Madame Kaekebroeck à Paris/Texte entier

Paul Lacomblez, éditeur (6p. 7-219).


I


Jamais il n’avait plu comme pendant cet abominable hiver.

Cela durait depuis cinq mois sans trêve ni miséricorde ; l’influenza, les doubles pneumonies sévissaient tuant beaucoup de monde, mais on mourait peut-être davantage de la privation de soleil.

Ah ! les beaux clairs jours de gel, le sol de stuc qui fait vibrer, retentir les roues, comme on y aspirait ! Mais non, il pleuvait, il pleuvait encore, il pleuvait toujours. La neige refusait de semer ses purs flocons sur l’infâme bourbier de la terre.

Il y eut des orages en février, des averses furieuses qui faisaient cloche sur les flaques.

La ville était pleine d’une rumeur de cataracte ; les ruisseaux torrentiels se ruaient à grand bruit dans les égouts ; les citernes débordaient ; les gouttières, trop étroites, s’épanchaient avec fracas sur les trottoirs.

Et la Senne roulait tumultueusement une purée ocreuse, menaçait de sauter par dessus les ponts.

La Ville Basse commençait à s’alarmer ; l’eau sourdait déjà dans les caves. Et l’anxiété augmentait au récit des anciens contant l’inondation de 1851, quand les rues avaient été changées en canaux où l’on manœuvrait des barques à la godille.

Ces tableaux lacustres épouvantaient les bonnes femmes dont l’imagination débridée se représentait au vif les noyades bibliques du Déluge. Aussi, les ménagères prudentes vérifiaient-elles avec soin leurs seringues à asperger les façades, comptant les faire servir de pompes d’épuisement à l’occasion.

Mais le ciel, pitoyable, démentit ces som-bres pronostics et la capitale, tout au moins, échappa aux cataclysmes.

La pluie, fatiguée, diminua de violence, réintégra sagement les rigoles et les gouttières. Parfois, elle tombait si fine qu’on eût dit de l’eau vaporisée. Elle devint intermittente. Et voilà qu’un matin d’avril, ce fut une pluie de lumière que le soleil vainqueur répandit sur la ville.

Enfin !

Soupir de délivrance, cri de résurrection qui jaillit en même temps de toutes les poitrines.

Nul peut-être ne le poussa avec autant d’allégresse que Joseph Kaekebroeck.

Bien réveillé, ragaillardi par le tub, il avait ouvert une fenêtre de la chambre à coucher et contemplait son petit jardin inondé de soleil ; tout y reprenait vie et gaîté, une bonne odeur montait de la terre. Les grotesques statuettes de plâtre, dont les pluies avaient écaillé l’épiderme et délavé le brutal coloriage, s’harmoniaient à la teinte rousse des massifs de seringa, au feuillage lustré des houx et des aucubas. Au milieu de la pelouse, ravagée et pourrie par les averses, la boule de verre étamé avait subitement retrouvé son éclat ; de nouveau, elle brillait sur sa crinoline de fer, reflétant en miniature, avec les déformations de son miroir convexe, la blanche maison, les chemins rectilignes, les rocailles, les « postures » et la soudaine floraison, l’explosion rose de tout un rang de pêchers palissés contre la muraille.

Dans le ciel d’un azur laiteux, les compagnies de pigeons avaient repris leur volée ; à droite, par dessus les toits moirés de lumière, la girouette de la Maison de l’Armateur faisait étinceler son vaisseau d’or, immobile à présent et comme en panne dans l’espace.

Des fumées s’élevaient molles et gracieuses, lentes à se disperser dans l’atmosphère où la brise passait comme une douce caresse.

Soudain Joseph s’exclama :

— Des hirondelles ! Des hirondelles ! Viens vite voir, Adolphine…

Elle accourut du cabinet de toilette, presque nue, une épaulière de sa chemise glissée sur le bras, ses beaux cheveux fauves ruisselant sur le dos, telle Geneviève de Brabant.

— Où ça donc ?

Il les montra qui tournoyaient d’un vol preste, tantôt planant, tantôt brisé, au-dessus du vieux beffroi de Ste-Catherine.

— Je les vois, je les vois !

Ce furent des exclamations de plaisir et d’attendrissement. Elle avait passé le bras autour du cou de son mari et s’extasiait au spectacle de ce ciel lumineux et magnificent.

Tout de suite, elle pensa à Albert et à Hélène :

— Comme je suis contente de ce soleil ! Les pauvres petits vont enfin pouvoir sortir… Hein, cet après-midi, ils iront au Botanique avec Léiontine ?

Mais sa joie se doublait de celle de Joseph.

Car il avait été fort maussade et difficile à vivre, cet excellent Kaekebroeck, durant ce mortel hiver. Jamais les rigueurs de l’affreuse saison ne l’avaient aigri et tourmenté de la sorte. D’abord c’était une bronchite, compliquée d’un lombago, qui l’avait retenu à la maison ; puis, à la suite d’un heurt contre un meuble, le rhumatisme s’était jeté sur son genou gauche, le condamnant à des semaines de chaise-longue, un vrai supplice pour sa nature remuante.

Dans cet état égrotant qui l’enrageait comme un défi à sa belle santé, les turbulences d’Alberke et d’Hélène, emprisonnés par le mauvais temps, avaient encore exaspéré son humeur.

— Pour l’amour de Dieu, est-ce que ces damnés moutards ont bientôt fini !

Phrase excédée qu’il répétait cent fois par jour sous la galopade effrénée des enfants qui jouaient au premier étage. Et il pestait contre les poëles qui ne chauffaient pas, contre les fenêtres et les portes qui jointaient mal, contre toute cette vieille maison dont les accommodations surannées n’étaient plus à la hauteur du confort moderne.

Même les attentions d’Adolphine, sa mine désolée et compatissante, ses tendres soins n’étaient plus qu’importunités qui le jetaient dans un énervement furieux.

La jeune femme avait tout supporté avec cette admirable patience des cœurs aimants qui savent comprendre et excuser la rudesse des malades. Elle y avait d’autant plus de mérite qu’elle ne s’était jamais sentie aussi bien portante, aussi avide de tendresse et d’amour.

Adolphine venait d’avoir vingt-huit ans. Aux approches de la maturité, sa beauté restait svelte, d’un style élégant et fier. Elle avait la fraîcheur, le velouté, toute la grâce de la jeunesse. Néanmoins, la claustration où l’avait condamnée cet interminable hiver lui avait donné un brin d’embonpoint qui, sans l’épaissir le moins du monde, augmentait la blancheur et la finesse de sa peau.

Elle avait de royales épaules. Jamais non plus ses yeux n’avaient été si brillants, sa bouche plus vivace dans le sourire mouillé de ses admirables dents. Aussi, comme elle avait souffert d’être délaissée quand elle était dans tout le plein de sa force et de sa verdeur de femme !

Mais aujourd’hui, l’épreuve était terminée ; Joseph venait de recouvrer la santé et du même coup sa belle humeur. Elle le devinait aux baisers brûlants qu’il mettait sur sa chair épanouie, aux regards hardis qu’il coulait dans le creux de sa gorge marmoréenne d’un galbe suave, légèrement allongé comme chez ces Génoises qui posèrent les figures de l’Aurore et de la Nuit pour les tombeaux des Médicis.

Il l’avait enlacée à son tour, frissonnant au contact de ce corps souple et voluptueux qui, à bout d’abstinence, s’offrait à ses lèvres et ne demandait qu’à se pâmer sous son désir.

La douce influence de ce matin odorant les enivrait tous deux.

— Prends garde, dit-il tout à coup en fermant la fenêtre, j’ai peur que tu ne gagnes froid sous ce costume plutôt léger…

Elle sourit dans sa langueur et, resserrant son étreinte, elle l’attira tendrement dans la tiède intimité de leur chambre.

Il était plus tard que de coutume quand ils s’attablèrent pour le premier déjeuner.

Les enfants, qui jouaient au jardin, prirent à peine le temps de venir les embrasser et retournèrent gambader dans le soleil.

— J’ai une faim ! s’écriait Adolphine.

Elle était charmante dans sa toilette matinale avec un air alangui, les yeux avivés d’une ombre de bistre. Elle se multipliait en prévenances, tandis que Joseph, plus calme, souriait à ces effusions de gratitude.

— Ce n’est pas tout, dit-il malicieusement. Devine un peu ce que nous allons faire aujourd’hui…

Il y avait donc un complément à ses bienfaits ? Elle le regardait toute amusée, sa tartine contre la bouche :

— Mais je ne sais pas… Allons dis-le seulement…

— Eh bien, nous partons… nous partons ce soir pour Paris !

Elle poussa un cri et fut sur ses genoux. Ah la jolie surprise ! C’était le voyage depuis longtemps rêvé, un projet bien près souvent de s’accomplir, mais que les circonstances les avaient toujours contraints d’ajourner.

Au lendemain de leur mariage, ils avaient visité les bords du Rhin et parcouru la Suisse ; comme ils n’étaient pas revenus par la France, Adolphine ne connaissait encore Paris qu’à travers les récits de ses parents et les descriptions de Joseph. Paris, c’était pour elle la Ville Promise !

Cependant Joseph succombait sous ses embrassades :

— Sacrebleu, dit-il dans une accalmie, c’est que nous n’avons pas de temps à perdre ! Il faut encore prévenir les parents, s’entendre avec eux pour la garde des petits, faire notre valise, etc… Continue tes bêtises et nous manquons le train !

Cet argument parut enfin émouvoir la jeune femme. Elle plaqua sur les joues de Joseph deux gros baisers définitifs et fut debout :

— Eh bien, je bois seulement mon cafais et je monte vite en haut m’habiller !

De fait, un quart d’heure après, elle apparaissait dans son trotteur de marché, courait au jardin donner de rapides instructions à la bonne :

— Pas les laisser trop se salir, savez-vous Léiontine… Il faut les habiller pour quand je reviens. Mettez seulement à Alberke son bon costume et à la petite son « marin »… Car vous allez au Botanique cet après-midi.

Les moutards faisaient des pâtés de Saint-Antoine avec la terre humide et noire qu’ils tassaient dans des seaux. À ce jeu, ils avaient déjà fortement compromis la blancheur de leurs mains et de leur tablier.

Elle les embrassa sans précaution pour sa robe, leur recommanda d’être bien sages. Puis, apercevant Joseph en train de se raser dans sa chambre devant un petit miroir suspendu à l’espagnolette de la fenêtre :

— Je vais vite jusque chez Maman, cria-t-elle ; sois tranquille, je serai de retour pour onze heures.

Elle lui envoya un dernier baiser de la main et toute affairée, elle partit pour la rue des Chartreux afin d’annoncer la grande nouvelle.

Le déjeuner de midi ne traîna pas. Dès qu’elle eut expédié les enfants au Jardin Botanique, Adolphine s’élança dans sa chambre pour faire la valise, opération difficile dont elle s’acquitta avec cette méthode, ce génie de l’emballage que les bonnes ménagères manifestent dès le premier âge.

Joseph avait d’abord déclaré qu’il ne fallait pas s’encombrer de bagages :

— Un peu de linge, une cravate, une paire de souliers de rechange, c’est plus que suffisant.

Oui, mais voilà qu’il montait à toute minute pour recommander qu’elle n’oubliât pas ceci ni cela, si bien qu’à l’écouter, ils eussent emporté tout à l’heure des colis à défoncer l’impériale d’un omnibus d’hôtel.

La jeune femme, sans cesse obligée de bouleverser ses rangements, se désolait :

— Voyons, Cher, mais ça ne sait plus dedans !

N’importe, ils étaient prêts à cinq heures. La voiture fut ponctuelle et les transporta d’abord chez les Platbrood où les enfants logeraient pendant leur absence.

Ils embrassèrent Alberke et Hélène, non sans une petite émotion qu’ils essayaient de se cacher mutuellement ; puis, ayant pris congé de M. et Mme Platbrood et du jeune Hippolyte, ils repartirent cette fois pour la gare où ils eurent la surprise de trouver les Cappellemans, les Mosselman et les Dujardin qui les attendaient sur le quai pour leur souhaiter un bon voyage.

Adolphine en fut attendrie jusqu’aux larmes :

— Och, comme ça est gentil ! Mais voyons, il fallait pas faire ça… On ne part qu’à même que pour cinque jours…

Ce qui ne l’empêcha pas au moment des adieux, de déployer une telle véhémence dans ses embrassades qu’on eût dit qu’elle partait pour quelque contrée inconnue des géographes, aussi lointaine que la lune !


II


Il y avait beaucoup de monde dans les voitures, ce qui s’expliquait par l’approche des fêtes de Pâques. Fort heureusement, malgré l’affluence, nos deux voyageurs avaient conquis un coin dans le fond du compartiment.

Ils purent ainsi, au sortir de la banlieue, admirer tout à l’aise le soleil qui se couchait majestueusement derrière les rideaux d’arbres des prairies de Forest ; celles-ci, encore inondées par place, reflétaient les frêles pinceaux des peupliers et l’hémorragie du ciel.

La nuit venait rapidement et fit bientôt s’épanouir les calices électriques ajustés aux parois du wagon.

Confortablement enfoncé dans son fauteuil, coiffé d’une casquette de globe-trotter, Joseph avait déplié un journal tandis qu’Adolphine, le front contre la glace, regardait fuir et s’endeuiller le paysage sans prêter la moindre attention à ses compagnons de route.

Outre nos deux Bruxellois, le compartiment contenait un couple, au moins sexagénaire, qui sommeillait sans vergogne à l’autre bout du compartiment, ainsi que deux messieurs, gentlemen d’un certain âge, élégants soignés, et que la pureté de leur accent révélait Parisiens.

Légèrement inclinés l’un vers l’autre, les bras sur les accoudoirs, ils parlaient affaires d’une voix discrète, se communiquaient parfois des papiers et des lettres qu’ils commentaient avec animation. Toutefois, l’intérêt de l’entretien n’était pas si vif chez le voisin de Joseph qu’il l’empêchât de jeter de temps à autre un regard bienveillant sur Adolphine dont la toque de loutre, crânement posée sur l’oreille, faisait encore valoir le beau profil et l’opulente chevelure dorée.

La jolie dame lui plaisait évidemment à contempler.

Comme le train ralentissait, Joseph sortit de son journal et se penchant vers sa femme :

— Nous allons passer sous le tunnel de Braine-le-Comte…

Contre son habitude, elle ne poussa pas un cri et fît seulement un petit signe de tête comme pour dire :

— Oui, Cher, je sais…

Puis elle regarda de nouveau le jeu des fils télégraphiques qui s’abaissaient et se relevaient tour à tour et les étoiles qui pointaient dans le ciel.

Très surpris d’une telle attitude chez cette créature exubérante pour qui tout devenait un sujet d’exclamation, il crut d’abord qu’elle éprouvait un peu de fatigue ou quelque malaise. Au fait, depuis Bruxelles, elle n’avait pas desserré les lèvres et se tenait coite dans son coin, sans lui adresser la moindre question ni l’interrompre dans sa lecture. Rien de plus anormal.

Il allait l’interroger, quand il se ravisa, préférant l’observer derrière son journal.

Elle regardait toujours avec la même constance immobile les sombres paysages qui défilaient devant elle, mais elle ne voyait rien. Le train traversa le tunnel et plus tard la gare de Mons sans qu’elle y prît garde, sans qu’elle s’en doutât peut-être.

Et Joseph devina enfin ce qu’elle regardait si fixement dans cette nocturne campagne, en voyant tout à coup s’humecter ses yeux et rouler deux grosses larmes le long de ses joues.

Dans l’ivresse continue de cette radieuse journée, c’était la détente, un moment de soudaine mélancolie. La femme venait de le céder à la mère et celle-ci se couvrait de blâme. Elle se reprochait d’avoir un peu oublié ses enfants ; un flot de tristesse gonflait son cœur à la pensée qu’elle les avait quittés si facilement, qu’elle s’en éloignait toujours davantage, qu’elle allait vivre loin d’eux pendant toute une semaine. Que faisaient-ils à présent, les chers petits ? C’était l’heure de dîner : elle les évoquait roses, turbulents et rieurs autour de la table. Comme elle eût voulu les tenir sur ses genoux, les caresser comme hier soir, comme tous les jours !

Elle pleurait silencieusement. Le chagrin de la séparation rompait tout à coup la gaîté de leur fuite d’amoureux.

Elle avait pris son mouchoir et se tamponnait les lèvres pour donner le change, affectant de s’absorber plus profondément encore dans le spectacle de la route.

Alors Joseph s’empara doucement de sa main qu’il pressa avec tendresse. Lui aussi, il était ému, quoique d’une émotion plus modérée. Mais pour faire diversion :

— Chère, dit-il à voix basse, nous approchons de la douane…

L’idée que des mains brutales, sûrement malpropres, allaient ouvrir sa valise, mettre sens dessus-dessous tous les objets qu’elle y avait rangés avec tant de soin, lui donna comme une secousse et la sortit de sa rêverie :

— Mon Dieu, ça je n’aime pas qu’on trifouille dans mes affaires !

Sa figure exprimait tant de naïve appréhension et de dégoût que le monsieur d’un certain âge, assis à côté de Joseph, ne put réprimer un sourire. En même temps, il se crut le devoir d’intervenir pour rassurer la jeune femme. Il le fit avec cette aisance courtoise, cette grâce de la parole et du geste, attribut du peuple français :

— Oh, n’ayez crainte, Madame ! Nous sommes devenus beaucoup moins méchants : la visite des petits bagages se fait maintenant dans les voitures comme à la frontière belge. Il suffira que vous ouvriez votre valise. Fiez-vous à nous : je garantis que l’on ne touchera à aucun de vos objets…

Et se tournant vers Joseph :

— Je suppose évidemment, Monsieur, que vous n’avez rien à déclarer…

— Pour ça non, savez-vous ! répondit impétueusement Adolphine. Il n’y a là dedans qu’un tout petit peu d’effets, car on va seulement à Paris pour quelques jours, vous comprenez…

Elle n’était gênée devant personne et nivelait tous les rangs au sien propre.

Mais Joseph se hâta de l’arrêter sur cette pente d’expansion bavarde en remerciant l’obligeant voyageur avec une facilité de parole et une syntaxe des dimanches qui étonnèrent ce dernier autant que l’avait amusé le dialecte bizarre de la jolie Bruxelloise.

D’ailleurs le train stoppait. On était à Feignies. Un douanier entra dans la voiture et porta respectueusement la main au képi à la vue des deux Parisiens dont la rosette de la Légion d’honneur allumait la boutonnière.

Ceux-ci prirent aussitôt les devants :

— Rien à déclarer, Brigadier.

Et désignant Joseph et Adolphine :

— Monsieur et Madame voyagent avec nous…

— Suffit, Messieurs !

Et sans plus, il mit à la craie un signe cabalistique sur les valises.

Néanmoins c’était un homme de conscience, car, avant de se retirer, il fit subir à la mallette du couple sexagénaire une visite minutieuse, à croire qu’il brassait de la pâte dans un pétrin.

Les pauvres vieux, encore plongés dans un demi assoupissement, assistaient à ce saccage, terrifiés et muets.

Mi apitoyée, mi amusée, Adolphine prenait ses compagnons à témoins :

— Mais voyez un peu, si ça est permis !…

Et dans sa gratitude pour les Parisiens qui l’avaient sauvée d’une telle mésaventure :

— Hein, c’est de la chance qu’on était avec vous !

Ils s’inclinèrent en souriant :

— Oh, trop heureux, Madame, d’avoir pu vous rendre ce léger service…

Et ils se levèrent tous deux pour aller fumer une cigarette dans le couloir.

Sur ces entrefaites, le train était reparti. Adolphine, un moment distraite par ces menus événements, s’était renfoncée dans son fauteuil. Doucement bercée par le roulement, elle retournait à ses pensers maternels. Soudain, un petit homme parut à la portière, frisé et coquet, vêtu d’un frac vert à larges boutons de métal nickelé.

— Ces Dames et Messieurs du second service…

C’était le maître d’hôtel du wagon-restaurant.

Joseph se leva :

— Allons, viens dîner, dit-il à sa femme, j’ai retenu une table.

Elle crut d’abord qu’il plaisantait :

— Mais on a des pistolets au jambon !

Il sourit :

— Si tu crois que je vais me contenter de ça, surtout aujourd’hui !

Et comme elle hésitait :

— Voyons dépêche-toi, ou l’on chipe nos places !

Alors, elle le suivit le long des couloirs, non sans s’exclamer à la traversée des soufflets où le tapage du roulement et des buttoirs l’épouvantait un peu.

Ils prodiguaient des « pardon » aux fumeurs ventripotents qui encombraient l’étroit passage, enjambaient des tas de valises, des colis de toute sorte. Elle perdait assez souvent l’équilibre qu’elle retrouvait cependant avec de vigoureux « ouye, ouye ».

Enfin, ils entrèrent dans l’éblouissante lumière du dining-car déjà rempli de monde. On leur désigna une petite table de deux places où ils s’installèrent.

Le tiède relent de victuaille riche à quoi s’alliait le parfum des fleurs et l’arôme de la boiserie polie, les allées et venues des serveurs, le fracas de la vaisselle, le débouchage précipité des bouteilles, tout cela troublait légèrement Adolphine, sans compter que la trépidation et le roulis du wagon lui semblait ici beaucoup plus sensibles.

Très amusé de ses maladresses, de ses gestes de fillette tenant son verre à deux mains, Joseph l’encourageait en riant :

— Bravo ! Tu t’y feras… Figure-toi que tu es sur la malle d’Ostende !

— Oeie non, merci !

Le consommé servi dans des jattes l’avait beaucoup intriguée. Peu à peu elle s’habitua ; le vin blanc la mit tout à fait d’aplomb.

Pourtant, de la tristesse restait au fond de ses yeux et de sa pensée. Elle avait recouvré la parole, mais c’était pour s’attendrir sur ses petits.

L’éloignement augmentait leur gentillesse. C’est que Alberke aurait bientôt six ans et demi ; ça devenait un grand garçon ; il était si malin, si en avance pour son âge ; il savait déjà toutes ses lettres. Et puis, il disait des choses « qu’on ne savait positivement pas où est-ce qu’il allait les chercher ».

Joseph souriait à cet éloge excessif :

— Oui, oui, concédait-il, ce frise-poulet est un rude phénomène ! Dommage seulement qu’il parle comme un petit cochon…

Elle s’étonnait sincèrement. Est-ce que vraiment il parlait si mal ? Mais les petits Posenaer, la petite Jeanne Van Poppel, tous les enfants qu’ils connaissaient ne parlaient pas autrement. Quant à Hélène, ça il ne pouvait pas dire, jamais une enfant n’avait parlé d’aussi bonne heure.

— Oui, un autre phénomène, en un peu plus petit…

Elle faisait une moue fâchée :

— Och, tu ne veux jamais reconnaître qu’ils sont tout de même si gentils !

Il la regardait, amusé de son infatuation maternelle et l’encourageait à surenchérir par ses taquineries, tandis qu’un sourire énigmatique glissait parfois sur sa physionomie à la pensée de tout ce qu’elle apprendrait à Paris et qui ébranlerait peut-être sa belle confiance dans la supériorité de ses moutards.

Le petit vin blanc qu’elle buvait sans se faire prier emportait sa mélancolie ; son visage s’empourprait des plus belles couleurs. Elle entrait dans un état de félicité expansive, s’extasiant sur la dextérité des serveurs, vantant la succulence des plats. Toutefois, elle reconnut qu’il n’y avait pas assez de sel dans la barbue :

— Et pourtant, disait-elle, tu sais si je suis une fade !…

Parfois, entre deux bouchées, elle appuyait son front contre la glace et jetait un regard émerveillé sur la campagne embrunie dont les glèbes nouvellement retournées, humides et grasses luisaient doucement au dos de la plaine. La lune montait à travers la fine dentelle des bouleaux. Parfois, un canal étalait son eau argentée sous le ciel rempli de pâles étoiles.

— Quel beau temps ! s’exclamait-elle.

Et sautant à une autre idée :

— Hein, ça est gentil d’Hermance d’être venue… Car elle est déjà en position bien de quatre mois, sais-tu…

Les cahots du train qui marchait à pleine vitesse ne l’incommodaient plus. Son appétit rivalisait avec celui de son mari, qui avait du reste bon besoin de se refaire après cette journée héroïque.

Au dessert, elle s’attendrit de nouveau, cette fois sur sa maison. Elle expliqua les grands nettoyages qu’elle comptait entreprendre dès son retour.

À cette nouvelle, Joseph fronça comiquement les sourcils ; devant ses yeux exorbités se dressait instantanément l’affreux spectacle de sa maison envahie par la horde jacassante et sauvage des « femmes à journée », les unes juchées sur des échelles doubles sous prétexte de dépendre les rideaux et les stores, les autres armées de seringues, de peaux, de têtes de loup ou de torchons, frottant, écurant, « reloquetant » à grands bras ; d’autres encore déclouant et bâtonnant les tapis. Au milieu de cette bataille, il voyait Adolphine en jaquette du matin, les cheveux en désordre, noire de poussière, belle comme une zingara, donnant ses instructions, volant partout, stimulant les traînardes, aidant au nettoyage, poussant sa loque de poche dans les coins les plus secrets, prise comme d’une fureur sacrée ; bref, un tumulte à casser les oreilles, un ruissellement de cataracte, une vision d’horreur domestique qui navrait son courage et l’obligeait à fuir honteusement à travers une odieuse déroute de meubles, de balais et de seaux.

Mais elle ne se laissait pas trop émouvoir par sa mine sévère :

— Tu es bon, toi ! Il faut bien tout de même que ça se fasse une fois par an…

— C’est convenu, mais tu y mets une frénésie ! Tu travailles comme un cheval ; je ne veux plus que tu te fatigues.

Elle protesta de ses bonnes résolutions. Cette fois, elle regarderait seulement travailler, et ça ne durerait pas plus de trois jours, un pour le rez-de-chaussée, un pour le premier étage, un pour le second et les mansardes.

Elle ne le persuadait pas :

— Trois jours, ceux de Colomb ! Une bonne semaine, oui !

Mais non, puisqu’elle se tuait à lui répéter que Pauline lui avait donné l’adresse de « si bonnes femmes à journée ». Avec celles-là, on pouvait être tranquille, ça ne traînerait pas.

Elle partait dans des explications quand le train subit de brusques secousses d’aiguillage et entra soudain dans une gare qu’il traversa avec un fracas de tonnerre.

Adolphine s’effara au tapage et fut éblouie par l’éclat des lampes à arc :

— Mon Dieu ! qu’est-ce que ça est pour une station ?

— Compiègne, le Laeken de Napoléon III. Nous n’en avons plus que pour une heure…

Le train accélérait sa vitesse, ayant à rattraper quinze minutes de retard. Parfois, la jeune femme sursautait au cri des locomotives qui croisaient le rapide.

— Entends-tu, disait Joseph, comme elles sifflent autrement que les nôtres ? C’est un caractère de locomotive tout différent. Elles sont ici plus vives, plus gaies… Leur voix est jeune, claire… On dirait un cri de gamine en récréation ou de Parisienne qui se pâme…

Comme on servait le café, le petit maître d’hôtel frisé et coquet s’approcha de leur table et faisant une gracieuse courbette :

— Ces Messieurs demandent si Madame les autorise à fumer ?

Elle le considéra un instant avec surprise, puis brusquement :

— Mais on doit pas se gêner pour moi, savez-vous !

En même temps, elle se retournait sans façon pour voir quels étaient les gentlemen assez délicats pour implorer d’elle une si menue faveur. Elle reconnut les deux Parisiens. Aussitôt, bonne fille, elle leur adressa de grands coups de tête comme pour dire :

— Mais fumez seulement ! Est-ce que c’est la peine de faire des manières avec moi…

D’ailleurs, Joseph venait lui-même de retirer un blond havane de son étui à cigares, ce qui mit les fumeurs à l’aise.

— Hein, dit-elle, comme ça est aimable de ces Messieurs…

Et d’un ton pénétré :

— Je trouve qu’ils causent tout de même si bien !

Cette réflexion ne laissa pas de le surprendre :

— Comment tu trouves ça, toi ! Pas possible…

Avec sa brusquerie caressante, elle s’empara à deux mains de la main de son mari :

— Mais oui, dit-elle, je trouve qu’ils parlent presque aussi bien que toi !

Et elle s’efforçait de l’attirer à elle pour l’embrasser. Lui, résistait, faisait semblant de se fâcher :

— Grosse bête va… Voyons, lâche-moi, on nous remarque…

Voilà qui ne l’inquiétait guère. Elle continuait à lui faire de grands yeux terribles, dilatait ses narines, serrait les dents comme si elle maîtrisait une rage folle de le mordre. Elle était tout effusion. Les mots tendres et gais lui sortaient du cœur.

— Och, suppliait-elle en avançant la main, laisse-moi tirer une fois à ton cigare…

— Allons, reste un peu tranquille…

Cette fois elle menaçait.

— Si tu ne veux pas, eh bien je viens sur tes genoux !

Il ne savait que trop bien qu’il ne devait pas l’en défier. Aussi, pour détourner momentanément cette frénésie de caresses qui la reprenait et faisait briller ses yeux comme ce matin, il s’empressa de parler de Paris et de ses innombrables merveilles.

Elle l’écoutait avec ravissement, battait des mains, heureuse comme une petite fille. Et lui aussi sentait monter à son cerveau de grosses bouffées de joie. Ce petit voyage avait une allure d’escapade qui les grisait tous deux.

Soudain, elle eut un cri d’inquiétude :

— Mon Dieu, et notre valise qui est dans le wagon ! On serait propre si on la volait maintenant !

Il la rassura. Les Parisiens venaient de quitter le dining-car pour rentrer dans leur compartiment :

— Sois tranquille, ils veilleront sur notre bagage.

Il ne restait plus que deux ou trois dîneurs qui s’attardaient comme eux dans la dégustation de leur chartreuse, tandis que le petit maître d’hôtel faisait là-bas ses comptes sur un coin de la table.

Adolphine l’admirait :

— Comment est-ce qu’il sait écrire celui-là, quand ça ballotte si fort !

Maintenant le train accélérait encore sa course et filait avec fracas dans l’étroit couloir des carrières de Creil.

Alors, profitant du tapage, elle se pencha pour une confidence :

— Je voudrais bien aller à la cour…

D’abord, il resta tout interloqué, puis, retrouvant la voix :

— Qu’est-ce que tu dis ?

Un peu décontenancée, elle répéta avec une légère impatience :

— Montre-moi seulement où est la cour…

Il éclata de rire :

— La cour !

Elle voulait aller à la cour ! La cour de ce train qui filait en ce moment à plus de 120 kilomètres à l’heure ! L’acception imprévue de ce mot le remplissait d’une folle joie :

— Ah ! sacrée Bruxelloise, va ! La cour ? Tiens, sors par là, je crois bien que la cour est à droite !

Quand elle rentra, il était grand temps de regagner leur voiture et de s’apprêter pour le débarquement.

Le train venait de dépasser Saint-Denis et filait à présent dans une large tranchée remplie d’une multitude de voies dont les rubans d’acier miroitaient sous les feux des signaux multicolores. À gauche et à droite, des trains roulaient dans la même direction que le rapide, comme s’ils engageaient un match de vitesse avec lui.

D’autres trains croisaient dans le sifflement strident de leurs locomotives et l’éclat de leurs lumières. On passait sous d’immenses ponts obliques. C’était la banlieue avec ses hautes maisons, dont la lune éclairait vaguement les pans de murailles historiées de réclames gigantesques.

Ils retournèrent à leur wagon, non sans peine, car des aiguillages répétés, particulièrement durs, les projetaient à tout moment contre les parois des couloirs.

Les voyageurs étaient déjà levés, poignant dans les filets, ramassant le petit bagage, s’habillant, se rajustant avant de débarquer.

Le vieux couple, harnaché depuis une heure, se tenait raide à sa place, le parapluie entre les jambes.

Le plus galant des Parisiens adressa un gracieux sourire à Adolphine :

— Nous voici arrivés, Madame ; j’espère que ce petit voyage ne vous aura pas trop fatiguée…

Joseph tint à remercier une fois de plus ses aimables compagnons de route, tandis qu’Adolphine surenchérissait de sa forte voix de contralto :

— Oui, oui, ça est bien, bien gentil, ce que vous avez fait… Merci beaucoup, savez-vous.

Soudain, elle ahurit son admirateur par cette phrase ingénue :

— Oh ! Monsieur, je vous demande pardon, mais vous êtes sur moi…

Il ne comprit pas tout de suite qu’il posait le pied sur sa robe, et la considéra un moment avec une surprise véhémente et charmée. Puis, il eut un éclair :

— Oh ! mille pardons !

Il se confondit en excuses, et prenant enfin congé, il disparut avec son ami, non sans avoir adressé à la jeune femme un dernier regard tout chargé de mélancolie.

Quelques instants après, le train sautait sur les plaques tournantes et entrait doucement sous le hall immense de la gare.

Alors, profitant de ce qu’ils étaient seuls dans le compartiment, Adolphine se jeta au cou de Joseph :

— Je dois t’embrasser, s’écriait-elle, je dois t’embrasser, ça est plus fort que moi !

Il se défendait mollement, très attendri au fond de cet élan d’amour qui l’impressionnait comme un bon présage au seuil de la Babylone moderne.

— Hé, fit-il en riant, ça commence bien…

Mais le train avait stoppé, et dans le brouhaha des quais, le roulement des wagonnets à bagages, le halètement des formidables locomotives, retentissait à présent ce cri sonore et magique :

— PARIS !


III


Ils se réveillèrent au son d’une alerte fanfare qui les surprit comme une aubade de noces.

Elle sauta du lit et courut à la fenêtre :

— Des soldats !

C’était un régiment de ligne qui débouchait de la rue de la Paix et défilait sur le boulevard d’une guêtre preste ; les uniformes et les armes mêlaient dans le soleil leurs gaies couleurs et leurs éclairs.

Mais elle n’eut pas la patience d’admirer ; trop de choses surgissaient à la fois, s’accumulaient, s’entassaient devant ses yeux.

— Oh ! les arbres ! Viens une fois voir les arbres ! Ils ont déjà tous des feuilles, ici ! Et qu’est-ce que c’est ça, à gauche ? Un théiâtre…

Ils étaient installés au Grand Hôtel, dans une chambre du troisième étage, donnant sur la place de l’Opéra.

La masse du monument, son ornementation, ses marbres, ses rehauts d’or, impressionnaient vivement la jeune femme :

— Comme ça est beau ! Comme ça est riche !

Les innombrables véhicules, les passants qui affluaient de tous côtés et sourdaient même du sol par la bouche du Métropolitain, toute cette circulation déjà intense malgré l’heure matinale, la remplissait d’une stupéfaction émerveillée où il y avait un brin de vague angoisse. Jamais elle ne se fût imaginé une ville à ce point peuplée et turbulente. Quelle prodigieuse fourmilière ! N’était-ce pas de la fantasmagorie ?

Elle serait demeurée là, pendant des heures, sans parvenir à rassasier ses yeux voraces, si Joseph, déjà à moitié habillé, n’eût usé d’un stratagème pour la tirer de son extase.

— Voyons, Chère, dépêche-toi ! Il y a peut-être une lettre de Bonne-Maman en-bas…

— Oeie oui !

Et laissant retomber le rideau, elle bondit au lavabo.

Il ne lui fallut guère plus de cinq minutes pour rattraper Joseph qui se battait avec son nœud de cravate.

— Laisse, dit-elle, attendrie par ses efforts, moi je vais seulement le faire…

Elle anéantit ce nœud en moulin à vent qu’elle eut bientôt refait dans toutes les règles de la fashion. Puis, après un petit tapotage, offrant sa joue :

— Na, et maintenant tu me donnes une grosse baise !

Mme Platbrood leur avait adressé une simple carte, mais pleine jusqu’aux bords et surécrite. Elle contait les jeux des enfants avec Hippolyte, leur grand coucher, leurs mots. Ils avaient été si sages ! Ils dormaient à présent comme de petits anges.

Le cœur d’Adolphine fondait à ces confidences de la Bonne-Maman. Ah les chers petits ! Comme elle eût donné gros pour les avoir là près d’elle et couvrir de baisers leurs têtes chéries ! Mais l’animation qui régnait dans le hall du Grand Hôtel, le va-et-vient de tout ce monde exotique, la nonchalance des belles étrangères paresseusement allongées dans les chaises à bascule de la terrasse et dont le face-à-main l’inspectait de haut en bas avec une insouciante hardiesse, contenait son émotion en excitant sa curiosité.

— Te voilà tranquille, j’espère, brusqua Joseph. Et maintenant si nous allions déjeuner ?

Une fois rassasiés de croissants et de brioches, ils s’élancèrent sur le boulevard. Quel enchantement ! Un ciel de soie bleue, un air de velours. Et cette odorante verdure des arbres !

Dans la claire et souriante matinée, ils allaient légers, rajeunis, humant des effluves d’amour. Une ivresse les soulevait tous deux : ils se sentaient de l’espoir dans l’âme comme au lendemain de leurs noces.

Elle serrait son bras, se pressait contre lui, la tête inclinée sur son épaule, sans nul souci des passants qui souriaient à la vue de cette tendresse si librement avouée.

Chaque jour ajoutait ainsi à son bonheur et à son amour.

— Prends donc garde, disait Joseph, on se fiche de nous !

Mais elle bravait le ridicule :

— Och, qu’est-ce que ça fait qu’on nous remarque, puisqu’on nous connaît tout de même pas !

Le flot de voitures était déjà si épais qu’ils durent stopper assez longuement sur le trottoir du café de la Paix.

Elle s’impatientait, voulait profiter d’une éclaircie et traverser en courant.

— Doucement, doucement, disait-il, il faut aller au pas ; donne-moi la main…

Elle n’était pas rassurée :

— Surtout ne me lâche pas, tu sais !

Ils se décidèrent, entrèrent dans le fleuve de fiacres et d’omnibus qui roulaient devant eux.

Elle poussa bien quelques cris réflexes, mais, dominée par le sang froid de Joseph, elle réagit contre sa peur, se laissa conduire à travers les rapides véhicules qui, dirigés par d’adroits auriges, obliquaient tantôt à droite, tantôt à gauche, ralentissaient subitement l’allure de leur course selon les voltes et virevoltes des hardis piétons.

Un instant après, ils atteignaient sains et saufs au terre-plein du Métro.

— Tu vois, ce n’est pas plus malin que ça…

Encore qu’elle n’eût pas couru, elle demeurait un peu essoufflée et comprimait de la main les battements de son ferme corsage.

Cependant, Joseph donnait un petit cours de circulation : ne jamais commettre la faute de courir en traversant une artère mouvementée ; il fallait avancer tout à l’aise ; en cas de danger, mieux valait s’arrêter court au milieu du torrent :

— Tu comprends, disait-il, le piéton qui s’arrête, devient comme une borne : on l’évite.

Mais déjà elle n’écoutait plus, impressionnée par la masse de l’Opéra dont la somptueuse façade étalait devant eux la richesse de ses matériaux polychromes et son peuple de statues. Elle convint que « c’était autre chose que la Monnaie ».

— Oui, dit-il, notre Opéra n’est qu’une guérite à côté de cela…

Mais ce jugement sévère affligeait son cœur de Bruxellois :

— Et pourtant, la Monnaie est un très beau théâtre…

L’assaut des voyageurs que dégorgeait le Métropolitain, interrompit brusquement leur contemplation. Un moment, Adolphine fut tentée de descendre dans ce gouffre mystérieux.

— Non, non, fit Joseph, pas aujourd’hui…

Et il l’entraîna de l’autre côté de la place, sur le boulevard des Capucines.

C’était le chemin des merveilles. Elle fut éblouie. Coûte que coûte, il fallut bien, cette fois, que son amour le cédât à sa curiosité sous la fascination de toutes ces vitrines où s’étalait le triomphant article de Paris.

De l’Opéra au Faubourg Poissonnière, il y avait de quoi regarder. Elle voulut tout voir. Parfois, entre deux magasins, une échoppe de fleuriste leur envoyait des bouffées superfines qui se mêlaient à l’âcre odeur des journaux frais.

Une bouquetière déjà sur le retour, mais dont le visage ridé et tanné par le plein air pétillait de gentille malice, les accosta soudain avec une touffe de roses et de muguets :

— Deux sous de printemps ! Deux sous d’amour ! Allons, fleurissez-vous, les jolis mariés…

Adolphine la regardait, intimidée sous la gracieuse apostrophe, étonnée de ces façons familières, charmée aussi par cette voix musicale. Elle ouvrait de si grands yeux, qu’un gavroche qui passait, s’écria :

— Hé, dis donc, en a-t-elle une jolie paire de quinquets, la p’tite mère !

Joseph sourit, lança un gros sou au gamin qui souleva sa casquette et s’enfuit en faisant la gambade :

— Merci, mon Prince !

Cependant, la marchande piquait un frais bouquet de pâles roses dans le corsage d’Adolphine :

— Ben sûr, ma belle, qu’elles se faneront pas à c’te place !

Et elle envoya un clin d’œil gaillard à Joseph qui lui tendit une pièce de vingt sous pour son discret compliment.

— Hein, dit-il, quand ils furent un peu plus loin, crois-tu que ça nous change de nos infâmes bouquetiers de la place de la Bourse ! J’ai toujours trouvé qu’il y avait du souteneur dans leur affaire… Ce sont nos Apaches à nous…

— Oeie oui, dit-elle avec conviction, ça sont tout de même des crapuleux !

En face de Brébant, le bâton subitement dressé des gardiens de la paix arrêta la circulation torrentielle du boulevard, ouvrant un chemin à la foule amassée aux portes du Faubourg Poissonnière.

Ils suivirent la file au milieu des hennissement des chevaux, du cliquetis des gourmettes et des mors.

Adolphine admirait l’attitude impassible des agents de police qui, d’un geste, commandaient à ces flots humains.

— Nous sommes les Hébreux, disait Joseph ; nous traversons la Mer Rouge à pied sec.

Alors ils remontèrent le boulevard sur l’autre rive. Les affiches qui tapissaient les colonnes Morris impressionnaient vivement Adolphine, ces affiches pimpantes, souriantes, effrontées qui animent la rue et font de l’œil aux passants. Elle les trouvait « décolletées ».

De fait, leur nu était loin d’être chaste.

— Non, mais regarde une fois ! Ça est tout de même fort !

Elle était stupéfaite, un peu choquée de ce dévergondage en plein vent. Mais lui, indulgent, rempli d’une aimable tolérance, il admirait ces œuvres de Chéret, de Willette ou de Guillaume. Il en expliquait la spirituelle fantaisie, la grâce, les subtiles couleurs, tout cela mis au service du commerce. Il finissait par la persuader si bien, qu’elle lui décochait un malicieux clin d’œil qui signifiait :

— Bah, je ne suis pas si prude que ça et tu sais mieux que personne jusqu’où va mon culte pour la pudeur…

Mais la foire aux merveilles recommençait au Boulevard Montmartre, et de nouveau elle s’exclamait, éblouie.

Joseph s’amusait de ses admirations de petite fille fixant sur les choses ses beaux yeux étonnés ; elle ne s’était pas figuré une ville aussi énorme, un tel étalage de richesses, une foule si animée, si dégourdie, si rayonnante. Surtout le timbre des voix la charmait comme une musique délicieuse. Parfois, elle surprenait des conversations et demeurait rêveuse, l’oreille chatouillée par cette langue alerte, colorée, cette langue sans obstacle, si facile à tout dire.

Du coup, les plus laids visages et les plus vieux en étaient embellis, régénérés.

— Hein ça, comme on cause bien ici !

— Hé, disait-il avec un enjouement malicieux, ce n’est pas tout à fait la langue des Posenaer et des Rampelbergh, mais c’est aussi bien…

Elle commençait à se faire lourde à son bras. Il comprit. Alors, il la poussa dans un « taxi » qui stationnait en face de la Madeleine.

Ils suivirent d’abord la rue Royale, traversèrent la place de la Concorde entre les eaux jaillissantes et l’Obélisque, pour s’engager ensuite dans les Champs Élysées où le hâtif printemps accrochait déjà de blanches girandoles au feuillage des marroniers.

Adolphine, bouche bée, regardait la tour Eiffel qui s’élançait à sa gauche, et là-bas, dressant sa masse dorée au sommet de la voie triomphale, l’Arc de l’Étoile !

Pourtant son extase n’était pas si complète qu’elle ne jetât par moment un regard anxieux sur la glace du taximètre fixé devant elle. Ce compteur impitoyable alarmait son âme de bourgeoise économe. Elle n’avait pas confiance dans la mécanique invisible de cet appareil qui lui semblait accélérer étrangement le prix de la course. Elle s’exclamait :

— Regarde une fois, on en a déjà pour un franc septante !

Mais Joseph se moquait gaîment.

Il risqua un facile calembour :

— Tiens, change de place avec moi… Comme ça, tu ne verras plus ce… verre rongeur !

Ils gagnèrent les quais par l’avenue Montaigne et franchirent le fleuve. La Seine émerveilla la jeune femme par sa largeur, ses ponts magnifiques, son courant lumineux.

— Si tu es bien sage, dit-il en riant, nous irons une fois en bateau-mouche…

Tout en roulant, il lui montrait les Invalides, la Chambre, la gare d’Orléans, l’Institut, le Palais de justice. Il expliquait :

— Nous sommes ici sur la rive gauche, le côté de l’aristocratie et de l’étude. Voilà le quartier latin, Cluny, la Sorbonne, le Panthéon, le Luxembourg… Nous ferons demain un petit tour par là…

Elle s’étonnait de sa mémoire, l’enveloppait dans son beau regard d’admiration :

— Comment est-ce que tu sais retenir tout ça ?

Ils remontèrent le fleuve jusqu’au Pont-au-Change et se firent déposer au Châtelet.

Ils en avaient pour deux francs cinquante. Adolphine, conciliante, trouva que c’était « raisonnable » bien qu’elle fît ses réserves en son par-dedans.

Puis, ils s’en furent déjeuner dans un bouillon du Boulevard. L’endroit enchanta Mme Kaekebroeck ; l’uniforme à la fois coquet et sévère des serveuses, leur bonnet de neige aux brides voltigeantes, la jetaient dans le ravissement :

— Hein, comme elles sont propres avec ça !

Il n’y avait pas jusqu’à l’exiguïté des portions qu’on leur apportait qui ne la mît en belle humeur :

— On dirait qu’on joue dînette…

L’après-midi, il l’obligea à escalader l’impériale de « Madeleine-Bastille » sous prétexte de l’habituer à tous les moyens de locomotion. Elle hésitait :

— Oui mais non, sais-tu, on va voir mes jambes !

— As-tu fini tes manières !

Ce haut perchoir lui parut d’abord plutôt inconfortable et d’un roulis non exempt de danger. Elle poussa quelques cris qui réjouirent fort ses compagnons de voyage. Puis, elle s’accommoda, prétendit que « là au dessus » on était bien mieux, pour voir, qu’en taximètre.

— Et puis, insinua Joseph pour la taquiner, ici, ça ne coûte que trois sous…

— Oeie non, dit-elle un peu vexée, ça n’est pas pour ça que je le dis, mais ça est bien plus gai !

Place de la République, ils stoppèrent pour reprendre cette fois un turbulent autobus qui les mena sans encombre au Musée du Louvre.

Adolphine s’intéressait médiocrement aux arts ; mais Joseph sut l’émoustiller si bien par son boniment de cicerone qu’elle supporta sans trop de fatigue la longue errance à travers les galeries de peinture et de sculpture.

Pour la récompenser de sa vaillance, il l’emmena à Saint-Cloud, par l’Hirondelle. Ce fut une promenade délicieuse dans la vapeur ensoleillée et la douce fraîcheur des eaux.

Quand ils rentrèrent, c’était l’entre-chien-et-loup, l’heure intense, nulle part féerique et prestigieuse comme à Paris au déclin d’une belle journée de printemps.

Les réverbères, les horloges s’allumaient, les magasins flamboyaient, projetant sur l’asphalte et les passants des lueurs multicolores ; et là-haut, comme des lucioles gigantesques, les réclames électriques étincelaient et s’éteignaient tour à tour, rayant la profondeur des boulevards d’éclairs cabalistiques.

La foule, épaissie, prenait maintenant une allure de flâne, tandis que le torrent de fiacres se faisait plus impétueux. La vie nocturne, la vie de luxe et de plaisir commençait.

Au milieu du grondement de cette fourmilière enfiévrée, Adolphine se blottissait contre son mari. Elle était saisie d’une vague angoisse ; elle pensait à ses enfants, à sa calme maison de la rue du Boulet ; elle avait peur de disparaître dans les remous de cette marée humaine, d’être emportée très loin, vers des gouffres, comme un fétu de paille.

Et Joseph, lui aussi, songeait : quelle dose de talent, de savoir-faire et de chance pour conquérir un nom, pour n’être pas le premier venu, la monade imperceptible dans cette multitude !

Et cependant, des hommes surgissent sans cesse, d’une complexion assez puissante pour défier la Ville Monstre et l’étreindre avec l’audace de Rastignac…

Après une longue journée d’exploration, ils se sentaient une faim que les petites portions des Duval et des Bouland n’eussent jamais pu rassasier.

Ils dînèrent donc copieusement dans une taverne à la mode ; après quoi, dédaignant le théâtre, ils allèrent se délasser à la terrasse du café de la Paix.

La foule coulait devant eux, nombreuse, merveilleusement bigarrée : couples bourgeois descendus un moment pour humer le parfum du renouveau ; passants rapides rentrant chez eux, lestés de paquets ; trottins, affranchis du carton, trottant le nez à l’évent, tout fiers d’être regardés et de se croire déjà quelque chose ; demoiselles de petite vertu, armées de leur robe voyante, marchant à petits pas sur les échasses de leurs fines bottines ; tout le Paris du soir qui chemine, court au repos, au plaisir ou au travail.

Des camelots s’insinuaient entre les chaises, offrant leur pacotille, plans de Paris, cartes illustrées, liste des jeunes filles à marier…

Quelques-uns, à la langue bien pendue, faisaient la parade, présentant les hommes du jour sous la forme d’un joujou symbolique, une baudruche le plus souvent qu’ils gonflaient à leur bouche et déposaient sur une planchette où elle rendait l’âme en poussant un cri de Guignol.

D’autres, aux allures louches, prudentes, l’air gouape, s’approchaient des consommateurs pour montrer sous leur veston des objets clandestins.

Et sans cesse se relayaient les marchands de journaux criant les éditions du soir, tandis que derrière la foule montait le grondement des voitures et s’égosillaient les cochers se prenant de gueule.

Une petite vieille survint, hâve, décharnée, vêtue d’une mince défroque et qui glapissait :

— La Prêeesse, demandez la Prêeesse !

Elle était si menue, si frêle… Sa vue serrait le cœur ; on la sentait vieillie par la misère encore plus que par les années.

Joseph acheta un journal et glissa une pièce blanche dans la main de cette créature douloureuse.

— Oh ! merci, mon bon Monsieur…

Et elle s’en alla lentement, bousculée par les passants, moquée des gavroches qui imitaient son cri de fausset, ce cri déchirant, pathétique, où il y avait une si affreuse misère et qui laissait comme un sillage de tristesse derrière lui.

— La Prêeesse, demandez la Prêeesse !

Adolphine était violemment émue :

— Mon Dieu, comment est-ce que ses enfants savent encore la laisser courir, celle-là !

Cette épave humaine lui révélait en ce moment toute l’horreur des infirmités et des souffrances des pauvres. Son cœur en restait transi de pitié, une pitié qu’elle avait l’immense chagrin de sentir vaine et stérile…

Mais la température fraîchissait. Ils se levèrent pour une dernière promenade sur l’asphalte, moins encombrée à cette heure et plus sombre.

Près de la rue Drouot, un théâtre cinématographique les tenta. Ils entrèrent. Sur l’écran se déroulaient toutes les scènes de la réception d’un souverain en visite officielle à Paris. Rien de plus émouvant que ces brillantes cavalcades, cette foule enthousiaste, ces drapeaux et ces feuillages remués par le vent.

— De l’histoire, de l’actualité, de la vie en conserve, disait Joseph.

Ils virent encore une manœuvre de cuirassés dans la rade de Toulon, le retour des courses aux Champs-Élysées, un beau dimanche au Jardin d’acclimatation.

Adolphine était émerveillée. Elle s’attendrit surtout au passage du gros éléphant qui s’avançait lourd, tranquille, balançant sur son dos toute une troupe de garçonnets et de fillettes aux visages épanouis de joie. Si Alberke et Hélène avaient vu ça ! Comme ils se seraient trémoussés de plaisir, les chers petits cœurs !

Joseph, également ravi, se récriait sur l’heureux choix des sujets :

— À la bonne heure ! Voilà qui ne ressemble guère à nos déplorables cinémas de Bruxelles, infâmes boîtes qui ne représentent pour la plupart que des faits divers laborieusement arrangés, des pantomimes stupides, ou d’ineptes farces. Au lieu d’instruire la foule par des spectacles vrais, des vues de grandes capitales, des voyages à travers le monde ! Quoi de plus palpitant que de franchir en une seconde des milliers de lieues, de se trouver tout à coup transporté dans la grande rue de Yokohama par exemple, sur les quais de Saïgon, dans les forêts de l’Inde, sur l’Acropole, devant les Pyramides, ou dans les pampas de l’Arkansas au milieu des troupeaux de buffles et de chevaux sauvages ! Voilà qui nous apprendrait au moins quelque chose. Alors les théâtres cinématographiques ne désempliraient jamais de globe-trotters pour ce « Tour du Monde en une heure » qui ne coûterait que quelques sous…

Il allait, il allait. La sortie du Vaudeville arrêta subitement son éloquence. Ils stoppèrent un instant pour regarder en badauds les belles mondaines coiffées en cheveux, vêtues de riches manteaux, étincelantes de pierreries et qui traversaient le trottoir, alertes, dégingandées, pour s’installer dans de somptueuses et miroitantes Panhard.

— Le grand chic ! La Haute !

Elle écarquillait les yeux, stupéfaite de tant de luxe avec pourtant la confuse perception de ce qu’il y avait de barbare dans cette exagération de crêpés, d’aigrettes, de plumes et de fanfreluches. Que peut-il bien rester de la vraie femme sous ces parures plus extravagantes que ces pagnes et ces verroteries de traite dont s’affublent les sauvagesses !

Mais la foule s’était peu à peu dissipée. Ils s’en retournèrent lentement.

Adolphine, un peu lasse, se faisait moins questionneuse :

— Je ferme les yeux, tu sais ! disait-elle en manière d’enfantillage. Conduis-moi…

Alors, lui, pour la réveiller, s’exclamait d’admiration au passage des belles petites qui les clignaient tous deux avec effronterie. Aussitôt elle rouvrait les yeux :

— Mais ça… Comme elles sont tout de même franches !

Il expliquait :

— Ce sont des dames dont la vertu n’est qu’un nom parce qu’elle ne dépend que d’un… oui !

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis qu’elles sont bien plus gentilles qu’à Bruxelles… Tu ne trouves pas ?

Elle le pinçait, jalouse :

— Je n’aime pas que tu les regardes…

Elle convenait pourtant qu’elles étaient jolies, bien habillées surtout et se ravalait injustement devant elles, ignorant que sa beauté simple et radieuse ne devait redouter aucune comparaison.

Puis soudain, dans un bond de tendresse et de gaie confiance :

— Oh, mais je suis sûre que tu aimes mieux moi !

Oh oui, qu’il l’aimait mieux que toutes les autres ! Elle resplendissait au milieu des parisiennes pâles, chlorotiques sous le fard, de tout l’éclat vermeil de sa chair flamande. Et puis il n’y avait pas chez elle le moindre grain d’affectation. En tout temps, elle était elle-même, dissimulant sous la brusquerie de ses gestes et de ses paroles une âme avenante et douce. Et c’est par là qu’elle lui plaisait bien plus encore que par sa réelle beauté.

Alors, pour lui prouver combien elle avait raison, il l’entraîna vivement vers l’hôtel.

Car l’air amoureux de Paris opérait déjà et Joseph se sentait devenir le vrai coq gaulois…

Elle s’assortit bien vite à cette vie tumultueuse et se promena dans Paris comme chez elle.

Du reste, il n’est point de milieu où un Bruxellois, à plus forte raison une Bruxelloise, puisse rester longtemps étranger. Partout, il se ressaisit promptement, recouvre son aplomb, ses libres allures, quand même il tomberait chez les Papous ou les Chérokees, peuplades plutôt ahurissantes.

Dès le lendemain, Adolphine assurait « qu’elle n’aurait pas été gênée de se débrouiller toute seule » dans cette grande ville. Elle fanfaronnait, grisée par ce mouvement, cette foule, cette fête splendide de couleur et de vie.

Au surplus, rien ne divertissait Joseph comme ces infiltrations parisiennes qui se manifestaient déjà dans le langage de sa femme. Elle s’était d’abord moquée de ces « dis donc », de ces « voyons voir », de tous ces « â » pesamment chapeautés d’accent circonflexe. Et voilà que peu à peu, sans savoir, elle reprenait ces expressions, imitait cette prononciation pour son propre compte. Ses phrases bigarrées ressemblaient à la cape de Scapin. Elle fransquillonnait comme Thérèse Mosselman.

— Bravo, s’écriait Joseph, voilà que tu parles à présent comme une Parisienne…

Elle rougissait :

— Oui, moque-toi seulement…

— Non, non, encore quelques jours et je défie qu’on te prenne pour une Bruxelloise !

— Och, tais-toi, je t’en prie, disait-elle en pinçant son français. Je n’aime pas que tu dis ça…

Ils visitèrent Notre-Dame, les Invalides, Cluny, le Panthéon, les Halles, tout ce que l’on peut voir en une semaine à Paris, dans la banlieue et les alentours. Ils poussèrent jusqu’à Versailles.

Bien entendu, ils consacrèrent tout un après-midi aux grands magasins dont ils sortirent chargés d’emplettes pour leurs parents, amis et connaissances.

Ils furent à l’Opéra, au Français, aux Folies-Bergères.

Jamais, Adolphine ne fut à court d’exclamations. Sa belle voix de contralto vibrait sur le boulevard, sonnait dans les restaurants, les salles de musée et de spectacle.

Partout, elle contait ses impressions, s’épanchait librement, tout haut. Et quand Joseph, un peu confus sous le regard de toutes ces têtes qui se retournaient sur eux, souriantes, la suppliait de mettre une sourdine à sa voix, elle s’écriait encore plus fort, défiant la curiosité du public :

— Och, qu’est-ce que ça fait puisqu’on nous connaît tout de même pas !

C’était son argument ordinaire, péremptoire.

Bientôt du reste, elle ne s’étonna plus de rien.

Pourtant, une chose continuait de la captiver par-dessus tout et c’était la grâce des bébés et des enfants parisiens. Leurs vives façons, leur langage, si imprévu pour elle, la plongeaient dans une sorte d’extase. Ses regards restaient amoureusement attachés sur ces bambins charmants et ne s’en détournaient plus.

C’est dans les jardins publics, sous les quinconces des Tuileries et du Luxembourg, qu’elle put surtout les observer tout à l’aise dans l’insouciance et le naïf abandon de leurs jeux.

Petits garçons, petites filles, elle ne savait qui l’emportait en gentillesse. Elle se sentait intimidée devant eux, inférieure, indigne presque, incapable tout au moins de leur parler. Elle les contemplait avec la fervente adoration d’une Sainte Catherine en face de l’enfant Jésus…

Joseph jouissait de son émotion :

— Comprends-tu maintenant la différence ?

Elle demeurait songeuse sans oser faire la comparaison. Mais son esprit, fécondé, commençait à entrevoir des choses nouvelles. Une autre enfance lui était tout à coup révélée, une enfance plus gracieuse et plus fine, une enfance quasi surnaturelle, comblée de tous les dons des marraines fées.

Elle fût restée des heures devant ces petits, à regarder leurs jolis gestes, à écouter leur délicieux ramage, la mélodie de cette langue si pure d’accent, si claire, si nette, si « propre » qu’ils parlaient si coulemment avec des inflexions ravissantes, en virtuoses de la parole.

C’était le frais babil des sources, le chant des fauvettes, le son des flûtes angéliques.

Ici, l’enfance dégageait une séduction irrésistible ; elle avait des ailes ; elle avait mille charmes de plus, la douceur, l’assurance, l’instantanéité, l’abondance de la parole.

Parler, chez nous, c’est une opération difficile, une extirpation de mots qui ne s’exécute pas sans efforts violents ni grimaces. Nos enfants ne sont que de petits barbares éructant des sons durs et grossiers, des croassements de corbeaux qui déforment leurs bouches et leurs figures, retardent peut-être l’expression de leur pensée, le développement de leur intelligence.

Nos enfants paraissent déjà vieux…

Le charme des gosses ! Ce fut la plus belle, la plus forte impression qu’elle emporta de Paris.

— Ah, s’écriait-elle le dernier jour, comme je voudrais qu’Alberke et Hélène causent aussi comme ça !

Joseph souriait :

— Eh bien, Chère, tu leur apprendras…


IV


Il était deux heures quand Mmes Kaekebroeck et Mosselman entrèrent dans le Jardin Botanique avec leurs enfants.

Les grands arbres étalaient leur manteau de septembre sous un ciel lumineux et doux. Déjà, les chemins du parc anglais, ainsi que la vaste pelouse qui s’évase autour de l’étang, se jonchaient de feuilles d’or que de sages jardiniers, ennemis de la couleur, s’occupaient à rassembler en tas, d’un balai nonchalant.

Là-haut, le soleil s’épandait librement sur l’esplanade, caressant le dôme des grandes serres, miroitant dans les cloisons vitrées sans blesser le regard.

Une vapeur blonde flottait sur le jardin français, ambrait le cristal du bassin et les perles de son jet d’eau.

C’était le suave après-midi d’automne avec de molles bouffées de parfum.

Adolphine et Thérèse s’assirent non loin de la Gardeuse d’oies, tandis que les enfants poursuivaient vers les « montagnes », sous la garde de Léontine et de Maria.

Les jeunes femmes étaient coquettement habillées ; Thérèse portait une robe de drap vert sombre, qui moulait à ravir ses formes mignonnes et faisait valoir son teint de rose ; un petit chapeau pers, agrafé d’une fleur de chardon en argent, lui donnait un je ne sais quoi de déluré que tempérait cependant la candeur de son regard. Adolphine, grande et plus charnue, avait endossé un long carrick, dont les plis ne dissimulaient à personne un état intéressant de près de cinq mois : car elle portait son « petit Parisien », comme on disait dans la famille.

Les deux amies avaient « tiré leur ouvrage » et parlaient enfants, ménage, en marquant de fines lingeries destinées au bébé d’Hermance, dont les couches étaient attendues pour la fin novembre.

Non loin d’elles, sous le marronnier rouge, l’Aesculus rubicunda, des fillettes dansaient une ronde. Elles se tenaient par la main et tournaient autour de l’arbre en chantant ; leurs voix étaient fausses, leur accent détestable, leurs gestes sans grâce. On percevait en même temps les cris grossiers d’une bande de gamins qui jouaient sur un palier plus élevé.

Adolphine remarquait à présent ces tares de l’enfance. Elle en était affectée, tout en excusant ces petits de ne pas savoir mieux. Et pour la centième fois, elle redisait à Thérèse, avec force anecdotes à l’appui, le charme des enfants de Paris, leurs jolis jeux dans les jardins des Tuileries et du Luxembourg.

Aussi, dès son retour, s’était-elle promis de surveiller attentivement Alberke et Hélène, de leur apprendre les belles manières et « tout ça ». Malheureusement, elle ne pouvait pas toujours être « derrière » et les bonnes défaisaient à chaque instant son bon ouvrage.

Thérèse s’étonnait d’un tel souci et ne trouvait d’ailleurs rien à reprendre au parler non plus qu’aux façons de Léion, de Georgke et de Cécile.

— Pourvu que ces chers bijoux se portent bien, avouait-elle, c’est le principal.

Mais Adolphine, hantée par ses jolis souvenirs, tenait à ses idées de réforme :

— Hélène, ça va encore, disait-elle, mais Alberke est difficile à tenir. Il n’est pas méchant, sais-tu, même qu’il a très bon cœur. Mais on doit faire attention avec lui. Il sait se mettre en colère qu’il en gagnerait quelque chose ! Et puis, il imite les mauvais gamins et répète des vilains mots. Son père est si fâché pour ça !

Thérèse vantait au contraire la douceur de ses garçons quoique, en secret, elle les eût préférés plus dégourdis :

— C’est drôle, ça n’est pas le caractère de Ferdinand ni le mien… Il n’y a que Cécile… Ça c’est Mlle Coquinette, un vrai garçon manqué !

Si Adolphine déplorait la turbulence d’Alberke, au fond elle admirait ce polisson, contait ses bleus, ses bosses, son enfance baignée d’arnica et d’alcool camphré. Il en faisait de toutes les couleurs :

— Franc comme lui, ça je n’ai jamais vu ! Toujours à grimper sur les arbres, à jeter des pierres au-dessus du mur… Dans la rue, il fait des lignes sur les façades ; il court après les charrettes de brasseurs, bon pour attraper un coup de clache !… Et tous les jours c’est quelque chose d’autre. Tiens, avant hier encore, il a été tirer par sa queue un gros chien qui s’est fâché comme de juste et lui a presque enlevé un morceau de son derrière ! Un touche-à-tout comme lui, non, ça est incroyable ! Il n’a peur de rien. Ah, on voit bien que c’est un garçon !

Et elle soupirait en souriant.

Un public nombreux, composé surtout de bonnes et d’enfants, défilait devant les amies. De vieux messieurs s’avançaient avec précaution en s’aidant de leur canne pour gravir l’allée légèrement montueuse.

Des fillettes du peuple poussaient devant elles une marmaille à la chevelure hirsute et suspecte. Adolphine s’apitoya sur une gamine portant dans ses bras « le petit dernier » qu’elle allaitait avec un biberon malpropre.

— Mais, regarde une fois, Thérèse ! Si ça n’est pas une misère ! Et dire que ça pousse tout de même !

Émues de pitié, elles appelèrent la petite nourrice pour lui offrir une grosse « couque » avec un peu de menue monnaie.

C’était l’heure de pleine flânerie. Toutes les chaises, tous les bancs étaient occupés. Autour de la serre tropicale, devisaient grand’mères et mamans, tandis que les bébés pomponnés se poursuivaient entre les parterres concentriques ou s’écrasaient le nez contre les vitres trempées de sueur, pour voir les grandes formes à tarte de la Victoria Regia.

Quelques gouvernantes, absorbées dans un livre, tournaient la corde à leurs petites maîtresses de leur main libre et machinale.

Dans les enclos contigus, des étudiants, recalés sans doute en juillet, se promenaient le cahier à la main, interrogeant les plantes médicinales.

Un peu à l’écart du bruyant quinconce, dans un chemin discret qui avoisine les maisons de la rue Saint-Lazare, des couples amoureux trouvaient une sorte de retraite sous les bosquets de lilas ou les branches retombantes des magnolias.

C’est la place habituelle des idylles, principalement des liaisons nées sur le tard de la jeunesse ; amants d’un certain âge, contrariés par la famille, la dèche, le mariage, on ne sait.

Ils causent à voix basse, mettant à profit ces minutes rares. D’ordinaire, c’est l’aimée qui parle, intarissable. Lui, courbé sur sa chaise, écoute avec une résignation stoïque, pourtant intéressée ; il joue avec le petit sac de la belle, à moins qu’il ne trace sur le sol avec sa canne des figures géométriques, comme un Archimède qui s’ignore. Et il pense qu’il voudrait bien être autre part avec elle, quelque part où elle ne parlerait plus autant et même plus du tout, parce qu’ils seraient seuls…

Au milieu de tout ce public disséminé sous l’ombrage éclairci, l’uniforme d’un gardien apparaissait de temps à autre avec l’à-propos de Croquemitaine venant renforcer l’autorité des bonnes et réduire au silence les mioches trop braillards.

C’était un tableau animé, joyeux, chatoyant, tout parfumé de l’odeur tiède, mélancolique qui émanait du gazon et des feuilles touchées par les brouillards de la nuit. Tout autour, la ville encadrait de sa puissante et harmonieuse rumeur cette oasis élyséenne.

Adolphine déposa sa broderie sur ses genoux :

— C’est tout de même drôle qu’ils ne reviennent pas !

— Ils s’amusent sur la « montagne », dit Thérèse ; avec Léiontine et Maria, on peut être tranquille.

— C’est vrai, se rassura Mme Kaekebroeck.

Et tout de suite elle vanta les mérites de sa bonne : Léiontine soignait si bien les petits ; elle les aimait tant ; avec cela brave, honnête, toujours prête à faire plaisir ; et propre qu’elle était sur elle !

Puis, dans la crainte que cet éloge n’agaçât un peu son amie :

— Toi aussi, dit-elle à Thérèse, tu es bien tombée avec Maria…

— Je tape vite sur du bois ! s’exclama finement Mme Mosselman.

— Oui, repartit Adolphine, on a de la chance, nous deux. Quand je pense que Pauline ne sait pas en avoir une de convenable… Tu sais, sa fameuse Adèle, eh bien elle plantait tout là pour courir avec un grenadier ! Ça, c’était une « galliarde » ! Et commune, et répondeuse ! Pauline en avait réellement peur…

Thérèse reconnut à son tour qu’elle ne pouvait pas se plaindre. Maria était une bonne fille, très dévouée, mais qui avait cependant ses lubies, ses heures de relâchement. Certains jours « on ne savait positivement pas ce qu’elle avait dans sa tête ». Enfin tout le monde avait ses défauts.

Adolphine qui voulait aussi que Léontine ne fût pas parfaite, dit alors en confidence qu’une chose l’inquiétait un peu depuis quelque temps et c’était ce rayonnement que dégageait la belle santé de sa bonne. De fait, celle-ci commençait à exercer une véritable séduction sur les garçons du quartier.

— Oui, oui, je vois bien qu’ils la regardent comme une bête curieuse…

Léontine était entrée à son service à la naissance d’Alberke ; ce n’était alors qu’une gringalette de treize ans, chétive, aux cheveux couleur de chanvre. Aujourd’hui la petite paysanne était devenue une forte fille à l’épaisse toison blonde et dont le visage, avec ses joues rebondies, sa large bouche aux belles dents, respirait un air de joyeuse bonté.

Était-elle consciente de cette heureuse métamorphose ? Certes Léontine était sérieuse, on ne pouvait pas dire le contraire ; elle possédait de bons principes. N’empêche que depuis quelque temps, le petit Moens, le fils du boulanger du Rempart des Moines, tournait autour d’elle plus que de raison. Et il n’était pas le seul. Léontine pouvait se laisser prendre à ses façons. Il était si joli, si coquet dans son costume de pilou vert et ses guêtres jaunes ! Il poussait si gaillardement sa charrette, il était si bon pour son chien ; il savait si bien rossignoler avec son sifflet pour annoncer sa présence aux clients ! Ah c’était un gentil ventje. Toutes les bonnes et les cuisinières du Papenvest en raffolaient, lui faisaient des avances. Mais c’était tout de même à Léontine qu’il apportait son meilleur pain, ses plus croustillants pistolets et ses plus beaux cramiques.

Oui, ce petit Moens était inquiétant. Il fallait prendre garde et veiller discrètement sur la vertu de Léontine.

Quant à Thérèse, cette question d’amoureux ne la préoccupait guère :

— Avec la mienne, il n’y a pas de danger, assurait-elle. Maria a un bon ami dans son village. C’est le fils du sacristain. Il vient la voir tous les mois avec son père et ils se promènent à trois… C’est plus convenable.

Mais il était quatre heures. Les bandes d’enfants interrompaient leurs rondes, devenaient moins bruyantes ; c’était l’accalmie du goûter.

Mme Kaekebroeck s’impatientait :

— Mais où est-ce qu’ils restent, pour l’amour du Ciel ! Ça n’est vraiment pas permis !

Thérèse se leva :

— Allons, moi, je vais une fois aller voir…

Adolphine s’excusa de ne pas y aller à sa place :

— J’irais bien, Chère, mais Hippolyte doit venir et j’ai peur qu’il ne me trouve pas.

— Hippolyte doit venir ! s’écria Thérèse. Tu ne m’avais pas dit…

— Och, s’apitoya Adolphine, il est si triste qu’il doit partir en pension lundi en huit…

— Il va en pension ! Mais ça je ne savais pas !

Et dans l’étonnement que cette nouvelle causait à la jeune femme il y avait comme un brin de contrariété.

— Oui, expliqua Adolphine, il va dans un collège de Paris pour apprendre à bien causer le français. C’est Joseph qui l’a conseillé à papa.

— Mais il parle très bien ! s’écria Thérèse avec conviction. Et c’est un si bon sujet à « l’Athnée ». Non, ça tu sais je ne comprends pas !

Elle ne voyait pas l’utilité de cet exil, elle en restait surprise, un peu chagrine même, car elle aimait ce gentil adolescent dont les attentions et la discrète tendresse lui étaient plus sensibles qu’elle n’osait se l’avouer :

— Pauvre petit ! fit-elle en se parlant à elle-même.

Elle sembla rêver pendant quelques secondes, puis déposant son ouvrage :

— Reste seulement, je reviens de suite…

Alberke ne démentait pas le portrait tracé par sa mère. C’était un solide gamin, haut en couleur, turbulent, indiscipliné, le bonnet toujours de travers, ruban sur le nez, sans égard pour ses « bons paletots » et qui donnait souvent à Léontine bien de la tablature.

— Ça c’est un diable ! disait-elle avec une pointe d’orgueil, car elle l’aimait de tout son cœur.

Il avait tout de suite escaladé la rampe de terre battue qui mène au premier palier de l’esplanade et, prenant à témoin sa sœur Hélène et les trois petits Mosselman assemblés :

— « Regard » une fois, je vais courir en bas…

Avant que sa bonne eût pu le retenir, il s’était élancé sur la pente au bas de laquelle un faux pas l’avait étendu à plat ventre au milieu du chemin.

Déjà la robuste Léontine l’avait remis sur ses pieds. Et Alberke restait là immobile, bras écartés, tellement suffoqué qu’il ne pouvait pleurer.

— Voilà ce que c’est, méchant, méchant garçon !

Elle le fit pirouetter, brossa d’une rude main son paletot à boutons d’or et finit par lui appliquer au bas du dos une tape où il y avait peut-être un peu plus de « clique » que de frottage.

Ce choc rendit la voix au marmouset qui éclata en pleurs. La petite Hélène vint gentiment le consoler, essayant de lui ôter les mains de la figure, se haussant sur les pointes pour l’embrasser.

Cécile Mosselman, qui trouvait sans doute dans sa petite cervelle de trois ans que c’était beaucoup de bruit pour rien, se promenait gravement à quelques pas de là, les mains derrière le dos, attendant qu’on en eût fini.

Mais ses frères, Léon et Georges, très impressionnés, se blottissaient contre leur bonne :

— Vous voyez n’est-ce pas ? disait Maria.

Et dans l’ellipse de sa phrase, il y avait tout un enseignement, bien superflu du reste pour ces deux empotés.

Cependant la petite Hélène avait attendri Léontine. Brusquement la bonne souleva la fillette dans ses bras et la baisa sur ses joues d’api :

— Och erme, dit-elle, ça est tout de même un si bon petit cœur !

Alberke ne pleurait plus. Quand on lui eut frotté le nez avec un peu de salive, il reprit toute son insouciance :

— On va jouer train ! dit-il.

Aussitôt, il bouscula Cécile, Georgke et Léion Mosselman sous prétexte de les mettre en rang :

— Moi, je suis locomotive.

Il assigna à sa sœur la place de queue : elle ferait le fourgon des bagages, ce à quoi Hélène consentit sans répliquer, car elle faisait tout ce qu’il voulait.

Alberke siffla :

— Hou, houuuuuu !

— Oui, mais pas aller trop loin, savez-vous ! s’écria Léontine en barrant la voie.

Et montrant du doigt la fontaine de Rude :

— Jusqu’à là seulement et puis revenir…

Mais Alberke s’impatientait : la chaudière bouillait :

— Tchii, tchii ! faisait-il avec sa bouche allongée en groin. Allo, Léiontine, va-t-en, je dis !

Et il essayait de la repousser avec ses poings qu’il manœuvrait en pistons.

Mais Léontine n’avait pas fini :

— Faites seulement bien attention de ne pas courir tout près de ces sales gamins là-bas…

En effet, au bout de l’allée, jouait une bande de polissons dont les manières débraillées et les cris sauvages ne présageaient rien de bon.

Alberke siffla, lâcha la vapeur :

— Hou, houuuuuu ! Tchi, tchiii !

Le train s’ébranla et partit à une allure raisonnable. Il revint sans encombre à son point de départ, stoppa un moment et repartit de nouveau, mais allégé cette fois de la petite Cécile dont les trois ans demandaient à souffler.

Quant à Léon et Georges Mosselman, ils s’animaient vraiment et se dégourdissaient au contact d’Alberke qui était leur professeur d’énergie.

— Ça n’est pas malheureux, disait Maria. On jurerait que ça est des filles !

Elle avouait que leur mollesse lui donnait parfois de violentes envies de les secouer ; la petite Cécile à la bonne heure, rien de plus vif qu’elle, c’était un garçon manqué, comme disait Madame.

En effet, à peine reposée, la petite fille était partie en courant pour rejoindre le train. Or, depuis quelques minutes, celui-ci ne manœuvrait plus avec autant de liberté : la voie commençait à s’encombrer ; les « sales gamins » justement redoutés de Léontine, y faisaient des incursions de Peaux-Rouges. Dans leur poursuite, ils passaient à travers la rame de wagons dont ils s’emparaient au besoin pour les opposer comme des boucliers aux coups de leurs copains.

Ce manège commençait à déplaire fortement à Alberke froissé dans son amour-propre de locomotive.

Soudain, l’un d’eux renversa la petite Hélène. À cette vue, Alberke devint pâle de colère. Il poussa un cri et se rua sur l’agresseur qu’il bourra de toutes ses forces dans un accès de frénésie furieuse. Puis, avant que l’autre, surpris de cette attaque imprévue eût songer à se défendre, il se replia face à l’ennemi sur sa petite troupe, résolu à la protéger jusqu’à la mort.

Léion et Georgke Mosselman, effarés, tremblaient de tous leurs membres. Mais la petite Cécile, que l’inconscience du danger et une ardeur naturelle rendaient belliqueuse, vola à côté du héros en même temps qu’Hélène se précipitait devant son frère frémissant et muet.

Cependant les « sales gamins », un moment ahuris, se concertaient. Ils étaient six ou sept, âgés de dix à douze ans, apprentis en vagabondage, la mine effrontée, la bouche ordurière ; ils allaient se venger de l’offense de ce morveux d’Alberke. Mais les beaux habits du petit garçon et les jolies robes des fillettes leur imposaient. Au surplus, ils tenaient d’abord à s’assurer de pouvoir faire le coup impunément et jetaient aux alentours des regards investigateurs.

Enfin, le plus grand, s’avança dans le chemin et interpella Alberke :

— Viens une fois, si tu oses…

Sans répondre à cette provocation, Alberke étendit les bras devant sa sœur et ses amis comme sur une couvée.

C’était lui qui les avait entraînés dans cette aventure : à lui de les protéger contre les loups dévorants.

Une petite transe pâlissait ses joues, mais il ne bronchait pas. Et voilà le vrai courage : avoir peur et ne pas reculer.

Le sale gamin répéta :

— Viens une fois, espèce de Ketje…

Alberke restait coi, prêt à foncer. Mais la petite Cécile ne put se retenir de crier de sa voix grêle et comique :

— Venez une fois, chales gamins !

C’en était trop. Cette fois, le jeune bougre se porta résolument en avant. Déjà son bras levé retombait sur Alberke quand une main nerveuse s’abattit sur son cou et le retourna comme un pion.

— Grand lâche va ! Touche seulement à ces petits et tu sauras pourquoi !

Mais, le sauveur providentiel ayant relâché son étreinte, le chenapan et ses compagnons détalèrent comme des lapins.

Déjà les enfants sautaient autour du jeune homme, s’accrochaient à ses habits :

— Oncle Hippolyte, Oncle Hippolyte !

Ils parlaient tous à la fois, voulaient expliquer la bataille. Maria et Léontine, accourues sur ces entrefaites, s’excusaient de s’être attardées. De loin, elles croyaient que les petits étaient en train de jouer.

Hippolyte les rassura :

— Il n’y a pas de mal, dit-il, j’étais derrière cette statue, je veillais…

Il embrassa les enfants :

— Allons, vous êtes tout de même de braves petits ! Mais vous l’avez échappé belle !

Il cajola Cécile plus longuement que les autres :

— Mazette, Mademoiselle, vous êtes une gaillarde, vous !

La fillette faisait une figure terrible, répétant de son gentil fausset :

— Oh, j’allais leur donner un bon coup, chais-tu !

— Tu me fais peur !

Il la regardait avec ravissement, ému d’une tendresse particulière pour cette gamine si vivante, si bravette. Il la voyait d’ailleurs à travers un sentiment qui n’avait fait que croître depuis le fameux soir des fiançailles de sa sœur Hermance.

Et il baisait les boucles blondes de la fillette en fermant les yeux comme pour se donner l’illusion de baiser encore certains bandeaux sombres dont l’odeur subtile grisait son souvenir.

Tout à coup on entendit une voix joyeuse :

— Eh bien, les vilains enfants, et votre « petit quatre heures ! » Qu’est-ce que vous restez faire donc ? On vous attend savez-vous !

C’était Thérèse. Il pensa défaillir et dut s’appuyer au socle d’une statue de bronze.

— Tiens, Hippolyte ! s’écria gaîment la jeune femme tout en rajustant la cravate de ses garçons ; Adolphine demandait justement après toi…

Il avait ôté son chapeau boule. Il s’inclina et dit d’une voix qu’assourdissait l’émotion :

— Bonjour, Madame Thérèse.

Elle se mit à rire :

— Oh que c’est drôle ! Tu fais comme un monsieur !

Aussitôt, elle commanda aux bonnes de rejoindre Adolphine :

— Allez seulement en avant. Moi, j’arrive avec Hippolyte.

Tout de suite, Alberke avait reformé son train. Il siffla et le convoi partit devant Léontine et Maria qui allongeaient le pas en criant :

— Doucement, doucement ! Tout à l’heure vous allez encore une fois tribouler par terre !

— Eh bien, s’exclama Thérèse, qu’est-ce que j’apprends ? Tu vas en pension ! Et pourquoi ça ?

Il était si troublé d’être seul avec elle qu’il répondit à voix basse :

— Je ne sais pas…

— Comment tu ne sais pas ! Est-ce que tu n’as plus eu de bonnes places à « l’Athnée » ?

Il se redressa et avec une modeste fierté :

— Oh si, j’ai été dans les trois premiers dans toutes les compositions…

Et, baissant les yeux, il ajouta :

— Puisque je vous l’avais promis…

Elle demeura un moment interdite. Oui, elle se souvenait de ce soir des fiançailles où, placée à table près de lui, elle s’était avisée de l’interroger sur ses études. Dans son gai caprice, elle l’avait embrassé, parce qu’il avait été premier « en calcul ». Plus tard, animé d’une gentille ivresse, l’écolier s’était enhardi à plonger les yeux dans son corsage et soudain il l’avait baisée derrière l’oreille en murmurant :

— Je vous jure maintenant d’être aussi premier en géographie !

Oui, elle se rappelait, et voilà que la constance, l’énergique volonté de ce bel adolescent, acharné à conquérir les premières places rien que pour mériter un regard de sa dame, la remplissait d’une émotion délicieuse qui avait presque le charme de l’amour.

Elle le regardait, s’étonnant de le trouver tout-à-coup si grandi, si élégant. C’est qu’il avait seize ans aujourd’hui ; un soupçon de moustache ombrait sa lèvre. Sa figure distinguée, d’un ovale un peu long, au teint de chaud hâle, avait une expression à la fois énergique et rêveuse qui captivait dès l’abord. Il était souple, gracieux, réservé dans ses attitudes et ses gestes ; il avait vraiment bonne façon dans son complet de cheviott grise. C’était le garçon soigneux, de mœurs douces, élevé par ses trois grandes sœurs.

Mais le silence devenait gênant ; Thérèse eût bien voulu détourner la conversation. En fin de compte, elle ne trouva que cette phrase qui ne détournait rien :

— Eh bien, est-ce que tu as réussi en géographie ?

Il répondit triomphant :

— J’ai obtenu le premier prix ! Et j’ai eu aussi un prix de calcul et de latin !

Cette fois, elle n’osa plus le regarder et dit simplement :

— Et qu’est-ce que ton père t’a donné pour ça ?

Alors, avec un accent de profonde tristesse :

— Il me fait partir pour le lycée à Paris !

Soudain, des larmes sautèrent à ses yeux. L’explosion de ce chagrin bouleversa la jeune femme :

— Voyons, Cher, s’écria-t-elle d’un ton de reproche, un grand garçon comme toi qui pleure maintenant !

Elle lui prit résolument le bras :

— Viens par ici, nous ferons un petit tour avant de rejoindre Adolphine. Il ne faut pas qu’on voie que tu as pleuré…

Et lentement ils contournèrent les haies qui enclosent les petits parcs d’arbustes du jardin français.

Le soleil baissait, mêlant un peu de rose à son or, mirant sa calme splendeur dans les vitres des grandes serres. L’air était doux, embaumé. Les bandes de moineaux rassemblés dans le feuillage, tapageaient une dernière fois avant de s’endormir. Mamans et bonnes pliaient bagages et remontaient le grand perron avec les bébés ; les promeneurs se faisaient plus rares.

— Voyons, fils, dit-elle finalement, tu n’es pas raisonnable. Pourquoi es-tu si triste ? Parce que tu vas quitter ta maman ?

La sensation de son bras passé sous le sien lui enlevait déjà une partie de sa peine. Mais il ne tenait pas à être consolé si vite de peur qu’elle ne le plaignît plus autant, qu’elle se pressât moins fort contre lui. Elle était si jolie, si mignonne dans son boléro écossais, avec son beau col blanc rabattu qui tranchait sur la chaude coloration de son teint ! Et puis, elle sentait si bon ! Comment rester triste quand elle lui témoignait tant de gentille amitié ! Il sentait son cœur se gonfler d’une tendresse éperdue et c’était une minute adorable.

Il avait essuyé ses larmes. Il répondit enfin à sa question :

— Oui, beaucoup pour ça, mais pas rien que pour ça…

— Et pourquoi donc encore ?

Comme elle le regardait, surprise de ses paroles réticentes ou feignant de l’être, une vive rougeur colora les joues du garçon. Il hésita un instant, puis très bas :

— Non, fit-il, je ne peux pas le dire…

Elle éclata d’un rire perlé :

— C’est un secret ! Oh, rassure-toi, je ne veux pas le savoir…

Cette fois, il répondit avec plus d’assurance :

— Non, je ne peux pas le dire… surtout à vous.

— Surtout à moi !

Il répéta, buté :

— Oui, surtout à vous.

— Ma foi, tu sais, je ne comprends pas !

Et pourtant un émoi singulier s’emparait de son cœur. Quant à lui, son âme, trop neuve encore, ne pouvait démêler les vrais sentiments d’une femme. Il fut navré du ton enjoué de ses paroles : elle était indifférente puisqu’elle ne devinait pas. Toute son amertume lui revint. Il dit :

— Oh, je sais, vous ne pouvez pas comprendre…

Elle retira son bras sous prétexte de consulter sa montre agrafée comme une médaille sur sa poitrine.

— Oh, oh, dit-elle en jouant la surprise, mais il est presque cinq heures ! Dépêchons-nous, Adolphine doit se demander où nous restons !

Elle le devança de quelques pas. Alors, il comprit que, s’il ne parlait pas aujourd’hui, jamais il ne retrouverait une pareille occasion de lui avouer son amour et qu’il s’en voudrait toute sa vie d’une pareille maladresse. Il cessa d’hésiter, se sentit une invincible résolution de tout affronter. Il la rattrapa près d’un oranger en caisse :

— Madame Thérèse, s’écria-t-il, je vais vous dire… Si j’ai tant de chagrin de partir, c’est parce que… parce que je ne vous verrai plus !

Il cacha sa figure dans ses mains tandis qu’elle s’arrêtait émue, bien plus qu’elle ne s’y attendait.

— Mais, mon pauvre Hippolyte, moi aussi je serai bien triste de ne plus te voir…

Il pleurait :

— Oh, vous, ce n’est pas la même chose !

— Mais si, je t’assure…

— Non, non, vous dites ça ! Mais c’est impossible, je sais bien que je ne compte pas pour vous…

Elle voulut protester, mais il ne la laissait plus parler. Ce fut une déclaration ingénue, fiévreuse où il dévoila toutes les joies, toutes les précoces souffrances de son cœur passionné. Il l’aimait depuis l’âge de cinq ans. Est-ce qu’elle se rappelait comme il accourait pour se jeter dans ses bras ? Quand il était assis sur ses genoux, personne ne pouvait approcher ; il devenait plus hargneux qu’un roquet. Comme il aimait ses caresses et ses baisers ! Il gardait mille petits objets qui lui avaient appartenu, qu’elle avait portés ou simplement touchés, des fleurs séchées, des boutons, des rubans… L’affreux jour que celui où il avait appris qu’elle allait se marier avec Ferdinand ! Cette nouvelle lui avait causé un chagrin insupportable. La jalousie s’était allumée dans son cœur avec une violence sans pareille. Il ne l’aimait plus et il l’aimait encore… Dieu qu’il avait été malheureux ! Et puis, peu à peu la raison lui était revenue ; il avait distrait sa douleur par les livres : il avait étudié avec le désir de briller dans les concours et d’être distingué par elle…

Oh, il comprenait bien aujourd’hui qu’il l’aimait mieux et tout autrement que fait un petit garçon. C’est elle qui, la première, lui avait révélé la femme dans la vie. Elle était le rêve de son cœur !

Il parlait avec volubilité, comme par crainte de ne pas oser tout dire et que sa timidité, reprenant le dessus, n’embarrassât ses aveux.

Vainement Thérèse avait tenté de l’interrompre ; puis, elle s’était laissée aller au charme de cette confession en même temps qu’elle ressentait une petite angoisse en écoutant ce langage passionné.

L’offre de ce pur, de ce premier amour, la remuait profondément : une sorte de griserie lui montait au cerveau. Mais ce ne fut qu’un instant : toute l’honnêteté de sa nature protesta contre cette douce langueur qui l’envahissait, contre cette complaisance à savourer le délire d’un enfant.

Elle s’empara de ses mains et laissant toute coquetterie :

— Mais, mon pauvre Hippolyte, tu es fou ! Je suis une vieille maman, moi ! Je t’aime beaucoup, mais je t’aime comme un grand fils !

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! s’écria-t-il avec emportement, j’aime mieux alors que vous me détestiez !

Elle essaya d’être grave :

— Voyons, sois gentil, calme-toi. Tu me fais beaucoup de peine, tu sais ! Retournons auprès d’Adolphine…

Il se taisait, courbé sous son désespoir. Elle l’entraîna :

— Je le vois bien maintenant… Il est bon que tu partes. Le collège changera tes idées. Si, si ! Et quand tu reviendras à la Noël, tu seras comme un petit français. Tu te moqueras de toi et de moi !

Il eut un geste de protestation ; mais elle n’y prit pas garde, continua de le sermonner doucement. Ses paroles tendres et raisonnables étaient comme une pluie fine qui tombait sur les braises de son amour.

Ils étaient arrivés dans un petit chemin désert qui dévale entre une haie et un versant planté d’ifs et de buis. L’odeur funèbre de ces arbustes impressionna le jeune homme :

— Je mourrai là-bas, dit-il sombrement.

— Veux-tu bien te taire, méchant garçon ! D’abord si tu meurs, je ne t’aime plus !

Cette menace ironique parut l’émouvoir :

— Si encore, dit-il, vous me permettiez de vous écrire quand je serai trop triste…

— Eh bien c’est ça, il faut m’écrire…

Et d’un petit doigt malicieux :

— Mais tu sais, prends garde, Ferdinand lit toutes mes lettres…

— Ne vous moquez pas, supplia-t-il.

En même temps, il lui saisit les mains car les minutes étaient rapides et leur tête-à-tête allait brusquement cesser :

— Est-ce que je ne puis pas vous embrasser avant de partir ?

— Mais oui, j’espère bien que tu viendras nous dire au revoir…

— Oui, mais non, je veux tout de suite ! Oh j’aimerais tant tout de suite !

Et avant qu’elle eût pris le temps de parlementer, il l’avait saisie dans ses bras et la baisait passionnément dans le cou sous l’oreille gauche.

— Tu es un méchant garçon ! Allons finis… Qu’est-ce que les gens vont bien penser !

Elle était toute rouge et confuse, mais quand même attendrie par tant de fougue juvénile. Elle s’aperçut tout à coup qu’il lui avait dérobé le petit mouchoir passé dans son corsage :

— Oui, mais ça pas, tu sais ! Rends-le moi…

Mais il se reculait en pressant sur ses lèvres le morceau de batiste parfumé.

— Voyons, finis, rend-le moi !

Il souriait, disait non.

— Eh bien, je suis très fâchée maintenant !

Mais comme elle s’élançait vers lui, une bande d’enfants se jeta dans ses jupes en poussant des cris sauvages. C’était Alberke et son train. Et voilà qu’Adolphine surgit derrière eux :

— Ah ça, où donc est-ce que vous restez vous autres ! On devrait déjà être parti depuis une bonne demi heure…

En effet, le soir allait venir. Une brume rose enveloppait le jardin d’où montait à présent la forte odeur d’automne.

Ils s’en retournèrent. La ville, toute fourmillante, s’illuminait sous le ciel mauve de l’entre-chien-et-loup. Les bonnes allaient devant, chargées de filets, traînant les moutards fatigués. Et Adolphine, exubérante à son ordinaire, bavardait sans rien soupçonner du souci de Thérèse ni de l’émoi d’Hippolyte.

Parfois, elle s’interrompait pour gourmander Alberke :

— Mais fais donc attention ousque tu marches, vilain garçon !

Elle se plaignait à Thérèse :

— Quand il y a une saleté quelque part, ça est sûr que c’est pour ses pieds !

On se sépara rue de Flandre devant la corderie.

Hippolyte était resté un peu en arrière :

— Est-ce que je puis le garder, dit-il d’un ton suppliant, je vous le rendrai à la Noël…

Elle ne voulait plus insister :

— Fais comme tu veux, répondit-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre sévère. Mais c’est fini, tu sais, je ne t’aime plus.

Elle disparut dans la maison, tandis qu’il s’en allait rêveusement, à la fois inquiet et heureux de cette querelle, oppressé par le doute et l’espoir, sans savoir au juste s’il l’avait offensée ou troublée, mais sûr qu’il était un homme à présent par la hardiesse de ses aveux. Son âme, subitement élargie, avait l’intuition précoce des sentiments d’un âge supérieur ; elle allait se repaître avec ivresse des souffrances de l’amour.

Adolphine, qui l’attendait au coin du Rempart des Moines, se chargea de le replonger dans la rude réalité :

— Mais qu’est-ce que vous avez donc tous aujourd’hui à traîner comme ça ? Joseph va encore une fois réclamer. Le gigot sera sûr trop cuit !

Alors, le pauvre Hippolyte la suivit docilement, essayant de prolonger en lui-même cette heure délicieusement romanesque…


V


Alberke grandissait ; il devenait temps qu’il apprît quelque chose. Pensez qu’à son âge sa petite cousine Jeanne Van Poppel savait lire, écrire et compter !

Donc, depuis le premier octobre, Alberke allait à l’école moyenne de la rue du Rouleau. C’était bien un peu « mélangé », comme disait Adolphine, mais, que voulez-vous, il n’y avait pas mieux, du moins dans les environs du Papenvest.

Après huit jours d’une résistance exaspérée dont les manifestations attroupaient les passants dans la rue et leur faisaient traiter cette pauvre Léontine de fille sans cœur, le petit garçon s’était résigné. Séduit peu à peu par le régime amusant de l’école, par la bonté du professeur et surtout par les récréations, il s’en allait à présent docile et sautillant, son cartable sous le bras.

Comme il était intelligent, il apprit tout de suite à cracher sur son ardoise et à l’essuyer avec son coude beaucoup mieux qu’avec la petite éponge pendue à la ficelle ; bientôt il sut y dessiner l’alphabet d’une « touche » un peu lente sans doute et fortement écrasée, mais dont les caractères massifs n’en étaient que plus lisibles.

Le soir, après le dîner, ventre aplati sur la table de la salle à manger, Alberke donnait des séances d’écriture pour sa sœur Hélène qui, également allongée sur la toile cirée de précaution, le regardait avec une curiosité admirative à travers le ruissellement de ses boucles blondes retombées sur son front.

Enchantée de ses progrès, Adolphine lui avait promis un beau calepin pour sa Saint-Nicolas. Mais Joseph n’était peut-être pas aussi satisfait. Certes, il ne pouvait assez se féliciter d’être débarrassé chaque jour, pendant au moins six pleines heures, d’un garçon particulièrement tapageur ; mais il observait avec regret d’autre part que le langage et les façons de son fils, loin de s’améliorer, se gâtaient davantage au contact de ses petits condisciples, enfants de boutiquiers pour la grande majorité et dont l’affreux patois flamand était la langue familière.

Aussi ne ménageait-il pas les réprimandes et s’enrageait-il, parfois même jusqu’à la violence, à vouloir réformer les expressions, l’accent et les allures du jeune écolier. Cette langue fruste, impulsive, qui lui semblait une originalité, presqu’un charme de plus chez sa femme, lui était pénible dans la bouche de son fils. Certains jours, il se montrait impitoyable et ne laissait passer rien. Les scènes éclataient, à table d’ordinaire, au grand chagrin d’Adolphine qui en perdait l’appétit et souvent la patience :

— Tiens, disait-elle avec humeur, si tu continues comme ça, le pauvre enfant n’osera plus seulement ouvrir la bouche…

— Tant mieux, s’écriait Joseph, je ne demande que ça, car pour parler comme il fait, je préfère encore entendre grogner les petits cochons. Ceux-là ont au moins leur groin pour excuse !

Et il attrapait les maîtres dont les oreilles n’étaient pas offensées par des sons aussi grossiers. Pourtant, il eut été si simple de corriger tout de suite cette élocution grasseyante et traînarde, cette prononciation « papeuse », cette langue diffuse, malpropre qui sortait de la bouche comme un vomissement !

Mais non, ils laissaient dire, n’étant pas choqués pour si peu. Au fait, est-ce qu’ils parlaient beaucoup mieux que leurs élèves ? Quoi d’étonnant alors que les générations se succédassent marquées de cette tare ignominieuse ? Ah, l’inventeur d’un sérum contre cette petite vérole de la langue !

D’autres fois, moins nerveux, il ne daignait pas même se fâcher et se contentait d’un haussement d’épaules. Mais cette improbation muette n’en était que plus grave aux yeux d’Adolphine, car elle témoignait d’une lassitude, d’une sorte de découragement devant l’impossible. Rien ne l’attristait davantage : alors, prise à son tour d’une sourde impatience, elle rudoyait l’enfant :

— Voyons, méchant garçon, est-ce qu’on dit ça !

Et jouant la stupéfaction pour complaire à son mari :

— Mais où donc est-ce qu’il va le chercher, ça je me le demande !

— Il ne le cherche nulle part, répondait froidement Joseph. Il trouve ça tout seul… Il est inventeur dans l’art de mal dire… C’est un don !

Mais elle sentait l’exagération, l’injustice d’une telle sévérité. Au fond, est-ce que c’était sa faute à ce petit ? On ne lui apprenait pas mieux en classe. Alors, soudainement attendrie devant l’enfant interloqué, elle radoucissait sa voix, tâchait de lui expliquer :

— Voyons, Fiske, on ne dit pas : « Nous autres, on a jouéie à radéie coupéie… » On dit…

— Avec élégance ! observait Joseph.

— Och, tais-toi, toi ! On dit…

— Oui, c’est ça, comment dit-on ? faisait-il taquin, fort curieux du reste de voir comment elle allait se tirer d’affaire.

Mais elle, sans se laisser intimider et forte de ses balades parisiennes, pinçait les lèvres et d’un petit ton de flûte :

— On dit : « Nous avons joué, mes petits camarades et moi, à radé coupé… » Allons, Fiske, répète une fois…

Mais Alberke, mal à l’aise sous le regard quasi électrique de son père, bégayait et bredouillait :

— On a… Nous avons joué à radéie…

— Radé ! s’emportait Joseph. Radé, on te dit ! Pas radéie !

— …à radé coupéie…

— Coupéie maintenant ! Coupé, coupé entends-tu ? Il est sourd, ma parole !

L’enfant palissait, perdait la voix.

— Eh bien, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Ne te presse pas, tu sais !

Cette fois, une sorte de hoquet secouait le petit Marollien. Ses lèvres frémissaient. Tout de même, bandant son courage, il se risquait dans un suprême effort :

— On… On a joué radéie…

Et tout à coup, il fondait en larmes dans sa serviette.

Perchée sur sa haute chaise, la petite Hélène, dont le cœur était très sensible, ne manquait pas de l’imiter par tendresse, et voilà qu’Adolphine elle-même, ne pouvant maîtriser son émotion, larmoyait à son tour :

— Voilà ! Tu es bien avancé maintenant ? Je crois bien, quand tu te fâches comme ça, le petit ne sait plus quoi dire !

Joseph s’emportait sans doute avec trop de vivacité et manquait de patience. Il en convenait après coup avec lui-même, regrettait ses durs sarcasmes en se promettant toujours d’user la prochaine fois de plus d’indulgence. Mais c’était plus fort que lui : l’horrible jargon que son fils rapportait de l’école, ce jargon aggravé de quel croassement ! faisait monter à son cerveau des bouffées de colère qui le sortaient de sa peau.

Oui, il était révolté d’entendre parler de cette manière ; il en souffrait physiquement. Il avait cru longtemps que cette langue et cet accent, c’était une maladie de la bouche dont on mourait.

Certes, il comprenait que ces écoliers, hésitant entre les patois français et flamand, ne prissent pas encore la peine de se décider pour l’un ou l’autre et qu’ils les mélangeassent tous deux dans un dialecte de Yahou, horrible à dégoûter les singes.

Mais comment admettre que les professeurs fussent indifférents à cette façon de dire et de prononcer ? Était-ce découragement de leur part, certitude de la stérilité de leurs efforts ? Pourquoi, surtout dès l’enfance, ne pas essayer de clarifier les sons de ces fraîches petites bouches ?

En ce qui concerne l’accent, passe encore à la rigueur ; les maîtres pouvaient manquer de modèles de comparaison, bien qu’il fût assez difficile d’admettre qu’ils n’eussent jamais entendu des comédiens français.

Et puis Joseph reconnaissait tout le premier que la prononciation dite française avait, elle aussi, ses défauts, ses fautes, ses affectations agaçantes qu’il ne convenait nullement de prendre pour exemple et d’imiter.

Mais, sans contredit, les maîtres lui semblaient inexcusables, quand ils ne redressaient pas tout de suite des phrases torses, difformes, pleines d’obscurité et de contre-sens, construites en dépit de toute espèce de logique. Ici, le devoir s’imposait d’être prompt et impitoyable ; avec un inlassable courage, coûte que coûte, il fallait nettoyer ce jargon d’Augias, chauler, phéniquer ces paroles en putréfaction, ces paroles fécales !

Une telle langue ne contenait plus une seule goutte de bon sang français : elle n’avait que du pus.

Quoi de plus simple pourtant que d’appliquer le remède dès l’école, alors que la mémoire de l’enfant reçoit des empreintes que l’on peut faire profondes, ineffaçables !

Au demeurant, à constater la difficulté, la torture presque, avec laquelle s’expriment les écoliers, ne leur eût-il pas coûté bien moins de peine de parler avec correction ?

Ce n’était pas que Joseph fût si infatué de beau langage, si puriste que cela ; non, non ! Mais puisqu’on avait la prétention d’enseigner le français et de s’exprimer en français, il voulait qu’on parlât français que diable ! et non une horrible contrefaçon de français, un français de traite à peine bon pour les nègres. À ce compte là ne valait-il pas mieux parler flamand ?

Mais quels instituteurs comprenaient cela ? Combien ils étaient rares ! Et Joseph, découragé, finissait par se demander si notre langue et notre accent n’étaient pas des tares organiques qu’il fallait combattre par quelque pilule d’empirique, voire même par une intervention chirurgicale dont il s’abstenait d’ailleurs prudemment d’indiquer la place.

Ses bordées déclamatoires, ne laissaient pas cependant que d’émouvoir Adolphine : elle se rappelait du reste le gazouillis charmant des petits parisiens et convenait — mais sans une entière bonne foi — que son Alberke avait fort à faire pour leur ressembler.

Aussi s’efforçait-elle de son mieux à améliorer le langage de son fils et à l’initier aux suavités de la langue française.

Rien n’était peut-être plus comique, ni plus attendrissant à la fois. Elle, que l’atticisme n’avait jamais préoccupée outre mesure ni même le moins du monde, surveillait à présent ses paroles ; elle modérait l’élan de sa bouche, adoucissait sa voix légèrement aboyeuse et son rude accent. Elle tâchait à bien dire et s’exerçait à « fransquillonner ».

La petite Hélène l’imita tout de suite à la perfection ; et bientôt, il n’y eut pas jusqu’à Léontine qui, prise d’une émulation sacrée et quoique ignorante comme une carpe, ne se mêlât à son tour de soustraire Alberke à la contamination verbale de l’école.

Ainsi enseigné, l’oreille tiraillée en tous sens, le petit garçon ne savait à qui entendre et parlait un baragouin imprévu, même pour lui.

À diverses reprises, Adolphine, de son propre mouvement, s’était rendue rue du Rouleau à la sortie de la classe, sous prétexte d’interroger le professeur sur la conduite de son fils, mais en réalité pour lui faire part des appréhensions de son mari au sujet de la manière dont on apprenait à parler aux enfants.

Elle avait trouvé un gros homme, bonasse, paterne et qui ne trouvait rien à reprocher à ses petits élèves.

Un jour pourtant, elle osa insinuer que leur façon de s’exprimer devait mettre souvent sa patience à de rudes épreuves, mais il parut assez étonné d’une telle remarque :

— Vraiment, dit-il, trouvez-vous qu’ils parlent si mal ? Mais tous les enfants parlent de la même façon… Bah ! ils ont du temps devant eux. On ne doit pas s’inquiéter de si peu de chose. Ça ne tire pas à conséquence.

Elle ne sut pas insister, d’autant plus que, charmé par la tournure de cette jolie maman, le brave homme s’était complu à faire l’éloge d’Alberke, vantant son intelligence, la franchise de son caractère, sa belle santé aussi et la force de ses jeunes muscles :

— Hé, hé ! c’est un solide gaillard !

Aussi bien, il était sincère. Alberke parlait mal, mais il compensait ce défaut par des qualités peu communes d’ordinaire chez les enfants de son âge. C’est ainsi qu’il était déluré, hardi, exempt de sournoiserie, prêt sans doute à toute sorte de niches, aussi prompt par contre à s’en avouer l’auteur si l’on punissait un innocent.

Il parlait charabia mais il le parlait avec sonorité, en face, tête bien redressée et les yeux dans les yeux de son interlocuteur.

Il avait le regard clair, direct. Généreux, il soufflait les camarades en détresse. Bien fourni de « couques », il les partageait avec libéralité. Dans les petites batailles où il y avait parfois moins de jeu que de traîtrise, il volait toujours à la rescousse du plus faible et il n’avait pas peur de se mesurer avec plus haut que sa taille.

Déjà germait en lui un je ne sais quoi de chevaleresque comme il y avait chez son père.

Ses cheveux, d’un blond hardi, c’est-à-dire tirant un peu sur le roux, étaient drus, hérissés, ce qui ajoutait à l’expression décidée de sa physionomie.

Il avait tout de suite conquis de l’ascendant sur ses condisciples qu’il réjouissait par ses grimaces de paillasse, par sa faconde et le toupet du diable qu’il déployait dans les interrogatoires. Il subissait d’ailleurs les mauvais points et les retenues avec la fermeté parfaite du gosse spartiate.

Aussi, après deux mois d’école, était-il « populaire » ; on le sentait brave, résolu. Il ne craignait personne hormis son père ; encore était-ce seulement son amour-propre qui souffrait devant lui ; s’il pleurait sous ses réprimandes, c’était plutôt de dépit et de honte de ne pas savoir mieux comprendre ce qu’on attendait de lui.

Au fond, Joseph s’étonnait avec joie de toutes les qualités qui se révélaient soudainement chez Alberke ; mais on eût dit qu’un brouillard compact les lui masquait aussitôt qu’il l’écoutait parler son affreux langage. « Ce n’est pas parce que c’est le mien », répétait volontiers Adolphine quand elle vantait son fils, phrase réflexe commune à toutes les mères et qu’on leur passe en souriant. Tout au rebours, Joseph prononçait avec sévérité :

— Ce n’est pas parce que c’est le mien, mais je doute qu’il y ait d’ici à bien loin un gaillard qui parle aussi mal…

Car il affectait de juger ses enfants plus durement que ceux de n’importe qui et de ne pas donner dans ce travers des parents qui exaltent leurs fongibles rejetons au dessus de tous les autres marmots grouillant sur le Globe, et qui se contemplent et s’admirent en eux…

Si Alberke se plaisait maintenant à l’école au point de cacher ses maux de gorge et ses bobos de crainte qu’on ne le retînt à la maison, il n’éprouvait pas moins de satisfaction à revoir Léontine qui venait ponctuellement le chercher à midi et à quatre heures.

Il préférait cependant le retour du soir. À midi, en effet, il ne s’agissait pas de traîner : il fallait rentrer vite pour déjeuner.

Mais à quatre heures, c’était tout différent ; on avait du temps devant soi, on pouvait flâner. Alberke en profitait pour aller dire bonjour à marraine Pauline, à bonne-maman Platbrood, à moins qu’il ne fût invité à des parties de « cachette » chez les petits Mosselman ou les petits Posenaer.

Mais le meilleur plaisir encore, c’était, lorsqu’il faisait doux, de muser par les rues à l’heure charmante où s’allument les devantures et les réverbères.

On s’arrêtait d’abord devant la gentille boutique du boisselier. Elle évoquait le moyen-âge avec son pêle-mêle d’arcs et d’arbalètes, de flèches et de carquois, de cibles, de robinets et de bondes étalés sous une penderie de cages et de tamis à l’étamine bigarrée comme un jupon écossais. Et dans le coin de la vitrine, à droite, quoi de plus intéressant à contempler que cette collection de toupies, doppen à « clache » et à ficelle, les unes petites et frustes, à peine dégrossies, les autres en forme de poires, bien lisses, coloriées en rouge ou en jaune, d’autres encore tournées en ballon, adornées de multiples colliers de rainures, armées d’une « pinne » formidable d’acier luisant, toupies énormes, faites celles-là pour la patte géante d’un « voetcapoen ».

Alberke pointait sur la vitrine un index volontaire :

— Celle-là, je veux, moi !

Et c’était naturellement la plus grosse. Léontine haussait les épaules, se moquait de lui :

— Tenez, tenez ! Mais elle est presque si grosse que ta tête ! Tu ne saurais pas seulement la faire aller…

— Je veux celle-là ! Entre seulement une fois dans le magasin.

— Je n’ai pas d’argent… Et puis, merci bien pour avoir des ruses de Maman, n’est-ce pas ?

— Alors celle-là, tiens… faisait-il en rabaissant ses prétentions.

— Non, non, Monsieur, rien du tout.

Et comme il s’obstinait :

— Si tu continues, je le dis à Saint-Nicolas, sais-tu, quand il vient dans six jours… Tu as bien compris ?…

Cette fois, il se tenait coi mais pour un instant car, la boutique de papeterie se trouvant à deux pas, il lui poussait instantanément la grosse envie d’une image. Le plus souvent, Léontine consentait à satisfaire ce caprice modeste qui devenait aussi le sien, et l’on entrait chez les demoiselles Janssens dans l’aboiement enragé de cette hargneuse petite sonnette que déclanchait la porte.

Prudence et Félicie Janssens n’avaient point changé, ni au moral ni au physique, et ne changeraient jamais. La cire de leur visage n’accusait aucune ride nouvelle ; elles portaient toujours leurs bandeaux poussiéreux, d’un gris verdâtre ; et les petits enfants, les pauvres aussi bien que les riches, ne cessaient pas d’être égaux devant leur impassible bonté.

Quant au magasin, malgré le proche voisinage de l’usine électrique, il restait aussi ténébreux que devant et continuait de sentir le crayon Faber, le fricot et le matou. C’était un antre de sorcières et c’était le paradis des enfants.

Non loin de la demeure des vieilles filles, il y avait encore la boutique de Sturbelle, le confiseur, devant laquelle Alberke aimait à s’accouder. Défense absolue d’acheter des « boules » ; oui, il savait et n’insistait pas. Mais l’haleine qu’exhalait le soupirail, cette haleine épaisse et chaude, chargée de miel et d’anis, lui semblait le plus suave parfum du monde. Il la humait avec délices en léchant des yeux toutes ces friandises poisseuses et multiples, versées comme d’une corne d’abondance dans les bacs de zinc du comptoir.

Par exemple, les échoppes de gargotiers le dégoûtaient absolument. Et pourtant, un attrait singulier le retenait en face de ces vitres embuées de vapeur grasse, derrière lesquelles s’alignaient des platées hétéroclites, savourets innommables, toute une nourriture ancienne, faisandée, suspecte. C’était des morceaux de raie enlisés dans la daube d’énormes saladiers sales, des plies frites de huit jours étalées sur des gazettes crasseuses, des tronçons d’anguilles nageant dans un jus vert, putride ; des poires cuites dressant leurs queues mélancoliques hors d’une ignoble lavasse, sirop ou purin, on ne savait trop lequel.

Et sur tout cela, tombant en guirlandes, des rubans de glu, noirs de cadavres de mouches.

Et cela était rudement beau de saleté et d’horreur. Dire que des affamés dévoraient ça gloutonnement… Bah, on ne mange pas l’odeur, comme disent les sauvages.

— Quand tu n’es pas sage, faisait Léontine en riant, je viens en acheter une pour ton déjeuner…

Et elle lui montrait, suspendues à une ficelle, de vieilles « scholls » gondolées, violâtres, tavelées de noires pustules et dont il semblait qu’on subodorât l’infect relent au travers de la vitrine.

— Bek, grimaçait le petit garçon avec un haut-le-cœur.

Et vite, il l’entraînait vers des boutiques plus riantes, par exemple devant la boulangerie Moens établie juste en face du Marché-aux-Porcs.

— Oeie, moi j’ai si faim, Léiontine !

Si les « boules » étaient sévèrement défendues, un triangle de tarte au riz, un cornet à la crème, voire même une gozette aux pommes pouvaient impunément être concédées à la gourmandise d’Alberke. Ici, Léontine avait carte blanche. D’ailleurs, elle entrait d’autant plus volontiers dans la boutique qu’un tendre sentiment l’entraînait vers le fils Moens, le gentil panetier dont les timides œillades avaient fini par gagner son cœur.

Ainsi se réalisaient les pressentiments d’Adolphine.

Mais nos jeunes gens n’en étaient encore qu’aux baisers furtifs derrière les portes ou dans les vestibules ou bien sous le vaste et concave couvercle de la charrette à pains, par exemple quand ils se penchaient ensemble au dessus de la caisse sous couleur de choisir les meilleurs pistolets. Même qu’un matin, ce couvercle leur étant retombé sur la nuque, ils avaient failli en perdre la tête.

L’excellente et volumineuse Mme Moens, assise derrière le comptoir, ne se doutait de rien, tout occupée du petit garçon dont la voracité l’amusait et qu’elle ne manquait jamais d’interroger sur son âge, sa petite sœur, ses parents, ses grands-parents et arrière-grands-parents.

Quand il avait englouti la bonne tarte, c’est elle qui lui essuyait les doigts avec son tablier et lui donnait à boire :

— Hein, ça a bien goûté, mon anchke ?

Puis devinant son secret désir :

— Et maintenant, tu peux une fois aller dire bonjour à Tom dans sa niche…

Tom et Alberke se connaissaient avantageusement ; c’étaient des amis de longue date. N’importe, le gros chien à l’attache pouvait dans un moment de surprise se précipiter sur l’enfant. Il était donc prudent que Léontine accompagnât ce dernier et il ne l’était pas moins que le petit Moens s’élançât en avant à travers l’étroit couloir qui menait à la cour afin d’annoncer à son chien des visiteurs sympathiques.

Alors, tandis que Tom et Alberke se congratulaient et causaient de leurs affaires, le jeune homme attirait doucement la jolie bonne sous une espèce d’appentis qui servait à remiser des formes et là, dans l’obscurité propice, prenant la tête blonde de Léontine dans ses mains, il l’amenait contre ses lèvres auxquelles la belle fille, défaillante, laissait tout de suite se souder les siennes. Et les amants, enlacés, bouches fondues l’une dans l’autre, goûtaient un instant céleste.

Elle se dégageait la première, soit par force d’âme, soit par honte de sa langueur :

— Mon Dieu, si on le saurait !

Il se moquait bien de cela :

— Encore une baise, une seule, la dernière…

— Non, non, vous verrez qu’on se fera une fois attraper…

Mais il insistait si tendrement qu’elle lui cédait de tout son cœur. Et cette dernière « baise » durait délicieusement, devenait la pénultième, et même l’antépénultième.

Les jours de bise ou de pluie, c’était moins gai ; on rentrait tout droit. S’il arrivait qu’Alberke fût maussade et se laissât traîner, Léontine l’aiguillonnait de ces paroles magiques :

— Vite seulement, il y a une bonne casserole à lécher !

Et sitôt, il pressait le pas, redevenait vif et joyeux.

D’ailleurs la maison ne lui était pas un séjour pénible, loin de là. Vieille, spacieuse, elle offrait mille distractions, des paliers vastes à permettre tous les jeux, des coins, des kotjes de mystère, sans compter un énorme grenier encombré d’une infinité de « bidons » à travers quoi il allait à la découverte avec sa docile petite sœur Hélène.

Mais c’était peut-être la cuisine qui lui semblait l’endroit le plus agréable de la maison, lieu de délices, paradis souterrain où il passait à gourmandiser des heures chaudes et rapides, gâté du reste par cette bougon de Victorine qui le laissait toucher à tout, enseignait sa jeunesse à tourner dans les sauces, lui tenant la main sur la cuiller à pot à la manière d’un professeur de calligraphie recouvrant la menotte de l’écolier qui façonne ses premiers bâtons, lui abandonnant même jusqu’au rouleau à pâte lorsque, se haussant à la confection de quelque solide tarte bourgeoise, elle brassait rudement la farine et les œufs dans le pétrin.

Oui, cette bonne Victorine lui enseignait beaucoup de choses, mais pas le français certainement. Elle le perfectionnait au contraire dans le charabia ; car, native de Landeghem, cette vierge de trente-cinq ans s’exprimait dans un idiome ingénu, celui d’une négresse du Gabon dont elle avait d’ailleurs la face mafflue, le nez épaté et les lèvres pneumatiques. Elle était au surplus verbeuse de toute la difficulté qu’elle éprouvait à se faire comprendre. Aussi les séjours prolongés dans la cuisine étaient-ils sévèrement interdits à Alberke ; à peine était-il autorisé à y rester l’espace d’une lappée de casserole, les jours de compote ou de riz au lait.

Mais sa curiosité et sa gourmandise y trouvaient trop d’attraits pour qu’il n’enfreignît pas la défense. D’ailleurs, habile à dépister sa mère, et preste comme un singe, il savait disparaître, s’évaporer à propos quand Adolphine faisait ses tournées d’inspection et encore qu’elle parût souvent à l’improviste.

— Pas vous gêner, savez-vous Victorine, répétait Mme Kaekebroeck ; il faut seulement le chasser avec une bonne clique sur son pétard quand il court dans vos jambes…

— Och, moi pas ça faire, Madame !

Et la bonne fille protestait si fort de la gentillesse du garnement, sa figure triviale se rehaussait en y pensant d’un si doux sourire, qu’Adolphine, attendrie, n’osait insister, se reprochant presque sa petite hypocrisie.

Il fallait bien reconnaître que tout s’opposait, la famille et la maison non moins que l’école, à ce que le jeune Alberke fît de grands progrès dans l’art de bien dire et de bien prononcer. Aussi Joseph songeait-il sérieusement à le déraciner un jour ou l’autre et à l’envoyer dans quelque collège du Nord de la France, voire même à Paris maintenant que le voyage entre les deux capitales s’accomplissait en quelques heures.

Ce projet, qui s’affermissait dans son esprit, ne laissait pas que d’alarmer Adolphine ; elle trouvait que l’on avait bien le temps d’y penser et renonçait volontiers à désirer qu’Alberke s’exprimât comme un petit Français si l’on ne devait obtenir cet avantage qu’au prix d’une séparation cruelle. Mais Joseph tenait à son idée et s’entêtait d’autant plus que son jeune beau-frère Hippolyte, dont il avait conseillé l’exil à M. Platbrood, n’avait point l’air de considérer le lycée comme un sombre bagne.

De fait, le jeune homme écrivait à sa famille des lettres nullement éplorées ; même elles étaient vives, gaies, souvent facétieuses, ce qui ne manquait pas d’étonner chez ce garçon plutôt ténébreux et sentimental.

L’atmosphère française agissait déjà sur lui, dégageait son cerveau des brumes spleenétiques pour le remplir d’insouciance et de bonne humeur.

La plus surprise, était peut-être la petite Madame Mosselman ; elle n’avait pas cru si bien prédire en annonçant à son jeune ami que la pension lui referait un cœur tout neuf et qu’il se moquerait de ses tendres chimères. C’était devenir raisonnable beaucoup trop vite au gré de son âme coquette.

Ferdinand, très amusé, plaisantait :

— Tu sais, ce n’est pas pour te faire de la peine, mais je crois que Chérubin se refroidit…

Elle ne pouvait s’empêcher de rougir un peu :

— Oh je suis bien contente qu’il ne s’ennuie pas là-bas…

— Oui, oui, il te lâche, continuait l’impitoyable railleur. À Noël, dit-il et répète-t-il avec outrecuidance. Il se moque à présent, comme s’il était sûr de l’invulnérabilité de son cœur. À ta place, j’aurais bientôt fait de lui décocher quelques flèches nouvelles, bien barbelées. À Noël ! Attends un peu, mon petit Werther !

Elle souriait, quoique un peu contrainte, car elle n’aimait pas ce genre de moquerie qui déflorait le tendre myosotis poussé dans le jardin secret de son âme.

Donc Hippolyte supportait sans se plaindre le régime de la pension. Toutefois, Joseph ne s’en félicitait pas trop haut, de peur de contrister sa femme en lui laissant entendre que cette heureuse expérience décidait du sort du pauvre Alberke.

L’état d’Adolphine commandait du reste quelques ménagements : il fallait prendre garde que « le petit Parisien », qui dormait en elle, ne s’éveillât plus tôt qu’il n’était besoin. Au surplus, on attendait les couches d’Hermance pour la première semaine de décembre et Mme Kaekebroeck en était agitée comme s’il se fût agi de sa propre fille, car elle avait toujours été bien plus qu’une sœur pour sa cadette, étant donnée la grande différence d’âge qui existait entre elles.

Toutefois l’événement n’avait rien qui dût inquiéter personne, puisque la jeune Mme Dujardin était en parfaite santé et portait crânement son premier fardeau maternel. N’importe, Adolphine ne tenait plus en place. Elle ne parlait que d’Hermance, voulait que tout le monde s’extasiât sur sa bonne mine. Elle s’exclamait :

— Hein, comme elle est forte, n’est-ce pas !

Mais un souci lui venait :

— Pourvu qu’il n’y en a pas deux…

— Trois peut-être, faisait alors M. Rampelbergh qui mettait toujours les choses au mieux dans le pire.

Elle se récriait. Mais il disait que ça ne serait pas si « drolle », citait des faits, notamment le cas tout récent d’une fille de Boom qui en avait eu quatre d’un seul coup et après quoi fit la gambade, ne s’en trouvant point mal…

— Och taisez-vous !

— Oui, oui, ça est comme je vous dis…

Et il ajoutait avec une grosse finesse :

— Hé, ça est tout juste la Saint-Nicolas !…


VI


Ce soir-là, Joseph déjà emballé dans sa houppelande, chapeau sur la tête, attendait dans le vestibule en faisant rebondir sa canne sur les dalles noires et blanches.

Il s’impatienta :

— Sacrebleu, mais qu’est-ce que tu chipotes là-haut ! Voilà une heure que ça dure… C’est assommant à la fin !

Furieux de ne pas recevoir de réponse, il se décida et d’une voix de stentor :

— Tant pis, tu sais, je file en avant !

Mais comme il ouvrait la porte vitrée, Adolphine apparut sur le palier :

— J’arrive, j’arrive !

Et elle descendit la dernière volée de l’escalier avec autant de hâte que le permettait l’embonpoint de sa ceinture.

Elle était un peu surexcitée, nerveuse à son tour :

— Mon Dieu, qu’est qu’il y a ? Est-ce qu’on ne dirait pas qu’on doit prendre le train… Ici, c’est toujours la même chose, il faut tout faire à la fois, coucher les enfants, se frotter, s’habiller et tout vite, vite ! Et toi, tu bois seulement ton café et tu fumes ton cigare… Ça est très facile !

Elle s’ajusta vivement devant la glace du porte-manteau sans cesser de maugréer :

— Pourquoi est-ce qu’on doit tant se dépêcher, je me le demande… Il n’est pas huit heures. On arrivera encore en avance chez Thérèse…

Elle avait pardieu raison et Joseph, déjà tout attendri de l’avoir brusquée, le reconnut tacitement en lui plaquant un baiser sur l’oreille :

— Och, dit-elle, feignant de se détourner mais subitement défâchée et ravie, tu es tout de même un embêtant, tu sais, quand tu commences…

En même temps, elle ouvrit la porte de la cuisine :

— Victorine, nous partons savez-vous. Vous éteignez bien tout avant de monter n’est-ce pas ?

Au dehors, un brouillard pesait sur la ville, si épais qu’il étouffait le bruit des voitures et la flamme des réverbères.

Dépourvue de magasins, l’étroite rue du Boulet restait plongée dans une obscurité silencieuse et profonde qui ne laissait pas que d’impressionner Adolphine. Elle s’accrochait à Joseph, et tous deux marchaient avec prudence, rasant les maisons. Mais, rue Rempart des Moines, cela alla mieux : le pétrole des boutiques, venant au secours du gaz, dispensait une vague clarté à un mètre du sol.

Soudain, ils débouchèrent rue de Flandre et se reconnurent ; ici les lampes à arc du tramway et les becs Auer des magasins luttaient presque victorieusement contre le brassin céleste, refoulant les lourdes vapeurs qui tournoyaient en s’étirant autour des globes lumineux et montaient péniblement vers le ciel noir.

Les volets s’étaient déjà abaissés sur les grandes vitrines esthétiques de la corderie Verhoegen dont la caravelle dorée dégageait une douce lueur au milieu de la brume mouvante. Pourtant, un peu de lumière filtrait à travers les fentes du rideau de bois.

Ils frappèrent sur la porte en familiers de la maison et le vieux commis, qui travaillait encore dans ses livres, leur ouvrit aussitôt.

— Bonsoir Jérôme ! Toujours à la besogne ?

— Bé, que voulez-vous, Monsieur Joseph, on est en plein dans l’inventaire…

Il ficha son porteplume sur son oreille droite et avança des chaises :

— Mettez vous un instant… Ils vont descendre de suite…

Puis, s’étant informé de la petite famille :

— Et vous savez sortir par ce vilain temps, Madame Adolphine ? Si ça est permis !…

Il la regardait d’un air d’affectueux reproche avec l’inquiétude que cette humide froidure ne lui fît quelque mal dans l’état intéressant où elle se trouvait :

— Oh, répondit-elle, je suis une dure, moi, vous savez ; n’importe quel temps, ça m’est égal. Et comme ça on n’attrape jamais des rhumes…

— Vous avez de la chance, dit-il ; moi, avec ce sale brouillard, ça est sûr que je vais encore une fois être pincé…

En effet, il avait l’haleine courte ; en respirant, sa gorge obstruée faisait entendre comme des soupirs de soufflets d’orgue. C’était le début d’un accès d’asthme qui le reprenait chaque année aux approches de l’hiver. Il y était résigné d’avance. Cette fois pourtant, il semblait plus accablé que d’habitude. Il toussotait sèchement avec des « hem, hem » qui faisaient saillir sa pomme d’Adam et ne le débarrassaient point. La couperose de son gros nez et de ses joues n’avait pas son vernis ordinaire : le regard était moins vif et tous ses traits accusaient de la fatigue.

— Vous vous surmenez, mon ami, sermonna Joseph. Voyons, qu’est ce que vous fabriquez encore à cette heure-ci, et ça la veille de la Saint-Nicolas ?

À ces mots, la figure de Jérôme reprit sa vivacité et s’éclaira d’un large sourire :

— Hé, dit-il avec attendrissement, c’est les petits qui m’ont mis en retard. Ils ne voulaient pas se coucher tant que j’aie fourré des carottes dans la cheminée pour l’âne de Saint-Nicolas. C’était une affaire !

Ses yeux s’embuaient d’émotion, car il avait dans le cœur une vraie tendresse de bon-papa pour les chers petits de sa Thérèse.

— Eh bien, déclara Adolphine, ce soir on va leur acheter de beaux jouets au Grand Bazar !

Cependant Joseph commençait à manifester une légère impatience :

— Est-ce qu’ils savent au moins que nous sommes ici ?

Jérôme n’eut pas le temps de répondre, car justement M. et Mme Mosselman faisaient leur entrée par la porte de l’arrière-magasin.

— Mille pardons, sais-tu, s’écria gaiement Thérèse en embrassant son amie, mais ces maudits enfants ne voulaient pas s’endormir. Ils sont tellement en train, vois-tu, avec la Saint-Nicolas…

— Oh ç’a été la même chose chez nous, tu comprends bien, déclara Adolphine. Figure-toi qu’Alberke…

— Oui, mais filons pour l’amour du ciel, brusqua Ferdinand, sinon avec ces histoires nous sommes encore ici dans une heure !

Et il poussa ses amis vers la porte. On souhaita le bonsoir à Jérôme, mais Thérèse s’attarda encore un moment à des recommandations :

— Tu sais, dit-elle en montrant le doigt au bonhomme, tu sais ce que tu m’as promis… Il faut bien te soigner et te coucher de bonne heure. Surtout défense absolue d’aller retrouver Papa et Verbeeck au Château d’Or. Avec ce brouillard, ça ne vaut rien du tout pour toi…

Et gentiment, elle lui tendit son front par-dessus le comptoir.

— Oui, oui, Chère, dit-il en la baisant avec tendresse, c’est promis. Quand j’ai fini cette page, je ferme le livre et je cours vite dans mon portefeuille !

Malgré l’heure, la rue demeurait ce soir animée et joyeuse ; ses boutiques attroupaient les passants devant leurs vitrines flamboyantes où s’étalait sur un cartel le nom magique de Saint-Nicolas.

Les commères en cheveux gras, givrés de bruine, sortaient à flot des venelles et des impasses circonvoisines pour se précipiter dans les boulangeries à la conquête du speculoos ; et d’autres femmes s’en revenaient déjà du centre de la ville, chargées de paquets multiformes, hâtivement entourés de papier gris à travers quoi s’échappaient des baguettes de tambour, des poignées de sabre, des crosses de fusil, des bouches de canon ou de mortier, tout un appareil de guerre que ces bonnes femmes portaient sans fatigue d’un cœur léger et content.

Et Joseph jetait sur elles un regard philosophique :

Bella matribus detestata ! songeait-il. Peut-être faudrait-il brûler tous ces jouets de bataille, en interdire pour toujours la fabrication afin que, dès l’enfance, l’âme des petits garçons n’en fût pas occupée — ni déviée à cause d’eux — et que, tout de suite, ils eussent foi dans la fraternité des hommes !

Mais il n’approfondissait pas cette pensée ; le tapage, du reste, s’opposait aux méditations.

La rue retentissait du cri enroué des colporteuses accroupies devant leurs paniers au bord du trottoir ; quelques-unes poussaient un ventre énorme et mûr entre les brancards de leur charrette chargée des premières oranges à l’écorce mince et lisse, d’un jaune serin, terriblement acides à l’œil comme aux dents.

Nos amis se hâtaient, quand une odeur tiède et forte écarquilla leurs narines : c’était, sur une charrette à bras arrêtée devant le trou noir de l’impasse du Polonais, une grande marmite de fer blanc où mijotaient des escargots de mer.

Chauffée par un fourneau de braises aux folles étincelles, l’eau fumait sous l’œil d’une grosse maritorne qui y jetait des poignées de vagues épices, remuait les coquillages au moyen d’une écumoire qu’elle relevait parfois majestueusement comme un sceptre sur son corsage débraillé et croulant, à moins qu’elle n’en donnât vivement sur les pattes des ketjes, car elle avait fort à faire contre cette engeance toujours affûtée et chipeuse.

Les chalands n’étaient pas rares : un amas de coquilles vides, balayées au fond de la voiture, affirmaient d’ailleurs la succulence du mollusque.

Tout autour, l’air s’empuantissait comme d’une effluence de marée.

— Bruxelles Port de Mer ! s’écriait Ferdinand.

Ils stoppèrent un moment, très intéressés.

— Eh bien merci, faisait Thérèse avec de petites grimaces dégoûtées, on me donnerait tout l’or du monde… Et toi, Adolphine ?

Mais Adolphine ne répondit pas. Elle était fascinée par cette marmite, et son nez frémissant semblait aspirer avec délices l’arôme du brouet marin. Une force l’attirait, impérieuse, vers ce mets populaire préparé par des mains sales.

Soudain, n’y tenant plus, elle dit sourdement :

— Je veux en manger…

— Allons bon ! s’écria Joseph.

Il voulut protester :

— Voyons, je t’en prie, pas de farces…

Et il la saisit par le bras pour l’entraîner. Mais, elle résistait :

— Non, non, fit-elle, farouche, en se dégageant avec impatience, il faut que j’en mange. C’est plus fort que moi. Je veux !…

Puis, subitement radoucie, avec une supplication rieuse et câline :

— Dis, je peux en avoir pour ma Saint-Nicolas ?

Alors, Joseph comprit qu’il fallait la satisfaire de peur que « le petit Parisien » n’éprouvât quelque contrariété, et brusquement il jeta une pièce de monnaie sur la charrette.

Déjà la marchande avait mouillé ses gros doigts pour détacher un morceau de gazette d’une liasse qui se balançait à l’un des brancards. Et tandis qu’elle tournait la feuille de papier en forme de cornet autour de son bras :

— Ça est pour emporter, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix éraillée.

— Ah sacrebleu non ! Tenez, c’est Madame qui veut à toute force en goûter quelques-unes…

Et dans l’accent de Joseph, se peignait toute l’horreur que lui inspirait une telle gourmandise. Mais Adolphine s’avança bravement, tandis que Thérèse pouffait de rire, bien qu’un peu scandalisée tout de même :

— Mais ça Adolphine ! Si quelqu’un de connaissance passait maintenant !

— Ça m’est bien égal !

Cependant la maritorne, plongeant son écumoire au fond de la marmite, ramenait à la surface mousseuse du noir bouillon quelques monstrueuses « caricoles » qu’elle versa sur une planchette. Elle les prenait une à une, les décortiquait au moyen d’une aiguille à tricoter au bout de laquelle elle présentait le mollusque à Adolphine avec un « si vous plaie » chantant et traînard.

— Eh bien, ça goûte ? dit Joseph.

Elle assura que ce n’était pas mauvais du tout quoique un peu épicé. Mais après le troisième coquillage, elle en avait sa suffisance.

— Non, laissez seulement, dit-elle à la marchande qui replongeait l’écumoire dans la marmite.

Alors Ferdinand, en manière de farce, voulut effrayer sa femme :

— Tiens si j’essayais un petit peu…

Thérèse poussa de grands cris :

— Non, ça pas, tu sais ! Pour que tu sois encore une fois malade comme l’autre fois ! Et c’est moi qui aurai tous les embarras… Non, merci bien !

Rue Sainte-Catherine, ils entrèrent un instant chez Pauline pour l’inviter à les accompagner au bazar. Mais Cappellemans rentrait justement de province, très fatigué, et pour rien au monde sa chère femme n’eût voulu lui fausser compagnie, ne fût-ce qu’une heure, surtout après une longue journée de séparation. Du reste, elle avait déjà fait ses emplettes de Saint-Nicolas au cours de l’après-midi ; et c’était un cheval à bascule pour le petit Prosper et un blanc mouton tout frisé pour la fillette qui faisait ses premiers pas.

— Est-ce que je veux une fois vous les montrer ? dit-elle dans sa bonne simplicité maternelle.

Mais on n’avait guère le temps de s’attarder.

— Non, non, laisse seulement, Chère, on verra ça demain à son aise…

Et ils prirent congé. Cinq minutes après, ils franchissaient le seuil du Grand Bazar.

Il y avait foule et l’on circulait avec peine entre les innombrables rayons. Vendeurs et vendeuses se multipliaient, crayonnant d’une écriture fébrile leurs carnets à souche, distribuant des feuillets, criant le prix des achats :

— Caisse soixante ! Caisse vingt-cinq ! Caisse un franc dix !

Et sans relâche, des dames trônant dans de petites loges vitrées répondaient par un coup de timbre, faisaient sonner l’argent sur les trébuchets de marbre.

L’atmosphère était lourde. À cette odeur fade, spéciale aux bazars, composée des émanations de la maroquinerie et du savon à bon marché, se mêlait le relent de la populace peu débarbouillée en hiver et dont les vêtements confits de crasse, les cheveux poisseux et humides dégageaient une sorte de bouquet phosphorique, violent aux narines comme l’effluve d’un flacon de sels.

Dans cette foule brutale, nos amis furent séparés à diverses reprises. Ils se retrouvèrent tous les quatre devant le comptoir de la parfumerie.

— Les jouets sont au premier étage, dit Joseph, montons vite…

Comme ils pénétraient dans le hall, ils s’arrêtèrent un moment, émus dans leurs fibres de bons parents. Là-haut, devant l’horloge, un gigantesque Saint-Nicolas vêtu de la dalmatique, mitré et crossé d’or, se dressait sur un socle de nuages dominant la vaste salle éblouissante de lumière. La tête légèrement inclinée, la main droite levée, le patriarche épanchait sa bénédiction paternelle sur la fourmilière humaine. Et son sourire ineffable semblait promettre le paradis à tous ceux qui célébraient sa fête en donnant la joie aux petits enfants.

Mais il fallait atteindre le grand escalier, entreprise difficultueuse car, bien que le grand hall n’offrît aucun étalage de joujoux, il n’en était pas moins encombré d’une grosse foule plus calme que l’autre il est vrai, plus choisie, composée en majeure partie de bourgeois de tous âges et de petits jeunes gens à la recherche d’un cadeau utile, d’un bijou clinquant pour la bonne épouse ou l’exigeante maîtresse.

Les amis avançaient avec lenteur quand Ferdinand avisa M. Rampelbergh arrêté devant une vitrine. Que faisait là ce vieux paillard ? Il lutinait la jeune vendeuse de propos salés, tout en marchandant une broche ronde imitation d’argent, qu’il tournait et retournait entre ses longs doigts secs pour l’élever parfois au niveau de ses yeux de myope, à deux mains, comme une hostie.

Très intrigués, les amis s’étaient approchés du bonhomme sans qu’il se doutât de leur présence.

Brusquement Joseph lui poussa dans le cou :

— Eh bien, Rampelbergh, on a donc l’envie de gâter cette chère Malvina !

Le droguiste se retourna vivement et parut contrarié. Mais il se remit aussitôt :

— Bé oui, dit-il de son fausset goguenard, je cherche quelque chose… Mais on ne sait qu’à même plus quoi lui donner…

Et présentant la broche aux deux jeunes femmes :

— Hein, qu’est-ce que vous pensez de celle-là ? Est-ce que ça est convenable ? Moi, vous savez, je ne m’y connais pas là-dedans…

Elles s’extasièrent. Oui, c’était très joli et ça ferait très bien sur le nouveau corsage de Malvina.

— Alors je l’achète, fit-il décidé. Pour deux francs nonante-cinq, je ne sais qu’à même pas être volé !

Tout de suite, il proposa de sortir et d’aller prendre un verre, car cette cohue l’avait prodigieusement altéré. Mais on déclina l’invitation ; on n’avait pas le temps.

— Allons, se résigna-t-il, ce sera pour une autre fois…

Il serra la main à tout le monde ; mais comme Joseph venait le dernier, il le prit à part pour lui couler dans l’oreille :

— Ça est pour une crotje que j’ai levée sur le moulin fermé du boulevard Jamar !

— Hé, dit Joseph, le petit Pan n’est pas mort !

Le droguiste fit un clin d’œil entendu, comme s’il comprenait, et disparut dans la foule, tel un vieux faune qui s’enfonce dans l’épaisse futaie mythologique au pourchas de la mimallone.

Là-haut, dans les galeries du pourtour, la foule se faisait plus dense encore et la circulation plus embarrassée. Le flot ne disposait d’ailleurs que d’un lit étroit, coulant avec lenteur et cherchant son courant à travers les bancs de badauds massés devant les comptoirs où manœuvraient les jouets mécaniques.

Ici régnait le vacarme, un tintamarre assourdissant où il y avait du tambour, de la trompette, des grincements de wagonnets et de crécelle que venaient renforcer par intermittence la plainte lamentable des accordéons, la virtuosité insolente des boîtes à musique, le tout dominé par le nasillement métallique et barbare, les cris suraigus ou les vociférations sauvages de ces infernales machines hurlantes, les gramophones !

Et la température montait, chargée de relents de toute sorte.

Soudain, Adolphine cessa de parler. Joseph qui l’observait à la dérobée, remarqua que sa figure s’empourprait et pâlissait tour à tour ; au bout de la galerie, il n’hésita plus et prenant sa femme par le bras, il l’entraîna hors de la presse dans une tranquille oasis de charrettes anglaises et de voitures d’enfant.

— Eh bien, interrogea-t-il en l’installant contre une colonne, ça ne va pas ?

— Non, non, Cher, ça n’est rien, fit-elle en dégrafant son manteau, c’est la chaleur, vois-tu…

Mais ses traits contractés démentaient ses paroles. Tout à coup, elle posa la main sur la poitrine et murmura :

— C’est là… On dirait comme ça que j’ai quelque chose qui ne passe pas…

Et souriant avec effort par-dessus son malaise, elle hasarda d’un ton piteux :

— Je crois que c’est les caricoles…

— Sacrebleu !

Joseph ne pensait puis à celles-là. Il frémit et sa figure se couvrit d’ombre. Car il savait par expérience combien la « caricole » est entêtée à caricoler sur l’estomac pendant de longues heures, et l’indifférence absolue qu’elle oppose parfois aux spécifiques les plus résolus.

Que faire ? Il ne savait pas. Son trouble était d’autant plus extrême qu’il essayait de le cacher sous un masque de sang-froid.

Mais Thérèse accourait avec son flacon de sels et sa bonbonnière remplie de pastilles de menthe.

Adolphine se sentit tout de suite soulagée. Quelques instants après, les caricoles, stupéfaites, lâchaient la place, entraînées sur la pente de leur obscur destin par une force occulte et péristaltique.

N’importe, après cette alerte, il parut prudent de ne pas s’attarder davantage et de gagner au plus vite le compartiment des jouets. La foule commençait d’ailleurs à s’éclaircir et l’on circulait à présent avec moins de peine.

Dix heures avaient sonné, mais le bazar ne fermait qu’à minuit. C’était une rude journée ; les vendeuses surtout semblaient harassées : leurs figures hâves prenaient des tons de cire au-dessus de la blouse noire d’uniforme. Pourtant, elles crânaient, toujours debout, résolues d’aller bravement jusqu’à la dernière minute de l’heure. Rien n’arrêtait leur boniment ; fiévreuses, les yeux plus brillants d’être enfoncés dans un cercle de bistre, elles travaillaient pour la joie des gosses. Et cette pensée les soutenait, ranimait à chaque instant leur courage, donnait à l’enrouement de leur voix quelque chose de joyeux :

— Caisse un franc vingt-cinq ! Caisse cinquante !

Et les timbres résonnaient sans fin ni cesse dans les cabines de verre où trônaient des dames grasses enveloppées dans des châles de laine.

Joseph allait silencieux ; une petite émotion le serrait à la gorge qu’il s’efforçait en vain de maîtriser. Tout ce qu’il voyait lui devenait un motif d’attendrissement ; les employés dont il admirait la vaillance, les femmes, les mamans du peuple chargées de jouets, et les jouets eux-mêmes par le fruste de leur forme, leur pauvre matière, leur bariolage féroce.

Il se revoyait tout petit, et se rappelait ses Saint-Nicolas d’enfant riche mais toujours seul, sans jeunesse, sérieux, grave au milieu de ses trains de chemins de fer, de ses boîtes de soldats, de camps et de forteresses, de son écurie de chevaux à bascule et mécaniques, coursiers emportés à l’épaisse crinière, aux brides de cuir jaune, à la selle de velours pourpre et d’or !

Il n’avait été ni heureux ni malheureux, tel un enfant des limbes.

Et songeant à Alberke, à Hélène et à ce petit Parisien qui allait tantôt venir, il se réjouissait dans son cœur : ils connaîtraient, eux, les joies, les rires, les brèves querelles, les petites rages et les grandes tendresses des frères et sœurs et leur âme resterait longtemps claire, confiante, ouverte à deux battants sur la vie. À cette pensée, son cœur heureux se gonflait de gratitude envers sa chère femme et ses yeux devenaient troubles.

— Eh bien, Joseph, qu’est-ce que tu as, s’inquiéta tout à coup Adolphine.

Il s’empara de son bras qu’il pressa tendrement contre lui, et d’abord il ne dit rien de peur que la voix ne lui défaillît dans la gorge. Il sourit, aventura quelques monosyllabes pour gagner du temps, puis détournant la conversation :

— Regarde, dit-il, cette pauvre fille encore fillette presque… Comme elle est pâle ! Sans doute c’est une mère toute neuve, une mère qui ne vient que d’être faite… Et ce jeune rustre pommadé qui l’accompagne, c’est son ventje pour sûr… Ils sont descendus de quelque rue Haute… Comprends-tu comme ils sont fiers ? Ils posent au jeune ménage, ma parole… Ils ont fait un petit pour lequel ils peuvent acheter, eux aussi, un jouet ! Ah, la délicieuse, la bonne vanité !

Elle le regarda, émue d’un doux souvenir :

— Il ne faut pas tant te moquer, dit-elle tout bas. Quand Alberke n’avait pas encore trois semaines, tu as voulu courir chez Erremus pour lui acheter un petit mouton, même que je l’ai encore dans mon armoire à glace…

Mais des psitt impatients les tirèrent de leur doux tête-à-tête : c’étaient les Mosselman qui les hélaient de la galerie opposée par dessus le gouffre de la deuxième salle. Ils les rejoignirent :

— Eh bien, où est-ce que vous restez, vous deux ? s’écria Thérèse, il est temps qu’on se décide…

Elle s’agitait, consultait Adolphine sur le choix des jouets :

— On ne sait vraiment plus quoi leur donner. Pour Cécile, ça va encore. Avec une poupée, une fille est toujours contente. Mais c’est pour Léion et Georgke que je suis embarrassée…

En vain la vendeuse, une grande brune, française aux yeux remuants, essayait-elle de l’inspirer par des mots ailés.

— Non, répondait Thérèse en fransquillonnant, ça ne les amuserait pas… Ils sont encore trop petits…

Mais Ferdinand que la grâce de cette belle fille impressionnait agréablement et qui tenait absolument à ce qu’elle s’en aperçût :

— Voyons, Chère, il faut te décider : Mademoiselle perd son temps avec des clientes comme toi…

Aussitôt, la vendeuse avec une familiarité hardie :

— Non, non, je vous en prie, n’écoutez pas, Madame ! Choisissez à votre aise. Et puis, les hommes n’ont pas notre patience…

Ses yeux malicieux souriaient à Mosselman comme s’ils ne le trouvaient pas du tout vilain garçon. Et tout émoustillé déjà, Ferdinand s’étudiait à lancer quelque riposte galante et montmartroise quand Adolphine s’interposa, offusquant ce flirt de sa grande personne :

— Allez, Thérèse, fit-elle avec résolution, prends seulement la forteresse et la ménagerie pour les garçons… Avec ça, ils ne s’amuseront plus comme des filles.

Joseph approuva, c’était très bien. Oui, mais que choisir pour ce galopin d’Alberke qui, lui, n’était que trop remuant et batailleur ? Il avait bien songé à un « théiàtre », mais il craignait d’en être le continuel impresario. Est-ce qu’un bon jeu de patience plutôt…

— Nous en avons tout un assortiment, interrompit la demoiselle, les uns en cubes, d’autres en bois découpé… Tenez, voici une boîte contenant toutes les nations de l’Europe. Voyez voir… C’est gentil et très instructif…

Onze heures ; la foule décroissait bien que les comptoirs restassent achalandés ; c’était le dernier coup de feu. Dans les salles du rez-de-chaussée, ils s’attardèrent encore un moment pour acheter deux grandes poupées aux paupières mobiles, l’une pour Hélène, et l’autre pour Cécile. Puis, ils se dirigèrent vers la sortie, car ils avaient hâte d’échapper à cette atmosphère poudroyante et viciée.

Enfin, ils débouchèrent sur le boulevard. À leur grande surprise, le brouillard s’était complètement dissipé et la lune brillait dans un ciel pur et glacial.

Au ras du trottoir, une demi-douzaine d’autos appartenant à la messagerie du Bazar attendaient, les phares allumés, l’impériale surmontée d’une montagne de jouets entremêlés, embrouillés les uns dans les autres, cargaison de joujoux destinés à la Province.

Le chargement était terminé : les chauffeurs venaient de tourner la manivelle et les voitures trépidaient, impatientes. Soudain, au signal du subrécargue, elles démarrèrent et dans un nuage d’âcre fumée s’envolèrent vers les gares.

Et nos amis, silencieux, le cœur gonflé d’une émotion qu’ils ne savaient définir, regardaient ces chars féériques, plus riches que les carrosses des Contes, qui s’en allaient en mugissant semer la joie parmi les petits enfants aux quatre coins du bon pays.

Mais sous la lune rayonnante, la température était sibérienne. Ferdinand proposa d’aller prendre un grog dans un café voisin. Comme ils délibéraient, un homme surgit devant eux :

— Enfin, je vous trouve, s’écria-t-il, voilà un gros quart d’heure que je cours après vous dans le Bazar !

C’était François Cappellemans. Le brave garçon paraissait très agité.

— Eh bien, interrogea Joseph, d’où viens-tu ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Bé, répondit le plombier, on a téléphoné à la maison de la rue de Laeken, même que j’allais me coucher. Enfin, c’est une chance que je suis tombé sur vous dans tout ce monde…

Il semblait embarrassé, mal à l’aise. Il bégayait, hésitait à fournir plus d’explications. Et ses yeux, brillants comme ceux des bons grands chiens, restaient fixés sur sa belle-sœur.

— Mais quoi donc ? s’impatienta tout le monde.

Brusquement, Adolphine se serra contre son mari et, d’un accent angoissé :

— Hermance… mon Dieu, c’est à cause d’Hermance !

Alors, d’un geste plein d’affection, Cappellemans lui prit les mains :

— Eh bien oui, dit-il en souriant, mais rassure-toi, tout va bien !

Et de sa voix claire et joyeuse comme le son de ses enclumes, il s’écria en faisant de grands bras enthousiastes :

— Un garçon ! Hermance a un gros garçon !


VII


M. Platbrood n’était plus le glorieux major de son portrait-album ; sa taille s’était épaissie, sa démarche alourdie. Vieillissant, guetté par les premiers rhumatismes, il commençait à sentir la vanité du panache, devenait plus uni et plus simple, mieux affectionné à ses devoirs de famille.

Il eût peut-être volontiers résigné ses fonctions si l’excellente Mme Platbrood ne s’y fût opposée de toutes ses forces dans la crainte que, désœuvré, il ne prît en dégoût leur maison, cette grande maison si vivante jadis, si joyeuse par les chants, les rires, le froufrou de trois belles filles, si mélancolique à présent qu’elles l’avaient quittée, et dont le départ d’Hippolyte pour le lycée aggravait encore la solitude.

Trois mois déjà qu’il s’en était allé, le cher Benjamin. Comme cette séparation leur était cruelle ! Ils ne s’y habituaient pas. Que ce Noël, qui devait le ramener un instant auprès d’eux, tardait donc à venir ! Les jours traînaient, s’allongeaient de toute leur impatience de le revoir et de le presser dans leurs bras.

Pourtant, Noël s’avoisinait ; déjà la neige était là, plus précoce et abondante que les autres hivers.

Chaque matin la ville se réveillait vêtue d’hermine ; elle demeurait un moment ensevelie et quiète sous sa blanche fourrure. Les voitures roulaient bas, dénoncées seulement par les clarines de l’attelage ; on n’apprenait l’existence des passants que par leur tousserie ou le son étouffé de leur voix. Et puis soudain, le silence rompait : des pelles raclaient les trottoirs, on semait le sel à brassées et dans la rue bruyante, subitement recouverte de bourbe et de fange, les lourds tombereaux défilaient remplis de neige sale.

Alberke, au comble de la joie, glissait ses premières rizebountjes dans la rue Rempart-des-Moines tandis que, toute pensive, Léontine croyait reconnaître dans la neige les pas du petit Moens, et ceux de son chien, entre les sillons parallèles marqués par les roues des charrettes à pain.

C’était donc un véritable hiver, un hiver comme ceux dont se souviennent les vieilles gens. Après tant d’hivers seulement pluvieux et pleins de boue, il était le bienvenu et l’on se réjouissait de revoir enfin Noël sous la neige, dans son décor de légende et tel que l’ont si bien représenté les vieux maîtres dans leurs Judées flamandes.

En attendant, M. et Mme Platbrood faisaient leurs invitations pour la grande fête qui devait célébrer le retour d’Hippolyte en même temps que l’heureuse naissance du nouveau rejeton, le petit Jean Dujardin. Car Hermance, après des couches plus facile qu’on ne l’eût attendu de sa grande jeunesse, venait de se relever sans pâleur ni faiblesse, comme ragaillardie et encore embellie par l’épreuve de la maternité.

Son fils était, comme on pense, le plus bel amour de la terre : il ne pesait pas moins de neuf livres et détenait le record du poids des nouveaux-nés dans la famille.

Mais ni Adolphine, ni Pauline, ni Emma ne songeaient à s’en montrer jalouses, non plus qu’Hermance n’en tirait la moindre vanité ; et tout le monde, grands-parents, oncles et tantes, s’extasiait, poussant des cris d’admiration et de joie au-dessus du berceau où dormait, superbement écarlate et bouffi, ce solide gaillard dont il semblait qu’une vache du Veurne Ambacht eût à peine suffi à contenter le robuste appétit.

Joseph assurait qu’il lui faudrait au moins deux nourrices afin qu’à tour de rôle elles pussent chômer un jour sur deux et se ravitailler.

C’était l’enfance de Gargantua.

Or, le matin du 24 décembre, M. et Mme Platbrood recevaient une dépêche qu’ils ouvrirent en tremblant. C’était Hippolyte qui leur annonçait son retour pour le lendemain à midi.

La pauvre Mme Platbrood en fut toute bouleversée, car on lui avait laissé espérer que son fils arriverait à Bruxelles le jour même par le train de 5 heures.

Par bonheur, elle n’avait guère le temps de se lamenter : de multiples devoirs l’appelaient à l’office et à la cuisine pour les préparatifs du banquet. D’ailleurs, Émile Platbrood, arrivé la veille d’Anvers avec Emma et le moutard, lui persuada tout de suite que cela valait mieux « parce qu’on irait tous ensemble le chercher à la gare ».

Et, heureux lui aussi du retour de son cadet, tout animé d’un entrain joyeux, il commença avec sa femme à dresser dans le salon le grand arbre de Noël.

Emma avait beaucoup engraissé : comme elle était plutôt courtaude, ses formes rebondies manquaient de galbe. Toutefois, en dépit de sa corpulence, elle était extrêmement remuante et vive. Son teint rayonnait et son rire blanc provoquait une gaîté communicative, irrésistible. Après trois ans de mariage, elle adorait son Mile encore plus qu’au premier jour, et lui l’appelait « sa grosse » avec une tendresse toujours meilleure. Car c’était un garçon tout bon et tout simple, qui ne sentait pas beaucoup l’élégance féminine et plaçait le plus grand charme de la femme dans sa belle humeur et sa bonté.

En tournant autour de l’arbre, force leur était de se rencontrer souvent. Ils se querellaient « pour la frime », plaisantaient, se chatouillaient, s’envoyaient des claques, résonnantes surtout dans le dos d’Emma qui bientôt, n’en pouvant plus, se laissait tomber dans un proche fauteuil toute secouée d’un rire convulsif.

Au milieu de ces jeux, qu’ils savaient rendre moins innocents après avoir fermé les portes, les branches de sapin ne s’ornaient de fil de givre et de jouets qu’avec une extrême lenteur. Aussi la besogne eût-elle traîné bien du temps encore si, après le déjeuner, Adolphine et Thérèse, bravant les rafales de neige qui soufflaient depuis le matin, n’étaient venues jeter un coup d’œil sur les apprêts de la fête et offrir leur assistance aux deux décorateurs fainéants.

Sous la direction de Mme Kaekebroeck, le travail s’organisa avec méthode et se poursuivit avec tant de zèle que l’arbre se trouva complètement paré vers quatre heures. Il n’y avait plus qu’à allumer les chandelles.

Alors, les dames se sauvèrent sous prétexte de toilette tandis qu’Émile Platbrood, qui avait près de trois heures devant lui pour passer son frac, s’en allait jouer une partie rue Sainte-Catherine avec ses anciennes connaissances du Château d’Or.

La haute et vaste salle à manger des Platbrood se prêtait à merveille aux réceptions d’apparat ; elle avait déjà vu des banquets de toute sorte : première communion, fiançailles, mariage, relevailles, noces d’argent, nomination dans la garde civique, tous ces grands événements de famille y avaient été célébrés avec un faste cossu, dans la joie grasse et bruyante de la bonne santé et de la gourmandise.

Le gala d’aujourd’hui, qui fêtait les relevailles d’Hermance en même temps que le retour d’Hippolyte, assemblait les convives traditionnels et ceux d’une nouvelle génération de parents et d’amis. Il faut s’abstenir d’en faire le dénombrement : cela prendrait d’interminables pages comme dans l’Iliade.

Le repas aux succulences graduées eut l’entrain des plus beaux soirs de ripaille. Le vin généreux ressuscitait la jeunesse au cœur des vieilles gens, nivelait tous les âges et tous les caractères à la belle humeur de la bienveillance et de la cordialité.

Autour de la table prestement servie par une demi-douzaine de belles filles aux joues rebondies, aux avant-bras massifs et duvetés, point de gastrite ni de dyspepsie, encore moins de neurasthénie. Le « bas de la ville » restait indemne de ces maladies pharamineuses et modernes, peut-être à cause de sa bière, comme l’assurait M. Rampelbergh.

La gaîté prenait ici des attitudes diverses. Élégante et fine chez Hermance, souriante chez Pauline et Mme Van Poppel, verbeuse chez Thérèse, bruyante, gesticulante et pouffante chez Adolphine et Emma, elle frisait le débraillé chez Malvina qui poussait des cris d’otarie et dont la figure enfarinée de vieille gourgandine suait à grosses gouttes sous le feu d’une perruque rousse monumentale.

Quant aux hommes, ils hésitaient encore entre la pointe et le plumet, attendant le vin mousseux pour prendre un parti.

Vers neuf heures, il y eut un remue-ménage joyeux du côté de l’office et soudain une dizaine d’enfants se précipitèrent dans la salle aux trousses des servantes qui s’avançaient avec les œufs à la neige et les catherines glacées.

C’étaient les petits Kaekebroeck, les petits Mosselman et jusqu’à ce moutard de Platbrood, le fils d’Émile, qui se mêlait déjà de faire comme les autres, bien qu’il eût à peine deux ans et demi. Il est vrai que toute cette gosserie était conduite et surveillée par cette petite maman de Jeanne Van Poppel, l’aînée de tous, car elle allait avoir tantôt dix ans.

Après avoir dormi par ordre pendant tout l’après-midi, ils venaient de dîner tous ensemble à la cuisine et ç’avait été une rude affaire pour Colette et ses aides de les contenir jusqu’à cette heure, tant ils étaient impatients de monter dans la salle du banquet, moins attirés toutefois par la gourmandise que par la curiosité du spectacle merveilleux promis à leur sagesse exemplaire.

On leur fit grande fête et ils se repurent de friandises de toute sorte. Puis, sur un signe de Joseph, grand ordonnateur, Adolphine et Thérèse s’éclipsèrent. Quelques instant après, trois coups retentissaient comme au théâtre et tout le monde se tut tandis que les enfants, vaguement effrayés, se réfugiaient dans le giron maternel.

Soudain, dans le silence impressionnant, les portes du salon s’ouvrirent, lentes, mystérieuses, et ce fut un éblouissement.

L’arbre flamboyait de lumières multicolores, de paillettes, et ses branches ployaient chargées de jouets innombrables. Devant lui, Hermance se tenait penchée comme une Sainte Vierge au-dessus d’une crèche grossière où reposait un petit Jésus vivant, mais un petit Jésus si gros qu’on n’en avait peut-être jamais vu de pareil nulle part. Et c’était le petit Jean, oui, le petit Jean Dujardin qui dormait bouffi et tout cramoisi, les deux poings au-dessus de son maillot.

Des exclamations retentirent et tout le monde entoura le nourrisson de quinze jours. Les femmes, imitant les fées, le comblèrent de dons précieux. Elles faisaient un tel ramage que le petit se réveilla et se mit à crier. Mais il n’y avait point de mal puisque c’était précisément l’heure de son goûter. Sans perdre de temps en risettes, Hermance l’enleva prestement de son berceau dérisoire et disparut avec le phénomène, suivie de près par son mari.

Sur ces entrefaites, les servantes avaient débarrassé la table et ôté les « rallonges » pour la ramener à ses dimensions naturelles.

On servit le café. La température montait. Depuis longtemps Mme Platbrood étouffait et ne tenait plus en place. Profitant de l’animation générale, elle quitta la salle à manger pour se réfugier dans l’office. Là, elle se mit à frotter un carreau de vitre avec son mouchoir pour voir le temps qu’il faisait. La neige avait cessé de floconner ; dans le petit jardin, son épais manteau se dorait des lueurs que projetait l’illumination de la cuisine et des salles du rez-de-chaussée. Tout était blanc comme dans un conte de Noël, les vieux poiriers, les pelouses, les massifs de houx et de rhododendrons. Le ciel semblait moins bas et s’éclairait vaguement de lune. Le sol scintillait : le temps se mettait à la gelée.

Au milieu de ses préoccupations, la bonne ménagère restait présente : « il ne fallait pas oublier de dire à Colette de couvrir la pompe avec de la paille pour la nuit, sinon ça allait encore une fois crever comme l’hiver dernier. »

En ce moment une exclamation partit :

— Eh bien, Maman, où est-ce que tu restes… On te cherche partout !

C’était Adolphine animée, rayonnante.

Mme Platbrood, sans prendre garde à l’agitation de sa fille, lui montra le jardin tout blanc :

— Pourvu qu’Hippolyte arrive seulement demain, dit-elle en poussant un gros soupir ; avec cette neige c’est si risquant de voyager en chemin de fer…

Mais Adolphine se mit à rire :

— Allons, Maman, sois tranquille. Il arrivera je dis, et peut-être plus tôt qu’on ne pense…

En même temps, elle passait son bras autour de la taille de la chère femme. Puis, assurée de la bien soutenir :

— Voyons, Maman, combien est-ce que tu paries avec moi ?

Cette fois Mme Platbrood regarda sa fille et tout à coup elle lut la bonne nouvelle dans la joie de ses yeux.

Mais elle n’eut pas le temps de rien dire ni de se trouver mal : des cris d’allégresse montaient de la cuisine et soudain un jeune homme surgit de l’escalier de service :

— Maman, petite Maman, c’est moi !

Et le Benjamin se rua dans les bras de la bonne femme suffoquée.

Elle avait pris ses mains et, le tenant un peu écarté, elle le regardait de haut en bas et de bas en haut, émerveillée de sa taille et de sa belle mine.

— Mais qu’est-ce que tu as fait maintenant pour devenir si grand ?

Et lui la regardait en souriant, tout attendri de la retrouver si épaisse dans sa robe de soie noire, parée de ses bijoux de fête, la poitrine surchargée de jaserons aux larges maillons d’or. Elle semblait descendue d’une toile de Corneille Devos.

— Comme te voilà belle ! C’est que tu n’as pas changé du tout, toi ! Oh ma chère Maman !

Et de nouveau, il se jetait dans ses bras, l’accablait de fougueux baisers.

— Et Papa, dit-il tout-à-coup dans une accalmie de caresses, sait-il au moins que je suis là ?

Mais justement, Adolphine ramenait son père avec elle. Le major essaya bien d’abord de se composer une attitude de tendresse digne et mesurée. Mais son masque lui tomba brusquement sur le cou et il pleura en serrant le cher enfant contre son cœur.

Alors les questions se mirent à pleuvoir. Il répondait avec une facilité d’élocution, un joli accent clair qui laissait les bons parents tout ébahis d’admiration. Ils l’eussent écouté pendant des heures si Adolphine n’avait brusqué l’entretien :

— Allons, dit-elle, va seulement vite un peu te frotter dans ta chambre, car les autres ne doivent pas savoir ce qu’on reste faire…

— Et puis, fit le major très impressionné par les expressions choisies de son fils, Hippolyte aimerait peut-être à prendre une collation…

— Mais c’est vrai, dit Mme Platbrood, le pauvre petit doit être mort de faim. Colette, Colette !

— Oh rassurez-vous, dit le jeune homme en se redressant avec une fatuité joyeuse, j’ai dîné dans le wagon-restaurant !

Tant d’aplomb les confondait de surprise.

— Allons, insista Adolphine, est-ce que tu vas te dépêcher à la fin ! Ta valise est depuis longtemps dans ta chambre…

— On y va, on y va, grande Sœur !

Et il s’élança dans l’escalier en criant :

— Je vous rejoins dans le salon, le temps de me débarbouiller !

Son entrée fut charmante et provoqua la plus grande surprise. Les enfants surtout lui firent un accueil enthousiaste, car ils l’aimaient pour sa bonté, son génie à les amuser, pour tous les jolis jeux qu’il leur avait appris :

— Oncle Hippolyte, Oncle Hippolyte !

Ils en oubliaient l’arbre de Noël et sautaient autour de lui en poussant des cris de joie. Il dut les soulever tous l’un après l’autre et ils s’accrochaient à son cou avec une furie de tendresse qui lui mouillait les yeux.

Comme tout le monde l’interrogeait à la fois, il conta son histoire et il le fit avec tant d’aisance et de gentillesse qu’il ravit jusqu’à M. Rampelbergh qui avait pourtant la haine sacrée du fransquillon.

— Eh bien, fils, s’écria le droguiste tout à fait emballé, moi je viens une fois te voir à Paris avec Malvina. On ira au théiâtre ensemble et on s’amusera !

Hippolyte riait, à l’idée d’une promenade avec cet homme et cette femme sur le boulevard des Italiens.

Mais Hermance lui apportait son fils, qu’il n’avait pas encore vu. Il s’extasia, prit le formidable bébé dans ses bras, le baisa, le berça en lui prodiguant tous les petits noms des plus tendres nounous.

Mme Timmermans, les mains sur ses joues, ne pouvait cacher son attendrissement :

— Mais ça, disait-elle à Mme Platbrood, comme il est changé à son avantage et comme il cause bien le bon français ! Est-ce qu’on dirait ça, en trois mois !

De fait, le timbre de sa voix, ses paroles vives et limpides chantaient délicieusement aux oreilles comme l’eau des sources.

Et c’était chez toutes ces dames une effusion d’éloges qui chatouillaient délicieusement la fierté maternelle de la bonne majoresse.

Mais la plus surprise de toutes, c’était encore la petite Mme Mosselman. Elle n’en croyait pas ses yeux : comment, ce grand garçon-là, ce jeune homme vif, dégagé, souriant, c’était son pâle petit Werther d’il y a trois mois ! Il avait acquis une sorte de grâce cavalière et railleuse, tout en gardant beaucoup de caresse dans les yeux.

En entrant dans le salon, il avait salué Thérèse avec une familiarité correcte, mais sans chercher à l’embrasser comme il en avait le droit pourtant. Et cette réserve, inattendue chez ce garçon tendre et passionné, jetait à présent la jeune femme dans une sorte de trouble et d’embarras qu’elle ne pouvait s’expliquer.

Bien qu’elle s’efforçât de refouler des sentiments confus, il n’en était pas moins vrai que son cœur battait plus vite.

Cependant Hippolyte ne la regardait pas et personne n’eût pu démêler si son indifférence était affectée ou véritable.

Elle craignit tout-à-coup d’en éprouver quelque dépit et son émoi en fut augmenté.

Soudain, un autre souci l’occupa : était-elle moins jolie qu’il y a trois mois ? Elle se croyait pourtant à son avantage « en décolleté » et coiffée à la vierge. Par hasard, aurait-elle semblé vraiment trop petite à ce garçon dont la taille venait tout-à-coup de dépasser la sienne d’une demi-tête au moins ? Se serait-elle épaissie sans qu’elle s’en doutât ! Grossir, c’était son cauchemar, sa peur secrète qui la maintenait étroitement lacée dans son corset, qui la faisait trotter, se remuer tout le jour et jusqu’à jeûner souvent malgré ses fringales.

Mais non, c’était impossible ; elle savait bien qu’elle gardait intact son gentil corps de mousmé.

N’importe, elle se sentait si agacée qu’elle n’y put tenir davantage et se sauva dans le salon où les enfants cramignonnaient en chantant sous la direction des jeunes ménages.

Mais comme elle entrait dans la ronde, minuit sonna à la grosse pendule de la salle à manger. Subitement, les jeux cessèrent et les conversations. C’était l’heure solennelle.

Déjà Ferdinand avait bondi au piano et entonnait le Minuit, Chrétiens qui fut repris en chœur par tous les convives.

Et les vitres tremblaient…

À cause de la neige, on avait décidé que les enfants logeraient rue des Chartreux, dans une grande chambre du deuxième étage transformée en dortoir.

La perspective d’une sauterie, là-haut, en pans volants, leur était une joie nouvelle. Aussi quand l’arbre fut éteint, les mamans n’eurent point de peine à les emmener.

Mme Platbrood craignait que son Benjamin ne fût très fatigué par le voyage :

— Tu sais, fils, il ne faut pas te gêner pour nous autres. Monte seulement si tu en as envie. Je suis sûre que tu n’en peux plus…

Mais il se récria avec gaîté : jamais il ne s’était senti plus éveillé et dispos.

Il éprouvait d’ailleurs un étonnement très vif à se retrouver au milieu de ces amis dont la langue et les manières lui apparaissaient tout à coup si différentes de celles de France.

Maintenant que la surprise de son retour était calmée et que l’on consentait à lui accorder quelque répit, il observait les gens avec des yeux écarquillés, voraces. Leur côté comique, leur grotesque, lui était pour ainsi dire révélé pour la première fois. Mais il ne songeait pas à en rire, étant trop jeune encore pour se moquer des ridicules : ceux-ci lui causaient plutôt une sensation pénible et il s’efforçait de les noyer dans la bonhomie, l’indulgence foncière qui était la grande qualité de son cœur et de sa race.

Comme il les voyait un peu délaissées par les fumeurs, il s’imposa le courage d’aller faire sa cour aux vieilles dames. Il lui tardait au surplus de mettre son amabilité française à l’épreuve.

Elle ne le trahit pas et c’est avec un empressement presque sincère qu’il aborda Mmes Rampelbergh, De Myttenaere et Timmermans pour les complimenter sur leur excellente santé. Il causa et permit de la meilleure grâce du monde qu’on l’interrogeât.

Il les attendrit beaucoup par le récit de ses premières sensations d’exil :

— Ce qui me sembla le plus dur au début, ce fut le réveil au clairon et au tambour… Oh cette diane ! Vous comprenez, moi qui attendais toujours le baiser de maman pour sauter à bas de mon lit… Oh, c’était un rude changement. Je ne pouvais pas m’habituer. Ce que l’on se moquait de moi ! On m’appelait poule mouillée… Dieu, que j’ai souffert !

Mme Timmermans, que sa gorge plate et son corps dépourvu de vénusté prédisposaient à plus de sentimentalité qu’aucune autre, ruisselait de tout son cœur sous les bandeaux poussiéreux de sa perruque mordorée :

— Ah, mon pauvre Hippolyte, gémissait-elle, comment est-ce qu’on a su vous faire partir si loin ! Non, ça je ne comprends tout de même pas…

Malvina et Mme De Myttenaere ne comprenaient pas non plus : il y avait tant de bons pensionnats à Bruxelles…

Mais Hippolyte comprenait très bien, surtout ce soir, et loin d’en vouloir encore à Joseph d’avoir mis tant d’insistance à l’expatrier, il était pénétré de gratitude à son égard.

— Oh, dit-il, je ne me plains plus à présent.

Et avec un sourire :

— Il me semble que j’étais une petite fille il y a trois mois. Maintenant, je suis un vrai garçon, une gigue comme ils disent là-bas. Non, non, je ne suis plus une poule mouillée. Je fais des armes, je joue au foot-ball…

Il fallait en effet se rendre à l’évidence : il n’avait plus rien de la mièvrerie de l’éphèbe élevé par des femmes. Trois mois d’une existence rude, virile, l’avaient étrangement développé. Ce n’était plus un dameret, il gagnait des muscles sans perdre de sa sveltesse ; une moustache naissante ombrait sa lèvre et quelques poils follets lui frisottaient au menton. C’était un vrai jeune homme.

— Oh, soyez tranquilles, je fumerai bientôt !

Mais, si décidé qu’il fût à être aimable, il convenait à part lui que cette conversation avec trois dames bonnes à jouer les Parques, s’allongeait outre mesure et il déplorait que personne ne songeât à le relayer.

Aussi, quel soulagement pour lui quand les jeunes mamans rentrèrent dans le salon ! Pauline, qui était la bonté même, vit tout de suite sa détresse et le délivra. D’ailleurs Frans accourait déjà auprès de sa femme et s’installait à la place d’Hippolyte.

Sur ces entrefaites, Adolphine s’indigna :

— Comment ? on reste sans rien ici ? Ah ça, qu’est-ce qu’elles font donc à la cuisine !

Elle se proposait d’aller voir ; mais plus prompts que l’éclair, Émile et Emma, qui mouraient d’envie de s’étreindre une bonne fois dans la solitude d’un couloir ou d’un escalier, l’avaient devancée afin, disaient-ils, de relancer Colette.

Quant aux Dujardin, ils se tenaient enfoncés dans une embrasure sous prétexte de contempler la neige : en réalité ils se concertaient pour quitter la salle à manger et gagner leur chambre, car, eux aussi, logeaient ce soir dans la vaste maison.

C’était la fête des relevailles. Ils se tenaient enlacés et une fièvre amoureuse enflammait leur sang.

— Te souviens-tu, disait Pierre, c’est ici, là tiens, que je t’ai embrassée pour la première fois, le soir du grand incendie…

— Oh, fit-elle avec une feinte pudeur, j’étais en chemise de nuit…

Mais tout de suite elle pencha la tête sur l’épaule de son mari et murmura dans son cou ces mots ardents :

— Oh viens, mon Pierrot, viens, il y a tant de nuits que tu n’as plus dormi sur mon cœur…

On apporta du thé et de la bière tandis que Mme Kaekebroeck, posant un cramique contre sa poitrine, coupait des tartines que Thérèse beurrait, empilait et promenait sur un plateau.

Mais elle semblait préoccupée, la petite Mme Mosselman. Jalouse, très excitée par l’exemple de ses amies, elle eût bien voulu, elle aussi, accaparer son Ferdinand dans une encoignure ou derrière quelque paravent tutélaire. Ce n’est pas qu’elle manquât de lui adresser force petits signes d’amour par dessus son cabaret. Mais l’ingrat, rivé à la table de whist, poursuivait le cours de ses grandes et petites misères et, Don Juan absorbé, ne daignait rien voir.

Elle en éprouvait un dépit qui allait jusqu’à l’angoisse et son cœur aimant se gonflait d’amertume.

Soudain, comme elle déposait son plateau sur la table du salon, elle vit Hippolyte qui fixait sur elle ses grands yeux mélancoliques ; mais le jeune homme sourit dès qu’il se sentit regardé, et s’avançant vers elle avec franchise :

— Madame Thérèse, dit-il simplement, puis-je vous demander une tasse de thé…

Elle resta d’abord tout interdite de l’inflexion tendre de sa voix ainsi que de la pureté, de la grâce de son accent. Il prononçait « tasse » comme s’il y avait un gros circonflexe sur l’A… Elle en était vraiment intimidée.

Soudain, avec sa vivacité d’obligeance :

— Comment, on vous a oublié, mon pauvre garçon !

À ces mots, un étonnement très vif se peignit sur la figure du jeune homme.

— Oh, dit-il avec reproche, vous me dites « vous » maintenant…

En effet, c’était la première fois qu’elle lui parlait ainsi. Elle ne savait comment ce « vous » lui était venu aux lèvres. Sans doute un secret instinct l’avertissait de se défendre contre elle-même, car l’élégance du jeune lycéen et ses tendres yeux l’impressionnaient plus qu’elle n’osait se l’avouer.

Elle balbutia quelques paroles mal arrangées :

— Mais, mais… Enfin, mon cher Hippolyte, je pense que c’est plus convenable à présent…

Il eut un petit rire crispé :

— Et pourquoi donc ? insista-t-il d’un ton qui s’efforçait d’être gai.

Mais elle esquiva la réponse :

— Attendez seulement, dit-elle, je vais vite chercher ce qu’il vous faut.

Elle courut au buffet de la salle à manger et rapporta une tasse toute préparée :

— Voilà, dit-elle avec sa jolie moue, j’ai mis dedans deux gros morceaux de sucre… Est-ce que c’est bien comme ça ?

Cette fois, il la regarda d’un air presque dur et répondit en butor :

— Cela m’est égal…

Comme elle le considérait avec une surprise demi peinée, demi railleuse :

— Oui, fit-il sombrement, tout m’est égal si vous me dites « vous » !

Elle ne pouvait démêler s’il était sincère ou s’il se moquait. Mais au fond de son cœur, elle préférait qu’il eût conservé toute la fraîche émotion de son sentiment pour elle, et il lui était désagréable de penser que sa passionnette avait tiédi au point qu’il y pouvait mêler un brin d’ironie malicieuse.

Il tournait une cuiller mélancolique dans sa tasse :

— Oh, dit-il avec tristesse, vous ne vous souvenez de rien…

En même temps ses joues s’empourprèrent, car il se rappelait sa brûlante déclaration au Jardin Botanique et il en restait un peu confus, gêné, à présent que l’absence avait changé, refroidi l’atmosphère de son intimité avec elle.

Il but une gorgée par contenance. Mais elle ne le regardait pas. Elle n’osait plus le regarder.

— Je ne vous comprends pas, dit-elle en saisissant vivement son éventail qui pendait le long de sa jupe et en l’agitant d’un geste fébrile contre son visage.

Maintenant, elle regrettait peut-être ce « vous » qui donnait à l’entretien une certaine gravité ; il était malencontreux. Après l’avoir peiné un instant, ce petit mot n’allait-il pas enhardir le jeune homme en lui donnant conscience de sa bonne mine, en lui apprenant surtout qu’il n’était plus l’enfant d’autrefois et que ses aveux pouvaient être compromettants pour une femme ?

Ils demeuraient seuls près du grand arbre de Noël dont les branches touffues, entortillées de rubans et de fils bariolés, les dissimulaient aux regards. D’ailleurs, personne ne songeait à eux ; les joueurs étaient bien trop absorbés dans leurs cartes et, pour les dames, Malvina les tenait sous le charme en contant les derniers gestes de sa « fille de quartier ».

Il eût sans doute été facile à Thérèse de rompre le tête-à-tête par une de ces petites phrases exclamatives dont les femmes ont l’à-propos. Mais un trouble inconnu — celui des cavatines d’opéra — la retenait auprès du jeune homme et la rendait absolument incapable de rien imaginer pour sortir du salon.

Soudain, son attention fut attirée par le coin de linge qui pointait hors de la pochette d’Hippolyte. N’était-ce pas le petit mouchoir qu’il avait arraché de son corsage au Jardin Botanique ? Mais oui, elle en reconnaissait la bordure mauve, le point clair et l’initiale fleurie brodée sur la batiste…

Et un attendrissement lui venait, si étrange, si doux que, se sentant défaillir, elle se laissa mollement aller dans un fauteuil.

À cette vue, Hippolyte déposa vivement sa tasse sur un guéridon et se jetant aux genoux de la jeune femme :

— Oh, Madame Thérèse, s’écria-t-il dans le désordre de ses mèches éplorées, si vous saviez comme j’ai été malheureux pendant ces trois mois ! Je ne pensais qu’à vous… Vous m’aviez dit : « à Noël » et j’attendais Noël de tout mon cœur ! Et voilà que ce soir c’est Noël ! Et tantôt, vous ne m’avez seulement pas embrassé en me revoyant et vous me dites « vous » ! C’est affreux, vous savez ! Alors, vous ne m’aimez plus ? Oh moi, je n’ai pas changé. Moi, je vous aime toujours comme lorsque j’étais petit et que vous me preniez sur vos genoux…

C’était la palpitation de l’amour. Sa passion, longtemps contenue, débordait en paroles ardentes et naïves. Il dit comment son cœur se morfondait en soupirs. Il dévida son chagrin, raconta ses trois mois d’exil en détail ; les moindres incidents de sa vie de lycéen le ramenaient à son amour.

Ses beaux yeux avaient le feu sombre de la passion profonde. Sa voix bien timbrée vibrait d’émotion et les mots coulaient de ses lèvres comme une belle eau pure.

Muette, immobile comme une statue, Thérèse ne résistait plus au charme de ce langage qui l’émouvait par sa sonorité neuve, son tour vif, imprévu, et l’enveloppait des effluves vertigineux de la tendresse passionnée Elle avait laissé tomber son éventail et fixait sur le jeune homme des yeux sérieux et rêvants ; il lui inspirait décidément un délicieux intérêt de cœur. Mais le passé lui faisait mirage ; elle s’imaginait qu’Hippolyte était redevenu l’enfant de jadis qui jouait à ses pieds, au bord de sa robe de jeune fille…

Elle lui abandonnait ses mains qu’il pressait pourtant avec une force virile et mordait presque d’une adoration sensuelle, gloutonne.

Et quand il se redressa tout à coup et qu’elle le vit abaisser son visage vers le sien, elle ne fit aucun geste pour échapper à son étreinte et soupira seulement ces mots de langueur :

— Voyons, mon petit Hippolyte, je t’en prie, laisse-moi…

Mais déjà il l’avait enlacée et la baisait longuement dans le cou tandis qu’elle-même, fermant les yeux et croyant sans doute n’être que maternelle, posait tendrement sa bouche sur la joue de l’adolescent en murmurant à demi pâmée :

— Oh, méchant garçon… Cher méchant garçon !…

 

Cependant M. et Mme Kaekebroeck manœuvraient avec prudence pour se retirer dans leurs appartements sans éveiller l’attention de personne.

Déjà, ils s’avançaient doucement dans le salon quand la vue de Thérèse et d’Hippolyte les confondit de surprise et les arrêta sur place.

— Eh bien, chuchota Adolphine, ils ne se gênent pas ceux-là… Ça est tout de même un peu fort maintenant !

Mais Joseph souriait avec indulgence et, concluant comme un livre :

— C’est ainsi, dit-il, que le jeune Hippolyte avait pris les manières de France qui plaisent à toutes les nations, ou plutôt à toutes les femmes !