Calmann Lévy (p. 177-181).
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XXXV


Le jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère, est un des sites les plus mélancoliques, sans contredit, qu’il m’ait été donné de rencontrer dans mes courses par le monde.

Oh ! les heures lentes, les heures énervantes et grises, passées à dire des choses fades, confuses, en mangeant, dans de tout petits pots, des confitures poivrées, sous la véranda qui reçoit de ce jardinet une lumière affaiblie ! En pleine ville, encaissé entre des murs, ce parc de quatre mètres carrés, avec des petits lacs, des petites montagnes, des petits rochers ; et une teinte de vétusté verdâtre, une moisissure barbue recouvrant tout cela qui jamais n’a vu le soleil.

Cependant un incontestable sentiment de la nature a présidé à cette réduction microscopique d’un site sauvage. Les rochers sont bien posés. Les cèdres nains, pas plus hauts que des choux, étendent sur les vallées leurs branches noueuses avec des attitudes de géants fatigués par les siècles, — et leur air grand arbre déroute la vue, fausse la perspective. Du fond sombre de l’appartement, quand on aperçoit, dans un certain recul, ce paysage relativement éclairé, on en vient presque à se demander s’il est factice ou si, plutôt, on n’est pas soi-même le jouet de quelque illusion maladive, si ce n’est pas de la vraie campagne aperçue avec des yeux dérangés, plus au point, — ou bien regardée par le mauvais bout d’une lorgnette.

Pour qui a quelques notions de japonerie, l’intérieur de ma belle-mère révèle à lui seul une personne raffinée : nudité complète ; à peine deux ou trois petits paravents posés çà et là, — une théière, un vase où trempent des lotus ; rien de plus. Des boiseries sans aucune peinture ni vernis, mais ajourées avec une capricieuse mignardise, très finement menuisées, et dont on entretient la blancheur de sapin neuf par de fréquents lavages au savon. Les piliers de bois qui soutiennent la charpente sont variés avec la plus spirituelle fantaisie : les uns ont des formes géométriques d’une précision parfaite ; les autres se tordent artificiellement comme de vieux troncs d’arbres enlacés de lianes. Il y a partout des petites cachettes, des petites niches, des petits placards, dissimulés de la manière la plus ingénieuse et la plus inattendue sous l’uniformité immaculée des panneaux de papier blanc.

Je souris en moi-même au souvenir de certains salons dits japonais encombrés de bibelots et tendus de grossières broderies d’or sur satin d’exportation, que j’ai vus chez les belles Parisiennes. Je leur conseille, à ces personnes, de venir regarder comment sont ici les maisons des gens de goût, — de venir visiter les solitudes blanches des palais de Yeddo. — En France, on a des objets d’art pour en jouir ; ici, pour les enfermer, bien étiquetés, dans une sorte d’appartement mystérieux, souterrain, grillé en fer, qu’on appelle godoun. En de rares occasions seulement, pour faire honneur à quelque visiteur de distinction, on ouvre ce lieu impénétrable. — Une propreté minutieuse, excessive ; des nattes blanches, du bois blanc ; une simplicité apparente extrême dans l’ensemble, et une incroyable préciosité dans les détails infiniment petits : telle est la manière japonaise de comprendre le luxe intérieur.

Ma belle-mère me paraît vraiment une femme fort bien. N’étaient les sentiments spleeniques insurmontables que son jardinet m’inspire, je la visiterais souvent. Rien de commun avec les mamans de Jonquille, de Campanule, de Touki ; infiniment mieux que tout cela ; et puis, des restes de charmes ; d’assez belles allures. — Son passé m’intrigue et cependant, vu ma qualité de gendre, la bienséance m’empêche de pousser trop loin mes questions.

D’aucuns prétendent que c’est une ancienne guécha jadis renommée à Yeddo, puis déchue de la faveur du public élégant, pour avoir eu l’étourderie de devenir mère. Cela expliquerait bien le talent de sa fille sur la guitare : elle lui aurait inculqué elle-même le doigté et la manière du Conservatoire.


Depuis Chrysanthème (l’aînée et la première cause de cette déchéance), ma belle-mère, nature expansive bien que distinguée, est retombée sept fois encore dans la même erreur : deux petites belle-sœurs cadettes, mademoiselle La Neige[1] et mademoiselle La Lune[2] ; cinq petits beaux-frères puînés, Cerisier, Pigeon, Liseron, Or et Bambou.

Quatre ans, ce petit Bambou ; un bébé jaune, tout rond avec de beaux yeux brillants ; câlin et joyeux, endormi tout de suite dès qu’il a fini de rire. De toute ma famille nipponne, c’est ce Bambou que j’aime le plus…


  1. En japonais : Oyouki-San (comme la fille de madame Prune).
  2. En japonais : Tsouki-San.