Calmann Lévy (p. 117-120).
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XXV


Je continue, malgré la distance plus grande, d’aller chaque jour à Diou-djen-dji. La nuit tombée, quand les quatre ménages amis du mien sont venus nous rejoindre, Yves aussi, et l’ami d’une surprenante hauteur, nous redescendons en bande vers la ville, dégringolant aux lanternes par les escaliers et les rampes du vieux faubourg.

Toujours pareille, cette promenade nocturne, avec des amusements semblables : mêmes stations devant les étalages baroques, mêmes boissons sucrées servies dans les mêmes jardinets. Mais notre bande est souvent très augmentée ; d’abord, nous emmenons Oyouki, que ses parents nous confient ; puis deux cousines de ma femme qui sont fort mignonnes, et enfin des amies, des petites invitées de dix ou douze ans quelquefois, fillettes de notre quartier envers lesquelles nos mousmés ont désiré se montrer polies.

Oh ! l’étonnante petite compagnie que nous traînons à notre suite, dans les maisons de thé, le soir ! Les impayables minois, les piquets de fleurs drôlement plantés sur des têtes enfantines et comiques ! — On dirait d’un vrai pensionnat de mousmés en récréation de nuit sous notre surveillance.


Yves nous raccompagne lorsqu’il s’agit ensuite de remonter chez nous, — Chrysanthème poussant de gros soupirs d’enfant fatigué, s’arrêtant à chaque marche, s’appuyant à nos bras.

Quand nous sommes en haut, il nous dit adieu, touche la main de Chrysanthème, puis redescend encore une fois, par le versant qui mène aux quais, aux navires, et traverse la rade dans un sampan pour regagner la Triomphante.

Nous, à l’aide d’une sorte d’anneau à secret, nous ouvrons la porte de notre jardin, où les pots de fleurs de madame Prune, alignés dans l’obscurité, répandent leur bonne odeur suave du soir. Nous traversons ce jardin, au clair de lune ou des étoiles, et nous montons chez nous.

S’il est très tard, — ce qui arrive quelquefois, — nous trouvons en rentrant tous nos panneaux de bois tirés et fermés par les soins de M. Sucre (précaution contre les voleurs), notre appartement clos comme une vraie chambre européenne.

Il y a, dans cette maison ainsi calfeutrée, une étrange odeur mêlée à celle du musc et des lotus ; une intime odeur de Japon, de race jaune, qui est montée du sol ou qui est sortie des boiseries antiques ; — presque une fétidité de fauve. Le tendelet de gaze bleu-nuit, disposé pour notre coucher, descend du plafond avec un air de vélum mystérieux. Le Bouddha doré sourit toujours devant ses veilleuses qui brûlent ; quelque phalène habituée du logis, qui dormait dans le jour collée à notre plafond, tournoie maintenant sous le nez du dieu, autour des deux petites flammes grêles. Et sur le mur, plaquée, les pattes en étoile, sommeille quelque grosse araignée des jardins, — qu’il ne faut pas tuer parce que c’est le soir. — « Hou ! »

fait Chrysanthème, indignée, en me la désignant du bout de son doigt. — Vite, l’éventail consacré aux bêtes, pour la chasser dehors…

Autour de nous règne un silence qui serre presque le cœur, après tous ces tapages joyeux de la ville et tous ces rires de mousmés qui viennent de finir ; — un silence de campagne, un silence de village endormi.