Madame Favart (Duru-Chivot)/Acte III
ACTE TROISIÈME
Le théâtre représente le camp du maréchal de Saxe. — À droite, une maisonnette en bois avec un écriteau portant ces mots : Cantine des Officiers. — À gauche, une tente assez riche. — Au fond et jusque dans l’éloignement, une quantité d’autres tentes rangées symétriquement. — Au milieu de la scène vers le troisième plan, un théâtre dressé à la hâte dont l’ouverture est censée tournée vers le fond de la scène, et dont par conséquent on ne voit que le derrière. — Ce théâtre improvisé est composé de quatre mâts au sommet desquels flottent des banderolles, il est surmonté d’une sorte de velum et d’un cartouche sur lequel on lit : Théâtre du camp.— À un mètre environ du sol est dressé le plancher de la scène à laquelle on parvient par un escalier placé face au public ; le derrière de la scène et les côtés sont fermés par des tentures et des feuillages. — Une affiche de spectacle est posée sur la maisonnette.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, tableau pittoresque et très-animé. Des soldats jouent aux cartes et aux dés sur des tambours, d’autres astiquent leurs armes, etc.
- Par une brillante victoire,
- Nous nous sommes couverts de gloire !
- Au son du fifre et du tambour,
- Célébrons tous cet heureux jours !
- Petits fifres du régiment,
- Avec des notes sans pareilles,
- Nous charmons le soldat vaillant,
- En lui déchirant les oreilles !
- Pfitt ! pfitt ! pfitt !
- Écoutez ça !
- La musique
- La plus magique,
- Ventrebleu la voilà !
- Pfitt ! pfitt ! pfitt !
- Écoutons ça,
- Etc.
- Vivandières du régiment,
- Des nôtres réchauffant le zèle,
- On nous voit courir bravement
- Où l’son du fifre nous appelle,
- Pfitt ! pfitt !
- Écoutez ça,
- Etc.
- Petits troupiers du régiment,
- Remplis d’ardeur et de vaillance,
- Nous nous comportons brillamment,
- Quand le fifre nous met en danse,
- Pfitt ! pfitt !
- Écoutez ça !
- La musique
- La plus magique,
- Ventrebleu la voilà !
- Pfitt ! pfitt !
- Écoutez ça !
- La musique
- La plus magique,
- COTIGNAC, aux fifres et aux trompettes Ventrebleu la voilà !
Rompez les rangs !…
Vive le major !
Très-bien !
Enfin… nous allons donc savoir…
Il se dirige vivement vers la tente de gauche et va pour soulever le rideau.
Hé ! là-bas, Jolicœur… Qu’est-ce que vous faites là ?
Pardon, major, je regardais…
Qu’est-ce que vous regardiez ?…
Ne vous emportez pas, major… C’est Larissolle qui prétend qu’une femme a passé la nuit sous cette tente.
Un peu que je le prétends… puisque je l’ai vue…
Une femme !… une femme !… Est-ce vrai… monsieur le major ?
Une femme… une femme !… voyez-vous, ce blanc-bec, comme il prend feu. Eh bien ! oui, c’est vrai, une femme et une femme charmante.
Eh !… ventre de léopard !… vous m’étouffez.., dégageons, dégageons… quel paquet d’étoupes que tous ces gaillards-là ! c’est madame Favart, parbleu !…
Madame Favart !
La célèbre comédienne ?
Elle-même !… En l’honneur de la victoire de Fontenoy, il y a aujourd’hui grande fête au camp, spectacle et tout le tremblement… (Montrant le fond.) Voilà le théâtre, et tout à l’heure, madame Favart jouera devant vous tous le rôle de la Chercheuse d’esprit qu’elle a créé à Paris.
Une comédienne, mon rêve ! (Cherchant à se friser la moustache.) Mille, millions !…
Veux-tu laisser ça, toi… tu vois bien que tu perds ton temps. (Reprenant.) Oui, mes enfants… de plus elle chantera des vers en l’honneur du maréchal de Saxe… des vers magnifiques que M. Favart est en train d’improviser… il les pioche depuis ce matin…
Roulement de tambour à la cantonade.
Qu’est-ce que c’est que ça ?…
C’est l’ordre du jour qui va vous donner les détails de la fête.
Courons l’entendre !
Halte-là !… Qui m’aime me suive… (Les fifres et les trompettes sortent en courant. — Seul à l’avant-scène.) Comme c’est dressé… Attendez-moi donc, tas de clampins !
Il sort. — On voit entrer Favart par la gauche, gesticulant et en train de composer des vers.
Scène II
- O valeureux fils de Bellone,
- Toi qu’une auréole environne…
(S’interrompant.) Voilà donc à quoi j’en suis réduit !… faire l’éloge du maréchal de Saxe… Et cela pendant que ma femme est là-bas… avec l’autre… et que moi je suis ici… avec la sienne… allez donc rimer dans des conditions pareilles… Moi d’abord, pour que l’inspiration me vienne, il me faut… ma femme !
- Quand je cherche dans ma cervelle,
- Pour parler la langue des dieux,
- Il y manque cette étincelle
- Qui brille dans deux jolis yeux !
- Le regard si doux d’une femme,
- Lorsque sur nous il resplendit,
- C’est la lumière, c’est la flamme…
- Mais son absence c’est la nuit !
- Oui, c’est la nuit !
- Toutes ces éloquentes choses,
- Ces mots que l’amour fait jaillir,
- N’est-ce pas sur des lèvres roses
- Qu’un poëte va les cueillir ?
- Ce doux sourire d’une femme,
- Quand près de nous il resplendit,
- C’est la lumière, c’est la flamme…
- Mais son absence c’est la nuit !
Scène III
Ah ! monsieur Favart !… Eh bien ?… pas de nouvelles d’Hector ?
Aucune… pas plus que de Justine… et pourtant je comptais sur elle… Je me disais : elle trouvera un moyen… quelque chose, mais rien !… rien !… je n’entends pas parler d’elle… ah ! notre situation n’a rien de folâtre !
Qu’allons-nous faire ?
Ça je l’ignore… Tous mes comédiens sont là… ils s’habillent dans cette maisonnette (Il montre ta cantine.) qu’on a mise à ma disposition… mais après ?
Après ?… dame ! il faudra bien avouer que je ne suis pas madame Favart… Ah ! pourquoi suis-je venue ici !…
Pouvions-nous prévoir que l’on voudrait vous faire jouer la comédie… Tout ça, voyez vous, c’est la faute de ce vieux croûton de gouverneur… de ce don Juan fossile… de ce…
Silence… le voici !…
Scène IV
Madame Favart ! (Apercevant Favart et Suzanne.) Vous êtes là… Ah ! mes enfants, je suis aux anges… aux anges !… Je sors de chez le maréchal de Saxe… il a la goutte…
Tant mieux !…
Comment, tant mieux ?…
C’est un trop plein de santé…
Le grand homme est cloué dans son fauteuil… (A Suzanne.) sans quoi il serait déjà venu vous faire une petite visite… Du reste il est enchanté… Il sait que c’est grâce à mon adresse que vous êtes au camp… Il m’a bombardé d’éloges… bombardé est le mot.
Eloges bien mérités.
Je le crois… car j’ai été fin…
Oh ! oui… (A part.) Ganache, va !…
Voyons, ça marche-t-il ?… Avez-vous terminé votre impromptu ?…
À peu près. Déclamant.
- O valeureux fils de Bellone !…
- Toi qu’une auréole environne…
Très-bien… (A Suzanne.) Et vous, madame, avez-vous repassé votre rôle ?
Mon rôle… oui… certainement. (A part.) Quelle position !
Alors, tout va bien… Tant mieux ! car j’ai une grande nouvelle à vous annoncer… Le roi vient d’arriver au camp et va assister à la représentation…
Le roi ?…
Ah ! mon Dieu !
Depuis longtemps il désirait vous voir jouer… votre fortune est faite.
Ah ! il n’y a plus à hésiter…
Il faut tout lui dire…
Monseigneur !…
Quoi ?…
Monseigneur, on vous a trompé… Je ne suis pas madame Favart !
Hein ?…
Il y a erreur dans la personne… J’ai mis ça très-souvent dans mes pièces.
Mais alors, qui êtes-vous donc ?
Je suis madame de Boispréau…
La femme d’Hector… Il serait possible !…
C’est même tout à fait certain.
Et je vous prie, monseigneur, je vous supplie de me permettre d’aller retrouver mon mari…
Bon ! bon !… je comprends… (Riant.) Ah ! ah ! ah !
Tiens, il prend la chose gaiement…
Adorable ?… délicieux !… Mais pas assez fort pour moi
Comment ?
Vous cherchez encore à m’échapper… Fi ! que c’est mal… vous voulez me jouer un petit tour dans le genre de l’autre.
Moi !
Qu’est-ce qu’il dit ?
Seulement cette fois-ci, c’est une scène de sentiment… mais l’on ne m’attrape pas deux fois !…
Comment ! il ne croit pas…
Mais, monseigneur, je vous jure…
Oui, oui, c’est entendu, vous jouez la comédie à ravir… et je vous prédis tout à l’heure un énorme succès devant Sa Majesté !… Ah ! ah ! ah ! madame de Boispréau… Elle est un peu forte celle-là !… À bientôt, chère belle, à bientôt ! Et repassez votre rôle…
Il se dirige vers le fond.
Permettez, monseigneur…
Vous, mon cher Favart, terminez votre impromptu… L’heure s’avance. (En s’en allant.) Oh ! non, non !… on ne m’attrape pas deux fois…
Il sort.
Eh bien ! vrai, je ne m’attendais pas à celle-là !…
Que vais-je faire, moi ?
Bruit en dehors. — On voit arriver des soldats par le fond.
Quel est ce bruit ?… Retirez-vous dans votre tente, et attendons les événements.
Attendons !
Elle entre sous la tente.
Et moi, rimons !…
Il sort en déclamant avec colère. — Hector et madame Favart, tous deux en costume de porte-balles, paraissent au fond, entourés par les soldats.
Scène V
- Allons, sans plus attendre,
- Montrez, petits marchands,
- Si vous avez à vendre
- Beaucoup d’objets charmants.
- Quels sont ces deux petits bonshommes ?
- Et que viennent-ils faire au camp ?
- Vous voulez savoir qui nous sommes…
- On va vous le dire à l’instant.
- Tyroliens de naissance,
- Tout le jour nous chantons ;
- Gagnant notre existence,
- Du mieux que nous pouvons.
- La, la, i, ti !
- La, la, i, ti !
- La, i, la !
Ils s’agenouillent, défont leurs ballots et montrent leurs marchandises à des soldats.
- HECTOR.
Mon grand frèr’vend des mouchoirs,
- Mon p’tit frèr’vend des bretelles,
- Mon grand frèr’vend des rasoirs,
- Mon p’tit frèr’vend des dentelles.
- Choisissez, braves soldats,
- Ach’tez, l’instant est propice,
- A mon grand frère Thomas !
- A mon p’tit frère Simplice !
- Mon grand frère aime au vallon,
- Mon p’tit frère aime au village,
- Mon grand frère un jeun’tendron,
- Mon p’tit frère un’fille sage.
- Mais la dot, nous n’l’avons pas,
- Ach’tez, pour nous rendr’service,
- A mon grand frère Thomas !
- ENSEMBLE.
A mon p’tit frère Simplice !
- Tyroliens de naissance,
- Tout le jour nous chantons ;
- Gagnant notre existence,
- Du mieux que nous pouvons.
- La, la, i, ti !
- La, la, i, ti !
- La, i, la !
Sont-ils gentils tous les deux… Mais vous ne ferez pas beaucoup d’affaires avec nous, camarades.
Tant pis !
Un peu plus loin, nous serons plus heureux.
À votre aise… essayez…
Il remonte avec les soldats, Hector et madame Favart restent sur le devant de la scène.
Vous voyez, ça va tout seul… nous voilà de la maison… Il s’agit maintenant de savoir où est mon mari…
Et ma petite femme.
Et de les avertir que tout est préparé pour notre fuite et qu’une voiture nous attend à cinq cents pas du camp… Cherchons !…
Oui, cherchons bien vite !
Un théâtre !…
C’est ma foi vrai.
Ah ! que c’est bête, tout de suite mon cœur a battu… Une affiche !…
Venez… venez…
Madame Favart ! (A Hector.) Une minute seulement. (Lisant.) « Théâtre du camp à trois heures. Représentation devant le roi. » (S’arrêtant.) Devant le roi ! (Continuant.) « La Chercheuse d’esprit. Madame Favart remplira le rôle de Nicette… » Moi !
Voilà qui est curieux !
Mais non, c’est impossible, je me trompe !…
C’est écrit.
Et le roi assistera… mais alors je pourrais peut-être… Oui ! mais dans ce costume… Bah ! ce sera bien plus original… C’est dit ! (Apercevant le sergent Larose qui vient d’entrer par la gauche.) Sergent ?
Petit !…
Est-il vrai que le roi soit au camp ?
C’est authentique !… Même que voilà sa tente là-bas !…
Celle où flotte le drapeau ?
Oui…
Merci, sergent !…
Il n’y a pas de quoi.
Il sort.
Que voulez-vous faire ?
Hector, j’ai une autre idée.
Une idée ?…
Une idée hardie, mais qui peut nous sauver.
Expliquez-moi…
Non… plus tard… attendez-moi ici, je reviens.
Elle sort encourant par la gauche au fond.
Hein ?… Elle me laisse là… tout seul… (Les soldats se sont peu à peu éloignés. Hector est seul en scène.) Ah ! si ce n’était pas pour ma femme… Oh !… Suzanne ! Suzanne !…
Mon nom !… (Elle aperçoit Hector, le reconnait et court à lui.) Hector !
Elle !…
Scène VI
Enfin !… je te revois !…
Mon ami… quelle imprudence !
Il n’y a pas de danger… nous sommes seul
Mais comment as-tu pu pénétrer dans ce camp ?
Tu vois, grâce à ce costume de porte-balle… Ah ! c’est que je n’y tenais plus, vois-tu… loin de toi… j’étais inquiet, tourmenté…
Et jaloux…
Et jaloux… je ne m’en cache pas… Si tu crois que c’est rassurant de savoir sa jeune épouse au milieu d’un corps d’armée de soixante mille hommes parmi lesquels il y en a au moins… cinquante-cinq mille de très-entreprenants…
Quelle folie !… c’est là justement ce qui devait te rassurer.
Comment ?
- Le péril que court ma vertu
- Bien à tort te trouble la tête ;
- Et ma sécurité, vois-tu,
- N’a jamais été plus complète.
- S’il s’agissait d’un amoureux,
- Tu pourrais n’être pas tranquille…
- Mais ce n’est pas bien dangereux
- Quand on en a… soixante mille !…
- On peut d’un cœur compatissant,
- A l’amant qui prie et s’enflamme
- Laisser cueillir en rougissant
- Le tendre baiser qu’il réclame ;
- Mais, vrai ! l’on y regarderait
- — La tâche étant trop difficile —
- Si par aventure, il fallait
- En recevoir… soixante mille !
Tu as raison, le nombre me rassure.
À la bonne heure !… Enfin l’important, c’est que te voilà… Et madame Favart ?
Elle était avec moi… mais elle vient de partir comme une flèche.
Ah ! où est-elle allée ?
Je l’ignore.
Mais le temps presse.
Je le sais bien. (Apercevant madame Favart au fond.) Ah !… la voici !
Scène VII
D’où venez-vous ?
De chez le roi !
Quoi ! vous avez osé ?…
Oui… et si vous aviez vu quel effet quand l’officier de service a annoncé : madame Favart !
- J’entrai sous la royale tente,
- Le front baissé, toute tremblante,
- Et je m’arrêtai, l’air penaud,
- Roulant dans mes doigts mon chapeau.
- Il se fit un profond silence,
- Chaque courtisan, à part soi,
- Se demandant si ma présence
- N’allait pas déplaire au grand roi.
- J’étais là, ne sachant que dire,
- Quand j’entends un éclat de rire
- Ah ! ah ! ah !
- Je regarde un peu de côté…
- Ça partait de Sa Majesté…
- Ah ! ah ! ah !
- Il prenait la chose au comique,
- Aussitôt chaque courtisan
- Et tout le corps diplomatique
- S’empressèrent d’en faire autant.
- Ah ! ah ! ah ! ah !
- Ce fut un rire mémorable.
- Jugeant le moment favorable,
- Je n’hésite plus, et ma foi,
- Je me jette aux genoux du roi.
- Alors au plus vite,
- Je vous lui récite,
- Je vous lui débite
- Toutes mes raisons ;
- Pour moi le caprice
- Du bouillant Maurice
- Qui met sa police,
- A mes cotillons.
- Je raconte ensuite
- Notre double fuite,
- Sans pain et sans gîte,
- Et tous nos malheurs.
- Je suis éloquente,
- Je suis émouvante,
- Et ma voix touchante
- Se mouille de pleurs !
- Ah ! ah ! ah !
- Du marquis je vise
- La sotte méprise,
- Quand, dans sa bêtise,
- Il nous arrêta.
- Bref, toute l’affaire,
- Et ta ti ta taire !
- Et ta ti ta taire !
- Et ta ti ta ta !
- Daignant alors me relever,
- Le roi me dit d’un ton léger :
- « Nous savons, madame, qu’on vante
- » Votre grâce, et l’on nous a dit,
- » Qu’où vous êtes surtout charmante
- » C’est dans la Chercheuse d’esprit. »
- « — Mais, sire, enfin que dois-je attendre ?
- » — C’est un plaisir de vous entendre,
- » Nous aurons ce plaisir ce soir
- » À bientôt, madame, au revoir. »
Et voilà tout ce que j’ai pu en tirer !
C’est une affaire manquée.
Oui… et remarquez que maintenant me voilà forcée de jouer…
C’est vrai… impossible de désobéir à Sa Majesté…
Aussi, j’ai pris mon parti… oui, je paraîtrai sur ce théâtre… je jouerai, je chanterai, je danserai… j’y mettrai ma tête, mon cœur et mes jambes… je brûlerai les planches… et alors nous verrons…
Et nous ?…
Vous, c’est une autre affaire… Il faut, quoi qu’il arrive, vous mettre à l’abri de la colère du gouverneur… Partez !…
Vous abandonner !…
Jamais !…
Allons, pas d’enfantillage… (Donnant à Suzanne son manteau et son chapeau.) Prenez ce chapeau, ce manteau, et fuyez bien vite !
Oui, je vais la prévenir…
Le marquis ! (Les poussant vers le fond.) Mais allez donc !… allez donc !
Hector et Suzanne disparaissent par le fond.
Scène VIII
Voyons si madame Favart est prête…
Tâchons de le retenir un instant pour leur donner le temps de s’enfuir… (Lui frappant sur l’épaule.) Bonjour, marquis…
Bonjour, marquis… Voilà un garçon familier…
Un garçon… regardez-moi bien…
Madame de Boispréau !… que venez-vous faire ici ?… et sous ces habits ?
Ingrat !… vous me le demandez !…
Je vous le demande… pour le savoir…
Pontsablé ! je vous ai promis que si mon mari me trompait, je le tromperais avec vous… (Avec dignité.) Une honnête femme n’a que sa parole !…
Alors c’est pour moi que vous êtes ici ?…
Pour vous seul… Voyez ma rougeur !…
Je la vois… et je suis au comble de la félicité… Ah ! femme divine… femme idolâtrée… femme…
Scène IX
M. le gouverneur !… M. le gouverneur !…
Ah ! son père !
Il arrive bien, celui-là !
Je venais !… (Apercevant madame Favart et poussant un cri.) Ah !
Il a reconnu sa fille…
La servante d’Hector !… Et déguisée !
Evitez sa colère… allez !
Oui… (A part.) Hector et sa femme sont loin. Allons m’habiller…
Elle entre à droite, dans la maisonnette.
Scène X
Tâchons de calmer ce père irrité…
C’est bien Toinon !… La servante d’Hector… Oh !…
Pas de bruit, pas d’éclat, mon cher Cotignac… Je comprends votre colère… elle est légitime… Ne touchez pas à votre sabre !
Je n’y touche pas…
Vous avez reconnu la personne qui était là ?
Si je l’ai reconnue ! Je crois bien !… c’est…
Chut !… Pas de bruit ! pas d’éclat !… Ecoutez-moi, Cotignac… j’ai une excuse… la passion !… Je l’aime cette femme !…
Ah bah !…
Oui, je l’aime !… je l’adore !… (Vivement.) Ne touchez pas à votre sabre !…
Mais je n’y touche pas…
Vous avez l’air de ne pas y toucher… Quant à elle, mon ami, je vous jure qu’elle n’est pas coupable…
Coupable ou non… qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?…
Ça ne vous fait rien ?…
À moi, rien du tout… et puisque vous y tenez tant que ça, vous n’avez qu’à dire à Hector de vous la céder…
Vous croyez qu’il consentirait… ?
Pourquoi pas ?… Il ne demande qu’à vous être agréable… D’ailleurs, je crois qu’il n’était pas très-content de son service…
Ah !…
Et qu’il allait lui donner ses huit jours…
Ses huit jours… il a une manière de s’exprimer…
Seulement, c’est un drôle de goût que vous avez là… et il est regrettable qu’à votre âge vous donniez dans les cuisinières…
Dans les cuisinières !… Qu’est-ce qu’il dit ?… Mais ce petit paysan, c’est votre fille !…
Ma fille !…
La femme d’Hector…
Allons donc !… Jamais de la vie !… C’est sa domestique…
Sa domestique !… Il m’aurait envoyé une femme à gages… et moi, un Pontsablé, j’aurais courtisé une Margoton… une nymphe potagère !…
Mais, qu’est-ce qu’il a ?
Scène XI
Le roi est arrivé… Tout le monde se place… Nous sommes perdus…
Monseigneur, Sa Majesté ordonne que l’on commence à l’instant.
Cotignac sort vivement à la suite de l’officier.
Sa Majesté !… (A Favart.) Vite, monsieur, appelez vos artistes…
Oui, monseigneur ! (Remontant vers la maisonnette.) Subtil !… M. Narquois, madame Madré…
Nous voilà !…
En scène… en scène !… Et madame Favart… où est elle ?… Je cours l’avertir… oh ! ma tête !…
Il entre vivement sous la tente à gauche. — Les acteurs montent sur le petit théâtre.
Scène XII
Allons… c’est fini… la bombe va éclater… Il ne reste plus qu’une porte de derrière : « La mort !… » Vatel s’est tué pour moins que ça. Suivons l’exemple de cet illustre cuisinier.
Il tire son épée, dont il dirige la pointe vers sa poitrine. — En entendant le chœur suivant, il s’arrête.
- Favart ! Favart !
- L’heure s’avance,
- Pas de retard,
- Que l’on commence ;
- Favart ! Favart !
Finissons-en !… O Justine… Justine ! où es-tu ?
Scène XIII
Me voilà !…
Toi !… Est-ce bien toi ?… ici !… et dans le costume de Nicette ?… Comment se fait-il ?…
Plus tard je t’expliquerai… mais… j’ai peur… va, j’ai bien peur…
- Je tremble, je tremble !
- Et c’est en vain que je combats,
- La terre me semble
- S’ouvrir et craquer sous mes pas.
- Tu trembles, tu trembles !
- Mordieu ! je ne te comprends pas,
- Et vraiment tu sembles
- Faire aujourd’hui tes premiers pas.
- Mes yeux se troublent, je chancelle,
- Tout déménage en ma cervelle !
- Voyons, soutiens-toi, pas de peur,
- MADAME FAVART.
C’est l’instant de montrer du cœur.
- Non, non, la force m’abandonne,
- Mon sang se glace !… Je frissonne !
- Dompte ce ridicule effroi,
- Allons, sois homme comme moi !
- Tu le vois, je suis brave… écoute,
- Tu vas me suivre, et je vais, moi,
Montrant le théâtre.
- Sans crainte, te montrer la route.
Il s’élance vers le théâtre et monte l’escalier.
- Le roi ! le roi !
- Qu’on fasse
- Place !
- Et chapeau bas devant le roi !
Favart redescend l’escalier, pâle et tremblant.
- Le roi !
- Tu l’as entendu, c’est le roi !
- C’est le roi !
Avec résolution.
- Eh bien, non ! pas d’enfantillage !
- Dans mon art, je trouve un soutien !
- Et pour me donner du courage,
- Embrasse-moi !
- Je le veux bien.
- Un gros baiser.
- Bien doux ! bien tendre !
- FAVART.
Qu’il sonne fort !
- Il sonnera !
- Allons, prends-le !
- Je vais le prendre.
- Dépêche-toi !
- Tiens, le voilà !
- Un autre là !
- Bien doux ! bien tendre !
- Etc.
- Ce bon baiser
- M’a rendu mon courage ;
- Sans plus tarder,
- Mordienne ! à l’abordage !
- Ce bon baiser
- Lui rend tout son courage ;
- Sans plus tarder,
- Mordienne ! à l’abordage !
Madame Favart monte vivement sur le petit théâtre.
Ah !… je renais !… Place au théâtre ! (Il monte l’escalier.) Je frappe les trois coups !
Il disparaît un instant.
Scène XIV
Elle n’y est pas… je l’ai cherchée partout… Où peut-elle être passée ?
On entend frapper les trois coups.
Ça y est !… le rideau est levé !…
Mais il est fou !… Et madame Favart ?…
Monseigneur !… monseigneur !…
Quoi ?
On vient de saisir un homme et une femme qui cherchaient à sortir du camp.
Qu’est-ce que ça me fait ?
On va les amener devant vous…
Je n’ai pas le temps…
Par ici, allons, marchez !…
Les voici…
Le sergent fait entrer Hector et Suzanne suivis de deux soldats.
Je vous répète que… (Les reconnaissant.) Hein ?
Ma fille et mon gendre !…
Hector… et madame Favart !… (A Hector.) Ah ! ah ! je comprends… Un rapt !… Vous vouliez l’enlever… faire manquer la représentation…
Silence donc, là-bas… ma femme est en scène…
En scène… Qu’est-ce qu’il chante, celui-là. (A Favart.) C’est impossible, puisque…
Comment impossible !… (Applaudissements au fond.) Vous êtes donc sourd comme un pot ? Vous n’entendez donc pas les applaudissements ? (Applaudissant de toutes ses forces.) Bravo ! Justine, bravo !…
Je n’y suis plus du tout… oh ! ma tête !… (Avec force.) Ah çà ! voyons, qui trompe-t-on ici ?…
Vous, monsieur le marquis.
Moi !…
Mais vous nous pardonnerez…
Vous pardonner… ah çà ! madame, qui donc êtes-vous ?
Mais, je vous l’ai dit, monseigneur !
Ma femme !…
Ma fille !…
Sa femme… sa fille… Oh ! ma tête !… Mais, alors, on s’est moqué de moi ?… On m’a traité comme un Cassandre !… (Furieux.) Morbleu !… Ventrebleu !…
Monseigneur…
Arrière !… (Au sergent.) Vite… de quoi écrire. (A Hector, avec rage.) Ah ! vous m’avez bafoué, monsieur !… ah ! vous m’avez dindonné, monsieur… moi !… Un Pontsablé !… Mais, chacun son tour !… Je vous tiens !… et je vais prendre ma revanche !… Oh ! ma tête !… oh ! ma tête !…
Mais, taisez-vous donc !… Vous troublez la représentation… On va vous faire sortir, vieille pie borgne !…
Cabotin !
Mon pauvre Hector !
Le sergent a apporté à Pontsablé une plume et une écritoire. — Pontsablé écrit sur un tambour que le sergent tient devant lui.
Ça roule… ça roule !… chauffons, mes enfants… Le couplet au public maintenant. (Regardant par les plis de la tenture.) Bon, très-bien !… Le roi a souri… le grand roi a daigné sourire… (Applaudissements prolongée.) Quel succès !… quel succès !… c’est du délire !… (Applaudissements.) Bravo ! bravo ! Tous ! tous !… (S’essuyant le front.) Ah ! nous avons été beaux !
Il descend l’escalier.
Vive Favart !
Braves militaires… (Agitant son chapeau.) Vive l’armée !…
Scène XV
- Vive, vive Favart,
- La reine de son art !
- A sa grâce, à ses charmes,
- Il faut rendre les armes,
- Vive, vive Favart !
A la fin du chœur, madame Favart descend du théâtre et court à son mari.
Ah ! Charles !… Charles !… (Se jetant dans les bras de Favart.) soutiens-moi… Je me sens mourir !…
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Tu pleures !
C’est de joie et de plaisir !… Oh ! je suis bien heureuse, va !…
De la part de Sa Majesté !…
C’est complet !… Quel grand roi !… et quel gros bouquet !
Il est superbe… (Tirant un pli du bouquet.) Un billet !…
Bravo ! madame, bravo !… Mais si vous triomphez d’un côté… (Montrant Hector et Suzanne.) moi, je triomphe de l’autre…
Quoi !… Vous ici !…
Hélas !…
On nous a rattrapés !…
Et voici mes ordres… La prison pour monsieur… Soldats, assurez-vous de sa personne…
Un instant !… (Elle arrête les soldats du geste, à Pontsablé.) Vous n’avez plus le droit de donner des ordres…
Comment ?
Tenez, lisez… Le roi accepte votre démission…
Accepte… Mais je ne l’avais pas donnée…
Sa Majesté a pensé que vous aviez besoin de repos… (Riant.) Et franchement, je crois qu’Elle a bien raison…
Oh ! ma tête…
Ah ! madame…
Mais… il y a encore quelque chose !…
Ah ! voyons !…
Ce n’est pas un bouquet… c’est une boîte aux lettres !…
Le roi t’accorde le privilége de l’Opéra-Comique… Voilà le brevet !
Bravo !… Je t’engage comme premier sujet !…
Madame, vous êtes un démon !…
Un ange, monsieur.
Ni l’un ni l’autre… une femme seulement… (A Pontsablé.) Et c’était bien suffisant pour vous vaincre.
Elle est idéale !…
- De Favart, cett’femme d’esprit,
- Ce soir j’ai pris l’habit.
- Je n’sais comment ça s’fit !
- Je tremblais fort, mais on m’a dit :
- L’public te f’ra crédit,
- Courage, ma fille,
- Vendange, grappille !
- Dans ma tâch’si j’ai réussi,
- Puiss’-t-on dire en sortant d’ici
Faisant le geste d’applaudir.
- Voilà comment ça s’fit !…
- Après la guerre,
- Le militaire
- Etc., etc.
Le rideau baisse.