Madame Favart (Duru-Chivot)/Acte I
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une salle d’auberge, ouverte au fond sur une cour. — Dans la salle, une vaste cheminée à droite ; portes latérales. — Au milieu du théâtre, une trappe conduisant à la cave. — Tables, siéges, au fond deux buffets chargés de vaisselle.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, les voyageurs arrivent par le fond, et sont reçus par les servantes et les garçons d’auberge qui les débarrassent de leurs bagages. — Biscotin est au milieu son bonnet à la main.
- Enfin le coche est arrivé,
- Nous cahotant sur le pavé,
- Après cette course infernale,
- BISCOTIN.
Vite, vite, qu’on nous installe !
- Bonjour, messieurs, bonjour mesdames,
- Donnez-vous la peine d’entrer.
- Chez nous, pour vous satisfaire,
- On saura si bien vous plaire,
- Que tous vous viendrez revoir
- L’auberge du Lapin noir !
- Qu’on nous conduise promptement
- Chacun à notre logement.
- Après cette course infernale,
- Vite, vite, qu’on nous installe !
Pendant que les voyageurs entrent dans les chambres à droite et à gauche, précédés des garçons et des servantes qui portent leurs bagages, on voit arriver par le fond Cotignac et Suzanne.
Scène II
Venez donc, papa…
Me voici, ma fille… C’est curieux… je m’étais endormi… ça ne m’arrive jamais..
Eh ! mais, c’est M. le major Cotignac… et sa charmante fille…
Vous me faites beaucoup d’honneur !
Débarrasse-toi…, Suzanne… ôte la pelisse… ta mantille…
Suzanne retire sa pelisse et sa mantille qu’elle accroche à une patère contre le mur.
Comme elle est grande, mademoiselle… et belle maintenant…
Elle est très-belle… c’est dans le sang des Cotignac… Voilà tout ce qui me reste de dix-sept enfants, monsieur !… Mon aîné aurait aujourd’hui trente-deux ans… il serait dans la cavalerie… (A Suzanne qui regarde au fond.) Eh bien ! mademoiselle, qu’est-ce que vous regardez là ?
Rien, papa…
Est-ce que vous êtes pour longtemps à Arras ?
Du tout !… Je retourne au camp du maréchal de Saxe.
Ah ! ah ! on dit que ça va chauffer par là ?…
Je le crois… ma fille m’a fait la conduite jusqu’ici où j’ai une visite à rendre à M. de Pontsablé, le gouverneur de l’Artois.
Une requête à lui présenter… Est-il d’un abord facile, ce Pontsablé ?
Mais oui… (Riant.) Surtout pour les dames.
Bah !… Est-ce que ?…
C’est un vert-galant…
Vraiment ?… (Se retournant et voyant Suzanne qui regarde au fond.) Encore ?… (La prenant par la main et la ramenant en scène.) Ah çà ! mademoiselle, qu’est-ce que vous avez donc à regarder comme cela dans la rue ?…
Mais papa… je…
Ouais !… C’est pour voir si ce jeune homme nous a suivis, n’est-ce pas ?
Un jeune homme ?…
Un audacieux quidam qui, depuis Saint-Quentin, marche sur nos talons.
Oh ! sur nos talons, c’est impossible… puisque nous étions dans le coche, et lui à cheval…
Eh bien ?…
Eh bien ! pas du tout… nous n’étions pas plus tôt entrés dans une auberge, pour relayer et nous rafraîchir un peu, que nous entendions au dehors une voix qui criait : « Garçon ! un picotin d’avoine pour Aglaé, et une omelette pour moi !… » C’était lui et sa jument qui nous avaient rattrapés.
Voyons, papa, s’il a affaire du même côté que nous, il est bien libre de suivre la même route…
Tu trouves cela, toi… Heureusement qu’Arras est grand et qu’il ne sait pas à quelle auberge nous sommes descendus… J’espère donc cette fois, que nous ne le reverrons plus…
Garçon ! un picotin pour Aglaé, et une omelette pour moi…
Scène III
- C’est lui !
- C’est elle !
- Le voici !
- HECTOR, s’avançant.
Que vient-il faire ici !
- Quoi ! je vous rencontre encor
- Et la chance m’est fidèle…
A Cotignac.
- Bonjour, monsieur le major…
A Suzanne.
- Serviteur, mademoiselle…
- Halte-là ! monsieur… Suzanne
- Ne vous connaît pas du tout…
- Pardon si je vous chicane,
- Nous nous connaissons beaucoup…
- Tu le connais ?…
- Oui, papa…
- Et de plus nous nous plaisons !
- Vous vous plaisez ?…
- Oui, papa…
- En un mot nous nous aimons.
- Vous vous aimez ?…
- Oui, papa…
- Saprebleu ! qu’apprends-je là !
- Un soir nous nous rencontrâmes
- Chez ma tante, dans un bal ;
- Toute la nuit nous dansâmes…
- Nous ne pensions pas à mal !
- En nous livrant sans contrainte
- À ce joyeux tourbillon,
- Nous sentions dans notre étreinte
- Nos cœurs battre à l’unisson…
- Ah ! papa, lorsque l’on danse,
- Tous deux la main dans la main,
- C’est étonnant, quand j’y pense,
- Comme l’on fait du chemin !
- Ah ! papa, lorsque l’on danse.
- Etc.
- Quand vous faisiez votre sieste
- Le soir, après le dîner ;
- Dans le jardin, d’un pied leste,
- Moi j’allais… nous promener !
- Là, dans une douce ivresse,
- Nous échangions tous les deux
- Des serments pleins de tendresse…
- Et des boucles de cheveux !
- Ah ! papa ! lorsqu’on s’avance
- A pas lents dans un jardin,
- C’est étonnant, quand j’y pense,
- Comme l’on fait du chemin !
- Ah ! papa, lorsqu’on s’avance,
- Etc.
Corbleu ! ventrebleu ! maugrebleu !… Et je ne me suis aperçu de rien !…
Ni la mienne… Mais, maintenant que vous savez tout, je crois que le moment est venu de brusquer les choses… (Se posant.) Monsieur Cotignac, j’ai l’honneur de vous demander officiellement la main de mademoiselle votre fille.
C’est incroyable !… Mais, monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, moi…
Hector de Boispréau… greffier à Saint-Quentin…
Greffier !… Un simple greffier…
Ça vous semble bien mesquin, je comprends cela… mais avant ce soir, j’aurai de l’avancement… La place de lieutenant de police à Douai est vacante ; c’est moi qui l’obtiendrai.
Vous !
Je suis venu à Arras pour solliciter M. le gouverneur de l’Artois.
Ah !… Et quels sont vos titres ?
Mais, mon travail… et j’ose ajouter mon mérite.
Ah ! ah ! si vous n’avez pas d’autres recommandations…
Jeune présomptueux, apprenez que je viens moi-même à Arras pour faire obtenir cette place à mon cousin Laroche Tromblon… qui doit épouser ma fille… Vous voyez donc bien qu’il ne vous reste aucun espoir.
Bah !… J’ai confiance dans mon étoile…
Et moi aussi…
Comment, tu fais des vœux contre Laroche-Tromblon ?
Ah ! ça m’est bien égal votre Laroche-Tromblon !…
Ma fille !
Cri du cœur !… on n’empêche pas les cris du cœur… (Avec courtoisie.) Quelle est, monsieur, votre réponse à la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire ?…
Ma réponse, la voici… elle est catégorique… jamais ma fille n’épousera un simple greffier… (Avec ironie.) mais si vous obtenez la place de lieutenant de police à Douai…
Eh bien ?…
Eh bien ! Suzanne est à vous !
C’est tout ce que je demande….
C’est évident !…
Ainsi, vous m’avez bien compris, pas de place, pas de fille.
Parfaitement !
Sur ce, permettez-nous de vous quitter. (A Biscotin.) Conduisez-nous à notre chambre…
Par ici, monsieur le major !…
À bientôt, Suzanne !
À bientôt, Hector !
L’un à l’autre toujours !
Toujours !
Eh bien ! mademoiselle… (Sévèrement en l’entraînant) Suivez-moi !
Oui, papa…
Elle envoie un baiser à Hector.
Ventre de léopard !… Tenez, je… (A Suzanne.) Marchez devant !…
Ils entrent tous deux à gauche.
Ici, au numéro 6.
Bien !… mettons en ordre mes lettres de recommandation et faisons vite un bout de toilette.
Il entre au premier plan à droite.
Scène IV
Plus personne… (Regardant autour de lui.) Je suis seul ! (Allant au fond et parlant à quelqu’un en dehors.) Jean, fermez la porte de la rue… (Descendant.) Enfin, je puis penser à mon pauvre prisonnier… Son déjeuner est en retard… (Il va prendre un plat et du pain sur le buffet.) Là !… (Après avoir de nouveau regardé autour de lui.) Maintenant, ouvrons la trappe… (Il ouvre la trappe qui est au milieu du théâtre et appelle.) Monsieur Favart !
Voilà !
Monsieur Favart !…
Voilà !… Ah ! c’est vous, mon bon Biscotin !…
Oui !… Je vous apporte votre déjeuner…
- Dans une cave obscure, exilé sous la terre,
- Mon âme gémissait dans la captivité,
- Mais revoyant enfin le ciel et la lumière,
- Je puis donner l’essor à toute ma gaîté.
- Au diable l’humeur morose,
- Je n’ai pour elle aucun goût…
- Mon esprit voit tout en rose
- Et je m’arrange de tout !
- Quand le chagrin, à ma suite,
- Veut s’élancer, je me mets
- A courir si vite, vite,
- Qu’il ne m’attrape jamais !
- Eh ! gai ! gai ! c’est ma devise !
- Je ne suis pas un savant,
- Mon seul désir c’est qu’on dise :
- Favart est un bon vivant !
- Jamais je ne suis malade,
- Ça donne de l’embarras,
- Je fais une promenade
- Entre mes quatre repas,
- Bref ! plus heureux qu’un monarque,
- Plus sans souci qu’un enfant,
- Lorsqu’un jour viendra la Parque
- Je veux la suivre en chantant.
- Eh ! gai ! gai ! c’est ma devise !
- Je ne suis pas un savant,
- Mon seul désir, c’est qu’on dise :
- Favart fut un bon vivant !
Pas si haut !… S’il entrait quelqu’un…
Nullement… Vous êtes le fils de mon ancien patron… de celui qui m’a appris l’état de pâtissier… Vous êtes arrivé ici il y a huit jours en criant : cachez-moi !… Je vous ai caché sans vous en demander davantage…
Bon Biscotin… Excellente pâte… de pâtissier… Vous saurez tout…
Est-ce bien la peine ?…
Ça me soulagera… Il y a six mois, Biscotin, j’ai épousé une jeune artiste de mon théâtre… mademoiselle Duronceray… un bouton de rose… fraîche, mignonne, jolie comme un cœur, de l’esprit à en revendre, du talent jusqu’au bout des ongles… et une vertu !… Oh ! sa vertu, voilà l’origine de tous mes malheurs…
Je ne comprends pas…
Vous allez comprendre… Ici l’action s’augmente d’un troisième personnage… Le maréchal de Saxe !…
Un grand capitaine…
Très-grand et très-gros… Il venait souvent à notre théâtre et en voyant jouer la Chercheuse d’esprit, une pièce très-réussie… elle est de moi… il devint absolument amoureux de ma femme…
Ah ! bon !
Bon !… Je ne trouve pas… Il comptait sur son prestige guerrier, ce chef éminent… Après plusieurs assauts donnés à la vertu de mon épouse, il fut obligé de se replier en désordre après avoir éprouvé des pertes sensibles… pour son amour-propre…
Ça a dû le vexer.
Énormément… Alors, il jura de se venger, et sous un motif frivole, il fit enfermer madame Favart dans le couvent des Ursulines de Cambrai.
Ah ! ah !… Et vous ?
Moi… il voulut aussi me faire enfermer… pas chez les Ursulines… mais en prison… sous prétexte de quelques dettes criardes… Prévenu à temps, je parvins à m’enfuir, on me poursuivit, c’était une chasse à courre… Bref ! je ne m’arrêtai qu’ici, où vous m’avez accueilli comme un frère et fourré dans votre cave… Fin du premier acte.
C’est très-attachant… mais enfin, la position n’est pas si mauvaise… madame Favart est rassurée sur votre sort, grâce à ce billet que j’ai pu lui faire parvenir…
Oui… ce billet dans lequel je lui apprends que je suis en sûreté chez vous, digne ami… (S’animant.) Eh bien ! non, qu’il le sache, le grand capitaine… non, non !… nous ne capitulerons pas !…
Ne criez donc pas comme ça… et rentrez, je vous en prie… rentrez…
Il ouvre la trappe.
Vous croyez que c’est indispensable ?…
Ça suffit… (Descendant par la trappe.) J’obéis, excellent Biscotin…
Emportez votre déjeuner.
Merci… (Gesticulant avec le plat.) Dérision amère ! Ma femme aux Ursulines ! moi dans cette cave ! Ah ! ce n’est pas ainsi que je comprenais la vie d’intérieur !
On entend une cloche.
La cloche du déjeuner… Cette salle va se remplir de monde… (A Favart.) Disparaissez !…
Il referme la trappe sur lui, au moment où tous les voyageurs sortent de leurs chambres et entrent en scène.
Scène V
- Allons, allons, vite à table,
- Qu’on serve en un tour de main ;
- Et qu’un repas confortable
- Vienne apaiser notre faim !
Les voyageurs et les voyageuses s’asseyent aux tables. Cotignac sort de la chambre de gauche.
- Qu’on me donne une côtelette,
- Avec du vin de Beaugency…
- Qu’on prépare mon omelette,
- Et presto l’apporte ici…
- Pardon, cette table est la mienne…
- Ne peut-on pas y tenir deux ?
- Du tout, monsieur, chacun la sienne…
Il s’assied.
- C’est un beau-père très-grincheux !…
Il s’assied. — On entend au fond les sons d’une vielle.
Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?
C’est une petite chanteuse…
Faut-il la faire entrer ?
Oui… oui… qu’elle entre, qu’elle entre !
Madame Favart, en costume de vielleuse, parait au fond, elle entre et salue timidement.
Que vois-je !
Hector !
Vous, ici ?…
Pas un mot !
Se plaçant au milieu du théâtre.
- Je suis la petite vielleuse
- Qui va courant par les chemins,
- Et, toujours alerte et joyeuse,
- Sème partout ses gais refrains.
- Mon répertoire est immense !
- Que désirez-vous, messieurs ?
- Une plaintive romance,
- Ou bien un refrain joyeux ?
Se posant en chanteuse.
- Oh ! trop cruelle Sylvie,
- Je t’aime plus que ma vie,
- Sylvie !
- Sylvie !…
Changeant de ton.
- Elle aime à rire, elle aime à boire
- Elle aime à chanter comme nous !
- Elle aime à rire, elle aime à boire,
- Elle aime à chanter comme nous !
- Dans les gardes-françaises
- J’avais un amoureux…
- Dans les gardes-françaises
- J’avais un amoureux !…
- Je suis la petite vielleuse
- Qui va courant par les chemins,
- Et, toujours alerte et joyeuse,
- Sème partout ses gais refrains.
Elle fait la quête. — Les voyageurs lui donnent de l’argent et sortent ensuite. — Elle arrive près de Cotignac qui fouille vivement à sa poche et en tire sa montre.
Deux heures… Je n’ai que le temps de courir chez son Excellence.
Il remonte et disparaît par le fond. Madame Favart est arrivée prés d’Hector. — Tout le monde est sorti.Scène VI
Plus personne !…
Vous, Justine… Vous ici !… Comment se fait-il ?
Ecoutez, Hector, à vous, je peux tout dire. Votre père était un ami de ma famille, — nous avons été élevés ensemble… nous sommes presque frère et sœur, ce n’est pas vous qui me trahirez…
Oh ! non !…
Eh bien !… Favart est ici !…
Ah bah !…
Oui, caché par Biscotin… J’ai su cela par un petit billet qu’il m’a fait tenir, et alors, je n’ai plus eu qu’une idée, venir rejoindre mon mari.
Ce n’était pas facile…
Non, car j’étais au couvent des Ursulines et surveillée de très près… Mais, c’est justement là ce qui me piquait au jeu… Comment, me disais-je, toi, Favart, qui as tant joué la comédie, tu ne trouveras pas un moyen… J’ai cherché et j’ai trouvé. Il ne s’agissait que de tromper les bonnes sœurs… et c’est ce que j’ai fait….
- Prenant mon air le plus bénin
- Et des allures de novice…
- Il fallait sous mon grand béguin
- Me voir assister à l’Office !
- Les yeux baissés, la bouche en cœur,
- Tout le jour dans le monastère
- J’échangeais ce dialogue austère :
Croisant ses mains sur sa poitrine.
- Ave, ma mère !
- Ave, ma sœur !
- La jardinière du couvent
- Qu’un jour je parvins à séduire,
- Me prête enfin ce vêtement
- Qui dehors pouvait me conduire !
- Hier, franchissant, non sans peur,
- La porte du vieux monastère,
- Grand merci, dis-je à la tourière
- Ave, ma mère !
- Ave, ma sœur !
Très-bien…
Puis j’ai acheté une vielle… J’ai chanté tout le long du chemin… et me voilà…
Votre histoire est très-intéressante, mais il faut que je vous quitte.
Pourquoi si vite ?
En deux mots voici ma situation… J’adore une jeune fille, et je viens solliciter du gouverneur de l’Artois une place d’où dépend mon mariage avec elle…
Alors, vous alliez chez ce gouverneur ?…
Oui…
Et vous êtes pressé ?…
Beaucoup
Que je ne vous retienne pas… allez, mon cher Hector…
Au revoir…
Au revoir… et bonne chance !…
Merci !…
Il sort par le fond.
Scène VII
Pauvre garçon, il parait qu’il est amoureux… Voyons… tachons de savoir où est ce brave aubergiste…
Ce doit être lui…
Tiens, une paysanne !… Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Faites excuse… c’est-y vous qu’êtes M. Biscotin ?
C’est moi-même…
Ben vrai ? Là, vrai de vrai ?…
Puisque je vous le dis…
Alors, permettez-moi de vous embrasser.
Elle lui sauté au cou et l’embrasse sur les deux joues.
Qui est-ce qui m’a bâti une pareille effrontée…
Chut ! Je suis madame Favart…
Madame Favart !… oh ! pardon !
Je vous remercie de ce que vous avez fait pour lui. Où est-il ?…
Votre mari… Là…
Il frappe par terre.
Dans ma cave…
Oh ! ce pauvre chat… ouvrez vite…
Volontiers… mais…
Quoi ?
C’est que je viens d’apercevoir de ce côté des soldats…
Eh bien, vous ferez le guet pendant que je descendrai…
J’obéis… (Il soulève la trappe.) Attendez, il faut le préparer tout doucement… (Appelant.) Favart !….
Qu’est-ce qu’il y a ?…
Votre femme est là…
Il va cacher la vielle, puis revient au fond et fait le guet.
Ma f… ah ! quel coup !…
Il disparaît dans la cave.
Ah ! mon Dieu !… (Courant à la trappe.) Charles !… Charles !…
Je voudrais bien… mais…
Dans mes bras… la situation le commande !…
Attends… m’y voici…
Elle se baisse vers lui.
Embrassons-nous… (Ils s’embrassent.) Ah ! quel sujet pathétique !… un homme à moitié encavé qui étreint son épouse habillée en fille des champs… il y a des larmes là-dedans !
Calme-toi !
Je ne peux pas… Voilà le seul moment un peu agréable que j’aie éprouvé depuis longtemps… mais comment as-tu fait pour t’échapper ?…
Je vais te raconter cela…
Attends… je vais monter…
Non… c’est moi qui vais descendre…
Toi, dans cette cave… dans cette usine à rhumatismes… Jamais…
Laisse-moi descendre, c’est plus prudent…
Fermez la trappe… voilà des soldats !
Il baisse la trappe.
Des soldats !…
Je les brave !
Voulez-vous bien disparaître !
Encore la cave !… C’est du guignon… et dire que ça bonifie le vin !…
Il disparaît.
Enfin !… (A lui-même.) Ils sont sur la piste… je m’en doutais… (A madame Favart.) Vous, madame, du sang-froid…
Soyez tranquille… j’en ai…
Prenez cette serviette… ce broc… Vous êtes Toinon… ma nouvelle servante…
Bien !… j’ai compris…
Scène VIII
- A l’auberge de Biscotin
- On boit, dit-on, d’excellent vin !
- Nous sommes rompus et pour cause,
- Il faut ici qu’on se repose,
- Reposons-nous, le verre en main,
- A l’auberge de Biscotin !
- On va vous servir à l’instant
- Asseyez-vous…
- Ah ! oui, vraiment…
- Car depuis le soleil levant
- Nous recherchons un garnement…
- C’est lui !…
- Sans doute !…
- Et mêmement,
- Que dans votre établissement,
- Nous allons délicatement
- Faire quelques fouilles…
- Comment ?
- BISCOTIN.
C’est la consigne…
- Bien, sergent…
A madame Favart.
- Que faire ?
- Attendez !…
Prenant un broc et s’avançant vers les militaires,
- Militaires,
- Voilà le vin, tendez vos verres !
- Tiens !… quel est ce jeune tendron ?
- Toinon, ma nouvelle servante !
- Eh ! oui, pardi !… c’est moi, Toinon !
- Crédié ! cett’Toinon est charmante…
A madame Favart.
- Tu me rappelles Margoton…
- Qui fut ancienn’ment mon amante
- Et qui vous savait des chansons…
Il boit.
Se levant.
- Mais nos recherches… Commençons…
- Des chansons !… la belle affaire !
- J’en sais d’plus fort’s que Margoton…
- Pas possible !…
- Jarnicoton !
- Je vas vous l’prouver, militaire !
- Ecoutez-moi c’refrain gaillard…
Bas à Biscotin.
- Haut. C’est une ronde de Favart…
- Ma mère aux vignes m’envoyit,
- Je n’sais comment ça s’fit
- En parlant elle m’avait dit.
- « Travaille ma fille,
- » Vendange, grappille !… »
- En chemin Colin m’abordit,
- Il prit ma main et la baisit,
- Je n’sais comment ça s’fit !
- Il prit ma main et la baisit,
- Je n’sais comment ça s’fit !
- Puis v’là-t-y pas qu’il s’enhardit,
- « Travaille ma fille,
- » Vendange, grappille »
- Mais ma vertu le repoussit,
- Si rudement qu’il en tombit !
- Je n’sais comment ça s’fit !
- Mais en tombant il m’entraînit,
- Je n’sais comment ça s’fit !
- Ni l’un, ni l’autr’ne se blessit…
- « Travaille ma fille,
- » Vendange, grappille ! »
- Stapendant le coup m’étourdit
- Si ben qu’ma fin il m’endormit…
- Je n’sais comment ça s’fit…
- Mais, crac ! v’là qu’on me réveillit…
- Je n’sais comment ça s’fit !
- C’était ma mère et le bailli…
- « Travaille ma fille,
- » Vendange, grappille ! »
- Colin était tout interdit…
- Huit jours après il m’épousit…
- Voilà comment ça s’fit !
- MADAME FAVART.
Bravo ! bravo ! bonne chanson !
- Que dites-vous de mon histoire ?
- C’est encor mieux que Margoton !
- Tendez vos verres… il faut boire !
Elle verse à boire.
- Buvons, buvons à pleins verres,
- Aimable et jeune beauté,
- En braves, galants militaires
- Nous allons boire à ta santé !
- Buvez, buvez, buvez encore !
- Buvez, buvez, buvez toujours !
- Ah ! palsanguienne ! je t’adore !
- Verse, déesse des amours !
Il tend son verre.
- Buvez encore !
- Buvez toujours !
- Buvons encore !
- Buvons toujours !
- Ils sont tous gris !
- Vive la vigne !…
- Mais n’oublions pas la consigne
- Et cherchons ce particulier !
- LE SERGENT.
Montez d’abord dans le grenier…
- Elle a raison dans le grenier
- Cherchons notre particulier.
- Là-haut sur les bottes de paille
- Ils vont s’endormir…
- C’est certain !
- Venez tous !…
- Gare à la muraille !
- Je vais vous montrer le chemin !
- Buvons, buvons à pleins verres,
- Etc.
- Buvez, buvez à pleins verres,
- Etc.
Les soldats chancelant et se cognant, sortent par la gauche conduits par Biscotin.
Scène IX
Ils sont partis ?
Alors, je sors… (Il sort de la cave.) Enfin !… nous pouvons causer de nos petites affaires… Nous voilà tranquilles…
Oh !… tranquilles… pas tant que ça…
Qu’est-ce qu’il y a encore ?…
Il y a que je les ai fait boire, qu’ils vont probablement s’endormir, mais qu’ils peuvent se réveiller d’un moment à l’autre.
Alors, que faire ?
Parbleu ! il faut fuir…
Fuir !… fuir !… dis-tu ?… (Changeant de ton.) Oui, c’est une assez bonne idée…
Il ne s’agit que de la mettre à exécution… pour cela il faut trouver un plan !
Un plan… ça me regarde… c’est un scénario à faire…
Cherchons !
Attends… Je tiens l’embryon… avant tout il faut que je me déguise…
Oui !
Très-bien, mais après ?… où irons-nous ?
Les choses simples sont les meilleures… tout droit devant nous…
Sans argent, sans papiers… alors, mon pauvre ami, nous n’irons pas bien loin…
J’en ai peur…
Tiens, laisse-moi faire… moi je trouverai quelque chose…
Voilà un collaborateur… c’est moi qui cherche et c’est elle qui trouve… je vas toujours m’habiller.
Il sort par la droite, premier plan.
Scène X
Oui, ce moyen, il faut que je le trouve, il le faut ! (Hector entre par le fond, l’air sombre, et descend la scène sans rien dire. — Courant à lui.) Ah ! Hector !… si vous saviez !… mon pauvre Favart, je l’ai revu…
Tant mieux, j’en suis heureux pour vous…
Il y aurait eu un moyen bien facile…
Lequel ?
Si j’avais obtenu cette place que je sollicite, j’aurais pu vous faire passer pour mes domestiques et vous emmener tous les deux avec moi à Douai.
C’est vrai !
Dans ma propre voiture !….
La voiture du lieutenant de police !
On ne serait pas venu vous chercher là.
Oh ! non !… Ah ! mon cher Hector… Alors, nous étions sauvés.
Oui, mais cette place, je ne l’aurai pas.
Qu’en savez-vous ?
Je viens de l’hôtel du gouverneur… on n’a même pas voulu me recevoir.
Il fallait insister.
C’est ce que j’ai fait… j’ai pris huissier à part, je lui ai glissé un louis dans la main en le priant de s’intéresser à moi… Alors il a cligné des yeux et m’a dit tout bas : — Envoyez votre femme… — Mais… — Envoyez votre femme et votre affaire est dans le sac !… Voilà tout ce que j’ai pu en tirer.
Oh ! oh ! je crois comprendre… Le marquis est un vieux Céladon…
En pâte tendre… il paraît qu’à cet égard sa réputation est des mieux établies… il aime à se faire solliciter par les femmes de ses inférieurs… avec lui pas d’avancement sans cela… il n’y a pas de services rendus qui puissent lutter avec un nez retroussé !… Ah ! si j’avais eu une femme sous la main…
En voilà une idée…
Vous avez raison… Ça n’a pas le sens commun, et je n’ai plus qu’une chose à faire…
Quoi donc ?
Je vais écrire à Suzanne que je ne peux pas l’épouser… parce que je ne suis pas marié.
Il sort par la droite, deuxième plan.
Scène XI
C’est pourtant vrai… S’il avait eu la place, mon pauvre Favart était sauvé… et moi aussi… Ce moyen tant cherché le voilà… et il nous échappe… Mais cette place, pourquoi ne l’obtiendrait-il pas, au fait ?… Que faut-il pour cela ?… qu’on le croie marié… qu’il ait une femme pendant une heure… Eh bien ! il en aura une !… et cette femme, ce sera moi… je vais aller trouver ce gouverneur… Je saurai si bien l’enjôler, l’amadouer, que je l’emporterai sur toutes ces provinciales… ou alors, c’est que je ne serai plus madame Favart !… Allons !… (Elle fait quelques pas et revient.) C’est risqué !… oh ! non !… non… Décidément c’est trop risqué… Eh bien ! quoi, après tout ?… puisque j’ai résisté au maréchal de Saxe, je saurai bien tenir à distance respectueuse ce vieux gouverneur… allons, allons… c’est dit… je n’hésite plus… (Elle va pour sortir et revient.) Oui… mais je ne peux pas me présenter à son hôtel dans ce costume… (Apercevant la pelisse et la mantille de Suzanne.) Ah ! cette pelisse, cette mantille… Je ne sais à qui elles sont… mais, ma foi tant pis !… à la guerre, tous les moyens sont bons… (Elle met la mantille et la pelisse.). Maintenant, allons jouer la comédie… et tâchons de bien jouer, car c’est à notre bénéfice !…
Elle sort au moment où Hector entra par la droite.
Scène XII
Voilà ma lettre… (Apercevant madame Favart qui sort par le fond.) Justement, c’est elle… (Remontant.) Suzanne !… Suzanne !… Eh bien ! elle ne répond pas, elle se sauve… Suzanne !…
Qui m’appelle ?…
Comment vous voilà de ce côté… lorsque je viens de vous voir partir par là… Vous êtes donc double ?…
Ah ! mon Dieu !… Est-ce que vous deviendriez fou ?…
Ça ne m’étonnerait pas. (Avec émotion lui tendant une lettre.) Tenez, Suzanne, lisez cette lettre que j’avais préparée pour vous et vous comprendrez tout…
Voyons…
Elle lit à l’avant-scène, côté gauche, Hector tombe sur une chaise près d’une table et reste la tête plongée dans ses mains.
Me voilà costumé… où est ma femme ?
Il remonte vers le fond.
Ainsi… cette place… plus d’espoir ?…
Aucun espoir… aucun !…
Tiens !… Mais, c’est Boispréau !…
- Adieu, Suzanne, je vous rends
- Votre promesse et vos serments ;
- Quant à moi, j’ai trouvé, ma chère,
- Un moyen pour me distraire !…
- O ciel ! que prétendez-vous faire ?
- Un petit tour dans la rivière !
- Halte-là ! monsieur, s’il vous plaît…
- Qu’est-ce ?…
- Favart !…
Vivement à Suzanne.
- FAVART.
C’est mon valet !
- Mettre fin à son existence,
- C’est simplement de la démence ;
- Ne faites pas ça, car après
- Vous en auriez bien des regrets !
- Il est, pour dénouer la chose,
- Un moyen beaucoup moins morose…
- Parlez…
- Quel est donc ce moyen ?
- Il est très-simple… écoutez bien :
- De quoi s’agit-il ?
- Mon esprit subtil
- Devine aisément
- Tout votre roman.
- S’aimer et s’unir
- Est votre désir ;
- Mais un dur papa
- N’entend pas cela !
- Pour forcer la main
- Du père inhumain,
- C’est facile, il faut
- S’enfuir au plus tôt ;
- Rien de plus charmant
- Qu’un enlèvement !
- De suite ça fait
- Un terrible effet !
- Le père ombrageux
- Vous poursuit tous deux ;
- Et sur vous enfin,
- Pose le grappin !
- Tout en sanglotant,
- Alors vous jetant
- Aux pieds du barbon
- Vous criez : Pardon !
- Soudain, à ce cri,
- Le tigre attendri
- Pardonne et bénit ;
- Puis il vous unit !
- Transport général
- Avec chœur final !
- Et sur ce tableau
- Baisse le rideau !
Allons, c’est entendu… partez !…
Un enlèvement… non, non, je refuse.
Moi aussi… je refuse.
Oui… et disons-nous adieu pour jamais !
Pour jamais…
Ma parole !… Ils me fendent le cœur !…
Scène XIII
- Pour la lieut’nance
- Il y a deux concurrents
- Qui s’sont mis sur les rangs ;
- Nous allons, je pense,
- Savoir quel est celui
- COTIGNAC. Qui l’emporte aujourd’hui !
Entrant, très en colère.
- J’enrage, je suis en fureur,
- Je viens de chez le gouverneur,
- Dans l’antichambre je demeure
- A me morfondre plus d’une heure,
- Pendant qu’il était — le fripon —
- Tête-à-tête avec un jupon !
- Alors, je crie et je proteste,
- L’huissier me répond d’un ton leste :
- Vous pouvez partir maintenant,
- Il a nommé son lieutenant !
- Ainsi
- L’affaire est terminée ?
- Et la place est donnée ?
- Dites-nous vite à qui ?
- A qui ?
- Eh mordieu ! je l’ignore !
- Je n’en sais rien encore !
Scène XIV
Monsieur de Boispréau…
Qu’y a-t-il ?
- Je viens vous dir’, monseigneur,
- Qu’un gard’du gouverneur
- M’a donné cett’grand’lettre
- HECTOR, parlé. En m’priant d’vous la remettre…
Une lettre… Voyons… (Il prend la lettre.) Lisons : « Mon cher monsieur de Boispréau, vu les talents hors ligne dont vous n’avez cessé de faire preuve… Vu les immenses services que vous avez rendus à l’Etat… Et vu, surtout, la haute et puissante recommandation d’une personne influente… Vous êtes nommé, par les présentes, au poste de lieutenant de police à Douai ! »
- Je suis nommé ! quel bonheur !
- Il est nommé ! quel bonheur !
- Peste soit du gouverneur !
- Il est nommé ! quel honneur !
- Mais comment se fait-il ?
- Quelque femme, je pense,
- Aura parlé pour vous…
- Vous, peut-être ?
- Silence !
- Enfin, nous allons être unis…
- Permettez…
- N’est-ce pas le prix
- Que vous-même m’avez promis ?
- TOUS.
C’est vrai, papa, tu l’as promis !
- Il l’a promis ! il l’a promis !
- O mon papa, je t’en supplie
- A deux genoux,
- Il faut que vite on nous marie,
- Ecoute-nous !
- Cette fois sera la première,
- Après j’attendrai mon p’tit père…
- Voyons, voyons, sois bien mignon,
- Ne dis pas non !
- Pour sa fille, il faut être bon !
- Ne dis pas non !
- Sois bien mignon,
- Ne dis pas non !
- Allons, papa, laisse-toi faire,
- Un bon mouv’ment.
- Ce mariage, c’est l’affaire
- D’un p’tit moment ;
- Tu m’as dit bien souvent : j’espère
- Qui un beau jour je serai grand-père !…
- Voyons, voyons, sois bien mignon…
- Ne dis pas non !
- Pour sa fille, il faut être bon !
- Ne dis pas non !
- Sois bien mignon,
- Ne dis pas non !
- Soit donc !… Va pour le mariage !
- Mais corbleu ! saprebleu ! j’enrage !
À ce moment, les soldats et le sergent redescendent du grenier et entrent par le fond.
- Les soldats ! Je suis pris…
- Non ! non !
- À Favart et à madame Favart. Je me souviens de ma promesse…
- Dépêchons-nous, car le temps presse…
- Allons, Benoît, allons, Toinon…
- Nous sommes à votre service,
- Monsieur le lieutenant de police.
Le lieutenant de police !
Il fait signe à ses hommes qui portent les armes.
- Et votre carrosse est tout prêt.
- Avec ma bonne et mon valet,
- Mettons-nous bien vite en voyage,
- A Douai, nous ferons notre mariage !
- En voyage !
- En voyage !
- Allons soudain
- Mettons-nous en voyage !
- Car de l’hymen
- Un voyage est l’image !
- On part gaîment,
- Mais un orage
- Survient grondant,
- Gar’le ménage !
- Clic, clac !
- Fouette, fouette, fouette, cocher !
- Il faut se dépêcher,
- Que la voiture vole
- Dans une course folle,
- Clic, clac !
- Fouette, fouette, cocher !
- Clic, clac !
- MADAME FAVART.
Fouette, fouette, cocher !
- Mais un cahot
- L’un vers l’autre vous jette,
- L’amour bientôt
- Apaise la tempête !
- Le ciel est pur,
- Plus un nuage,
- Et dans l’azur
- Fin du voyage !
- On s’enlace
- Doucement,
- On s’embrasse
- Tendrement ;
- Tout s’achève
- Dans l’ardeur
- D’un doux rêve
- De bonheur !
- Clic, clac !
- Fouette, fouette, fouette, cocher !
- Il faut se dépêcher,
- Que la voiture vole
- Dans une course folle !
- Clic, clac !
- Fouette, fouette, fouette, cocher !
- Clic, clac !
- Fouette, fouette, cocher !
Pendant cette dernière reprise de l’ensemble, Hector, tenant Suzanne par la main, se dirige vers le fond, suivi de Cotignac, puis de Favart et de madame Favart portant des paquets, un parapluie, une petite valise, etc. Le sergent et ses soldats font le salut militaire. — Tableau. — Le rideau baisse.