Paul Lacomblez, éditeur (6p. 118-150).


V


Alberke grandissait ; il devenait temps qu’il apprît quelque chose. Pensez qu’à son âge sa petite cousine Jeanne Van Poppel savait lire, écrire et compter !

Donc, depuis le premier octobre, Alberke allait à l’école moyenne de la rue du Rouleau. C’était bien un peu « mélangé », comme disait Adolphine, mais, que voulez-vous, il n’y avait pas mieux, du moins dans les environs du Papenvest.

Après huit jours d’une résistance exaspérée dont les manifestations attroupaient les passants dans la rue et leur faisaient traiter cette pauvre Léontine de fille sans cœur, le petit garçon s’était résigné. Séduit peu à peu par le régime amusant de l’école, par la bonté du professeur et surtout par les récréations, il s’en allait à présent docile et sautillant, son cartable sous le bras.

Comme il était intelligent, il apprit tout de suite à cracher sur son ardoise et à l’essuyer avec son coude beaucoup mieux qu’avec la petite éponge pendue à la ficelle ; bientôt il sut y dessiner l’alphabet d’une « touche » un peu lente sans doute et fortement écrasée, mais dont les caractères massifs n’en étaient que plus lisibles.

Le soir, après le dîner, ventre aplati sur la table de la salle à manger, Alberke donnait des séances d’écriture pour sa sœur Hélène qui, également allongée sur la toile cirée de précaution, le regardait avec une curiosité admirative à travers le ruissellement de ses boucles blondes retombées sur son front.

Enchantée de ses progrès, Adolphine lui avait promis un beau calepin pour sa Saint-Nicolas. Mais Joseph n’était peut-être pas aussi satisfait. Certes, il ne pouvait assez se féliciter d’être débarrassé chaque jour, pendant au moins six pleines heures, d’un garçon particulièrement tapageur ; mais il observait avec regret d’autre part que le langage et les façons de son fils, loin de s’améliorer, se gâtaient davantage au contact de ses petits condisciples, enfants de boutiquiers pour la grande majorité et dont l’affreux patois flamand était la langue familière.

Aussi ne ménageait-il pas les réprimandes et s’enrageait-il, parfois même jusqu’à la violence, à vouloir réformer les expressions, l’accent et les allures du jeune écolier. Cette langue fruste, impulsive, qui lui semblait une originalité, presqu’un charme de plus chez sa femme, lui était pénible dans la bouche de son fils. Certains jours, il se montrait impitoyable et ne laissait passer rien. Les scènes éclataient, à table d’ordinaire, au grand chagrin d’Adolphine qui en perdait l’appétit et souvent la patience :

— Tiens, disait-elle avec humeur, si tu continues comme ça, le pauvre enfant n’osera plus seulement ouvrir la bouche…

— Tant mieux, s’écriait Joseph, je ne demande que ça, car pour parler comme il fait, je préfère encore entendre grogner les petits cochons. Ceux-là ont au moins leur groin pour excuse !

Et il attrapait les maîtres dont les oreilles n’étaient pas offensées par des sons aussi grossiers. Pourtant, il eut été si simple de corriger tout de suite cette élocution grasseyante et traînarde, cette prononciation « papeuse », cette langue diffuse, malpropre qui sortait de la bouche comme un vomissement !

Mais non, ils laissaient dire, n’étant pas choqués pour si peu. Au fait, est-ce qu’ils parlaient beaucoup mieux que leurs élèves ? Quoi d’étonnant alors que les générations se succédassent marquées de cette tare ignominieuse ? Ah, l’inventeur d’un sérum contre cette petite vérole de la langue !

D’autres fois, moins nerveux, il ne daignait pas même se fâcher et se contentait d’un haussement d’épaules. Mais cette improbation muette n’en était que plus grave aux yeux d’Adolphine, car elle témoignait d’une lassitude, d’une sorte de découragement devant l’impossible. Rien ne l’attristait davantage : alors, prise à son tour d’une sourde impatience, elle rudoyait l’enfant :

— Voyons, méchant garçon, est-ce qu’on dit ça !

Et jouant la stupéfaction pour complaire à son mari :

— Mais où donc est-ce qu’il va le chercher, ça je me le demande !

— Il ne le cherche nulle part, répondait froidement Joseph. Il trouve ça tout seul… Il est inventeur dans l’art de mal dire… C’est un don !

Mais elle sentait l’exagération, l’injustice d’une telle sévérité. Au fond, est-ce que c’était sa faute à ce petit ? On ne lui apprenait pas mieux en classe. Alors, soudainement attendrie devant l’enfant interloqué, elle radoucissait sa voix, tâchait de lui expliquer :

— Voyons, Fiske, on ne dit pas : « Nous autres, on a jouéie à radéie coupéie… » On dit…

— Avec élégance ! observait Joseph.

— Och, tais-toi, toi ! On dit…

— Oui, c’est ça, comment dit-on ? faisait-il taquin, fort curieux du reste de voir comment elle allait se tirer d’affaire.

Mais elle, sans se laisser intimider et forte de ses balades parisiennes, pinçait les lèvres et d’un petit ton de flûte :

— On dit : « Nous avons joué, mes petits camarades et moi, à radé coupé… » Allons, Fiske, répète une fois…

Mais Alberke, mal à l’aise sous le regard quasi électrique de son père, bégayait et bredouillait :

— On a… Nous avons joué à radéie…

— Radé ! s’emportait Joseph. Radé, on te dit ! Pas radéie !

— …à radé coupéie…

— Coupéie maintenant ! Coupé, coupé entends-tu ? Il est sourd, ma parole !

L’enfant palissait, perdait la voix.

— Eh bien, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Ne te presse pas, tu sais !

Cette fois, une sorte de hoquet secouait le petit Marollien. Ses lèvres frémissaient. Tout de même, bandant son courage, il se risquait dans un suprême effort :

— On… On a joué radéie…

Et tout à coup, il fondait en larmes dans sa serviette.

Perchée sur sa haute chaise, la petite Hélène, dont le cœur était très sensible, ne manquait pas de l’imiter par tendresse, et voilà qu’Adolphine elle-même, ne pouvant maîtriser son émotion, larmoyait à son tour :

— Voilà ! Tu es bien avancé maintenant ? Je crois bien, quand tu te fâches comme ça, le petit ne sait plus quoi dire !

Joseph s’emportait sans doute avec trop de vivacité et manquait de patience. Il en convenait après coup avec lui-même, regrettait ses durs sarcasmes en se promettant toujours d’user la prochaine fois de plus d’indulgence. Mais c’était plus fort que lui : l’horrible jargon que son fils rapportait de l’école, ce jargon aggravé de quel croassement ! faisait monter à son cerveau des bouffées de colère qui le sortaient de sa peau.

Oui, il était révolté d’entendre parler de cette manière ; il en souffrait physiquement. Il avait cru longtemps que cette langue et cet accent, c’était une maladie de la bouche dont on mourait.

Certes, il comprenait que ces écoliers, hésitant entre les patois français et flamand, ne prissent pas encore la peine de se décider pour l’un ou l’autre et qu’ils les mélangeassent tous deux dans un dialecte de Yahou, horrible à dégoûter les singes.

Mais comment admettre que les professeurs fussent indifférents à cette façon de dire et de prononcer ? Était-ce découragement de leur part, certitude de la stérilité de leurs efforts ? Pourquoi, surtout dès l’enfance, ne pas essayer de clarifier les sons de ces fraîches petites bouches ?

En ce qui concerne l’accent, passe encore à la rigueur ; les maîtres pouvaient manquer de modèles de comparaison, bien qu’il fût assez difficile d’admettre qu’ils n’eussent jamais entendu des comédiens français.

Et puis Joseph reconnaissait tout le premier que la prononciation dite française avait, elle aussi, ses défauts, ses fautes, ses affectations agaçantes qu’il ne convenait nullement de prendre pour exemple et d’imiter.

Mais, sans contredit, les maîtres lui semblaient inexcusables, quand ils ne redressaient pas tout de suite des phrases torses, difformes, pleines d’obscurité et de contre-sens, construites en dépit de toute espèce de logique. Ici, le devoir s’imposait d’être prompt et impitoyable ; avec un inlassable courage, coûte que coûte, il fallait nettoyer ce jargon d’Augias, chauler, phéniquer ces paroles en putréfaction, ces paroles fécales !

Une telle langue ne contenait plus une seule goutte de bon sang français : elle n’avait que du pus.

Quoi de plus simple pourtant que d’appliquer le remède dès l’école, alors que la mémoire de l’enfant reçoit des empreintes que l’on peut faire profondes, ineffaçables !

Au demeurant, à constater la difficulté, la torture presque, avec laquelle s’expriment les écoliers, ne leur eût-il pas coûté bien moins de peine de parler avec correction ?

Ce n’était pas que Joseph fût si infatué de beau langage, si puriste que cela ; non, non ! Mais puisqu’on avait la prétention d’enseigner le français et de s’exprimer en français, il voulait qu’on parlât français que diable ! et non une horrible contrefaçon de français, un français de traite à peine bon pour les nègres. À ce compte là ne valait-il pas mieux parler flamand ?

Mais quels instituteurs comprenaient cela ? Combien ils étaient rares ! Et Joseph, découragé, finissait par se demander si notre langue et notre accent n’étaient pas des tares organiques qu’il fallait combattre par quelque pilule d’empirique, voire même par une intervention chirurgicale dont il s’abstenait d’ailleurs prudemment d’indiquer la place.

Ses bordées déclamatoires, ne laissaient pas cependant que d’émouvoir Adolphine : elle se rappelait du reste le gazouillis charmant des petits parisiens et convenait — mais sans une entière bonne foi — que son Alberke avait fort à faire pour leur ressembler.

Aussi s’efforçait-elle de son mieux à améliorer le langage de son fils et à l’initier aux suavités de la langue française.

Rien n’était peut-être plus comique, ni plus attendrissant à la fois. Elle, que l’atticisme n’avait jamais préoccupée outre mesure ni même le moins du monde, surveillait à présent ses paroles ; elle modérait l’élan de sa bouche, adoucissait sa voix légèrement aboyeuse et son rude accent. Elle tâchait à bien dire et s’exerçait à « fransquillonner ».

La petite Hélène l’imita tout de suite à la perfection ; et bientôt, il n’y eut pas jusqu’à Léontine qui, prise d’une émulation sacrée et quoique ignorante comme une carpe, ne se mêlât à son tour de soustraire Alberke à la contamination verbale de l’école.

Ainsi enseigné, l’oreille tiraillée en tous sens, le petit garçon ne savait à qui entendre et parlait un baragouin imprévu, même pour lui.

À diverses reprises, Adolphine, de son propre mouvement, s’était rendue rue du Rouleau à la sortie de la classe, sous prétexte d’interroger le professeur sur la conduite de son fils, mais en réalité pour lui faire part des appréhensions de son mari au sujet de la manière dont on apprenait à parler aux enfants.

Elle avait trouvé un gros homme, bonasse, paterne et qui ne trouvait rien à reprocher à ses petits élèves.

Un jour pourtant, elle osa insinuer que leur façon de s’exprimer devait mettre souvent sa patience à de rudes épreuves, mais il parut assez étonné d’une telle remarque :

— Vraiment, dit-il, trouvez-vous qu’ils parlent si mal ? Mais tous les enfants parlent de la même façon… Bah ! ils ont du temps devant eux. On ne doit pas s’inquiéter de si peu de chose. Ça ne tire pas à conséquence.

Elle ne sut pas insister, d’autant plus que, charmé par la tournure de cette jolie maman, le brave homme s’était complu à faire l’éloge d’Alberke, vantant son intelligence, la franchise de son caractère, sa belle santé aussi et la force de ses jeunes muscles :

— Hé, hé ! c’est un solide gaillard !

Aussi bien, il était sincère. Alberke parlait mal, mais il compensait ce défaut par des qualités peu communes d’ordinaire chez les enfants de son âge. C’est ainsi qu’il était déluré, hardi, exempt de sournoiserie, prêt sans doute à toute sorte de niches, aussi prompt par contre à s’en avouer l’auteur si l’on punissait un innocent.

Il parlait charabia mais il le parlait avec sonorité, en face, tête bien redressée et les yeux dans les yeux de son interlocuteur.

Il avait le regard clair, direct. Généreux, il soufflait les camarades en détresse. Bien fourni de « couques », il les partageait avec libéralité. Dans les petites batailles où il y avait parfois moins de jeu que de traîtrise, il volait toujours à la rescousse du plus faible et il n’avait pas peur de se mesurer avec plus haut que sa taille.

Déjà germait en lui un je ne sais quoi de chevaleresque comme il y avait chez son père.

Ses cheveux, d’un blond hardi, c’est-à-dire tirant un peu sur le roux, étaient drus, hérissés, ce qui ajoutait à l’expression décidée de sa physionomie.

Il avait tout de suite conquis de l’ascendant sur ses condisciples qu’il réjouissait par ses grimaces de paillasse, par sa faconde et le toupet du diable qu’il déployait dans les interrogatoires. Il subissait d’ailleurs les mauvais points et les retenues avec la fermeté parfaite du gosse spartiate.

Aussi, après deux mois d’école, était-il « populaire » ; on le sentait brave, résolu. Il ne craignait personne hormis son père ; encore était-ce seulement son amour-propre qui souffrait devant lui ; s’il pleurait sous ses réprimandes, c’était plutôt de dépit et de honte de ne pas savoir mieux comprendre ce qu’on attendait de lui.

Au fond, Joseph s’étonnait avec joie de toutes les qualités qui se révélaient soudainement chez Alberke ; mais on eût dit qu’un brouillard compact les lui masquait aussitôt qu’il l’écoutait parler son affreux langage. « Ce n’est pas parce que c’est le mien », répétait volontiers Adolphine quand elle vantait son fils, phrase réflexe commune à toutes les mères et qu’on leur passe en souriant. Tout au rebours, Joseph prononçait avec sévérité :

— Ce n’est pas parce que c’est le mien, mais je doute qu’il y ait d’ici à bien loin un gaillard qui parle aussi mal…

Car il affectait de juger ses enfants plus durement que ceux de n’importe qui et de ne pas donner dans ce travers des parents qui exaltent leurs fongibles rejetons au dessus de tous les autres marmots grouillant sur le Globe, et qui se contemplent et s’admirent en eux…

Si Alberke se plaisait maintenant à l’école au point de cacher ses maux de gorge et ses bobos de crainte qu’on ne le retînt à la maison, il n’éprouvait pas moins de satisfaction à revoir Léontine qui venait ponctuellement le chercher à midi et à quatre heures.

Il préférait cependant le retour du soir. À midi, en effet, il ne s’agissait pas de traîner : il fallait rentrer vite pour déjeuner.

Mais à quatre heures, c’était tout différent ; on avait du temps devant soi, on pouvait flâner. Alberke en profitait pour aller dire bonjour à marraine Pauline, à bonne-maman Platbrood, à moins qu’il ne fût invité à des parties de « cachette » chez les petits Mosselman ou les petits Posenaer.

Mais le meilleur plaisir encore, c’était, lorsqu’il faisait doux, de muser par les rues à l’heure charmante où s’allument les devantures et les réverbères.

On s’arrêtait d’abord devant la gentille boutique du boisselier. Elle évoquait le moyen-âge avec son pêle-mêle d’arcs et d’arbalètes, de flèches et de carquois, de cibles, de robinets et de bondes étalés sous une penderie de cages et de tamis à l’étamine bigarrée comme un jupon écossais. Et dans le coin de la vitrine, à droite, quoi de plus intéressant à contempler que cette collection de toupies, doppen à « clache » et à ficelle, les unes petites et frustes, à peine dégrossies, les autres en forme de poires, bien lisses, coloriées en rouge ou en jaune, d’autres encore tournées en ballon, adornées de multiples colliers de rainures, armées d’une « pinne » formidable d’acier luisant, toupies énormes, faites celles-là pour la patte géante d’un « voetcapoen ».

Alberke pointait sur la vitrine un index volontaire :

— Celle-là, je veux, moi !

Et c’était naturellement la plus grosse. Léontine haussait les épaules, se moquait de lui :

— Tenez, tenez ! Mais elle est presque si grosse que ta tête ! Tu ne saurais pas seulement la faire aller…

— Je veux celle-là ! Entre seulement une fois dans le magasin.

— Je n’ai pas d’argent… Et puis, merci bien pour avoir des ruses de Maman, n’est-ce pas ?

— Alors celle-là, tiens… faisait-il en rabaissant ses prétentions.

— Non, non, Monsieur, rien du tout.

Et comme il s’obstinait :

— Si tu continues, je le dis à Saint-Nicolas, sais-tu, quand il vient dans six jours… Tu as bien compris ?…

Cette fois, il se tenait coi mais pour un instant car, la boutique de papeterie se trouvant à deux pas, il lui poussait instantanément la grosse envie d’une image. Le plus souvent, Léontine consentait à satisfaire ce caprice modeste qui devenait aussi le sien, et l’on entrait chez les demoiselles Janssens dans l’aboiement enragé de cette hargneuse petite sonnette que déclanchait la porte.

Prudence et Félicie Janssens n’avaient point changé, ni au moral ni au physique, et ne changeraient jamais. La cire de leur visage n’accusait aucune ride nouvelle ; elles portaient toujours leurs bandeaux poussiéreux, d’un gris verdâtre ; et les petits enfants, les pauvres aussi bien que les riches, ne cessaient pas d’être égaux devant leur impassible bonté.

Quant au magasin, malgré le proche voisinage de l’usine électrique, il restait aussi ténébreux que devant et continuait de sentir le crayon Faber, le fricot et le matou. C’était un antre de sorcières et c’était le paradis des enfants.

Non loin de la demeure des vieilles filles, il y avait encore la boutique de Sturbelle, le confiseur, devant laquelle Alberke aimait à s’accouder. Défense absolue d’acheter des « boules » ; oui, il savait et n’insistait pas. Mais l’haleine qu’exhalait le soupirail, cette haleine épaisse et chaude, chargée de miel et d’anis, lui semblait le plus suave parfum du monde. Il la humait avec délices en léchant des yeux toutes ces friandises poisseuses et multiples, versées comme d’une corne d’abondance dans les bacs de zinc du comptoir.

Par exemple, les échoppes de gargotiers le dégoûtaient absolument. Et pourtant, un attrait singulier le retenait en face de ces vitres embuées de vapeur grasse, derrière lesquelles s’alignaient des platées hétéroclites, savourets innommables, toute une nourriture ancienne, faisandée, suspecte. C’était des morceaux de raie enlisés dans la daube d’énormes saladiers sales, des plies frites de huit jours étalées sur des gazettes crasseuses, des tronçons d’anguilles nageant dans un jus vert, putride ; des poires cuites dressant leurs queues mélancoliques hors d’une ignoble lavasse, sirop ou purin, on ne savait trop lequel.

Et sur tout cela, tombant en guirlandes, des rubans de glu, noirs de cadavres de mouches.

Et cela était rudement beau de saleté et d’horreur. Dire que des affamés dévoraient ça gloutonnement… Bah, on ne mange pas l’odeur, comme disent les sauvages.

— Quand tu n’es pas sage, faisait Léontine en riant, je viens en acheter une pour ton déjeuner…

Et elle lui montrait, suspendues à une ficelle, de vieilles « scholls » gondolées, violâtres, tavelées de noires pustules et dont il semblait qu’on subodorât l’infect relent au travers de la vitrine.

— Bek, grimaçait le petit garçon avec un haut-le-cœur.

Et vite, il l’entraînait vers des boutiques plus riantes, par exemple devant la boulangerie Moens établie juste en face du Marché-aux-Porcs.

— Oeie, moi j’ai si faim, Léiontine !

Si les « boules » étaient sévèrement défendues, un triangle de tarte au riz, un cornet à la crème, voire même une gozette aux pommes pouvaient impunément être concédées à la gourmandise d’Alberke. Ici, Léontine avait carte blanche. D’ailleurs, elle entrait d’autant plus volontiers dans la boutique qu’un tendre sentiment l’entraînait vers le fils Moens, le gentil panetier dont les timides œillades avaient fini par gagner son cœur.

Ainsi se réalisaient les pressentiments d’Adolphine.

Mais nos jeunes gens n’en étaient encore qu’aux baisers furtifs derrière les portes ou dans les vestibules ou bien sous le vaste et concave couvercle de la charrette à pains, par exemple quand ils se penchaient ensemble au dessus de la caisse sous couleur de choisir les meilleurs pistolets. Même qu’un matin, ce couvercle leur étant retombé sur la nuque, ils avaient failli en perdre la tête.

L’excellente et volumineuse Mme Moens, assise derrière le comptoir, ne se doutait de rien, tout occupée du petit garçon dont la voracité l’amusait et qu’elle ne manquait jamais d’interroger sur son âge, sa petite sœur, ses parents, ses grands-parents et arrière-grands-parents.

Quand il avait englouti la bonne tarte, c’est elle qui lui essuyait les doigts avec son tablier et lui donnait à boire :

— Hein, ça a bien goûté, mon anchke ?

Puis devinant son secret désir :

— Et maintenant, tu peux une fois aller dire bonjour à Tom dans sa niche…

Tom et Alberke se connaissaient avantageusement ; c’étaient des amis de longue date. N’importe, le gros chien à l’attache pouvait dans un moment de surprise se précipiter sur l’enfant. Il était donc prudent que Léontine accompagnât ce dernier et il ne l’était pas moins que le petit Moens s’élançât en avant à travers l’étroit couloir qui menait à la cour afin d’annoncer à son chien des visiteurs sympathiques.

Alors, tandis que Tom et Alberke se congratulaient et causaient de leurs affaires, le jeune homme attirait doucement la jolie bonne sous une espèce d’appentis qui servait à remiser des formes et là, dans l’obscurité propice, prenant la tête blonde de Léontine dans ses mains, il l’amenait contre ses lèvres auxquelles la belle fille, défaillante, laissait tout de suite se souder les siennes. Et les amants, enlacés, bouches fondues l’une dans l’autre, goûtaient un instant céleste.

Elle se dégageait la première, soit par force d’âme, soit par honte de sa langueur :

— Mon Dieu, si on le saurait !

Il se moquait bien de cela :

— Encore une baise, une seule, la dernière…

— Non, non, vous verrez qu’on se fera une fois attraper…

Mais il insistait si tendrement qu’elle lui cédait de tout son cœur. Et cette dernière « baise » durait délicieusement, devenait la pénultième, et même l’antépénultième.

Les jours de bise ou de pluie, c’était moins gai ; on rentrait tout droit. S’il arrivait qu’Alberke fût maussade et se laissât traîner, Léontine l’aiguillonnait de ces paroles magiques :

— Vite seulement, il y a une bonne casserole à lécher !

Et sitôt, il pressait le pas, redevenait vif et joyeux.

D’ailleurs la maison ne lui était pas un séjour pénible, loin de là. Vieille, spacieuse, elle offrait mille distractions, des paliers vastes à permettre tous les jeux, des coins, des kotjes de mystère, sans compter un énorme grenier encombré d’une infinité de « bidons » à travers quoi il allait à la découverte avec sa docile petite sœur Hélène.

Mais c’était peut-être la cuisine qui lui semblait l’endroit le plus agréable de la maison, lieu de délices, paradis souterrain où il passait à gourmandiser des heures chaudes et rapides, gâté du reste par cette bougon de Victorine qui le laissait toucher à tout, enseignait sa jeunesse à tourner dans les sauces, lui tenant la main sur la cuiller à pot à la manière d’un professeur de calligraphie recouvrant la menotte de l’écolier qui façonne ses premiers bâtons, lui abandonnant même jusqu’au rouleau à pâte lorsque, se haussant à la confection de quelque solide tarte bourgeoise, elle brassait rudement la farine et les œufs dans le pétrin.

Oui, cette bonne Victorine lui enseignait beaucoup de choses, mais pas le français certainement. Elle le perfectionnait au contraire dans le charabia ; car, native de Landeghem, cette vierge de trente-cinq ans s’exprimait dans un idiome ingénu, celui d’une négresse du Gabon dont elle avait d’ailleurs la face mafflue, le nez épaté et les lèvres pneumatiques. Elle était au surplus verbeuse de toute la difficulté qu’elle éprouvait à se faire comprendre. Aussi les séjours prolongés dans la cuisine étaient-ils sévèrement interdits à Alberke ; à peine était-il autorisé à y rester l’espace d’une lappée de casserole, les jours de compote ou de riz au lait.

Mais sa curiosité et sa gourmandise y trouvaient trop d’attraits pour qu’il n’enfreignît pas la défense. D’ailleurs, habile à dépister sa mère, et preste comme un singe, il savait disparaître, s’évaporer à propos quand Adolphine faisait ses tournées d’inspection et encore qu’elle parût souvent à l’improviste.

— Pas vous gêner, savez-vous Victorine, répétait Mme Kaekebroeck ; il faut seulement le chasser avec une bonne clique sur son pétard quand il court dans vos jambes…

— Och, moi pas ça faire, Madame !

Et la bonne fille protestait si fort de la gentillesse du garnement, sa figure triviale se rehaussait en y pensant d’un si doux sourire, qu’Adolphine, attendrie, n’osait insister, se reprochant presque sa petite hypocrisie.

Il fallait bien reconnaître que tout s’opposait, la famille et la maison non moins que l’école, à ce que le jeune Alberke fît de grands progrès dans l’art de bien dire et de bien prononcer. Aussi Joseph songeait-il sérieusement à le déraciner un jour ou l’autre et à l’envoyer dans quelque collège du Nord de la France, voire même à Paris maintenant que le voyage entre les deux capitales s’accomplissait en quelques heures.

Ce projet, qui s’affermissait dans son esprit, ne laissait pas que d’alarmer Adolphine ; elle trouvait que l’on avait bien le temps d’y penser et renonçait volontiers à désirer qu’Alberke s’exprimât comme un petit Français si l’on ne devait obtenir cet avantage qu’au prix d’une séparation cruelle. Mais Joseph tenait à son idée et s’entêtait d’autant plus que son jeune beau-frère Hippolyte, dont il avait conseillé l’exil à M. Platbrood, n’avait point l’air de considérer le lycée comme un sombre bagne.

De fait, le jeune homme écrivait à sa famille des lettres nullement éplorées ; même elles étaient vives, gaies, souvent facétieuses, ce qui ne manquait pas d’étonner chez ce garçon plutôt ténébreux et sentimental.

L’atmosphère française agissait déjà sur lui, dégageait son cerveau des brumes spleenétiques pour le remplir d’insouciance et de bonne humeur.

La plus surprise, était peut-être la petite Madame Mosselman ; elle n’avait pas cru si bien prédire en annonçant à son jeune ami que la pension lui referait un cœur tout neuf et qu’il se moquerait de ses tendres chimères. C’était devenir raisonnable beaucoup trop vite au gré de son âme coquette.

Ferdinand, très amusé, plaisantait :

— Tu sais, ce n’est pas pour te faire de la peine, mais je crois que Chérubin se refroidit…

Elle ne pouvait s’empêcher de rougir un peu :

— Oh je suis bien contente qu’il ne s’ennuie pas là-bas…

— Oui, oui, il te lâche, continuait l’impitoyable railleur. À Noël, dit-il et répète-t-il avec outrecuidance. Il se moque à présent, comme s’il était sûr de l’invulnérabilité de son cœur. À ta place, j’aurais bientôt fait de lui décocher quelques flèches nouvelles, bien barbelées. À Noël ! Attends un peu, mon petit Werther !

Elle souriait, quoique un peu contrainte, car elle n’aimait pas ce genre de moquerie qui déflorait le tendre myosotis poussé dans le jardin secret de son âme.

Donc Hippolyte supportait sans se plaindre le régime de la pension. Toutefois, Joseph ne s’en félicitait pas trop haut, de peur de contrister sa femme en lui laissant entendre que cette heureuse expérience décidait du sort du pauvre Alberke.

L’état d’Adolphine commandait du reste quelques ménagements : il fallait prendre garde que « le petit Parisien », qui dormait en elle, ne s’éveillât plus tôt qu’il n’était besoin. Au surplus, on attendait les couches d’Hermance pour la première semaine de décembre et Mme Kaekebroeck en était agitée comme s’il se fût agi de sa propre fille, car elle avait toujours été bien plus qu’une sœur pour sa cadette, étant donnée la grande différence d’âge qui existait entre elles.

Toutefois l’événement n’avait rien qui dût inquiéter personne, puisque la jeune Mme Dujardin était en parfaite santé et portait crânement son premier fardeau maternel. N’importe, Adolphine ne tenait plus en place. Elle ne parlait que d’Hermance, voulait que tout le monde s’extasiât sur sa bonne mine. Elle s’exclamait :

— Hein, comme elle est forte, n’est-ce pas !

Mais un souci lui venait :

— Pourvu qu’il n’y en a pas deux…

— Trois peut-être, faisait alors M. Rampelbergh qui mettait toujours les choses au mieux dans le pire.

Elle se récriait. Mais il disait que ça ne serait pas si « drolle », citait des faits, notamment le cas tout récent d’une fille de Boom qui en avait eu quatre d’un seul coup et après quoi fit la gambade, ne s’en trouvant point mal…

— Och taisez-vous !

— Oui, oui, ça est comme je vous dis…

Et il ajoutait avec une grosse finesse :

— Hé, ça est tout juste la Saint-Nicolas !…