E. Dentu, libraire-éditeur (p. 1-6).


I

LE MONDE EN PROVINCE.


Depuis Balzac, on s’est beaucoup occupé de la vie de province, nouvelle Amérique qu’ont parcourue nombre d’aventuriers littéraires. Quelques-uns, heureux Pizarres, y ont fait de précieuses découvertes ; ils ont fouillé dans ces intérieurs si placides à la surface ; ils en ont mis à nu les misères et les étroits bonheurs. Je viens après eux chercher fortune sur cette terre explorée, crayonner des portraits d’indigènes, et recueillir quelques sables aurifères échappés au lavage.

Presque partout, la société d’une petite ville se partage en deux camps, même en trois, si la ville est un peu importante : la noblesse, la bourgeoisie et la colonie des fonctionnaires. Chaque camp s’entoure, de barrières rarement franchies et presque infranchissables, pour les femmes surtout.

Mais de part et d’autre on s’observe, on se jalouse, et, sans se fréquenter jamais, on sait tout ce qui se passe derrière le rideau de la vie intime, et les intrigues amoureuses, et les gênes pécuniaires, et ces plaies morales qu’on croit cachées aux yeux de tous. Les fonctionnaires servent de trait d’union entre la noblesse et la bourgeoisie. Pour la plupart, ils s’affublent d’un petit de, plus ou moins authentique : cela pose, malgré les tentatives d’égalité de deux ou trois révolutions. C’est dans leurs rangs que, les jours de fête et de gala, nobles et bourgeois recrutent leurs danseurs. La femme d’un haut fonctionnaire est toujours la femme à la mode, révolutionnant, à la façon d’une comète, la ville où elle passe : on copie ses toilettes, on enregistre ses bons mots ; n’aurait-elle qu’un esprit plus qu’ordinaire, elle a le mérite de la nouveauté, qualité grande là où la nouveauté est presqu’un mythe.

Les salons de la préfecture sont un point de jonction entre les membres hétérogènes qu’on appelle la société d’une petite ville. Les réunions y sont nombreuses, froides, guindées, comme toutes les réunions officielles ; la noblesse y envoie quelques enfants perdus du parti ; la bourgeoisie y est en nombre, c’est là qu’on risque les modes excentriques, les danses nouvelles. Le Page:Vallory - Mme Hilaire.pdf/32 Page:Vallory - Mme Hilaire.pdf/33 Page:Vallory - Mme Hilaire.pdf/34 primitive ; mais, hélas ! que de pétrifications s’y sont faites !… C’est l’une de ces vies souffrantes et inharmoniques avec le milieu où elles se trouvent que je vais essayer de vous raconter.