Madame Dorval (Th. Gautier, 1849)

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 271-277).






MADAME DORVAL


NÉE EN 1801. — MORTE EN 1849




Ce qui a tué madame Dorval, c’est sa trop vive sensibilité, c’est la passion, l’enthousiasme, l’âme trop prodiguée, l’huile brûlée vite dans une lampe ardente, l’indifférence, le dédain de certains grands théâtres, le silence qui se faisait autour d’un nom naguère retentissant, et surtout le regret d’un enfant perdu ; car, ainsi que le dit Victor Hugo, le grand poète :


Ces petits bras sont forts pour vous tirer en terre !


Nous connaissions à peine madame Dorval, et, cependant, il nous semble avoir perdu une amie intime : une part de notre âme et de notre jeunesse descend dans la tombe avec elle ; lorsqu’on a de longue main suivi une actrice à travers les transformations de sa vie de théâtre, qu’on a pleuré, aimé, souffert avec elle, sous les noms dont la fantaisie des poëtes la baptise, il s’établit entre elle et vous, — elle figure rayonnante, vous spectateur perdu dans l’ombre, — un magnétisme qu’il est difficile de ne pas croire réciproque.

Quand de cette bouche aimée s’envolent les pensées secrètes de votre cœur avec les vers du maître admiré que vous récitez en même temps qu’elle, il vous semble que c’est pour vous seul qu’elle parle ainsi, pour vous seul qu’elle trouve ces accents qui remuent toute une salle, pour vous seul qu’elle a choisi ce rôle, pour vous seul qu’elle a mis cette rose dans ses cheveux, ce velours noir à son bras ; réalisant le rêve des poëtes, elle devient pour le critique une espèce de maîtresse idéale, la seule peut-être qu’il puisse aimer. Les vers d’Alfred de Musset :


S’il est vrai que Schiller n’ait aimé qu’Amélie,
Gœthe que Marguerite et Rousseau que Julie,
Que la terre leur soit légère, — ils ont aimé !


s’appliquent tout aussi justement aux feuilletonistes qu’aux poëtes.

Adèle d’Hervey[1], Ketty Bell[2], Marion de Lorme[3], vous avez vécu pour nous d’une vie réelle ; vous ne fûtes point de vains fantômes fardés, séparés de nous par un cordon de feu ; nous avons cru à votre amour, à vos larmes, à vos désespoirs : jamais chagrins personnels ne nous ont serré le cœur et rougi la paupière autant que les vôtres ; et si nous avons survécu à votre mort de chaque soir, c’est l’espérance de vous revoir le lendemain plus tristes, plus plaintives, plus passionnées et plus charmantes qui nous a soutenu. Ah ! comme nous avons été jaloux d’Antony, de Chatterton et de Didier !

Un grand vide se fait dans l’âme lorsque les choses qui ont passionné votre jeunesse disparaissent les unes après les autres : où retrouver ces émotions, ces luttes, ces fureurs, ces emportements, ce dévouement sans bornes à l’art, cette puissance d’admiration, cette absence complète d’envie qui caractérisèrent cette belle époque, ce grand mouvement romantique qui, semblable à celui de la Renaissance, renouvela l’art de fond en comble, et fit éclore du même coup Lamartine, Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Musset, Sand, Balzac, Sainte-Beuve, Auguste Barbier, Delacroix, Louis Boulanger, Ary Scheffer, Devéria, Decamps, David (d’Angers), Barye, Hector Berlioz, Frédérick Lemaître et madame Dorval, disparue trop tôt de cette pléiade étincelante, dont elle n’était pas une des moins lumineuses étoiles !

Frédérick Lemaître, que nous venons de nommer, et madame Dorval formaient un couple théâtral parfaitement assorti. C’était la vraie femme de Frédérick, comme Frédérick était son vrai mari, — sur la scène, bien entendu. — Ces deux talents se complétaient l’un par l’autre et se grandissaient en se rapprochant. Frédérick était l’homme qu’il fallait pour faire pleurer cette femme ; mais aussi comme elle savait l’attendrir quand sa fureur était passée ! quels accents elle lui arrachait ! Qui ne les a pas vus ensemble, dans le Joueur par exemple, dans Peblo, ou le Jardinier de Valence, n’a rien vu ; il ne connaît ni tout Frederick, ni toute madame Dorval. Frédérick doit aujourd’hui se sentir bien veuf.

Ce bonheur d’avoir rencontré un talent pareil au sien, avec qui elle puisse engager une de ces belles luttes dramatiques qui soulèvent les salles, a manqué, jusqu’à présent, à mademoiselle Rachel.

Le talent de madame Dorval était tout passionné, non qu’elle négligeât l’art, mais l’art lui venait de l’inspiration ; elle ne calculait pas son jeu geste par geste, et ne dessinait, pas ses entrées et ses sorties avec de la craie sur le plancher : elle se mettait dans la situation du personnage, elle l’épousait complètement, elle devenait lui, et agissait comme il aurait agi : de la phrase la plus simple, d’une interjection, d’un oh ! d’un mon Dieu ! elle faisait jaillir des effets électriques, inattendus, que l’auteur n’avait pas même soupçonnés. Elle avait des cris d’une vérité poignante, des sanglots à briser la poitrine, des intonations si naturelles, des larmes si sincères, que le théâtre était oublié et qu’on ne pouvait croire à une douleur de convention.

Madame Dorval ne devait rien à la tradition. Son talent était essentiellement moderne, et c’est là sa plus grande qualité : elle a vécu dans son temps, avec les idées, les passions, les amours, les erreurs et les défauts de son temps ; dramatique et non tragique, elle a suivi la fortune des novateurs, et s’en est bien trouvée. Elle a été femme où d’autres se seraient contentées d’être actrices : jamais rien de si vivant, de si vrai, de si pareil aux spectatrices de la salle ne s’était montré au théâtre : il semblait qu’on regardât, non sur une scène, mais par un trou, dans une chambre fermée, une femme qui se serait crue seule.

Le Théâtre-Français doit avoir le remords de ne s’être pas attaché cette grande actrice, comme il aura plus tard le regret d’avoir laissé Frédérick, un acteur plus grand et plus vaste que Talma, s’abrutir à la Porte-Saint-Martin ou courir la province.

Nous avons au moins une consolation : ces éloges, fleurs funèbres que nous jetons sur la tombe de la grande actrice, nous n’avons pas attendu qu’elle y fût couchée, pour les lui offrir : elle a pu, vivante, jouir de cette admiration compréhensive et passionnée, de ces louanges enthousiastes, ambroisie plus douce aux lèvres des artistes que le vin de la richesse dans des coupes d’or ciselées. Nous ne sommes pas de ces panégyristes posthumes qui n’exaltent que les défunts, et vous reconnaissent toutes les qualités possibles dès que vous êtes cloué dans la bière. Pourquoi ne pas être tout de suite, pour les contemporains de génie ou de talent, de l’avis de la postérité ? pourquoi ces effusions lyriques adressées à des ombres ?

Le plus lointain souvenir que nous ayons sur madame Dorval, c’est la première représentation de Marion de Lorme. Le drame venait de la prendre au mélodrame ; la poésie au patois du boulevard. Aussi comme elle était heureuse et liùre ot rayonnante ! comme elle semblait à son aise dans cette grande passion et dans ce grand style ! comme elle planait d’une aile facile, soutenue par le souffle puissant du jeune maître ! Nous la voyons encore avec ces longues touffes de cheveux blonds mêlés de perles, sa robe de satin blanc, et se faisant défaire par dame Rose.

Le dernier rôle où nous l’ayons vue, c’est Marie-Jeanne, une autre Marie, car ce nom qui était le sien lui sied à merveille. Ce n’était plus la brillante courtisane attendrie et purifiée par l’amour, c’était la pauvre femme du peuple, la mère de douleurs du faubourg, ayant dans le cœur les sept pointes d’épée, comme la Marie au Golgotha.

Ce n’était plus la haute poésie dramatique, mais c’était du moins la vérité simple et touchante qu’il fallait à son talent naturel, qu’elle avait un peu compromis dans des tentatives tragiques, dans la Lucrèce de Ponsard, par exemple ; car elle aussi, la pauvre femme, ignorante dans toutes ces discussions, et qui ne savait que son cœur, avait eu un ipstant de doute et de faiblesse. Elle s’était laissée aller à l’école du bon sens et avait voulu débiter des songes comme une tragédienne du Théâtre-Français. Heureusement, elle n’a fait qu’un pas dans cette voie fatale. Elle avait reconnu à temps qu’il ne faut pas sortir de son sillon, et que les idées et les passions de la jeunesse doivent se continuer dans la maturité du talent, non pas châtiées et refroidies, mais éperonnées et poussées avec plus de fougue et de fureur encore : tels ces génies qui vieillissent en devenant plus sauvages, plus ardents, plus altiers, plus féroces, exagérant toujours leur propre caractère, comme Rembrandt, comme Michel-Ange, comme Beethowen.

(La Presse, 1er juin 1849.)

  1. Note wikisource : Adèle d’Hervey est un personnage d’Antony, drame en cinq actes d’Alexandre Dumascréé le 3 mai 1831 à Paris.
  2. Note wikisource : Kitty Bell est un personnage de Chatterton, pièce d’Alfred de Vigny que Marie Dorval créa le 12 février 1835 au Théâtre-français.
  3. Note wikisource : Marion Delorme est un drame de Victor Hugo créé le 11 août 1831 à Paris.