Calmann Lévy (p. 230-238).
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XLVI


13 septembre.

Yves est libre ce soir trois heures plus tôt que moi, — ce qui arrive de temps en temps, d’après la façon dont notre service de quarts est organisé. Ces jours-là, il descend à terre le premier et s’en va m’attendre à Diou-djen-dji.

Avec une longue-vue, je l’observe du bord, grimpant dans les sentiers verts de la montagne : il marche d’un pas très alerte, courant presque ; comme il paraît pressé d’aller retrouver cette petite Chrysanthème !

Vers neuf heures, quand j’arrive, je le vois assis par terre, au milieu de mon appartement, le torse nu (ce qui est ici une tenue d’intérieur suffisamment correcte, j’en conviens). Et, autour de lui, Chrysanthème, Oyouki, mademoiselle Dédé la servante, s’empressant à lui essuyer le dos — avec des petites serviettes bleues peinturlurées de cigognes et de sujets drolatiques…

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour avoir si chaud, pour s’être mis dans un état pareil ?

Il me raconte que, près de chez nous, — un peu plus haut dans la montagne, — il a découvert un tir au sabre et qu’il y a livré assaut jusqu’à nuit close — contre des Japonais qui tiraient à deux mains, en bondissant comme des chats, suivant l’usage de leur pays. Avec son escrime française, il les a battus à plate couture. Alors on lui a fait de grands saluts, de grands honneurs, — et apporté une quantité de bonnes petites choses très froides à boire. Tout cela réuni l’a fait transpirer beaucoup…

— Ah ! très bien. Mais je ne m’expliquais pas…

Il est ravi de sa soirée ; il ira tous les jours s’amuser à les battre ; il pense même faire des élèves.

Une fois l’asséchement de son dos terminé, les voilà tous ensemble, les trois mousmés et lui, jouant au « pigeon vole » nippon. — En vérité, je ne pouvais rien souhaiter de plus innocent, de mieux sous tous les rapports.


Charles N*** et madame Jonquille, sa femme, nous arrivent inopinément vers dix heures. (Ils s’égaraient dans nos parages, sous les bosquets noirs, et sont montés, voyant de la lumière chez nous.)

Leur intention est d’aller finir leur soirée à la maison de thé des Crapauds, et ils veulent nous entraîner avec eux pour prendre des sorbets là-bas. — C’est au moins à une heure d’ici, cette maison de thé, de l’autre côté de la ville, à mi-montagne, dans les jardins de la grande pagode d’Osueva ; mais ils tiennent à leur idée quand même, prétendant que, par cette nuit pure et ce clair de lune, on doit avoir, de la terrasse du temple, une vue très jolie.

— Très jolie, je ne dis pas ; mais nous allions nous coucher, nous… Enfin, soit, partons, suivons-les.

Nous louons cinq djins et cinq chars, en bas, dans la grand’rue, devant chez madame Très-Propre, qui nous choisit, pour cette expédition tardive, des lanternes énormes et toutes rondes, de gros ballons rouges ornés de méduses, d’algues, et de requins verts.

Il est près de onze heures quand nous nous mettons en route. Dans les quartiers du centre, les bons Nippons ferment déjà leurs petites échoppes, éteignent leurs lampes, tirent leurs panneaux de bois, poussent leurs châssis de papier.

Et plus loin, dans les antiques rues de la banlieue, tout est clos depuis longtemps ; nos chars roulent dans la nuit très noire. Nous crions à nos djins : Ayakou ! ayakou ! (Vite ! vite !) et ils courent à toutes jambes, en poussant de petits hurlements, comme des bêtes joyeuses, emballées par gaîté. Dans l’obscurité, nous allons un train de tempête, à la file indienne tous les cinq, cahotés furieusement sur les vieilles dalles disjointes, que nos ballons rouges éclairent mal en s’agitant toujours à l’extrémité de leurs tiges en bambou. De temps à autre, quelques Nippons, coiffés de nuit en mouchoir bleu, ouvrent une fenêtre pour regarder quels sont ces écervelés qui se promènent si vite et si tard, en faisant tout ce bruit. Ou bien, une lueur, que nous jetons en passant, nous montre le rire atroce d’une des grosses bêtes en pierre assises aux portes des pagodes…


Enfin nous arrivons au pied de ce temple d’Osueva et, laissant nos djins avec nos petits chars, nous commençons à monter les escaliers de géants, complètement déserts cette nuit.

Chrysanthème, qui fait toujours un peu la petite fille fatiguée, l’enfant gâtée et triste, monte avec lenteur, entre Yves et moi, s’appuyant sur nos bras.

Jonquille, au contraire, grimpe en sautillant comme un oiseau et compte pour s’amuser les marches interminables :

Hitôts’! Ftâts’! Mits’! Yöts ! (un ! deux ! trois ! quatre !) dit-elle en s’élevant par une série de petits bonds légers.

Itsôûts ! Moûts ! Nanâts’! Yâts’! Kokonôts’! (cinq ! six ! sept ! huit ! neuf !…)

Et elle appuie bien fort sur les accents circonflexes, comme pour rendre ces nombres encore plus drôles.

Sur son beau chignon noir brille un petit plumet d’argent ; sa silhouette est fine, gracieuse et d’une extrême étrangeté ; dans la nuit où nous sommes, on ne voit pas que sa figure est presque laide et sans yeux.

Vraiment, on dirait des petites fées. Chrysanthème et Jonquille, ce soir ; les moindres Japonaises, à certains moments, prennent de ces airs-là, à force de bizarrerie élégante et d’ingénieux arrangement.

L’escalier de granit, vide, immense, uniformément gris sous le ciel nocturne, paraît fuir en hauteur devant nous, — et en profondeur par derrière, quand on se retourne, — en profondeur, en dégringolade vertigineuse. Sur les degrés de cette pente s’allongent, s’allongent démesurées, les ombres noires des portiques religieux par lesquels il nous faut passer ; et ces ombres, qui semblent se casser au ressaut de chaque marche, ont sur toute leur étendue des plissures régulières d’éventail. Les portiques se dressent isolément, s’étagent les uns au-dessus des autres ; — leurs formes étonnantes sont à la fois d’une simplicité extrême et d’une recherche rare ; ils se dessinent avec une netteté dure et, cependant, ils ont ce vague de vision que prennent les objets très grands à la lueur lunaire. Leurs architraves courbes se relèvent, aux extrémités, en deux cornes inquiétantes, tendues vers la voûte lointaine et bleuâtre où scintillent les étoiles ; ils ont l’air de vouloir communiquer aux dieux, par ces pointes, les choses que leur base profonde entend dans la terre d’alentour remplie de sépulcres et de morts.

Nous sommes un tout petit groupe, nous, perdu maintenant au milieu de cette montée colossale ; nous cheminons, éclairés moitié par la lune pâle qui est en haut, moitié par les lanternes rouges qui sont dans nos mains et qui se balancent toujours au bout de leurs longues tiges.

Il se fait un grand silence dans ces abords du temple ; même les bruits d’insectes se taisent à mesure que nous nous élevons. Une sorte de recueillement, de demi-crainte religieuse nous gagne peu à peu, en même temps qu’une plus grande fraîcheur se répand dans l’air et nous saisit.

En haut, dans la cour sacrée, où résident le cheval de jade et les tourelles de porcelaine, nous nous sentons intimidés en entrant. Il y fait plus sombre, à cause des murs. Et notre arrivée semble déranger je ne sais quel conciliabule mystique tenu entre les Esprits de l’air et les symboles visibles qui sont là, chimères et monstres, éclairés aux reflets bleus de la lune.

Nous tournons à gauche, et nous pénétrons dans les jardins en terrasse, pour nous rendre à cette maison de thé des Crapauds qui est notre but cette nuit : nous la trouvons fermée, — je m’y attendais, — fermée et noire, à une heure pareille !… À la porte, nous tambourinons tous ensemble ; nous appelons par leurs noms, avec les intonations les plus câlines, toutes les mousmés de service que nous connaissons bien, mesdemoiselles Transparente, Étoile, Rosée-matinale et Marguerite-reine. — Personne. — Adieu les sorbets aux parfums et les haricots à la grêle !…

Devant la maisonnette du tir à l’arc, nos mousmés font un saut de côté, très effrayées, annonçant qu’il y a un cadavre par terre. — En effet, quelqu’un est là étendu. Nous examinons timidement la situation à la lueur de nos ballons rouges — tenus à toute longueur de tige par peur de ce mort : c’est simplement le vieux gardien du tir, celui qui, le jour du 14 juillet, choisissait de si belles flèches pour Chrysanthème, et il dort, ce bonhomme, le chignon un peu défait, mais d’un bon sommeil qu’il serait cruel de troubler.

Allons au bord de la terrasse, contempler la rade sous nos pieds, et puis nous rentrerons chez nous.

La rade, cette nuit, est une grande déchirure, sombre et sinistre, où les rayons de la lune ne descendent pas ; une crevasse béante, qui semble ouverte jusqu’aux entrailles de la terre et au fond de laquelle brillent, tout petits, comme une réunion de vers-luisants dans une fosse, les feux des navires.