Madame Mère (Georges Valbert)

Madame Mère (Georges Valbert)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 684-695).
MADAME MÈRE
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Dans les derniers jours de sa longue vie, la mère de Napoléon Ier s’amusait à composer son autobiographie, et voici ce qu’elle dictait à sa dame d’honneur, Mlle Rosa Mellini : « Je me mariai, à l’âge de treize ans, avec Charles Bonaparte, qui était un bel homme, grand comme Murat. À trente-deux ans, je restai veuve, et Charles mourut à l’âge de trente-cinq ans, à Montpellier, victime de douleurs d’estomac, dont il se plaignait toujours, surtout après qu’il avait dîné… En dix-neuf ans de mariage, je fus mère de treize enfans, dont trois moururent en bas âge et deux en naissant. Devenue mère de famille, je me consacrai entièrement à la bonne direction de celle-ci, et je ne sortais de chez moi que pour aller à la messe. » Elle ajoutait que toutes les fois qu’elle relevait de couches, sa belle-mère se croyait obligée d’entendre une messe de plus, et finit par en entendre neuf par jour. Elle remarquait à ce sujet que s’il est bon d’aller souvent à l’église, le premier devoir des mères de famille est de sortir de chez elles le plus rarement possible. « D’ailleurs, poursuivait-elle, ma présence était nécessaire pour mettre un frein à mes enfans, tant qu’ils furent petits. Ma belle-mère et mon mari étaient si indulgens à leur égard qu’au moindre cri, à la moindre réprimande, ils accouraient à leur aide, en leur faisant mille caresses. Pour moi, j’étais sévère ou indulgente, en temps voulu. Aussi étais-je obéie et aimée de mes enfans, qui, même après avoir grandi, m’ont toujours témoigné, dans tous les temps, le même amour et le même respect. » Ainsi s’exprimait la mère d’un empereur dont l’histoire fut une épopée ; elle n’avait dans le style, comme on voit, rien d’impérial, rien d’épique, et il est de simples particulières qui haussent davantage le ton en racontant leur vie.

Telle était Madame Mère en dictant ses souvenirs, telle elle était aussi en écrivant ses lettres. On pourrait croire, à les lire, que l’histoire universelle ne se compose que de détails, de menus faits, d’incidens de famille ; elle n’y parlait que de ses affaires de ménage, de sa santé et de celle des siens, et il suffit d’en lire une pour les avoir toutes lues. « Ma chère fille, écrivait-elle le 23 juin 1813 à la princesse Élisa, je reçois votre lettre du ik de ce mois, avec celle que Napoléone m’a écrite, dont j’ai été fort contente. Je suis bien aise de savoir que vous n’y avez pas touché et que c’est en entier son ouvrage. Je trouve qu’elle fait des progrès rapides et sensibles, et je vous en félicite. » Elle annonce à la princesse qu’elle n’ira nulle part, qu’elle est à Pont-sur-Seine et s’y trouve bien, que ce séjour convient à sa santé comme à son caractère, qu’elle y est libre et tranquille, et qu’elle s’occupe de faire travailler à un jardin à l’anglaise. « Pauline a quitté Nice pour se rendre aux eaux de Grévaux, d’où l’on me mande qu’elle est arrivée heureusement et sans accident. La reine d’Espagne est partie pour aller à Vichy. La reine de Westphalie a renoncé à aller aux eaux de Forges ; elle les prend à Meudon. Elle est venue passer ici huit jours avec moi… Il y a longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de Louis… Je sais que l’impératrice et le roi de Rome se portent bien. Je suis inquiète du silence de Caroline. »

Un peu auparavant, elle écrivait à cette même princesse : « Ma chère fille, j’ai reçu la jolie corbeille que vous m’aviez annoncée. Vous ne pouviez m’envoyer rien qui me fût plus cher. Par la même occasion, j’ai aussi reçu la petite caisse de cédrats, que j’ai trouvé excellens. Ma santé est assez bonne, malgré la continuité du mauvais temps. » Le 15 août 1830, elle écrira à l’une de ses brus, la reine Julie : « Je vous remercie beaucoup de la truite que vous m’avez envoyée ; elle était fort bonne. J’espère que l’air de la campagne vous fera du bien. Je vous prie d’embrasser vos enfans pour moi. » La plupart de ses lettres ont été brûlées ou ont disparu. Si on venait à les retrouver, selon toute apparence, les historiens n’y trouveraient rien à prendre, ni les amateurs de fine littérature rien à admirer. Madame Mère ne parlait jamais politique à ses correspondans, et jamais elle ne s’est piquée de savoir écrire, ni même d’avoir de l’esprit.

Et pourtant la biographie de cette femme dont la correspondance était, semble-t-il, si insignifiante, vient de fournir à M. le baron Larrey la matière de deux gros volumes de plus de cinq cents pages chacun[1]. Il l’avait vue à Rome déjà bien vieille et aveugle, et il avait remporté de sa visite au palais Rinuccini une ineffaçable impression. Il a compulsé les mémoires du temps pour en tirer tous les renseignemens, toutes les anecdotes qui la concernaient de près ou de loin ; il a interrogé les membres de la famille impériale, ceux qui avaient le mieux connu cette aïeule devenue infirme, qu’on promenait dans ses salons sur un fauteuil à roulettes. Il s’est appliqué à retrouver ses lettres, et à force d’ingénieuse patience, il en a recueilli jusqu’à cent cinquante. Il avait réussi à se procurer et il a publié le premier les quelques feuillets dont se compose l’essai d’autobiographie dicté à Mlle Rosa Mellini. On lui reprochera peut-être d’avoir été prolixe, de n’avoir pas serré son sujet d’assez près ; mais on peut affirmer que quiconque aura lu les premières pages de son livre le lira jusqu’au bout avec un vif intérêt. La signora Letizia ne fut pas seulement la mère d’un grand homme ; parmi les figures de femmes qui, le voulant ou ne le voulant pas, ont joué un rôle dans l’histoire, il en est peu de plus attachantes, de plus originales, de plus curieuses à étudier.

Mais pour que cette figure ait tout son prix, il convient de la voir telle qu’elle était, sans y rien ajouter, sans y rien changer. Il ne faut pas dire avec Michelet que « la mère de Napoléon semblait avoir incarné en lui tous ses songes. » Elle n’était pas songeuse, et si Goethe avait hérité de sa mère le goût de conter, ce n’est pas de la sienne que Napoléon tenait sa dévorante imagination. Il ne faut pas non plus, comme un poète italien, la transformer en Niobé, ou comme Stendhal, la comparer aux Cornélie, aux Porcia, à ces fières aristocrates qui auraient cru faire honneur aux reines d’Egypte ou de Syrie en les priant de leur attacher les cordons de leur chaussure. Mme Letizia ne doit être comparée à personne, car elle ne ressemblait qu’à elle-même. Gérard l’a peinte comme il désirait qu’on la vît, Chaudet a fait son buste d’après l’antique, des camées la représentent le front ceint d’un bandeau d’impératrice romaine. Mais de tous les portraits dont M. Larrey a enrichi son livre, celui que je préfère de beaucoup est celui qui a le plus de caractère parce qu’il est le plus simple, et le plus simple est celui que dessina à Rome, d’après nature, la princesse Charlotte Napoléon, et qui nous montre une vieille femme assise dans un fauteuil, la tête couverte d’une coiffe de mousseline, une collerette de deuil autour du cou, retombant sur la pèlerine unie d’une robe à taille courte et à ceinture large. Cette vieille femme n’a rien de majestueux, mais sa petite-fille avait de bons yeux, elle savait rendre ce qu’elle voyait, et cette figure exprime la parfaite dignité, une fermeté d’âme accompagnée de finesse, la rectitude presque infaillible du bon sens. Elle semble dire : « Je suis ce que je suis, » — Et toute sa vie Mlle Letizia s’est donnée pour ce qu’elle était.

« Mon père, écrivait Napoléon, se maria à une noble et excellente femme, Maria-Letizia Ramolino. Ma mère avait dès sa jeunesse autant de qualités solides que de charmes ; elle devait faire le bonheur de son époux et demeurer l’objet de la tendresse de ses enfans. » Il disait aussi « qu’elle était belle comme les amours. » Un jour, à Bastia, un prêtre auquel elle se confessait fut si troublé par sa beauté qu’elle dut le rappeler aux convenances. Un homme qui n’était guère sentimental a raconté qu’à cinquante-trois ans, elle avait encore de si admirables restes qu’au respect qu’elle inspirait se mêlait quelque amour. Napoléon a dit encore qu’elle était faite pour gouverner un royaume. Tout porte à croire, en effet, qu’elle eût été une reine fort sage, très avisée, à condition toutefois que son royaume fût très petit, car elle n’avait ni le goût, ni le génie de la grande politique. Sa vraie vocation était de gouverner une maison, de conduire un ménage, de maintenir l’ordre et la paix dans une famille, de concilier les intérêts contraires, d’apaiser les querelles, d’adoucir les amours-propres, de faire entendre raison à tout le monde. Si Napoléon ne lui devait pas son imagination, c’est bien d’elle qu’il avait hérité cet esprit d’ordre, de discipline et de gouvernement, qui lui a permis de remettre sur pied un pays désorganisé par les discordes civiles et l’anarchie, et de lui donner des institutions qui subsistent encore.

Mais dans un moment d’impatience et d’humeur. Napoléon a dit : «Mme Letizia n’est qu’une bourgeoise, » et il s’entendait bien. Il aurait voulu qu’elle accommodât ses mœurs, ses manières, son langage, ses sentimens à ses nouvelles destinées, qu’elle haussât sa voix d’un ton, qu’elle apprît et aimât à représenter. Elle resta ce qu’elle avait toujours été ; sa fortune avait beau changer, elle ne changeait pas ; il y avait en elle quelque chose d’incorrigible et d’immuable. Elle conserva toujours ses façons naturelles de parler, elle ne modifia jamais son accent. « À propos de maman, disait le premier consul à ses frères, Joseph devrait bien la prier de ne plus m’appeler Napolione. Qu’elle m’appelle, comme tout le monde, Bonaparte, non Buonaparte surtout, ce serait encore pire que Napolione. Qu’elle dise le premier consul ou le consul tout court ! Oui, j’aime mieux cela. Mais Napolione, toujours Napolione cela m’impatiente. » Il avait beau s’impatienter et quelque foi qu’elle eût en son génie, qu’elle déclarait une merveille, César fut toujours pour elle Napolione. Elle l’admirait, il ne lui imposait pas. Il était devenu le maître de l’Europe, et elle le revoyait sans cesse tel qu’il était venu au monde, avec une grosse tête, criant, s’agitant beaucoup et bientôt tétant son pouce, en attendant de téter l’univers.

Bourgeoise elle était née, et elle le fut toute sa vie. Occupée de gouverner sa maison, elle se consacrait tout entière à ses intérêts de famille. Mère dans toute la force du terme, elle aimait ses enfans comme la bête aime ses petits, mais elle les morigénait, les gourmandait, ne se faisait aucune illusion sur eux, leur remontrait leurs faiblesses et leurs folies, se raillait de leurs prétentions. Leur arrivait-il quelque fâcheuse aventure, ils recouvraient toute sa tendresse, et, selon sa propre expression, « celui qu’elle aimait le plus, c’était toujours le plus malheureux. » Au surplus, ni la gloire, ni les grandes prospérités n’étaient capables de lui tourner la tête, d’éblouir son bon sens très rassis et un peu terre à terre. Les flagorneurs et les flagorneries lui inspiraient une invincible aversion. Un jour que le cardinal Maury lui prodiguait des éloges qu’elle jugea excessifs : « Eh ! monsieur le cardinal, interrompit-elle, à entendre ce que vous me dites aujourd’hui, que vous restera-t-il demain pour continuer comme vous avez commencé ? » Elle détestait les flatteurs, elle détestait aussi le faste, l’ostentation, tout ce qui sentait l’apparat. Elle n’avait aucun goût pour les cérémonies, pour les réceptions officielles, et n’y paraissait qu’à son corps défendant. Elle refusa toujours de tenir une cour ; sa seule joie était de réunir sa famille autour d’elle, et elle se plaignait que, mère de quatre rois, elle n’en avait point pour lui tenir compagnie.

On connaît l’histoire du préfet qui, invité à dîner chez l’archichancelier Cambacérès, se trompe de porte, entre chez Madame Mère, salue à peine deux dames assises, et va se chauffer les pieds, le dos à la cheminée. « Savez-vous, monsieur, que vous êtes chez Madame ? Lui dit la dame de service, scandalisée de son sans-gêne. — Chez Madame qui ? — Chez Madame Mère. — Mère de qui ? S’écrie-t-il, en commençant à perdre contenance. « Il raconta lui-même sa mésaventure, qui amusa la ville et la cour, et on l’appela désormais M. le préfet mère de qui. S’il s’était présenté à une autre heure, il aurait pu trouver Madame faisant une partie de reversi ; c’était son jeu de prédilection, elle y jouait à merveille, et de préférence en entendant un peu de musique, mais une musique douce, ayant peu de goût pour celle qui fait dubruit. Quand Mme Ida Saint-Elme lui rendit visite à Saint-Pont, elle était assise près d’une table encombrée de petits paniers contenant des ouvrages en perles : « Savez-vous faire de ces sortes d’ouvrages ? — Non, madame. — Eh bien, ni moi non plus. Je les achète de l’une de ces dames riches d’autrefois, devenue pauvre aujourd’hui. » C’était un genre de réflexions qu’elle aimait à faire ; elle n’oubliait jamais qu’on peut être riche un jour et se réveiller pauvre le lendemain. Puis s’adressant à M. de Brissac : « Vous savez, Cossé, c’est l’ouvrage de ma boiteuse ; elle est adroite comme une fée. Croyez-moi, c’est joliment fait. Je rends service à cette digne femme, car toutes ces dames m’en prennent, croiriez-vous ? » Elle questionna ensuite Mme Saint-Elme sur les perles de Rome, et Mme Saint-Elme crut jouer d’adresse, en lui disant : « Elles sont beaucoup plus chères que celles qu’on emploie pour ces sortes d’ouvrages. — Oh ! ma petite, j’en sais le prix, ce n’est pas à moi qu’on en fait accroire. » En se retirant à reculons, la visiteuse embarrassa son pied dans sa longue robe et faillit tomber. « Ah ! mon Dieu, lui cria Madame, allez-vous-en donc tout ouniment droit devant vous ; vous avez failli vous faire dou mal, pour l’étiquette. »

On ne lui en faisait pas accroire ; elle savait le prix des perles de Rome et elle voulait savoir le prix de tout. Lorsque, souffrant de névralgies erratiques, elle alla dans l’été de 1809 prendre les eaux à Aix-la-Chapelle, elle y reçut la visite du comte Beugnot et s’empressa de lui demander à quoi montaient ses frais de logement et d’entretien. Il n’en savait pas le premier mot : « Je répondis à tort et à travers, et toujours en rabaissant les prix, afin de lui donner bonne idée de mon savoir-faire. Malheureusement elle prit mes jactances pour des prix-courans. Dès le jour même, elle entra en campagne contre ses gens et ses fournisseurs ; elle se prétendait inhumainement pillée par les uns comme par les autres ; elle citait les objets et les prix que je les paie ; il n’était pas possible de la faire revenir. » On lui expliqua cependant que le comte ne s’entendait guère en affaires de ménage, et elle l’attendit à sa seconde visite. Il la retardait tant qu’il pouvait ; elle l’invita à dîner, et il dut reprendre son discours où il l’avait laissé. Elle le loua de son habileté et le pria avec insistance de lui procurer tel ou tel article, en les payant pour elle au même prix qu’il payait pour lui. Il devina qu’elle y mettait de la malice, qu’elle voulait à la fois se venger de son effronterie et en tirer quelque profit pour elle-même. « La princesse Pauline était présente ; elle laissa durer quelque temps mon embarras, après quoi elle brouilla les cartes de manière à tirer Madame de ses calculs et moi du guêpier où je m’étais jeté par une suffisance déplacée. »

L’empereur reprochait à Mme Letizia « son économie passionnée, » et tout le monde l’accusait d’une parcimonie voisine de l’avarice. M. Larrey s’est donné beaucoup de peines pour la justifier ou pour plaider les circonstances atténuantes, et peut-être s’en est-il trop donné. Si elle n’avait pas été un peu serrée, elle n’eût plus été elle-même, et il faut aimer les gens avec leurs défauts. Dès sa jeunesse elle avait su ce que valait un liard. Quand une femme, qui n’est pas riche, a huit enfans et qu’elle a épousé un homme de belle taille, de belles manières, qui aime à représenter, on ne peut lui en vouloir de rogner les morceaux et de ne pas dénouer facilement les cordons de sa bourse. Cette maison corse, a-t-il été dit, ressemblait à un collège, ou plutôt à un couvent : « La prière, le sommeil, l’étude, les repas, les divertissemens et les promenades, tout était calculé, mesuré. »

M. Larrey raconte qu’en 1787 Napoléon, étant venu passer à Ajaccio ses vacances d’officier d’artillerie, rencontra dans l’escalier de la maison paternelle une jeune villageoise, qui lui offrit un cacio ou fromage frais. Il la récompensa de son obligeance par un écu de six livres. Grande indignation de la signora Letizia ! Mais lui, pour toute réponse, et afin de laisser à la jeune paysanne le temps de s’éloigner, saisit sa chère maman par la taille et lui fit faire, malgré elle, un tour de valse, qu’elle eut peine à lui pardonner. Après la mort de Charles Bonaparte, son grand-oncle Lucien s’était chargé de gérer la modique fortune de la famille, et il était encore plus avare que Letizia. « Il tenait son or caché sous ses matelas, dans un sac de peau, a dit Napoléon. La malicieuse Paulette s’avisa un beau matin et devant nous de tirer à elle le sac, qui s’ouvrit et versa, à flots brillans, son contenu. Le plancher en fut couvert. » L’archidiacre au désespoir en perdit la parole ; ses yeux suivaient avidement certains doublons, qui s’égaraient sous les meubles. « Enfin la grandeur du péril lui fit recouvrer la voix ; il jura par tous les saints du paradis que c’était de l’argent en dépôt, qu’il n’y avait pas une obole à lui. Nous de rire ; la signora Letizia de nous gronder et de ramasser l’or, sans oublier la plus petite pièce. »

Elle avait été à bonne école, et cette femme, qui n’oubliait rien, se rappelait qu’à Marseille elle avait dû s’industrier pour nouer les deux bouts. Dans ce temps de proscription et de misère, levée avant ses filles, elle envoyait l’une au marché acheter les provisions du jour, elle chargeait la seconde de surveiller le ménage, la troisième de tenir les comptes. Depuis lors, tout avait changé, hormis les sentie mens et les habitudes de Mme Letizia, et elle voyait avec chagrin Elisa, Pauline, Caroline rivaliser de luxe et d’élégance avec ses brus. Plus on gaspillait l’or autour d’elle, plus elle restreignait ses propres dépenses. Elle renvoyait bien loin ceux qui l’engageaient à se construire une serre de 30,000 francs ; elle leur répondait ; « Je suis obligée de coumouler pour l’avenir. » Elle avait toujours pensé à l’avenir, aux inconstances et aux traîtrises de la fortune, aux grands revers qui sont la rançon des grands bonheurs, et quelle que fût son admiration pour le génie de son fils, elle le savait homme à en abuser, elle redoutait ses intempérances. Elle disait : « Tout cela peut finir, et que deviendront des enfans dont la générosité imprudente m regarde ni en avant ni en arrière ? Alors ils me trouveront. » Avant 1812, s’il en faut croire l’archiduc Charles-Louis d’Autriche, elle disait déjà : « Pourvu que cela doure ! »

Elle a affirmé plus d’une fois que ses jours de grandeurs avaient été pour elle des jours de trouble et de souffrance, que, si on avait pu ouvrir son âme, on y aurait trouvé plus de chagrins que de joies. Son bon sens toujours inquiet, son esprit court, mais ferme et net, qui ne prenait le change sur rien, ses prévoyances de mère de famille, les craintes, les anxiétés qu’elle éprouvait pour un fils qui, toujours prêt se lancer dans de nouvelles entreprises, semblait se plaire à braver les hommes et les dieux, c’en était assez pour gâter sa vie. Mais quoiqu’elle n’en dît rien, je suis tenté de croire qu’elle avait encore une autre raison d’être soucieuse et tourmentée dans le bonheur. Ce qu’il y avait en elle de plus immuable, c’était l’idée qu’elle se faisait du gouvernement des familles et du respect qui est dû à l’autorité maternelle. Désormais on la consultait peu, c’était la raison d’état qui décidait de tout, même du mariage de ses enfans, et elle se sentait blessée dans sa dignité. On sait qu’elle blâma Napoléon de s’être fait empereur. Elle ne pouvait se dissimuler que plus il grandissait, plus il lui échappait. Observerait-il encore cette déférence que les enfans doivent à leur mère ? Aussi cette femme qui méprisait l’étiquette était-elle fort ombrageuse, fort chatouilleuse, en tout ce qui concernait ses rapports personnels avec le souverain. Durant les six semaines qui suivirent les couches de Marie-Louise, Madame Mère et les reines d’Espagne et de Hollande étaient seules admises auprès d’elle, et on leur offrait des fauteuils auprès de son lit. Quand vint le premier jour de grande réception, l’empereur fit enlever les fauteuils, qu’on remplaça par des tabourets. Au moment de s’asseoir, Madame Mère se retira, et comme l’impératrice voulait la retenir : « Madame, répondit-elle, si l’empereur désirait que j’assistasse à vos relevailles, il aurait fait disposer un fauteuil pour moi. » Un autre jour de la même année, dans une réunion de famille. Napoléon lui ayant présenté sa main à baiser, elle la repoussa vivement, et ce fut lui qui baisa la main de sa mère. Elle lui disait à lui-même : « Vous le savez, sire, en public, je vous traite avec respect, parce que je suis votre sujette ; mais, en particulier, je suis votre mère, et quand vous dites : Je veux, — moi je réponds : Je ne veux pas. »

Quand elle pensait que jadis, à Ajaccio, elle commandait et que tout le monde obéissait, que lorsqu’elle avait défendu de toucher aux figues et à la vigne du jardin, si le futur vainqueur d’Austerlitz contrevenait à ses lois, elle avait le droit de lui donner le fouet ; quand elle se rappelait que plus tard, à Marseille, il lui suffisait de faire un signe et ses charmantes filles s’en allaient au marché, un panier au bras, elle ne pouvait s’empêcher de se dire que les temps où l’on est obscur et pauvre ont du bon et que les temps de gloire ont leurs humiliations. Toute sa vie elle eut le culte de l’ordre, et l’ordre veut que les mères soient très écoutées de leurs enfans. En 1802, lors de la promulgation du concordat, elle avait dit au premier Consul : « Il n’est plus nécessaire de vous donner des soufflets pour vous faire aller à la grand’messe. — Non, avait-il répliqué, et maintenant c’est à moi de vous en donner. » Il ne lui en donnait pas, mais lui en eût-il donné, il aurait fallu les recevoir de bonne grâce, et c’était là ce qui lui déplaisait. À un esprit peu compliqué elle joignait une grande simplicité de cœur et un attachement opiniâtre au petit nombre d’idées qu’elle semblait avoir apportées en naissant. Avoir son fils pour maître, c’était à ses yeux un renversement des lois naturelles, et comme les plantes, les animaux, elle a toujours vécu très près de la nature.

Napoléon avait raison de dire que Madame Letizia était une bourgeoise, mais il avait tort d’ajouter qu’elle était une bourgeoise du faubourg Saint-Denis. Elle demeura fidèle à ses origines comme à ses idées, et fut toujours Corse jusque dans la moelle des os. Comme ses compatriotes, elle était dure à elle-même et capable de supporter beaucoup de choses. Le bonheur ne l’avait pas amollie, le malheur ne l’a jamais terrassée. Elle a appris successivement la mort de l’empereur, de deux de ses filles, de son petit-fils le roi de Rome. Elle a eu dans ce monde plus que sa charge de douleurs, et sans plier un instant sous le faix, elle a vécu, le front haut, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-six ans.

Elle en avait soixante-treize quand le roi Jérôme, sa femme et leurs enfans arrivèrent à Rome. Ils la trouvèrent « petite et maigrie, avec des yeux noirs pleins de vivacité, vrai type de race corse, comme on le rencontre encore dans les montagnes de l’île, chez les familles pures de tout mélange étranger. Une robe de mérinos noir et un turban de la même couleur, à la façon de l’empire, composaient sa sévère et unique toilette. Elle pleurait ses premiers morts, Elisa et Napoléon. » Elle avait plus d’une fois demandé qu’il lui fût permis d’aller vivre à Sainte-Hélène avec le fils qui avait été son maître. Lorsqu’elle sut qu’il n’était plus, son cœur se déchira. Mais quelques jours après, le cardinal Fesch écrivait au roi de Westphalie : « Vous avez dû vous apercevoir que son caractère n’était point affaibli, j’oserais même dire qu’il s’était raidi, au point que, pour la nouvelle de la mort d’Élisa, sa santé en reçut atteinte, et dans cet affreux événement, elle a, d’une certaine manière, résisté à la douleur. Elle n’a pas eu besoin de se mettre au lit, et si on en excepte une grande tristesse, la diminution d’appétit et une augmentation de faiblesse, elle se porte bien. » Elle écrivait elle-même à la princesse Pauline : « Ma santé est passable, en comparaison de ce que j’ai souffert et de ce que je souffre. » Quatre ans plus tard, lorsqu’elle apprendra que la princesse est morte, elle écrira aux enfans de l’ex-roi Joseph : « Nous avons perdu cette pauvre Pauline, vous concevez facilement mon chagrin. » Les bourgeoises du faubourg Saint-Denis racontent leurs deuils dans un style moins simple et moins concis.

« Nous autres Corses, répétait-elle souvent, nous nous connaissons en révolutions. » Elle en avait vu plus d’une dans sa jeunesse, et dès sa jeunesse, sans rechercher les aventures et les périls, sans les aimer, si l’honneur le commandait, elle était prête à tout souffrir, à tout oser. Elle avait vingt ans quand elle encouragea son mari à faire campagne avec Paoli dans la guerre d’indépendance, et tantôt à pied, tantôt à cheval ou à dos de mulet, elle l’accompagna partout, bivouaquant dans les ravins et dans les maquis, couchant à la belle étoile et s’inquiétant peu d’entendre siffler les balles. Elle était grosse alors de l’enfant prédestiné qui, impatient, paraît-il, d’être ballotté par sa mère, s’agitait fort et semblait aspirer à se battre avant de naître. Plus tard, rompant avec Paoli, qui voulait livrer son île à l’Angleterre, les Bonaparte prirent parti pour la France et furent mis hors la loi. Il en coûta peu à la signora Letizia de s’enfoncer de nouveau dans la montagne, et lorsqu’on lui montra du doigt sa maison qui brûlait : « Eh ! qu’importe ! s’écria-t-elle ; nous la rebâtirons plus belle. » Rien n’étonnait cette bourgeoise corse ; elle a été plus d’une fois héroïque, et ce qu’il y a de plus admirable dans son cas, c’est que jamais elle n’a songé à s’admirer elle-même. À Porto-Ferrajo, quelques heures avant de quitter l’île d’Elbe, Napoléon lui annonça au clair de lune qu’il partait pour reconquérir sa couronne. « Avant tout, lui dit-il, je vous demande votre avis. — Ah ! permettez, répondit-elle, que je m’efforce d’oublier que je suis votre mère. » Et après un instant de réflexion : « Le ciel ne permettra pas que vous mouriez par le poison, ni dans un repos indigne de vous, mais l’épée à la main. » C’était la même femme qui déclarait « que tomber n’est rien quand on finit avec noblesse, que tomber est tout quand on finit avec lâcheté. »

Les choses extraordinaires lui parurent toujours très ordinaires, et les choses ordinaires lui paraissaient très importantes. Je ne crois pas qu’elle fît aucune différence entre les grands et les petits devoirs. Tout lui semblait essentiel, et elle pensait sans doute qu’une mère de famille s’honore autant par de sages économies et des livres de compte régulièrement tenus que par les dévoûmens héroïques. Au reste, elle raisonnait peu, et par là encore elle prouvait bien qu’elle n’était pas née au faubourg Saint-Denis. Comme les abeilles et les fourmis, elle trouvait son chemin sans avoir besoin de le chercher. Chez les hommes comme chez les bêtes, l’instinct n’est que le sentiment irréfléchi de la destinée. Ce fut elle qui empêcha son mari de se réfugier en Angleterre avec Paoli. Que serait-il advenu, ainsi que le remarque fort justement le baron Larrey, si désertant la Corse, sa première patrie, et tournant le dos à la France, sa patrie future, elle était allée faire ses couches sur le sol britannique, que l’enfant y fût né ?

Vingt ans après, elle montrera la même clairvoyance. La noblesse française commençait à émigrer, et une belle dame engageait le lieutenant Bonaparte à partir avec elle, en lui faisant espérer ses bonnes grâces. — « Madame, vous êtes charmante, répliqua-t-il ; mais il y a de par le monde une femme dont les faveurs me plaisent encore plus, c’est la France. » Mme du Colombier lui donnait de meilleurs conseils : « n’émigrez pas, monsieur Bonaparte ; on sait bien comment on sort de France, on ne sait ni quand ni comment on y rentre. » Enfin sa mère lui écrivit. Elle le conjura de ne pas abandonner sa patrie, de ne point faire la folie de suivre la mode en passant le Rhin. « Tranquillisez-vous, cara signora madre, répondit-il, votre fils ne sera jamais à la solde de l’ennemi. »

Madame Mère disait que sa vie avait fini avec la chute de l’empereur. Retirée à Rome, dans le palais Rinuccini, elle avait renoncé à tout, pour toujours. « Plus de visites dans aucune société ; plus de théâtre qui avait été mon unique distraction dans les momens de mélancolie. » Elle ne laissait pas de vivre, et quand on lui demandait son secret, elle répondait : « Je suis toujours sortie de table avec de l’appétit, et à chaque malheur, je me suis résignée à la volonté de Dieu. » Elle aurait pu répondre aussi qu’elle avait l’âme forte et que, par une grâce du ciel, elle n’avait jamais eu cette sorte d’imagination qui travaille dans le vide, creuse dans le noir et ajoute aux maux réels le supplice des mauvais rêves. Elle acquiesçait facilement à tout ce qui lui semblait un décret d’en haut, elle acceptait sans les discuter tous les arrêts d’une volonté suprême qui règle tout. Sa piété était candide ; elle demanda un jour à un prélat romain s’il croyait que Napoléon fût en paradis. — « Oui, madame, répondit le prélat, je le crois, mais je n’en ai pas encore acquis la certitude. »

Mais, si pieuse qu’elle fût, sa grande consolatrice était sa philosophie naturelle, qui se révèle de loin en loin dans quelques passages de ses lettres. « Je ne puis pas vous donner un peu de mon caractère, écrivait-elle au roi Jérôme, le 18 juillet 1821. Au premier instant d’une mauvaise nouvelle, je m’afflige, mais au second, j’espère plus que je ne me suis affligée. Faites-en autant ; s’il le faut, diminuez votre maison, détruisez-la même, en renvoyant tout le monde ; ce ne sera que plus honorable pour vous de lutter et de vaincre l’infortune. Je suis convaincue que Catherine a assez de grandeur d’âme pour s’accommoder au plus strict nécessaire… Une mère seule peut donner ce conseil. C’est alors que vous n’aurez plus rien à craindre et tout à espérer. » Deux ans plus tard, elle écrivait à Lucien : « Vous devez savoir depuis longtemps que la majeure partie de la vie humaine est composée de malheurs et de déboires. Cette connaissance doit nous donner la force de nous raidir contre tout ce qui peut nous arriver, surtout quand il n’y a pas de notre faute. » Elle aimait mieux parler qu’écrire. « Mon fils, disait-elle, a été renversé, il a péri misérablement, loin de moi ; mes autres enfans sont proscrits, je les vois mourir les uns après les autres… Je suis vieille, délaissée, sans éclat, sans honneur. Eh bien, je ne changerais pas mon existence contre celle de la première reine du monde. » Et elle ajoutait : « Il faut vivre selon sa position ; quand on n’est plus roi, il est ridicule de chercher à l’être. Les bagues ornent les doigts, mais elles viennent à tomber et les doigts restent. » Telle était la philosophie de Madame Mère, et on conviendra qu’en ce qui concerne l’art de se consoler, elle en savait autant que les plus grands philosophes.

Elle avait conservé toutes ses vieilles habitudes. Elle portait en hiver un tablier de taffetas noir, en été un tablier blanc, et tour à tour elle filait au rouet ou au fuseau. Elle jouait encore au reversi. Elle surveillait son ménage, réglait ses comptes tous les matins, et prêchait l’économie à ses fils. Il y avait dans son salon une grande armoire vide, garnie d’ornemens de cuivre, dont ses petits enfans n’approchaient pas sans inquiétude ; quand ils faisaient du bruit, on les y enfermait. « Il y a vingt ans, j’étais altesse, disait-elle ; aujourd’hui je redeviens Madame Letizia. » Elle l’avait toujours été, et c’est ce qui fait la beauté de sa vie.

Aucune épreuve ne lui fut épargnée. Elle fit une chute, se brisa le col du fémur, et peu après, elle fut atteinte d’une cécité progressive. Elle oubliait ses maux en pensant à l’homme prodigieux qu’elle avait donné au monde. La gloire de ce fils avait jadis blessé ses yeux ; depuis que le malheur l’avait comme voilée, elle pouvait contempler fixement ce soleil, et elle en repaissait ses regards. Mais ce qu’elle aimait surtout à se remémorer, c’étaient les commencemens du grand homme, et le temps « où elle ne mettait pas toujours le pot-au-feu. » Elle racontait à Mlle Mellini que ses enfans étaient fort remuans, qu’elle avait dû démeubler une grande chambre pour que, les jours de pluie, ils pussent s’y ébattre à leur aise, que Jérôme et les trois autres dessinaient des pantins sur le mur, que Napoléon ne peignait que des soldats rangés en bataille, que, dès ses premières années, il avait eu du goût pour l’arithmétique, que certaines béguines l’avaient surnommé le petit mathématicien et le régalaient de confitures : « Un jour qu’il les rencontra sur la place Saint-François, il se mit à courir vers elles en s’écriant : « Celui qui veut savoir où est mon cœur le trouvera au milieu du sein des sœurs. » La sœur Orto, femme grasse, avec de mauvaises jambes, le réprimanda, mais à la fin elle dut céder et lui adoucir la bouche, pour le faire taire. »

Elle se souvenait aussi que, travaillant tout le jour, il ne sortait que le soir, sans avoir fait sa toilette, et qu’il oubliait de remonter ses bas tombans, ce qui avait donné lieu au dicton : « Napoléon à la mi-chaussette fait l’amour à Jacquelinette. » Elle se souvenait surtout d’un fermier qui avait dit à la signora Letizia « que si Dieu prêtait longue vie au petit monsieur, il ne manquerait pas de devenir le premier homme du monde. » Dieu ne prêta pas très longue vie au petit monsieur, mais il n’eut pas besoin d’avoir trente ans pour être le premier homme du monde, et la signora Letizia y était certainement pour quelque chose.


G. VALBERT.

  1. Madame Mère, essai historique par M. le baron Larrey, de l’Institut de France. Paris, 1892 ; E. Dentu.