Madame Bovary/Notes/Publication de Madame Bovary dans la Revue de Paris
PUBLICATION DE MADAME BOVARY
DANS LA REVUE DE PARIS.
Madame Bovary fut considérée par la Revue de Paris comme une œuvre de valeur, mais « enfouie sous un tas de choses inutiles ». Maxime Du Camp, sur les conseils de Laurent Pichat, directeur, écrivit à Flaubert l’étrange lettre que voici pour le préparer à leur combinaison en vue de la publication du roman dans la Revue.
« Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que de le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile : on n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je n’ai en vue que ton seul intérêt.
« Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.
Flaubert écrivit au dos de cette lettre : gigantesque ! et resta inflexible, mais quand parut le numéro du 1er décembre, précédé de cette note : La Direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris. Nous en donnons acte à l’auteur. — M. D. Flaubert ne put retenir son indignation et ne pardonna pas à son ami Du Camp d’avoir été le témoin ou de s’être fait l’ouvrier d’une telle besogne. Le but de ces coupures était évidemment de ménager les susceptibilités des lecteurs de la Revue, qui se récriaient contre certains passages du roman, considérés ailleurs comme un attentat aux mœurs et au sentiment religieux, et d’éviter à celle-ci des poursuites judiciaires possibles. Mais ceci importait peu à Flaubert. Il voulut interrompre la publication de son roman, plaider. On discuta fort et longuement ; les meilleurs arguments se brisaient contre une volonté indomptable, une fierté froissée. D’autre part, la Revue de Paris ne pouvait sans se porter de grands préjudices, interrompre la publication du roman et cependant elle voulait à tout prix ne pas donner prise aux poursuites dont on la menaçait. On transigea enfin et l’on admit l’insertion de la note suivante que rédigea Flaubert et qui parut dans le numéro du 15 décembre 1856 : « Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre 1856. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. — G. Flaubert. »
Madame Bovary parut donc sous cette forme, au milieu de ces incidents, du 1er octobre au 15 décembre 1856.