardin, à souper, jusque dans la cuisine où ils philosophaient à leur manière devant un beau feu de sarmens. La bonne Mlle Louise allait et venait autour d’eux, tout étourdie de ces plaisanteries audacieuses qui éclataient près d’elle, et laissait quelquefois échapper un : « mais, mais, mais ! » qui est bien Suisse romande et que je crois entendre. Et Mlle Moula, — l’amie de Genève, — que le gamin féroce plaisantait sur les aridités de son corsage, se vengeait en découpant sa silhouette falote et dégingandée. Cet automne fut, peut-être, pour tous les deux, le meilleur temps de leur vie.
Enfin, il quitta, dans les premiers jours de 1788, ce cher manoir du Pontet où il avait apporté tant de gaîté et trouvé tant de repos. Il s’éloigna, mais, à chaque étape et jusque dans sa chaise de poste, il griffonnait des messages où il racontait à l’amie laissée derrière lui les menus incidens du voyage. Arrivé à destination, sa correspondance se change en un véritable journal où revit — si elle a jamais vécu ! — la petite cour automatique dont les gestes semblent réglés par des mouvemens d’horlogerie. Il prétend s’ennuyer, être au désespoir. Mais on n’a jamais vu un désespoir plus spirituel ni un ennui décrit de façon plus amusante. C’est le compliment que lui adresse Mme de Charrière et il est mérité.
Impossible d’ajourner plus longtemps le problème délicat qui se pose de lui-même. Que s’était-il passé entre eux ? Quelle espèce de lien existait entre ce garçon qui avait tout juste vingt ans et cette femme qui en avait quarante-sept bien sonnés ? Lorsqu’on se rappelle que Mme de Charrière, jeune fille, s’avouait « voluptueuse, » que Benjamin Constant était un débauché dépourvu de scrupules, lorsqu’on songe à ces longues nuits en tête à tête, lorsqu’on rencontre, dans les lettres de Benjamin, des explosions comme celle-ci : « Isabelle, je t’embrasse, » et autres mots qui ne semblent guère pouvoir s’échanger que d’amant à maîtresse, on est tenté d’adhérer à la silencieuse conclusion de Sainte-Beuve, à cette conclusion qu’il suggère, mais qui, sous la plume des critiques venus après lui, s’est transformée en une brutale affirmation : « Benjamin Constant, qui avait été l’amant de Mme de Charrière... » voilà ce que disent, sans hésiter, tous les dictionnaires de biographie politique ou littéraire. M. Godet ne l’entend pas ainsi et, n’étant pas de l’avis de Sainte-Beuve, ne croit pas devoir imiter son abstention. C’est pourquoi il déchire tous les voiles et aborde franchement la question. Quelles sont ses raisons pour croire à l’innocence de cette liaison ? La première est une dénégation formelle de Benjamin Constant, exprimée dans le « cahier rouge, » qui contient ses souvenirs intimes dont Sainte-Beuve n’a jamais eu connaissance. On dira peut-être qu’un galant homme, en pareil cas, a le droit et, jusqu’à un certain point, le devoir de mentir ; que l’aveu d’avoir trompé un homme auquel il avait des obligations pécuniaires eût été extrêmement disgracieux. Considérations vraies, en général, mais qui s’appliquent mal au cas particulier dont nous nous occupons. Lorsque Constant écrivait ces lignes, vers le soir de sa vie, il savait que ni Mme de Charrière, ni son mari, ni ses belles-sœurs ne les liraient jamais et que la famille s’éteignait avec eux. Or qu’importait au reste du monde ? Quant à lui, il n’était pas homme à se ménager, à s’embellir. Les cyniques mélancoliques, comme lui, ne prennent pas la plume pour faire de fausses confidences à la postérité. Ou ils ne disent rien, ou ils disent tout.
M. Godet fait ressortir un autre fait. Pendant la première étape de sa liaison avec Mme de Charrière, Benjamin est amoureux de Mme Jenny Pourrat en l’honneur de laquelle il avale, devant témoins, le contenu d’une fiole de laudanum. Il raconte tout à l’auteur de Caliste. Plus tard elle est, également, mise au courant de ses amours brunswickoises qui aboutissent à un mariage, puis à un divorce. Confie-t-on ainsi à une maîtresse les infidélités qu’on lui fait ? Je passe vite sur la troisième raison de M. Godet, quoiqu’elle ait bien sa valeur. La maladie dont souffrait Benjamin dans les derniers mois de 1787 le rendait parfaitement inoffensif pour l’honneur de M. de Charrière. Je crois donc qu’il eut pour elle l’affection de l’ami pour son amie, de l’élève pour son maître. J’irai plus loin : pourquoi n’y aurait-il pas eu quelque chose de filial dans son attachement pour celle qui, seule, lui avait donné un moment la sensation de la vie de famille, la douce illusion du foyer ? « Il n’y a, écrit-il, qu’un Colombier au monde ! » et ailleurs : « Je ne parlerai plus de me tuer, mais je me réfugierai à Colombier. » N’est-ce pas le cri du pauvre vagabond qui a entrevu, dans la nuit, les lumières du home ?
Comme il se savait aimé plus, mieux et autrement qu’il n’aimait lui-même, il essayait de donner le change à la pauvre âme en peine par ces jolis mots tendres, par ces ardentes caresses dont les enfans gâtés ont le secret. Au surplus, c’est de ce style-là qu’à l’âge de douze ans, il écrivait à sa grand’mère. Mais elle ? Elle souffrit cruellement de n’être aimée qu’à demi, alors qu’elle aimait avec tout son être. Mais il le fallait : ainsi l’ordonnait son maître le Destin. Il y a quelques années, M. Godet donna une conférence à Paris sur ce sujet. Le lendemain, au dîner des Débats, notre confrère M. André Hallays, répéta à Renan les argumens dont s’était servi le conférencier pour réhabiliter son héroïne. M. Goblet, présent à la soirée, s’approcha pour recueillir l’impression du maître. Le sphinx-philosophe répondit, avec ce léger haussement d’épaules que l’on connaît : « Pourquoi pas ? Les femmes sont si étranges ! » Voilà qui vaut déjà mieux que l’absolution, un peu grossière, de Sainte-Beuve. Mais je ne consens point que Mme de Charrière se soit montrée étrange en cette circonstance. Elle savait que le don de son esprit retiendrait plus longtemps Benjamin que le don de sa personne. Elle fut une avare ménagère du bonheur qui lui était mesuré. C’est une terrible tragédie que celle de l’amour né trop tard et qui est obligé de se déguiser en amitié, une tragédie plus commune qu’on ne pense. Mais le monde ne peut la plaindre, parce qu’il ne la connaît pas, car ceux qui en souffrent la cachent comme une lèpre et se laissent ronger le cœur en silence.
Il m’est impossible de suivre cette liaison dans toutes ses phases. Sainte-Beuve, qui croyait à des relations matérielles, voit venir très vite la satiété, tandis que M. Godet est en mesure de prouver que la tendre amitié du jeune homme pour la châtelaine du Pontet dura longtemps et que, si elle subit des éclipses, elle eut de vils retours de ferveur. Leur principale querelle fut à propos d’un procès où le colonel de Constant ne joua pas un rôle fort brillant. Benjamin prit, avec une fougue qui l’honore, la défense de son père. Mme de Charrière aimait peu cette famille dont elle se savait mal jugée, et, soit malveillance, soit, comme elle l’explique, pour mettre son ami en garde contre des rumeurs fâcheuses, laissa tomber dans une lettre Quelques phrases peu flatteuses pour le colonel. Benjamin répondit par des impertinences, somma Mme de Charrière de détruire ses lettres et jeta au feu celles qu’il avait reçues d’elle. Perte irréparable : nous n’assistons à leur liaison que comme on assiste à une conversation par le téléphone dont on n’entend qu’une moitié. Ils se rapprochèrent bientôt, pour se quereller et se réconcilier encore. Dans l’hiver de 1793-94, Benjamin fit un long séjour à Colombier dans le voisinage immédiat du manoir où il passait presque toutes ses journées. Mais la fin inévitable, le divorce intellectuel s’annonçait par bien des symptômes. Ce n’était point la satiété physique de l’amant, mais l’impatience du disciple qui veut secouer le joug de son maître.
Il avait maintenant, comme disent les Anglais, out grown cette amitié-là. Il était las de cette tendre tyrannie qui lui prescrivait des lectures et des impressions. Bon pour cette femme désenchantée et sur le déclin de s’enfermer dans un dédaigneux et universel scepticisme. Lui, il voulait se mêler aux hommes, se tailler un rôle, se faire un nom, et ses ambitions, qu’elle ne semblait guère prendre au sérieux, regimbaient contre elle et l’inclinaient à la révolte. Il cherchait des mobiles d’action, un parti à servir et elle n’avait à lui offrir que des sensations d’art, en religion et en métaphysique le doute, en politique l’abstention. Il croyait à la Révolution où elle ne voyait qu’une mêlée confuse de passions et de systèmes, également incapable de plaindre les vaincus ou d’admirer les vainqueurs. Il voyait se lever vers l’Allemagne une lumière qui allait éclairer le monde, tandis qu’elle en était encore à considérer les Allemands comme des balourds qui essaient d’imiter les grâces françaises et de traduire la pensée française, mais ne réussissent qu’à l’obscurcir. Ils étaient semblables à deux instrumens désaccordés qui ne peuvent plus jouer au même diapason. Tout à coup, ces choses qu’il rêvait, qu’il entrevoyait et que Mme de Charrière ne voulait ni ne pouvait lui donner, une autre femme allait les lui apporter avec une netteté, une richesse, une splendeur d’imagination inespérée et irrésistible. Et cette femme avait près de trente ans de moins que Mme de Charrière. Laide, la fascination de son éloquence la rendait plus séduisante que les plus jolies femmes. Elle était le génie du siècle qui allait naître comme Mme de Charrière incarnait l’esprit de celui qui finissait. Placé entre elles comme entre le passé et l’avenir, son choix pouvait-il être douteux ?
Pour lui le chemin de Damas ; ce fut la grande route de Genève à Lausanne, où il rejoignit, à Nyons, Mme de Staël qu’il était allé chercher à Coppet, Il la vit là pour la première fois au mois de septembre 1794 et ce fut seulement quelques semaines plus tard qu’il osa avouer, dans une lettre à Mme de Charrière, toute l’étendue de ses nouveaux sentimens. En même temps, il annonçait sa visite à Colombier. S’il avait cru mener de front l’ancienne amitié et le nouvel amour, il fut vite détrompé. Elle lui répondit : « Restez où vous êtes ! » Et elle lui donne, pour lui interdire Colombier, une raison qui sonne le plus étrangement du monde dans ce drame passionnel, dans ce duel de deux grandes âmes féminines : la difficulté de se procurer, dans le Jura, la viande de boucherie dont il a besoin pour sa santé. Il y a toutes sortes de contradictions dans les lettres qui suivent. Tantôt c’est la colère âpre, sèche, impitoyable ; c’est le cœur qui se brise. Puis, il y a des retours de douceur, de tendre tristesse. Tout est fini, mais « avec mon détachement de vous on ferait encore un des plus beaux attachemens qui se puissent voir. » N’est-ce pas bien caractéristique, bien d’elle et de son siècle, qu’elle ait exhalé son désespoir en deux petits morceaux, dignes du Mercure galant, un apologue et une épigramme. Sainte-Beuve a cité l’apologue, je citerai l’épigramme.
Tout ou rien, c’est là ma devise :
Elle est hardie, on le sait bien ;
Mais quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise,
A quelque sort qu’on me réduise,
Toujours je dirai : Tout ou rien.
Lecteur, ami, point de méprise.
C’est du cœur, comme du seul bien
Que dans ce monde encor je prise,
Qu’en mes vers ici je devise :
De ton cœur je veux Tout ou rien.
Fut-ce le dénouement ? Mon Dieu, non. La vie, parfois, monte jusqu’au tragique, mais ne sait pas s’y maintenir. L’ancienne intimité ne pouvait revivre, mais des relations se renouèrent, à propos d’un échange de valet de chambre et, surtout, à propos des ouvrages de Mme de Charrière. Elle le tourmentait comme font les provinciaux qui connaissent un Parisien influent. Elle l’accablait d’errata, le chargeait de lui trouver un éditeur et il n’en trouvait pas, probablement parce qu’il n’avait pas cherché.
Une des distractions qui occupèrent et consolèrent ses dernières années, ce fut d’imprégner de ses idées des jeunes filles qu’elle disputait, — il faut bien le dire, — à l’autorité et à la discipline maternelles. Elle qui avait si mal conduit sa vie, et si mal jugé les hommes, était-elle le guide qu’il faut à de jeunes esprits ? Je laisse cette question et je remarque seulement que ce fut sa suprême contradiction, après tant d’autres, de se faire éducatrice dans le temps même qu’elle niait par ses écrits, comme on l’a vu, l’influence et, même, l’utilité de l’éducation.
A partir de 1802, elle n’écrit plus rien. Ses lettres, plus rares, trahissent la souffrance physique et morale. Dans sa dernière lettre à Benjamin, elle lui souhaite, comme le plus grand bien qui soit, d’être en paix avec lui-même. Et elle ajoute brièvement : « Je suis très mécontente de moi. » Ce mot nous livre le secret des amères et sombres rêveries où elle s’enferme pendant ces années de farouche silence. Elle repassait sa vie manquée, les vanités de sa jeunesse, ce mariage médiocre et les années perdues à se persuader qu’elle était heureuse alors qu’elle ne l’était, point, le double abandon dont elle avait souffert, ses amitiés dispersées[7], sa fortune gaspillée[8], ses brillantes facultés dont elle avait fait, en somme, un pauvre emploi, n’ayant donné au monde que d’admirables bagatelles. Et, lorsqu’elle se retournait vers l’avenir, vers l’au-delà, elle ne voyait que ténèbres. Elle regarda la mort s’avancer pas à pas. Quelques heures avant la fin, une clémence suprême jeta un voile devant ses yeux et lui déroba le spectacle de sa propre destruction. C’était le 27 décembre 1805. Voici, dans sa simplicité austère et douloureuse, la scène des funérailles :
« Cinq ou six amis intimes formaient le cortège funèbre avec quelques notables de Colombier et les vignerons de M. de Charrière qui, selon l’usage local, portaient le cercueil. Et, tandis que l’enterrement passe sous l’antique porche de la cour et monte la rampe du Pontet, de cette allure lente que rythme la cloche de la vieille église, les dames amies de la famille sont réunies dans le salon aux volets mi-clos... M. de Charrière, qui n’a pu suivre l’enterrement, tant il est affaibli et déchu, est assis au coin de son feu, plongé dans une stupeur morne. Il a aimé autant qu’il était en lui cette femme dont il admirait les talens, dont il savait la bonté ; il a essayé de la rendre heureuse en lui laissant la libre disposition de sa vie et de sa fortune : il n’y a point réussi parce qu’elle était, suivant son propre aveu, « toujours mécontente d’elle-même, » et « partout étrangère... »
« Les amis entourent la fosse ouverte. Le pasteur dit la belle prière : « Puisqu’il a plu à Dieu de retirer à lui l’âme de notre sœur, nous devons déposer son corps dans le tombeau : nous rendons ainsi la terre à la terre, la poudre à la poudre, la cendre à la cendre, mais avec une ferme et pleine assurance de la résurrection à la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur... »
J’en étais arrivé à cette page. Dans une des chambres les plus retirées de la maison silencieuse où j’achève ma propre vie, une jeune fille anglaise me lisait ce passage, après avoir suivi avec moi tous les espoirs déçus et toutes les agitations stériles de cette âme inquiète. Là, elle s’arrêta, incapable de continuer et, pendant quelques instans, nous demeurâmes pénétrés d’une religieuse tristesse, comme si nous nous tenions nous-mêmes dans le petit cimetière, au bord de cette fosse où, cent ans auparavant (presque jour pour jour), était descendue Mme de Charrière.
Je ne chercherai pas d’autre conclusion que ce jaillissement d’émotion, si soudain, si spontané, si inattendu, de la part d’une inconnue et d’une étrangère, venue au monde trois quarts de siècle après que l’auteur de Caliste en était sortie et bien loin des lieux où elle avait vécu. Saint lacrymæ rerum, Mme de Charrière eût préféré ces larmes à tous les hommages. Elle les doit au biographe dévoué, à l’écrivain accompli qui l’a fait revivre telle qu’elle a été, telle qu’elle aurait pu, telle qu’elle aurait voulu être, telle, enfin, que la connaissaient ceux qui l’ont comprise et qui l’ont aimée.
AUGUSTIN FILON.
- ↑ Elle n’avait jamais pardonné à Lally Tollendal d’avoir retouché un de ses ouvrages pour l’accommoder à la pudeur anglaise
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er juin 1891. Une jeune fille au XVIIIe siècle.
- ↑ Si l’on veut être complet, on ajoutera aux autres écrits politiques de Mme de Charrière les Dix lettres trouvées dans la neige, composées à la requête d’un ami pour calmer l’effervescence qui, en 1794, se manifestait au Locle et à la Chaux-de-Fonds. Ces lettres, on le conçoit, n’ont qu’un intérêt purement local.
- ↑ Cette lettre, dont on connaissait déjà quelques fragmens publiés dans la Préface de l’édition des Lettres Neuchâteloises de 1833, a été retrouvée par M. Godet depuis l’apparition de son livre et a été donnée au public dans le Journal de Genève du 14 mai 1906.
- ↑ On sait que son nom était Benjamin de Constant de Hebecque.
- ↑ Il porta cet usage plus tard à Coppet. Là, on fit mieux, ou pis. Le soir, assis autour d’une grande table, les hôtes du château s’écrivaient au lieu de causer. Je ne crois pas qu’on puisse pousser plus loin la rage écrivassière.
- ↑ Il n’y avait, à Neuchâtel, qu’un homme d’esprit, M. de Marval et un homme de talent, le pasteur Chaillet. Elle les avait eus pour amis et s’était brouillée avec eux.
- ↑ Il ne demeurait presque rien de sa dot lorsqu’elle mourut.