J. Ferenczi et fils (p. 87-123).

IV

Ce fut un grand événement l’arrivée de Tranet dans la cour du mûrier. Il leur tomba sur les épaules avec ses allures de coup de vent et le plus joyeusement du monde.

— C’est gentil, ça, de m’appeler quand je ne savais pas si je mangerais encore à la fin de la semaine. Oh ! c’est gentil !

Il leur offrait ses larges mains d’ancien tonnelier et il pleurnichait un peu. Louis le dévisageait tout ébahi. Mme Bartau tremblait de rage. Est-ce qu’il allait transformer leur maison respectable en une auberge pour les faillis ?… Ah ! par exemple !…

― Mais, murmura le jeune Bartau, rougissant, nous ne vous avons pas écrit, monsieur, c’est Louise qui…

— Pardieu ! c’est elle qui a lancé la chose, je le devine. Elle est si bonne créature, l’enfant, et si prompte à la détente !… Une fille dont je suis fier, maman Bartau ; belle-maman ! Eh ! Eh ! le drôle de bonnet que vous avez juché sur votre frimousse, maman Bartau ! Mâtin ! on se met bien en province ! Et vous, mon gaillard, vous prenez du corps ! Quel râble… ça nous annonce des tripotées de petits Bartau quand la lune de miel sera loin. Eh ! Eh ! je suis bête, hein ! je me fiche à pleurer comme un oison.

En effet, il pleurait, tapant tantôt sur le dos de Caroline, tantôt sur le ventre de Louis.

La maison Bartau venait de recevoir des planches à échantillons de la scierie mécanique, et la mère et le fils, aidés d’un ouvrier, mesuraient ce bois vert pour l’emmagasiner ensuite dans leurs greniers d’attente. Caroline feuilletait un registre, près du mûrier, accroupie, très grave, de l’air d’une poule qui pond de l’or. Louis, en bras de chemise, car il faisait chaud, remuait les bouts de volige, suivi du contremaître.

Lorsque le fiacre était entré sous la voûte, ils s’étaient tous frottés les paupières. Non, ils rêvaient ! Le père Tranet avec des caisses, des paquets, des couvertures de voyage !

Soixante-cinq, à huit francs le mètre carré… disait Caroline, puis elle leva les poings… Mais c’est ce failli de Tranet !…

Louis se retourna, lâchant sa planche :

— Elle est trop forte ! Lui, chez nous, pourquoi cela ?

Et ils s’étaient rappelé la fameuse dépêche envoyée par Louise.

Le cocher regardait les bourgeois, hochant le front. Certes, ce voyageur allait être bien reçu !

Tranet s’essuyait les joues. Il portait un pardessus d’hiver sur un pantalon de coutil blanc, un chapeau haut de forme râpé, une cravate rouge, flottante, des escarpins genre Biarritz, moitié peau jaune et moitié fleurs brodées en laines de nuances vives. La face, épanouie par l’attendrissement, était aussi rouge que sa cravate, et ses cheveux, ébouriffés, longs comme des cheveux de jeune premier 1830, l’auréolaient de leurs mèches grises… un type de martyr en petite tournée artistique. Ce n’était pas un comédien, mais il avait péroré à Belleville, ce brave papa Tranet.

L’indignation de Caroline se manifesta par un roulement de prunelles furibond.

— Eh bien, quoi ? demanda Tranet, faut éviter les émotions à la petite ? Parfait ! il y a donc une anguille sous roche ?… Tant mieux, j’aime les baptêmes presque autant que les noces, moi ; j’arrive à propos. Voyons, le petit, venez embrasser votre animal de beau-père. Que diable) Tu as la mine d’un jobard. Et puis, tu sais, mon ami, je suis tellement à sec, tellement panné… (il se rapprocha de Louis) que… veux-tu payer le cocher ? Dis, tu retrouveras ça une autre fois… Où est donc ta femme ?

Étourdi, confondu, Louis allongea son porte-monnaie d’un mouvement machinal. Le père Tranet, tranquillement, régla sa course et jeta quarante sous le pourboire.

— C’est une excellente bête, son cheval, je m’y connais, moi, expliqua-t-il plus à son aise, j’en ai vu des chevaux, à Londres… le pays des coureurs… Eh ! Eh ! nom d’un rabot ! les fiacres sont plus grands chez vous qu’à Paris.

Mme Bartau fit un pas.

— Monsieur Tranet, commença-t-elle, quand vous avez marié votre fille elle n’avait que sa robe de noce sur le corps… une robe en mousseline, même de la mousseline très vulgaire… monsieur Tranet…

Elle eut une suffocation ; l’ex-tonnelier l’interrompit gaiement.

— Vous, maman Bartau, vous êtes la crème des femmes, car vous l’avez acceptée, cette petite, presque toute nue… d’ailleurs… entre nous, c’est comme cela que les bons maris aiment leurs épouses… Eh ! pardieu ! faut pas bleuir pour une plaisanterie… Ah ! nous avons été jeunes tous les deux, à présent c’est à leur tour, n’est-ce pas ?

Louis, sentant que la collision allait se produire, mille fois plus terrible, tira sa mère par la manche.

— Taisons-nous pour le moment, fit-il très bas, il y a des ouvriers, et, d’ailleurs, il ne s’en irait jamais sans sa fille maintenant. Je t’assure qu’il a des colères effroyables.

— Vous chuchotez : encore des mystères ? Allons bon ! se récria l’entêté marchand de chaises, je vois qu’on me prépare une surprise de choix. Louise, Louise, descends donc, apporte-nous ça, l’un dans l’autre… — Et, se retournant derrière l’ouvrier qui pouffait de rire derrière ses patrons : de combien de mois, hein ?

Louise ne descendait pas. Marie, la servante, finit par sortir de sa cuisine ; elle resta bouche béante.

— Sainte Vierge ! gronda-t-elle, c’est le failli, sûrement, il ne nous manquait plus que le beau-père pour achever de gâter la sauce.

— Tiens ! dit Tranet enchanté, une bobonne… un peu brûlée, la bobonne, mais ce qu’elle doit vous trousser un chapon ! Ma fille, je vous embrasse. J’ai toujours eu vingt ans, voyez-vous…

Marie se mit à rire.

— Vous êtes encore un joli farceur ! marmotta-t-elle, ― et, le bourrant dans l’estomac : On ne vous attend pas, lui glissa-t-elle, il se fait un sale vinaigre, ici : la petite est désolée, le petit ne cause guère, la mère est enragée… Monsieur Tranet, vous tombez comme la misère sur le pauvre monde.

— N’ayez pas peur, je leur chanterai des choses, au dessert… mais, tout de même, ils m’ont fait venir et ce sont de braves cœurs. Je n’avais plus un radis, ma fille.

Marie ne saisissait pas, cela se voyait, les folles imaginations du marchand de chaises.

Soudain on entendit un grand bruit dans l’escalier. C’était Louise qui, ayant aperçu son père au milieu de la cour, dégringolait avec des exclamations douloureuses. Elle se jeta sur lui.

— Papa, mon papa, oh ! que je suis malheureuse !… c’est de ma faute… moi qui n’osais plus te dire le contraire… Hélas !… j’espérais tant que ma dépêche ne t’aurait pas rencontré… C’est à toi ces malles, ces paquets ? Mon Dieu !… comment as-tu donc fait pour laisser ta maison, ta faillite ?… Oh ! j’ai la tête à l’envers !

Louise s’abattit à genoux, très pâle.

— L’émotion demandée ! fit le père en la relevant pour la couvrir de baisers… Comme tu es fragile, ma mignonne ! Tu es devenue nerveuse, à ce qu’il paraît. Ces malles ?… Eh bien, mais je m’amène pour partager le feu et la chandelle, puisque c’est entendu avec ces braves gens-là… Tu me dis de passer te voir, dans ta dépêche, et moi, je ne savais plus où dénicher une croûte ; j’ai bien compris… j’ai pensé tout de suite : ils n’osent pas m’écrire : « Père Tranet, il y a de la soupe chez nous pour chacun son écuelle », ils font trop la part de la gloriole et ils chargent la fille de la commission afin d’éviter les réflexions méchantes. Je sais qu’un failli c’est ennuyeux à promener. Seulement, moi, je suis une victime, et je peux leur jurer que l’honneur nous reste… oh ! tout entier… Louise, tu as le droit de relever le front… quand tu es à mes côtés… Je vous expliquerai ça, mes amis… Rentrons, j’ai les jambes de coton !… Nous boirons du cassis du jour de l’an que maman Bartau fabrique si nature… du cassis, ça va nous remettre, nous en avons tous besoin pardieu !

Madame Bartau et son fils rentrèrent dans un état d’ahurissement complet. Louise se tordait les mains.

— Et quand on pense que ce pauvre homme croit leur faire plaisir ! songeait Marie, la servante. en nettoyant les petits verres à liqueur.

Dès que M. Tranet eut trempé ses lèvres dans le cassis, il voulut leur expliquer ça.

— Mon cher beau-père, dit alors Louis un peu agacé, nous ne vous demandons pas vos comptes. Vous avez cru bien faire, nous ne discuterons pas aujourd’hui. Notre maison est une maison respectable… elle a adopté votre enfant, mais il y a malentendu, elle n’adoptera plus personne… Le commerce de province, monsieur Tranet, va très doucement ; il se ralentit à la moindre secousse scandaleuse… une faillite…

— Sacré tonnerre ! rugit le bonhomme en lui coupant la parole, savez-vous que ce n’en est que plus beau, ce que vous avez fait pour votre gredin de père… car, je suis votre père, mon gendre… touchez là !… c’est à la vie à la mort, que je vous dis !

Il se rassit, larmoyant dans le petit verre.

— Oui, continua-t-il, c’est noble ! Il y a de la pique chez vous, la fillette a ses lunes. Oh ! ne secouez pas la tête… je le sens, moi, et vous n’êtes peut-être pas content de son éducation, cependant vous n’avez pas hésité à me donner le pain et le local comme à un bon bougre… je vous revaudrai cela, mon gendre. Je leur ai fichu leurs paperasses au diable, là-bas… Une bouteille d’encre, du reste, mes amis. Oh !… ne faites jamais faillite… si vous saviez ce que c’est embêtant… Il y a des syndics, des avoués, des notaires, et il faut demander des concordats qui ne viennent jamais… il faut attendre des papiers qui viennent toujours… Puis, moi, vous savez, j’ai eu des ennemis, un espèce de commis-voyageur à qui j’ai glissé deux mots quand j’étais encore jeune, à cause de ma défunte, la pauvre chère petite, si jolie, si douce… mais coquette… le portrait de Louise… Eh ! eh ! coquine, tu as mis ta langue au cabinet noir ?… Voyons… nous voilà tous ensemble, bien heureux, loin des soucis de la capitale… nous aurons une meilleure table et un meilleur lit quand nous penserons que nous ne sommes plus qu’une seule famille !…

— Vous avez gardé de l’argent, sans doute ? demanda maman Bartau, dont le sang bouillait et qui se permettait d’être ironique en attendant de pouvoir le flanquer dehors, le lendemain matin.

— Moi (et l’ex-tonnelier se dressa), pas un centime… Rien… rien ! je les ai fait réunir, les bourreaux, et je leur ai dit : Messieurs… Messieurs…

À cet endroit de son discours le père Tranet retroussa les manches de sa redingote avec un froncement de sourcils indiquant qu’il se croyait à la tribune pour discuter sur la « sociale.

Louise, épouvantée, avait envie de se boucher les oreilles. Louis songeait qu’une faillite devrait, régulièrement, frauduleuse ou non, se terminer par un suicide. Seule, Marie admirait le vieux Parisien.

— « …Messieurs… je n’ai plus que mes chemises… elles sont à vous… Tenez ! voilà trois cravates et douze mouchoirs… voilà le bouquet de noce de ma défunte, voilà son livre de messe, voilà mon tablier de cuir (un tablier que j’avais gardé de mon premier métier à Tours…), une relique, messieurs ! Puisqu’il va falloir vous engraisser de mon sang et de mes larmes, prenez tout. Si la décence le tolérait, j’irais tout nu sur la place de Paris… oui… tout nu ! Je vous dois quarante mille francs, une misère, quoi, pour vous, messieurs, des riches commerçants de la haute… Vous auriez dû, par égard pour mes cheveux gris, me laisser du pain ; mais prenez mes guenilles, elles vous porteront bonheur : les guenilles d’un honnête homme valent bien les robes de soie des drôlesses que vous gorgez avec les sueurs du peuple ! On a aboli la prison pour dettes… bientôt, nous l’espérons, nous, les obscurs de la société, une nouvelle faction démocratique abolira aussi le créancier… et, maintenant allez, messieurs… le déshérité de la fortune ingrate vous salue en vous donnant rendez-vous un de ces quatre matins devant les barricades où, poitrine contre poitrine, nous ferons le coup de feu pour la révolution universelle. »

— Oh ! balbutia la bonne émerveillée, quelle blague il a, le père de madame !

— Je t’en supplie, murmura Louise joignant les mains, tais-toi, tu es fou ! Nous sommes ruinés… Ici, ce n’est pas permis d’être ruinés… papa… tu me fais mourir de honte !

M. Tranet avait ponctué sa fulgurante péroraison d’énormes coups sur la table ; les carafons dansaient encore et le plancher gémissait sous son piétinement de cheval rageur.

— Tout cela est très joli, papa Tranet, scanda froidement Louis, mais vous êtes en faillite… nous ne vous tirerons jamais de cette déconfiture… Qu’allez-vous devenir ?

— Ton domestique, si tu veux, mon gendre ! Je ne vaux rien pour le commerce, je te l’avoue, mais je suis un homme d’intérieur extraordinaire. Au besoin je te flanque une omelette sur le fourneau et je te prépare une salade à la crème, nom d’un pétard ! on s’en lécherait les doigts.

— Nous n’aimons pas la crème dans la salade, dit Caroline d’une voix sèche… c’est malpropre et trop coûteux pour notre bourse !

— Oh ! vous, belle-maman, du temps que vous étiez la plus belle fille de Tours !…

Caroline haussa les épaules.

— Oui… je le répète, la plus jolie fille de Tours… vous aimiez pourtant bien les éclairs à la crème, je vous en ai payé souvent, chez le pâtissier du coin. Eh ! Eh ! nous nous gobions un brin, dans ce temps fortuné… et, sans ma sacrée cervelle qui rêvait des aventures… peut-être que…

— Assez, monsieur Tranet ! dit Caroline ne pouvant plus y tenir.

— Monsieur Tranet, objecta Louis, devant ma mère et ma femme, on ne risque jamais de telles phrases…

— Alors, jeune homme, on doit s’ennuyer ferme chez vous !

— Papa ! Louis… interjeta la pauvre Louise éplorée.

— Laisse-moi, petite… je plaisante, ils savent bien que j’honore leur maison comme la mienne. Et je casserais la figure à tous ceux qui se mêleraient d’y porter atteinte… je plaisante… Enfin, dites donc, tout de même… où est le nid à puces du failli ? Oh ! un simple matelas… une paillasse fera mon affaire… qu’on ne se serre pas trop les coudes… C’est déjà de la cérémonie, ce cassis, et puis une assiette de potage, un morceau de bœuf, du lard, des choux, ce qu’il y aura, quoi, pour mon dîner. Notre bobonne est active ; je la stylerai… je serai son marmiton…

— Père, s’écria Louise hors d’elle, je suis malade, je m’en vais…

Elle se sauva dans l’escalier, prise à la fois par l’écœurement, la pitié et la honte. Que ferait-on de ce fou qui s’imposait sans trop s’en douter et qui n’avait plus le sou pour sortir de leur maison Bartau, (douves en chêne), avec la dignité convenable ? Elle l’entendit ; sur le seuil, répétant d’une voix un peu grosse, mais au fond trempée de larmes.

— Son marmiton… ce sera rien drôle ! je vous passerai les plats… et nous nettoierons les assiettes. Son marmiton ! Eh ! Eh !

— Monsieur Tranet, répondit Louis tortillant le pied de son verre à liqueur, nous ne trouvons pas la situation drôle, nous. Ma mère est une travailleuse, moi, je tâche, humblement, de l’imiter dans son excellente gérance et dans ses spéculations, j’ai fermé les yeux à propos de la dot de ma femme…

Louis regardait sa mère. Celle-ci l’approuva d’un geste, — dans les grandes circonstances, cet amoureux parlait comme un sage, — elle jubilait.

— Oui, j’ai fermé les yeux, monsieur Tranet, et je ne m’en plains pas… c’est une excellente enfant, docile, gracieuse…

— Il l’a aimée, votre fille, poursuivit Caroline supprimant un éloge intempestif, il l’a aimée plus qu’elle ne le méritait, monsieur, et, à présent, nous regrettons bien ce mariage, car il a détruit de superbes espérances, mon fils pensait devenir le gendre du…

— Ma mère, interrompit à son tour le jeune homme très digne, je n’ai pas cessé d’aimer Louise.

— Je m’exprime mal, mon cher Louis. Tu n’as pas cessé de l’aimer, seulement tu as à t’en plaindre, quoi que tu puisses ajouter.

— Elle est coquette… comme sa mère… votre défunte, monsieur Tranet ; elle a des goûts dispendieux, elle ne se passe pas de dessert, elle a voulu un piano et notre train ordinaire a été un peu désorganisé. Des rubans, des fleurs, des gâteaux, cela coûte gros, à la fin de l’année. Les rentrées sont dures. Le bois ne va guère. On construit moins aux environs de Tours… Bref, mon cher monsieur Tranet…

À ce moment, Louise qui écoutait aux portes rentra vivement.

— Mon père, dit-elle, tandis que son regard s’attachait à celui de son mari, il ne nous sied point de mendier plus longtemps… Tu t’es imaginé que l’on t’offrait l’hospitalité, ce n’était que moi qui t’appelais… Parce que je souffrais de migraines perpétuelles (et en formulant cette phrase sa voix se fit plus douce, comme si elle mettait sa cause sous les jolis talons de ses bottines), j’avais des migraines, mon cher papa, je t’ai envoyé une dépêche ne sachant pas ton malheur… Aujourd’hui, j’ai fini de souffrir et de pleurer, j’ai des économies que Louis m’a permis de faire dans un petit coin… nous les mangerons à nous deux et nous partirons d’ici ce soir… tu n’ouvriras pas tes malles…

— J’espère que cette fille a de l’orgueil ! riposta Caroline en reculant le cassis, elle en remontrerait à son père ! Eh bien, mais, à votre aise, mademoiselle Tranet, allez-vous-en, désertez le toit conjugal… ça ne sera pas la première escapade… Quant à votre failli, vous pouvez le garder, nous ne vous le disputons pas, ni moi ni mon fils !

Mme Bartau se campa en face du papa Tranet. Le failli chancelait sur ses jambes. Il n’avait rien pris durant son voyage que ce cassis qui lui brûlait les entrailles. Il voyait trouble et ne démêlait plus ses plaisanteries de leurs aigreurs. Il devait y avoir eu quelque scène entre les amoureux et on lui en faisait subir les conséquences. Sa fille disait de ne pas ouvrir les malles. Mais où iraient-ils ?… Est-ce qu’elle n’était plus mariée ? Est-ce qu’il allait remporter une demoiselle, alors qu’il venait chercher la saine tranquillité d’un ménage bien légitime ?…

— Ah çà ! mes enfants, bougonna-t-il, c’est bête !… nous ne nous entendons plus du tout. Puis, sentant, malgré sa torpeur, qu’on le méprisait chez ces richards sournois : Tonnerre de Dieu ! hurla-t-il, lançant son coup de poing contre la muraille, est-ce que vous fabriquez des cercueils dans votre sacré magasin ? Ma fille pleure et vous avez honte de ma misère !… C’est donc, bien sûr, que vous n’êtes pas heureux, puisque vous n’êtes pas bons et que vous ne savez plus rire ?

Louise se cachait dans sa poitrine. La servante accourue au bruit du coup de poing, avait les lèvres toutes tremblantes. Louis, très pâle, essayait de lutter encore, mais il devinait que l’émotion dompterait sa froideur.

Mme Bartau s’arma de toute son artillerie.

— Il n’y a pas besoin de mouiller des grands mouchoirs pour s’expliquer, monsieur Tranet, vous êtes un failli et cela ne s’efface pas sous les averses, mon cher monsieur. C’est trop commode de faire une noce à tout casser pour tomber des nues chez les gens raisonnables et leur crier : voilà mes trous, bouchez-les. Nous autres, nous n’avons jamais rien emprunté à personne, nous n’avons rien inventé non plus, ni le tonneau de luxe, ni le ciel de lit lumineux et breveté… nous avons taillé dans le bois brut, d’abord bien doucement pour ne pas éveiller les voisins, et ensuite à tour de maillet, au beau soleil, avec des raisons sociales véritables écrites à notre pignon. Aussi nous récoltons ce que nous avons semé, nous jouissons de l’estime d’un chacun, nous mangeons du pain blanc. Vous loger ici c’est mettre un ver dans une poutre. Vous êtes un failli. Tout est connu dans le petit et dans le haut commerce. Des voyageurs diront : « Les Bartau vont inventer quelque chose avec le père Tranet : c’est louche, cette visite-là, qui s’éternise » et le bois s’écoulera peut-être moins vite, les voyageurs risqueront des réflexions dans les chemins de fer, il ne faut qu’une médisance pour perdre son crédit… Par-dessus le marché, mon fils est jeune, il est un peu faible… vous voulez peut-être l’entraîner à des combinaisons dangereuses… Bref, mon cher monsieur Tranet, vous désirez l’impossible. Que vous repreniez ou ne repreniez pas votre demoiselle, moi, je ne retirerai pas, chez moi, un failli, même au nom de la charité !

— Même par charité ! répéta Louise en se plaçant devant son père. Ah ! vous êtes une femme sans religion et sans cœur, madame Bartau, il ne vous demandait rien, le pauvre homme, j’étais plus coupable que lui. Il est venu ici, comme j’y suis venue, moi, en pensant qu’on aurait de l’affection pour ceux qui entraient dans votre famille. Et, d’ailleurs, puisque c’est moi qui l’ai fait insulter je saurai bien le défendre. Viens, père… sortons…

M. Tranet boutonnait son vieux pardessus, tâtonnant, les yeux éteints.

— Si j’avais pu croire cette chose ! bégayait-il, madame Bartau me jetant dehors comme un galeux ! Faut pas vous imaginer qu’un failli ça n’a plus d’honneur ; je sens bien que ma pauvre fille a dû souffrir de vos arrogances, tas de richards ! tas de vilains aristos ! Oh ! je voudrais que votre cassis me serve de poison… et crever tout de suite au coin de votre porte cochère, là, sur la borne. Des charités ! Malheur ! le père Tranet ne mendie pas, que je suppose… Il vous avait remorqué une caisse de bibelots, ses derniers rogatons du métier… Un petit tonneau en palissandre pour les liqueurs de ménage, un étui à cigares pour le gendre et des tas de machines prises dans la boutique à treize… Allons ! c’est bon, nous filons… gardez la caisse, nom d’un rabot !… Gardez tout… Moi, je garderai ma Louise… Mon chapeau, sacré tonnerre ! Où est mon chapeau ?

Il bousculait les meubles pour retrouver son haute forme, et Marie, la servante, désirant cacher ses pleurs sympathiques, fouillait sous la table.

Louis s’interposa, en lançant un coup d’œil impératif à sa mère.

— Père Tranet, vous avez mal compris… nous devions nous expliquer demain matin et voilà que vous vous montez comme une soupe au lait.

— Monsieur, s’écria Louise furieuse, vous êtes un hypocrite. Avec votre mère on n’a rien à répondre, mais si on s’expliquait avec vous, on ne démêlerait pas le faux du vrai. Laissez-nous partir, vous m’entendez, je ne vous aime plus depuis un quart d’heure. C’est lâche de se conduire ainsi, monsieur Bartau.

Louis reçut une commotion violente en pleine tendresse. Elle s’en allait, et, en bonne fille qu’elle était, elle le méprisait pour son manque d’âme. Après tout une nuit n’est pas le bout du monde, et, dans le quartier même, on ne s’expliquerait guère ce renvoi précipité d’un malheureux failli qui avait aussi faim qu’un honnête homme de marchand. Il saisit Louise par le bras.

— Je vous défends de sortir à tous les deux ! dit-il d’un ton ferme.

Caroline éclata.

— Imbécile, cria-t-elle, ce serait un excellent débarras. Vas-tu encore faire des sensibleries avec des aventuriers dignes de courir les foires et de coucher à la belle étoile ?

— Ma mère, continua Louis, se tournant pourpre de honte, je crois que vous vous exagérez un peu vos droits ici, je suis le maître, ils resteront, ce soir… Demain, je me charge d’éclairer la situation.

Jamais Louis n’en n’avait tant dit à sa mère. Elle fut si atterrée qu’elle n’eut pas la force de réagir ; elle quitta la salle en claquant la porte avec une violence inouïe.

Louise et Tranet gagnèrent la cour. Un instant, Louis les regarda dans le crépuscule qui tombait, s’éloignant, le grand corps de l’un à moitié affaissé sur la frêle épaule de l’autre. Ils ressemblaient à ces mendiants des légendes d’Épinal qu’on achète un sou pour les petits enfants. La jeune femme était toute blanche dans son peignoir négligé, ses cheveux se couvraient d’une mantille de laine. M. Tranet, le chapeau incliné sur l’oreille, était si grotesque et si touchant qu’il paraissait plus grand encore.

— Louise ! appela le jeune homme.

— Monsieur, monsieur ! supplia Marie, toute remuée devant ce navrant spectacle.

Ils ne daignèrent pas s’arrêter et ils s’enfoncèrent sous la voûte.

Louis bondit.

— Ma femme ! rugit-il, s’imaginant que ces deux êtres tiraient après eux toutes les fibres de sa poitrine… Ma femme !

Elle ralentit un peu la marche. Tranet fit un geste tragique…

— Non… je crèverais contre leur borne, que je ne reviendrais pas ! Non !

Louise sentit qu’on l’entourait de deux bras bien chauds et qu’elle glissait dans un amour bien vrai, cette fois.

— Veux-tu donc m’obéir, espèce de bambine malade ? murmura le mari, pleurant aussi, malgré sa dignité de chef de maison.

— Je ne tiens pas à être riche quand mon père est misérable… Je ne tiens pas à être caressée quand on le maltraitera, dit-elle en essayant de se dégager.

— Père Tranet, nous avons été durs, ma mère et moi, fit Louis, tendant sa main ouverte au bonhomme.

L’ex-marchand de chaises hésita une seconde puis il répliqua avec une moue comique :

— N’allez-vous point me déposer un édredon sur la borne pour que je m’y installe à mon aise ?

— Non, père Tranet, mais je vous céderai mon lit, ce soir, pour demander l’hospitalité chez ma femme ; nous faisons lit à part, vous serez cause que nous nous réunirons, voilà tout !

Tranet s’épanouit.

— Eh bien, nom d’un rabot ! je reste cette nuit pour voir ça… et je reviendrai plus tard pour le baptême !… Hein, les petits ?…

Une heure ne s’était pas écoulée que, sauf Mme Bartau, dînant en ville, selon la phrase prudente de Marie, la famille s’asseyait en rond autour d’un plat de choux couronné d’une énorme tranche de jambon.

— Eh ! Eh ! s’exclamait le père Tranet dévorant tout ce qu’on lui servait sans voir, c’est une crâne invention que la nourriture… je peux vous l’avouer… il n’y a plus d’orgueil entre nous, pas vrai …Eh bien, nom d’un rabot ! je n’avais rien mangé depuis deux jours.

— En voilà un homme du bon Dieu ! quelle pâte !… souffla la cuisinière subjuguée.

Au dessert, on dut l’empêcher de chanter quelque chose. Vers dix heures, Louis et Louise se rejoignirent sur la pointe des pieds dans la petite chambre aux murailles nues comme celles d’une cellule de couvent. La coquette enfant fit les honneurs de son cabinet noir avec de malicieuses remarques.

— Ah ! dit-elle, montrant sa chaise de paille, son guéridon et le lit de fer, les meubles ne sont pas très somptueux, mais, pour une nuit… n’est-ce pas ?

Louis se mit à genoux :

— Ma chérie… je suis indigne de toi. Tu reprendras ta chambre, la nôtre, dès qu’il sera parti, et nous ne nous séparerons plus, ni jour ni nuit. Maman s’adoucira, tu verras, elle sera trop occupée de ma révolte pour songer à la tienne. C’est cependant une femme de valeur, ma mère ; elle a gagné notre fortune, je ne peux pas lui tenir un langage toujours irrespectueux, elle m’a élevé, elle m’a donné une belle clientèle, un beau magasin.

Et Louis, pour lui faire admettre ces réflexions sérieuses, mordillait les jolis doigts des deux jolies mains de sa femme.

— Oh ! je l’aimerais bien, si elle m’embrassait de temps en temps ! répondit Louise qui ôtait ses vêtements avec une lenteur désespérante pour l’amoureuse impatience du jeune homme.

Soudain, elle eut une crispation mauvaise.

— Que gagnez-vous donc ici par année ? demanda-t-elle.

— Bénéfice net : sept ou huit mille francs ; mais pourquoi cette comptabilité-là, mignonne ?

— Et combien ça fait-il par mois ? reprit-elle se baissant pour dénouer le cordon de ses petits souliers.

Il voulut l’aider, elle le repoussa fébrilement — Je veux savoir.

— Ah ! Louise est-ce que tu rêverais cette nouvelle folie ?…

— Tu m’as devinée ?

— Je crois que oui… tu vas me prier de garder ton père tout à fait ?

Elle se releva à demi et s’accouda sur le genou de Louis qui s’était laissé tomber sur les couvertures du lit de fer.

— Louise… c’est inutile, ma mère fuirait, je te le jure… ils seraient comme chien et chat.

Elle joignit les mains, se blottissant près de lui avec un regard tout brillant :

— Pauvre père ! il ne gênerait personne et il avait tout organisé pour ne jamais retourner là-bas…

— Il a fait faillite.

— C’est mon papa… Il nous aimera tant et il mettra des rires dans la vieille maison. Tu l’emploieras pour ton magasin.

— Non, Louise, n’insiste plus… ou je vais me fâcher… tu n’as jamais su ce que c’est que l’argent, toi.

Elle se dressa, la bouche serrée.

— Alors, demain, il s’en ira, sachant que votre argent ne sert qu’à donner l’envie de le voler… Moi… je croîs que je te volerais pour lui… j’ai comme cela des trésors à dépenser quand je rêve… et je jette les pièces jaunes par les croisées, heureuse de les entendre rouler sur les pavés de notre cour… j’ai des désirs de belles robes couleur du soleil et de dîners monstres où s’inviteraient tous les petits mendiants des rues. Je rêve de quelque prince charmant qui me laisse ouvrir ses coffres et me permette d’y puiser… j’ai des voitures remplies de gâteaux que je sème le long de ma route et j’ai des fleurs que je donne à tous les messieurs. Oh ! que je voudrais être un peu riche durant une nuit pour faire plaisir aux gens dans la peine !

Et elle souriait d’un sourire amer, si triste et si passionné qu’il eut peur de divaguer avec elle.

— Oui… j’aimerais me ruiner pour toi, fit-il la câlinant pour éloigner ses idées de désordre, seulement je ne saurais pas rétablir la fortune que maman m’a ménagée jusqu’ici, et il vaut mieux demeurer très raisonnables… Couchons-nous ; je suis très pressé, moi, tu n’as pas l’air de le croire, toi.

Elle plongea ses yeux charmeurs dans les siens.

— Combien m’achèterais-tu si j’étais à vendre ?

— Vilaine ! est-ce qu’on parle ainsi à son mari ?

— Combien ? répéta-t-elle, saisie d’une angoisse atroce, car elle sentait qu’elle aurait ensuite le dégoût d’elle-même.

— Louise !

— Ne me gronde pas, la solitude de ce grand mois passé sans ton cœur près du mien m’a rendue un peu folle et j’ai des idées qui m’étonnent souvent… j’ai ce soir, le caprice de me vendre à mon mari et je ne lui céderai pas sans être payée.

— Si le docteur Rampon t’entendait ! oh ! ma Louisette… tu es effrayante.

— Combien ?

Et elle arrondit ses bras blancs au-dessus de sa chevelure, se cambrant dans sa robe de nuit brodée, très chaste encore, mais si désirable qu’un nuage de sang monta aux prunelles du jeune homme.

— Ce que tu voudras ! balbutia-t-il, affolé.

— Cent francs !

— Et tu exiges que j’aille les chercher à la caisse… maintenant ?

— Oui c’est de jeu… sinon… rien, pas de petite femme !

— Grâce… Louise… tu abuses de toutes les faiblesses. Mon ange ! Pauvre petit ange qui ne joue qu’avec des flammes… tu te brûleras un jour et tu pleureras…

Il l’embrassait sobrement, craignant la demande d’un bijou, d’une toilette, ou l’aveu d’une dette ténébreuse, lorsqu’il s’aperçut que ses paupières étaient humides.

— Et tu pleures déjà ! ajouta-t-il.

— Je veux mon billet de banque. Choisis-le tout neuf.

— Qu’en feras-tu ?

— Ça, c’est mon secret !

Ils restèrent une minute silencieux. Elle était froide comme un marbre et elle le repoussait d’un geste si résolu, qu’il se leva, se dirigea du côté de la porte. Avant de sortir, il eut le fiévreux désir de l’embrasser encore.

— Louise ?

Elle était renversée sur les draps, toute tordue par son chagrin. Brusquement, ce monstrueux caprice lui fut expliqué, il se frappa le front :

— Tu veux ces cent francs pour ton père ? s’écria-t-il, et moi qui marchande, Seigneur Dieu ! quand je n’avais qu’à lui répondre : Ton père ne partira pas.

Il l’enleva dans ses bras buvant ses larmes.

— Eh bien ! es-tu contente, à présent, mademoiselle Tranet ? fit-il, lui souriant, ivre d’une joie toute nouvelle.

Elle vint bégayer sur ses lèvres :

— Merci, cher bien-aimé !… J’ai ta promesse, et madame Bartau jeune te sera reconnaissante !… Ne m’appelle plus mademoiselle Tranet… dis !

Ils s’aimèrent cette nuit-là comme ils ne s’étaient jamais aimés. Est-ce qu’ils allaient enfin découvrir la passion farouche dans leurs très douces médiocrités d’amour ? La passion, ce luxe merveilleux des humbles !…

Il est de jolis ruisseaux jaseurs, qui s’en vont à travers une prairie, sans trop servir à rien, mais bien honnêtes au demeurant. De leur tranquillité et de leur peu de profondeur les myosotis légers se moquent. Les oiseaux, roitelets ou mésanges, en font des lavabos, les sauterelles dédaigneuses, les franchissent d’un bond… Qu’une pierre détachée des montagnes tombe au milieu, et les voilà s’accélérant avec des transports jaloux, leurs eaux étincellent tout irisées de mille lueurs d’arc-en-ciel qui vous éblouissent, ils arrosent la prairie, la fertilisent ; un moulin peut se bâtir déjà, mettre sa roue dans la puissance folle qu’a fait naître l’obstacle, et il y aura du pain pour les hommes simples, un site récréatif pour les artistes. Combien cela est naïf à expliquer au sujet des passions ! Et combien vrai, cependant ! Pour être tout à fait heureux, il manquait aux deux jeunes gens mariés de savoir s’aimer. Et qui est heureux sans l’infernale science ? Qui est à l’abri des surprises qu’amène la satiété ? Personne. Seulement, n’est-il pas dangereux d’avouer ces choses… si naïves ?…

Le lendemain matin, Caroline, en prenant son café au lait, fut obligé de questionner la bonne.

— Il est parti je pense, le failli ?

M. Tranet ?

— Mais oui… le père de mademoiselle Tranet ! scanda l’irascible femme, avec des lueurs dans les yeux.

— Le pauvre cher homme ! Il dort encore sur le lit de monsieur !

— Que dites-vous ?

Presqu’au même moment, Louis, un peu boudeur, un peu pâle, entrait dans la grande salle à manger.

— Nous disons, maman, déclara-t-il très froidement, que mon beau-père ne partira plus, je l’ai promis à Louisette, et je tiendrai ma parole.

Mme Bartau mère laissa tomber sa beurrée au milieu de sa tasse, le café au lait rejaillit de tous les côtés. Alors, maintenant, c’était mon beau-père et c’était Louisette.

— Voyons Louis, tu perds la tête… Un homme qui vient de faillir… et qui a inventé des machines ridicules. S’il faut être poli, gardons-le un jour, trois jours, une semaine, mais, après, qu’il aille chercher des brevets ailleurs.

— Maman, je vous demande pardon… j’ai promis.

Caroline se leva, majestueuse. Le vent de luxure resoufflait sous le mûrier social. Elle n’eut qu’un mot pour bien résumer cette horrible situation, et ce mot, elle le jeta au visage de Louis avec une certaine dignité :

— Libertin !

Puis elle se rendit d’un pas ferme à l’emmagasinement de leurs planches.

Le déjeuner se passa fort mal. M. Tranet mangeait comme quatre. Louise aussi, et Louis appela la bonne pour se faire monter une bouteille de vin de Joué. Caroline protesta.

— Est-ce que tu veux te griser ?

— Non, je veux boire à la santé du beau-père. Je me sens joyeux aujourd’hui, et quelques gouttes de plus ne nous tueront pas je suppose !

— Voilà qui est digne de ta générosité, mon gendre ! s’exclama le père Tranet, dont la physionomie s’épanouissait.

— Des orgies, quoi ! bougonna Caroline, furieuse.

Au dessert, il fallut lui abandonner toute la nappe pour lui permettre d’exécuter des équilibres savants avec les couteaux, les carafes et les verres. Il organisa une pyramide admirable. Louise battait des mains. Louis ne pouvait pas s’empêcher de sourire et la bonne, éblouie, répétait qu’à la foire elle n’avait jamais vu rien de plus réussi ; Ensuite, la discussion devint très politique, le père Tranet, tout en détruisant sa pyramide tonnait contre la tiédeur des républicains de l’heure actuelle. Il traitait Grévy d’imbécile et ses ministres de faiblards. À l’entendre, pour ramener la sainte activité du commerce, on devait semer la France de grosses barricades hérissées de fusils et il complotait toutes ces choses effroyables dans la béatitude d’une excellente digestion, ne se souciant guère de se déranger, car il avait gagné la partie, conquis ses invalides.

Louis le mena triomphalement à son café, sur la place de la Poste. Ils terminèrent l’orgie par une séance de dominos, et deux anisettes. — Eh bien, mademoiselle Tranet, vous êtes contente ? Le désordre est dans notre maison. Nos habitudes sont bouleversées, on se couche tard et on se lèvera probablement vers midi. On boit du vin fin en dehors des dimanches. Louis, qui a un inventaire, va au café sans me dire s’il a l’intention de livrer la dernière commande au prix de rabais. Elles sont jolies, vos œuvres ! débita Caroline quand ils furent loin.

Les femmes étaient restées en tête à tête. Louise, désirant arguer de son autorité nouvelle, avait installé son métier à tapisserie devant la porte vitrée donnant sur la cour. Le chat jaune arrondi dans la corbeille aux pelotons, témoignait par un ronron sonore que ce changement de domicile ne lui était pas trop désagréable.

— Mon Dieu ! madame, murmura doucement la jeune femme, en tirant une superbe aiguillée de laine bleue, ce n’est pas de ma faute. Mon mari n’a jamais voulu que je m’en aille ; et il a gardé papa pour me garder, parce qu’il m’aime, Louis.

— Il vous aime ! Est-ce que l’amour est une chose dont on doit s’occuper dans un ménage honnête, s’écria Caroline, cramoisie ? N’avez-vous pas le toupet aussi de prétendre que vous aimez un homme que vous avez laissé un mois tout seul ?

— Mais, madame, vous me défendiez d’entrer dans sa chambre, je me suis tenue dans la mienne. Au bout d’un mois, c’est lui qui est revenu et vous ne me reprocherez pas d’être allée l’en supplier.

— Ah ! vous avez des artifices, vous, belle hypocrite… Vous le mènerez loin si je n’y veille pas à chaque instant. Je vous souhaite un enfant qui vous ressemble pour que vous ne sachiez plus ourdir de pareille révolution… Et elle ajouta avec une méprisante ironie : Un enfant ! vous n’en ferez jamais. Dieu ne donne pas d’enfant aux femmes qui sont amoureuse » comme des chattes sur les toits.

Malgré sa gaieté intérieure, la jeune femme eut une larme dans les yeux.

— Espériez-vous m’en voir mettre au monde, madame, si nous avions toujours ainsi couché aux deux extrémités de la maison ? répondit-elle un peu agacée.

— À votre âge, je n’en savais pas si long, moi ! dit Caroline scandalisée.

— Peut-être qu’à mon Âge vous n’étiez pas encore mariée, madame, riposta Louise, de plus en plus audacieuse.

Suffoquée, Caroline se mit à trier les torchons d’une lessive, tournant le dos au métier et pendant une heure on n’entendit que le petit bruit discret de la laine frottant le canevas.

Tout d’un coup, le docteur fit irruption. M. Rampon venait causer un brin avec ces dames, il était bien aise de les trouver ensemble : la tranquillité des familles c’est la santé, n’est-ce pas ?

— Docteur, dit Caroline pinçant la bouche, je veux vous consulter à propos de ma belle-fille…

Et, à brûle-pourpoint, elle lui lança cette phrase cruelle : Comprenez-vous donc, vous, un homme distingué, un savant, que l’on soit stérile à vingt et un ans quand on mange comme elle mange ?

Louise posa son aiguille, elle se retourna, très rouge.

— Oh ! madame, implora-t-elle, de grâce ne parlez plus de cela !

— Et pourquoi ? gronda le docteur, se carrant dans un fauteuil. C’est un sujet qui nous intéresse tous, madame Bartau jeune. Tous, lui, vous, votre mère… moi-même, je m’en inquiète souvent, très souvent. J’ai vu sauter Louis autour de ce fauteuil où je suis assis… Un fier petit gamin, je vous assure. Je l’ai mis dans ses premières culottes… Un garçon fort bien conditionné, madame, et destiné à faire des prouesses comme nos aïeux. Moi je me trouve l’aîné de huit frères, et si je n’ai pas eu huit fils, c’est que je n’ai pas voulu me marier, tiens…

Louise rangeait son métier. Caroline lui saisit le bras, et elle la conduisit devant le médecin. M. Rampon était un brave homme comme tous les gens de cette rue, du reste, seulement il lui paraissait trop naturel de causer nature en présence d’une jeune mariée délicate. Il palpa le poignet de Louise.

— Un peu de fièvre, on a mal dormi ; nous ne prenons plus notre bromure ?

— Non, balbutia Louise au supplice, je ne suis pas malade ; je vous assure que je ne suis jamais malade.

— On dit cela et on ne sent pas l’ennemi s’emparer de notre pauvre diable de machine. On s’est raccommodé avec ce petit mari… alors ?

— Docteur, gémit Caroline, le beau-père est arrivé, nous sommes sens dessus dessous. Hier une scène à faire courir un régiment… J’en ai encore des palpitations… Louis s’est fâché d’abord… puis, madame l’a cajolé, et ce matin, j’ai dû subir l’affront de M. Tranet pendant tout le déjeuner. On m’impose un failli chez moi… car il a fait une grosse faillite, docteur. Vous savez si je veille à la probité de la maison Bartau… Louis est retourné comme un gant.

— Ah ! ah ! il avait des peines de cœur l’autre fois, et il m’a confié une jalousie noire… Notre petite fille ne songe donc plus aux amourettes d’Amboise ?

Louise se redressa.

— Que voulez-vous dire ? Je n’ai pas d’amourettes, moi, et j’ai toujours été fidèle à mon mari. Amboise ? Je ne sais pas !… bégaya la jeune femme ahurie.

— Docteur, il y a du louche dans toutes ces intrigues : Un père qui nous dégringole des nuages ; une fille qui demeure un mois sans demander pardon à son époux du tort qu’elle lui a causé en passant une nuit hors du logis conjugal… Docteur… aidez-moi de vos conseils… Je vous traite en ami plutôt qu’en médecin, déclara Caroline avançant la cave à liqueur et posant les verres sur une assiette.

Louise s’adossa au mur, elle ne s’expliquait plus pourquoi ce docteur était là. Elle revoyait dans un doux mirage, à travers la sombre perspective de la cour où le malheureux arbre centenaire allongeait ses branches ennuyées elle revoyait le splendide panorama du château royal, et, sur le sommet de la tour crénelée, un chasseur vêtu de velours et de soie, un gracieux chasseur portant la toque à plumes des grands seigneurs de jadis. Elle fut, subitement, si lasse, si découragée, qu’elle n’eut même pas la pensée de lutter contre un regret mystérieux. C’était bien bon, un mari amoureux, mais le prince charmant n’aurait-il pas été meilleur, surtout sans belle-mère et sans consultation de médecin ?… Presque toujours les femmes ont de ces brusques retours vers l’inconnu, quand elles sont fatiguées de certaines réalités brutales ; et quel esprit mon Dieu, il faut alors pour vous les ramener repentantes !

— Nous aimons à rêver ? interrogea le docteur faisant une moue significative. Je crois, madame Caroline, ajouta-t-il en baissant le ton, que ce pauvre Louis a peur d’être cocu.

Il ne mâchait pas les mots, M. Rampon, profitant de la permission entière qu’ont tous les gens de sa profession de nommer les choses françaises en français.

— Hein ? fit Caroline, tapant à poings fermés dans ses torchons pour leur donner le pli, elle aurait des connaissances ?

— Mais, je ne sais pas, moi, c’est Louis qui m’a dit, au café qu’elle pensait des histoires la nuit et qu’elle rêvait tout haut… Mais rien n’est perdu, vous savez, rien n’est perdu.

— Allons ! il ne nous manquait plus que ce déshonneur après l’introduction du failli ! Hier, sans la bêtise du petit, ils filaient tous les deux, père et donzelle… Ce Tranet a osé, monsieur Rampon, me dire que du temps de sa jeunesse, il avait eu l’idée de m’épouser, croyez-vous !

— Quel genre d’homme, ce failli, madame Bartau ?

— Un coup de vent et un tripoteur d’affaires véreuses… un socialiste… un coquin !

Comme elle élevait la voix Louise tressaillit. Le mirage s’envolait, elle retouchait la terre dans la maison Bartau (douves en chêne, bois dur).

— Madame, soupira-t-elle tristement, je n’aurais pas demandé mieux que d’être bonne et heureuse ici, mais vous finirez par me rendre mauvaise et peut-être désespérée. Oh ! madame, il sera trop tard quand vous vous apercevrez du mal que vous me faites.

Elle sortit de la chambre, le front bas, résolue à ne pas pleurer.

Caroline s’effondra sur une chaise.

— Vous êtes témoin, monsieur Rampon, elle me conduit droit au cimetière, je vous le dis.

Le docteur remuait le nez.

— Vous n’avez pas voulu vous arranger un sort, madame Bartau et vous créer une nouvelle maison.

— Je le regrette, monsieur Rampon, je le regrette, seulement, j’ai cinquante ans, vous soixante-trois, on ne se marie plus à notre âge.

— On s’associe, Caroline., répliqua le docteur avec une dignité solennelle.

— Voyez-vous, il y a des jours où je voudrais avoir épousé ce Tranet, parce qu’il n’aurait jamais pu me prendre mon fils.

— Sans doute, madame Bartau, et aussi parce que vous en teniez va brin, jadis…

Elle secoua un torchon, très en colère, les pommettes pourpres.

— Hein ? Lui ! ce failli, ce chien de failli ?… Ah ! taisez-vous donc, un libertin pareil !

— Tous les libertins plaisent aux femmes. J’ai déjà pensé que votre Louis était trop sage pour savoir s’attacher Mme Bartau jeune.

— Épouser Tranet, reprit Caroline furieuse, moi qui ai fait marcher la maison, après mon défunt, comme un homme, au doigt et à l’œil ? Je n’ai jamais eu besoin de personne, et ce ne serait pas d’un failli que j’aurais besoin maintenant. Vous êtes fou, docteur.

— Calmez-vous, Caroline, je voulais rire… Alors, nous devisions sur la stérilité, je crois. Donc, notre jeune dame est stérile ?

— Est-ce que je le sais, moi ? je vous jure qu’elle mange en tous les cas comme si elle était deux à nourrir.

— Enfin, voici un an et demi qu’ils sont mariés, ce n’est pas naturel. On se marie pour la postérité, le repeuplement de la France, madame Caroline ? Si le torrent impétueux de la civilisation entraîne des ménages légitimes dans une existence coupable, immorale, nous, les gardiens de la véritable hygiène, nous sommes là pour remettre l’ordre par de sages mesures. Je ne connais qu’un but à l’amour et l’entends ramener vers ce but tous nos délinquants. Madame Bartau, je vous propose, à présent, les grands moyens.

— Qu’appelez-vous les grands moyens, monsieur Rampon ?

— Menacer la Jeune personne d’une visite domiciliaire ?

— Domiciliaire ?

— Oui, c’est-à-dire un petit examen de l’état des lieux. Cela fera réfléchir le mari, je vous en réponds.

— En effet, docteur, si le mari veut bien ; car du train où vont les choses, je n’espère plus aucun acte raisonnable de la part de mon fils.

On entendit discuter dans la cour ; Louis rentrait avec son beau-père. Ils étaient très montés tous les deux. Tranet essayait d’expliquer à son gendre l’utilité du ciel de lit lumineux.

— Est-ce qu’on a besoin d’y voir la nuit ? disait Louis en riant.

— Farceur ! quand on a une Jolie maîtresse, Je te crois ! répondait Tranet qui s’avançait, la cravate dénouée, le gilet ouvert.

Mme Bartau frémit d’horreur. Le docteur Rampon eut un haut-le-corps.

— Quelle singulière éducation ! murmura le brave médecin, reprenant son chapeau.

— Non, restez, je veux que vous le jugiez mieux ! fit Caroline en lui barrant le passage.

Tranet devint tout penaud à la vue de ces dragons de vertu.

— Eh ! eh ! bonsoir la compagnie. Nous avons pris un petit pousse-café, la maman et nous revoilà sans le moindre pompon. Il est entendu avec mon gendre que je suis embauché comme garde-magasin. On a toujours besoin d’un manœuvre, n’est-ce pas, la maman ? Je n’aime pas à fricoter dans les livres, je fricoterai dans les planches et je gagnerai… Aie !… Aie ! qu’est-ce que je gagnerai ? dit-il, implorant du regard l’assistance de Louis.

— Cinquante francs par mois, déclara celui-ci d’un air dégagé ; il ajouta poliment : Cela vous convient-il, mère ?

— Naturellement. Il faut bien que cela me convienne, riposta Mme Bartau d’une voix sèche.

Louis salua le docteur.

— Vous savez, monsieur Rampon, que ma petite femme et moi nous avons la paix.

— C’est à merveille, mon ami, et à quand ce baptême ? répliqua le médecin, s’appuyant des deux mains sur sa canne, une épine monstre qu’il avait travaillée lui-même à ses heures de loisir.

Louis rougit un peu.

— Ma foi, monsieur Rrampon, nous ne sommes pas pressés, je la trouve si charmante dans sa petite taille menue que je crains de déformer mon trésor… Nous amassons d’abord la fortune pour le bébé, ensuite le bébé s’amènera tout seul… Du reste, acheva plus bas le jeune homme, ce n’est pas de ma faute.

Cette fatale phrase donna sur les nerfs au docteur.

— Je m’en doutais, mon garçon, ce n’est pas de ta faute… Ah ! la petite masque, elle nous payera ce dévergondage ! Louis, souviens-toi que la femme qui n’a ni poumons ni bassin…

— Docteur, interrompit fièrement le père Tranet, c’est vous qui l’êtes, bassin ! Je suis de Paris, mais, nom de nom, je n’ai jamais entendu causer des femmes des autres comme vous causez de ma fille. Ça suffit, je pense. Elle est en santé et en beauté, le reste regarde son mari, sacré bon Dieu !

Il s’approcha de la table et se versa un petit verre de liqueur.

— Je goûte ce cassis, hein, belle-maman ?

Outré de se voir démolir par un failli, encore sans sou ni maille la veille, le docteur Rampon s’enfonça dans son fauteuil et se tut Louis poussa son beau-père du côté des planches.

— Mon ouvrier, fit-il en riant, le bois ne s’emmagasine pas tout seul.

— On y va, patron !

— Excusez-le, mère, et vous docteur, reprit Louis, quand Tranet, docile comme un chien, eut gagné le seuil de la salle à manger. C’est un si brave cœur, voyez-vous, il est plein de bons sentiments.

— Ce qui ne l’a guère empêché de faire de vilaines affaires, monsieur Bartau, répondit amèrement le docteur.

— Et de nous avoir collé sur les bras une femme stérile ! gronda Mme Caroline.

— Voyons, ma mère, pourquoi veux-tu que Louise soit stérile… aujourd’hui ?

— Demande-le.

Et elle désignait le docteur, muet sur son fauteuil comme un oracle sur son trépied.

Louis s’assit à côté de lui.

— Expliquez-moi cela, monsieur Rampon ; vous m’effrayez avec votre figure sérieuse.

— Tu n’es pas homme à aller au fond des choses, toi ! marmotta le docteur de très méchante humeur.

— Est-ce que Louise a paru fiévreuse, ce matin ?

— Pas plus que d’habitude…

— Eh bien ?

— Et bien, sacré Dieu ! pour parler comme ton chenapan de beau-père, s’écria le médecin faisant explosion, cette petite me semble toujours prête à combiner des sottises. Elle erre dans le vague avec des prunelles d’hystérique, elle a des mouvements nerveux, des pâleurs et des rougeurs soudaines que je déclare suspectes, absolument suspectes. On veut l’entretenir de ce qui fait la joie des jeunes épouses, la maternité, elle se sauve, et par-dessus le marché tu m’as dit, un jour, au café, qu’elle pensait à un autre.

Louis devint blanc comme le linge que sa mère pliait. Il l’avait oublié durant une nuit, cet autre, le sinistre inconnu, évoqué par l’ennemi des maris amoureux, cet autre que le diable avait vomi sur son petit sentier couvert de fleurettes, comme un crapaud, peut-être déjà prévu, mais si répugnant quand on l’apercevait pour la première fois dans sa hideuse réalité ! Oh ! non, le monstre n’était pas mort, durant la tendre nuit de la réconciliation, il avait assisté, impassible, à leurs ébats, pour se faire un jeu, plus tard, de ces souvenirs ravissants et pour les transformer en des situations ridicules. L’autre, le monsieur qui n’avait pas de nom de famille, mais qui, à la rigueur, pouvait en avoir mille, ou vous jeter, au moment le moins opportun, la carte de votre plus cher ami de collège. L’autre, ce héros de la légende conjugale ! L’autre, le désespoir, la honte !

— Louise, dit le jeune homme d’un ton altéré, ne se promène jamais sans moi, elle ne va ni à la messe, ni chez les curés. Elle fait sa prière, je crois, tout au long, mais elle ne m’ennuie pas avec des histoires d’offices extraordinaires. Quoique nous soyons modérés ici, nous ne sommes pas dévots, monsieur Rampon… d’ailleurs, je ne veux plus que ma femme me quitte un seul instant.

— Tu ne l’occuperas jamais assez sous le rapport de l’imagination.

— Pour ma part, je suis un positif, cela est vrai, docteur.

Et cependant il songeait que si c’est avoir de l’imagination que de s’inquiéter au sujet d’un autre, il en avait sûrement une dose colossale, lui.

— Donc, l’enfant est la garantie toute naturelle contre les écarts du cerveau… mon petit ami, affirma le docteur.

Louis s’impatientait. Ce gros homme de soixante ans, avec son nez très épais qui s’agitait comme la trompe d’un éléphant, lui apparaissait dans ses joies d’époux discret chaque fois qu’il avait envie d’être heureux et lui mettait de l’eau dans son vin avec une ténacité exaspérante.

— Monsieur Rampon, attendez un peu. Elle est si jeune, si frêle, si délicate.

— Vous aimez mieux laisser grandir son appétit pour que vous ne puissiez plus la contenter et qu’un autre…

Louis tressauta.

— Tant pis !… je vous le répète carrément… docteur, ce n’est pas de ma faute.

— Alors, il est nécessaire de s’en assurer.

— La visite domiciliaire, appuya Mme Bartau, souriant d’un cruel sourire.

— Carte blanche, docteur, murmura Louis tout assombri ; vous êtes un homme d’âge respectable, j’ai une femme, je vous la livre, j’aurais une fille que ce serait la même chose. Par exemple, elle va se révolter, et je n’entends pas qu’on la fasse trop crier. Elle est si nerveuse…

— Les Parisiennes sont toujours nerveuses quand il s’agit de leur devoir, objecta le sentencieux médecin.

— Vous affirmez que c’est un devoir, docteur, une visite pareille ?

— Oui, cela se doit, conclut Mme Bartau, et elle ajouta orgueilleusement : J’ai subi trois examens de la sorte, moi, avant ta naissance, sans réclamer, parce que ton père le voulait. On aime son mari ou on ne l’aime pas ; et ce n’est pas aimer son mari que de ne pas chercher à lui donner un enfant.

Louis mordait son mouchoir.

— Pauvre mignonne !

Puis une lueur traversa ses beaux yeux gris et calmes, une lueur étrange.

— Je l’aime tant, se dit-il, que je la voudrais encore bien plus malheureuse pour avoir à la consoler… et à lui faire oublier l’autre !