Madame Putiphar/Prologue

(Redirigé depuis Madame Putiphar - Prologue)
Léon Willem (Tome premierp. 1-7).




PROLOGUE.




Une douleur renaît pour une évanouie ;
Quand un chagrin s’éteint, c’est qu’un autre est éclos ;
La vie est une ronce aux pleurs épanouie.

Dans ma poitrine sombre, ainsi qu’en un champ clos,
Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche,
Et ces trois cavaliers à mon être incarnés,
Se disputent mon être, et sous leurs coups de hache
Ma nature gémit ; mais, sur ces acharnés,
Mes plaintes ont l’effet des trompes, des timbales,
Qui soulent de leurs sons le plus morne soldat,
Et le jettent joyeux sous la grêle des balles,
Lui versant dans le cœur la rage du combat.

Le premier cavalier est jeune, frais, alerte ;
Il porte élégamment un corselet d’acier,
Scintillant à travers une résille verte

Comme à travers les pins les cristaux d’un glacier,
Son œil est amoureux ; sa belle tête blonde
A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
Dont le cimier touffu l’enveloppe et l’inonde
Comme fait le lampas autour des palanquins.
Son cheval andalou agite un long panache
Et va caracolant sur ses étriers d’or,
Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
Avec l’agilité d’un vain toréador.

Le second cavalier, ainsi qu’un reliquaire,
Est juché gravement sur le dos d’un mulet
Qui ferait le bonheur d’un gothique antiquaire ;
Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
Avec soin est jetée une housse fanée,
Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
Ou caparaçonné la blanche haquenée
Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
Il est gros, gras, poussif ; son aride monture
Sous lui semble craquer et pencher en aval
Une vraie antithèse, — une caricature
De carême-prenant promenant carnaval !
Or, c’est un pénitent, un moine, dans sa robe
Traînante enseveli, voilé d’un capuchon,
Qui pour se vendre au Ciel ici-bas se dérobe,
Béat sur la vertu très à califourchon.
Mais Sabaoth l’inspire, il peste, il jure, il sue ;
Il lance à ses rivaux de superbes défis
Qu’il appuie à propos d’une lourde massue :
Il est taché de sang et baise un crucifix.

Pour le tiers cavalier, c’est un homme de pierre
Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux ;
Un hyperboréen ; un gnôme sans paupière,
Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
Comme un tombeau vidé lorsqu’une arme le frappe.
Il porte à sa main gauche une faulx dont l’acier
Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
En croupe, où se faisande un pendu grimacier,
Laid gibier de gibet ! Enfin pour cimeterre
Se balance à son flanc un énorme hameçon
Embrochant des filets pleins de larves de terre
Et de vers de charogne à piper le poisson.

Le premier combattant, le plus beau, — c’est le monde !
Qui pour m’attraire à lui me couronne de fleurs,
Et sous mes pas douteux, quand la route est im­monde,
Étale son manteau, puis étanche mes pleurs.
Il veut que je le suive — il veut que je me donne
Tout à lui sans remords, sans arrière-penser ;
Que je plonge en son sein et que je m’abandonne
A sa vague vermeille — et m’y laisse bercer.
C’est le monde joyeux, souriante effigie !
Qui devant ma jeunesse entr’ouvre à deux battans
Le clos de l’avenir, clos tout plein de magie,
Où mes jours glorieux surgissent éclatans.
Ineffable lointain ! beau ciel peuplé d’étoiles
C’est le monde bruyant avec ses passions,
Ses beaux amours voilés, ses laids amours sans voiles,
Ses mille voluptés, ses prostitutions !
C’est le monde et ses bals, ses nuits, ses jeux, ses femmes,

Ses fêtes, ses chevaux, ses banquets somptueux,
Où le simple est abject, les malheureux infâmes
Où qui jouit le plus — est le plus vertueux !
Le monde et ses cités vastes, resplendissantes,
Des pays d’Orient, ses bricks aventuriers,
Ses réputations partout retentissantes,
Ses héros immortels, ses triomphants guerriers,
Ses poètes, vrais dieux, dont, toutes enivrées,
Les tribus baisent l’œuvre épars sur leurs chemins,
Ses temples, ses palais, ses royautés dorées,
Ses grincemens, ses bruits de pas, de voix, de mains !
C’est le monde ! Il me dit : Viens avec moi, jeune homme,
Prends confiance en moi, j’emplirai tes désirs ;
Oui quels que grands qu’ils soient je t’en paierai la somme !
De la gloire en veux-tu ?… J’en donne !… Des plaisirs ?…
J’en tue — et t’en tuerai !… Ces femmes admirables
Dont l’aspect seul rend fou, tu les posséderas,
Et sur leurs corps lascifs, les passions durables
Comme sur un caillou tu les aiguiseras !

Le second combattant, celui dont l’attitude
Est grave, et l’air bénin, dont la componction
A rembruni la face : or c’est la Solitude,
Le désert. — C’est le cloître où la dilection
Du Seigneur tombe à flots, où la douce rosée
Du calme, du silence, édulcore le fiel,
Où l’âme de lumière est sans cesse arrosée ;
Montagne où le Chrétien s’abouche avec le Ciel !
C’est le cloître ! Il me dit : - Monte chez moi, jeune homme ;
Prends confiance en moi, quitte un monde menteur

Où tout s’évanouit, ainsi qu’après un somme
Des songes enivrans ; va, le seul rédempteur
Des misères d’en bas, va, c’est le monastère,
Sa contemplation et son austérité !
Tout n’est qu’infection et vice sur la terre
La gloire est chose vaine, et la postérité…
Une orgueilleuse erreur, une absurde folie !
Voudrais-tu sur la route élever de ta main
Un monument vivace ?… Hélas ! le monde oublie,
Et la vie ici-bas n’a pas de lendemain.
Viens goûter avec moi la paix de la retraite ;
Laisse l’amour charnel et ses impuretés ;
Romps, il est temps encor ; ton âme n’est pas faite
Pour un monde ainsi fait ; de ses virginités
Sors fidèle gardien ; viens ! et si la prière,
La méditation ne pouvaient l’étancher,
Alors tu descendras dans la sombre carrière
De la sage science et tu pourras pencher
Sur ses sacrés creusets ton front pâle de veilles,
Magnifier le Christ — et verser le dédain
Sur la Philosophie outrageant ses merveilles
Du haut de ses trétaux croulans de baladins ;
Tu pourras, préférant l’étude bien-aimée
De l’art, lui rendre un culte à l’ombre de ce lieu ;
Sur ce dôme et ces murs, fervent Bartholomée,
Malheureux Lesueur, peindre la Bible et Dieu !…

Le dernier combattant, le cavalier sonore,
Le spectre froid, le gnôme aux filets de pêcheur,
Celui que je caresse et qu’en secret j’honore,

Niveleur éternel, implacable faucheur,
C’est la Mort ! le Néant !… D’une voix souterraine
Il m’appelle sans cesse : Enfant, descends chez moi,
Enfant, plonge en mon sein, car la douleur est reine
De la terre maudite, et l’opprobre en est roi !
Viens, redescends chez moi, viens, replonge en la fange,
Chrysalide éphémère, ombre, velléité !
Viens plus tôt que plus tard, sans oubli je vendange
Un à un les raisins du cep Humanité.
Avant que le pilon pesant de la souffrance
T’ait trituré le cœur, souffle sur ton flambeau,
Notre-Dame de Liesse et de la Délivrance,
C’est la mort ! Chanaan promis, c’est le tombeau !
Qu’attends-tu ? — Que veux-tu ?… Ne crois pas au langage
Du cloître suborneur, non, plutôt, crois au mien ;
Tu ne sais pas, enfant, combien le cloître engage !
Il promet le repos : ce n’est qu’un bohémien
Qui ment, qui vous engeôle, et vous met dans sa nasse !
L’homme y demeure en proie à ses obsessions.
Sous le vent du désert il n’est pas de bonace ;
Il attise à loisir le feu des passions.
Au cloître, écoute-moi, tu n’es pas plus idoine
Qu’au monde ; crains ses airs de repos mensongers,
Crains les satyriasis affreux de Saint-Antoine ;
Crains les tentations, les remords, les dangers,
Les assauts de la chair et les chutes de l’âme.
Sous le vent du désert tes désirs flamberont ;
La solitude étreint, torture, brise, enflamme ;
Dans des maux inouïs tes sens retomberont ! —
Il n’est de bonheur vrai, de repos qu’en la fosse :

Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien ;
Là, nul plaisir rongeur, là, nulle amitié fausse. —
Là, point d’ambition, point d’espoir déçu… — Rien !…
Là, rien, rien, le néant !… une absence, une foudre
Morte, une mer sans fond, un vide sans écho !… —
Viens te dis-je !… A ma voix tu crouleras en poudre
Comme au son des buccins les murs de Jéricho !

Ainsi, depuis longtemps, s’entre-choque et se taille
Cet infernal trio, — ces trois fiers spadassins :
Ils ont pris, — les méchans, — pour leur champ de bataille
Mon pauvre cœur, meutri sous leurs coups assassins,
Mon pauvre cœur navré, qui s’affaisse et se broie,
Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant !
Quand finira la lutte, et qui m’aura pour proie —
Dieu le sait ! — du Désert, du Monde, ou du Néant ?