Calmann Lévy (p. 81-88).
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XII


18 juillet

Ils sont quatre à présent, quatre officiers de mon bord, mariés comme moi et habitant, un peu moins haut, dans le même faubourg. C’est même une aventure très commune. Cela s’est fait sans dangers, sans difficultés, sans mystères, par l’entremise du même Kangourou.

Et naturellement nous recevons toutes ces dames.

D’abord, il y a madame Campanule, notre voisine qui rit toujours, mariée au petit Charles N***. Puis madame Jonquille, qui rit encore plus que Campanule et ressemble à un jeune oiseau ; la plus mignonne de la bande, celle-ci, mariée à X***, un blond septentrional qui l’adore : c’est le couple amoureux et inséparable ; les seuls qui vont pleurer peut-être quand l’heure du départ viendra. Puis encore Sikou-San, avec le docteur Y***. Et enfin l’aspirant Z** avec la petite, la minuscule madame Touki-San ; haute comme une demi-botte, celle-ci ; treize ans au plus, et déjà femme, importante, pétulante, commère. Dans mon enfance, on me menait quelquefois au théâtre des Animaux savants ; il y avait là une certaine madame de Pompadour, un grand premier rôle, qui était une guenon empanachée et que je vois encore. Cette Touki-San me la rappelle.

Le soir, tout ce monde vient généralement nous chercher, pour une grande promenade aux lanternes qui se fait maintenant en cortège. Ma femme, à moi, plus sérieuse, plus triste, plus distinguée peut-être, appartenant, je crois, à une classe un peu meilleure, s’essaie à jouer à la maîtresse de maison quand ces amis arrivent. Et c’est comique de voir entrer tous ces couples mal assortis, unis pour un jour ; les dames avec leurs révérences articulées, tombant à quatre pattes, en trois temps, devant Chrysanthème, la reine de céans.

On se met en route quand la bande est au complet ; on s’en va, bras dessus bras dessous, à la queue leu leu, portant toujours, au bout de bâtonnets en bambou, des petites lanternes blanches ou rouges ; — et c’est gentil, paraît-il…

Il faut descendre par cette espèce de rue, ou plutôt de chemin en dégringolade de chèvre, qui mène dans le vieux Nagasaki japonais, — avec la perspective, hélas ! qu’il faudra remonter tout cela cette nuit ; remonter toutes les marches, toutes les pentes où l’on glisse, toutes les pierres où l’on trébuche, avant de rentrer chez soi, de se coucher et de dormir. — On descend dans l’obscurité, sous des branches, sous des feuillages, entre des jardins noirs, entre de vieilles maisonnettes jetant peu de lumière sur la route ; les lanternes ne sont pas de trop, quand la lune est absente ou voilée.

Enfin on arrive en bas, et là brusquement, sans transition, on débouche en plein Nagasaki, dans une rue longue et illuminée, encombrée de monde, où passent à toutes jambes des djins qui crient, où brillent et tremblent au vent des milliers de lanternes en papier. C’est le bruit et le mouvement, tout à coup ; après la paix de notre faubourg silencieux.

Ici, pour le décorum, il faut se séparer de nos femmes. Elles se prennent par la main toutes les cinq, comme des petites filles à la promenade. Et nous suivons par derrière, avec des airs détachés. Ainsi vues de dos, elles sont très mignonnes, les poupées, avec leurs chignons si bien faits, leurs épingles d’écaille si coquettement mises. Elles traînent, en faisant un vilain bruit de sabots, leurs hautes chaussures de bois, et s’efforcent de marcher les bouts de pied tournés en dedans, ce qui est une chose de mode et d’élégance. À toute minute on entend leurs éclats de rire.

Oui, vues de dos, elles sont mignonnes ; elles ont, comme toutes les Japonaises, des petites nuques délicieuses. Et surtout elles sont drôles, ainsi rangées en bataillon. En parlant d’elles, nous disons : « Nos petits chiens savants », et le fait est qu’il y a beaucoup de cela dans leur manière.

Il est pareil d’un bout à l’autre, ce grand Nagasaki où brûlent tant de quinquets à pétrole, où papillotent tant de lanternes de couleur, où passent tant de djins dératés. Toujours les mêmes rues étroites, bordées des mêmes maisonnettes basses, en papier et en bois. Toujours les mêmes boutiques, sans le moindre vitrage, ouvertes au vent ; aussi simples, aussi élémentaires quelle que soit la chose qui s’y fabrique ou s’y brocante, qu’il s’agisse d’étaler de fines laques d’or, des potiches merveilleuses, ou bien des vieilles marmites, des poissons secs, des guenilles. Et tous les vendeurs, assis par terre, au milieu de leurs bibelots précieux ou grossiers, jambes nues jusqu’à la ceinture, montrant à peu près ce que l’on cache chez nous, mais se couvrant le torse, pudiquement. Et toute sorte de petits métiers impayables exercés à la vue du public, à l’aide de procédés primitifs, par des artisans à l’air bonhomme.

Oh ! les étalages étranges dans ces rues et les fantaisies surprenantes dans ces bazars !

Jamais de chevaux, par la ville, jamais de voitures ; rien que des gens à pied, ou des gens traînés dans les petits chars comiques des hommes-coureurs. Quelques Européens par-ci par-là, échappés des bateaux de la rade ; — quelques Japonais (encore peu nombreux heureusement) s’essayant à porter jaquette ; d’autres, se contentant d’ajouter à la robe nationale un chapeau melon d’où s’échappent les longues mèches de leurs cheveux plats. Partout de l’empressement, des affaires, des marchandages, des bibelots, — des rires…

Dans les bazars, nos mousmés font chaque soir beaucoup d’achats ; comme aux enfants gâtés, tout leur fait envie, les jouets, les épingles, les ceintures, les fleurs. — Et puis, l’une à l’autre, elles se présentent des cadeaux, gentiment, avec des sourires de petites filles. Campanule, par exemple, choisit pour Chrysanthème une lanterne ingénieusement imaginée, dans laquelle des ombres chinoises, mises en mouvement par un mécanisme invisible, dansent une ronde perpétuelle autour de la flamme. Chrysanthème, en échange, donne à Campanule un éventail magique dont les peintures représentent à volonté des papillons voltigeant sur des fleurs de cerisier, ou des monstres d’outre-tombe se poursuivant parmi des nuages noirs. Touki offre à Sikou un masque en carton représentant la figure bouffie de Daï-Cok, dieu de la richesse ; Sikou riposte par une longue trompette de cristal, au moyen de laquelle on arrive à produire une sorte de gloussement de dindon, tout à fait extraordinaire. Toujours du bizarre à outrance, du saugrenu macabre ; partout des choses à surprise qui semblent être les conceptions incompréhensibles de cervelles tournées à l’envers des nôtres…

Dans les maisons de thé en renom, où nous finissons nos soirées, les petites servantes à présent nous saluent à l’arrivée avec un air de connaissance respectueuse, comme une des bandes menant à Nagasaki la grande vie. Là, ce sont des causeries à bâtons rompus dont le sens souvent échappe, des quiproquos sans fin à mots étranges — dans des jardinets éclairés aux lanternes, auprès de bassins à poissons rouges où il y a des petits ponts, des petits îlots et des petites tours en ruine. On nous sert du thé, des bonbons blancs ou roses au poivre, dont le goût ne rappelle rien de connu, des boissons étranges à la neige et à la glace, ayant goût de parfums ou de fleurs.


Pour raconter fidèlement ces soirées-là, il faudrait un langage plus maniéré que le nôtre ; il faudrait aussi un signe graphique inventé exprès, que l’on mettrait au hasard parmi les mots, et qui indiquerait au lecteur le moment de pousser un éclat de rire, — un peu forcé, mais cependant frais et gracieux…

Et, la soirée finie, il s’agit de s’en retourner là-haut…

Oh ! cette rue, ce chemin, qu’il faut remonter chaque nuit, sous le ciel étoile ou lourd d’orage, en traînant par la main sa mousmé qui s’endort, pour aller regagner, à mi-montagne, sa maison juchée et son lit de nattes…