Madagascar et la Colonisation française

Madagascar et la Colonisation française
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 679-691).
MADAGASCAR
ET LA COLONISATION FRANÇAISE

Il y avait depuis deux cent cinquante-deux ans une question madécasse. Elle n’avait jamais été résolue, sauf pendant un instant, au siècle dernier, par un aventurier semi-polonais, semi-hongrois, échappé des prisons du Kamtchatka : jeté dans la grande île africaine, le comte Beniowski s’y fit accepter des naturels, établit solidement son pouvoir, vint en faire hommage au roi de France, fut éconduit par les ministres du roi, et finalement, à son retour dans l’île, tué par les soldats du roi. Ces soldats étaient dépêchés par le gouverneur de Bourbon pour faire cesser le scandale, si contraire à la coutume de France, d’un homme qui accomplissait sans l’autorisation des administrations compétentes une tâche où tous avaient échoué jusqu’alors. C’était en 1784. La question madécasse se rouvrit, et de nouveau, pendant plus d’un siècle, on essaya de la résoudre par des traités toujours déchirés, par des velléités d’action, par des coups de canon infructueux, par l’indifférence, ou par les bons offices des méthodistes anglais. Cette question bicentenaire est arrivée à l’état aigu en novembre 1894; elle sera définitivement résolue, nous en avons la promesse, dans l’été de 1895. Le gouvernement de la République a décidé d’engager une action décisive au printemps prochain ; il a jugé que le manque de foi des Hovas lui en donnait le droit et que les sévices exercés par ce peuple contre nos nationaux lui en faisaient un devoir. La Chambre des députés vient de voter un envoi de troupes et un premier crédit d’argent.

Je n’ai pas à m’étendre sur les dernières phases de la question de Madagascar, sur le détail des mesures adoptées pour la trancher, sur les débats soulevés par ces mesures. Le lecteur trouvera certainement de sages et claires explications sur tous ces points dans la chronique de la Revue. Je ne veux pas davantage résumer les nombreux traités de géographie descriptive que les préoccupations actuelles ont fait apparaître ou reparaître aux vitrines des libraires. Grâce à ces publications que les contribuables curieux s’arrachent, la France orientale, comme on l’appelait déjà au temps de Colbert, est parfaitement connue à cette heure. J’entends par là que chacun, suivant sa complexion optimiste ou pessimiste, a pu faire un choix dans la riche gamme d’opinions, toutes autorisées, qui nous représentent Madagascar tantôt comme un Eldorado, tantôt comme une terre maudite, tantôt comme un pays suffisamment peuplé, tantôt comme une île en partie déserte. Ceux qui ont beaucoup lu demeurent à cet égard dans une grande incertitude ; elle les rapproche sensiblement de ceux qui n’ont rien lu. Nos moniteurs officiels nous disent, comme le laboureur du fabuliste à ses enfans :


Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout.


Je ne prétends, et pour cause, renseigner personne sur Madagascar. Mon dessein est tout autre. Une page nouvelle s’ouvre et va se remplir dans l’histoire de notre politique coloniale, histoire déjà si ornée. C’est le moment de jeter un coup d’œil rapide sur l’ensemble de cette politique, de nous demander si nous y avons appliqué les meilleures méthodes, et, au cas contraire, s’il ne faudrait pas inaugurer une nouvelle expérience avec d’autres procédés, avec des innovations qui seraient peut-être un retour à de très vieilles traditions. On me pardonnera de revenir ici sur des idées que j’ai déjà exposées ailleurs. Dans les pays où l’opinion est souveraine maîtresse, on n’a chance de l’entamer qu’en se répétant sans fausse honte : il y faut user plusieurs marteaux pour enfoncer un clou.


Après le néfaste et coupable traité qui termina la guerre de Sept ans, après l’abandon de nos possessions d’outre-mer, on put croire que la sève colonisatrice de l’ancienne France était à jamais tarie. A peine si elle a donné quelques signes de vie pendant une période de cent années. Il reste à notre fierté nationale la ressource de dire que cette sève avait changé d’emploi. Avec la Révolution, avec l’épopée napoléonienne, nous avons colonisé toute l’Europe; nous y avons fait des colonies d’idées. Nos efforts se sont concentrés ensuite pendant longtemps sur la difficile conquête de l’Algérie. C’était là une guerre pour le prolongement de la France, pour l’annexion de nouveaux départemens, plutôt qu’une entreprise coloniale proprement dite. Chacun sent que ces derniers mots définiraient mal la longue lutte poursuivie afin de soumettre le peuple arabe, et qu’ils ne s’appliqueraient guère mieux à la conquête de l’Algérie qu’à la réduction de la Corse. Un réveil de nos anciennes ambitions se produisit sous le second Empire, avec les progrès méthodiques de Faidherbe au Sénégal, avec notre établissement en Nouvelle-Calédonie et en Cochinchine. Ces premières tentatives ne furent que des intermèdes négligeables entre nos guerres continentales et nos expéditions lointaines; celles-ci iniquement inspirées par des raisons de politique générale, comme les campagnes de Chine et du Mexique, comme l’intervention en Syrie. Elles ne marquaient pas une orientation décidée, irrésistible, vers l’expansion coloniale.

Cette orientation n’a reparu qu’après l’écrasement de 1870. Divers symptômes l’ont accusée clairement aussitôt que s’est dissipée la première stupeur de la défaite. Les historiens de l’avenir, lorsqu’ils dégageront les conséquences du tragique événement qui a changé tant de choses dans le monde, y verront surtout le point de départ d’un mouvement mémorable, l’impulsion qui a précipité la France et l’Europe elle-même hors du champ habituel de nos démêlés, sur des contrées insoumises jusqu’alors à la civilisation. Etrangers à nos regrets, à nos douleurs, à nos espérances, uniquement soucieux de déterminer les lignes générales de l’évolution du siècle, ces historiens perdront de vue le conflit particulier de deux nations, ils élèveront plus haut leurs jugemens ; la fortune de l’Allemagne et l’infortune de la France leur paraîtront des accidens de peu d’importance, en comparaison de l’ère nouvelle inaugurée sur le globe par la transformation des activités européennes. S’ils sont justes, ils rendront hommage à la vitalité de notre nation : terrassée, refoulée hors de son ancienne sphère d’influence, condamnée pour un temps à l’inaction sur ses frontières continentales, elle a rebondi, elle a trouvé un emploi nouveau de son énergie, elle s’est jetée à la mer pour dépenser cette énergie sur des territoires qu’on n’avait pas songé à lui disputer.

En 1873, Francis Garnier ancrait ses deux canonnières dans le delta tonkinois du fleuve Rouge ; il s’emparait en six semaines, avec cent quatre-vingts hommes, d’un royaume de cinq ou six millions d’âmes. Ses lieutenans prenaient d’assaut des places régulièrement fortifiées, défendues par de nombreuses garnisons, M. Balny avec vingt-six hommes, M. Hautefeuille avec six! Cette prodigieuse épopée, sans précédent depuis Cortez, est le fait initial auquel il faut rapporter la résurrection de l’esprit d’aventure et, par suite, de l’expansion coloniale, seul cadre où cet esprit puisse trouver des satisfactions licites dans nos sociétés modernes. La folie héroïque de Francis Garnier a communiqué aux imaginations un ébranlement inaperçu d’abord, et dont les effets progressifs se sont manifestés plus tard. Le gouvernement d’alors n’y comprit rien, rendons-lui cette justice qu’il faut rendre souvent aux gouvernemens. Comment l’en blâmer? Absorbé par le cruel souci de panser nos blessures, il vit avec effroi cette lointaine déperdition de forces du convalescent. Il trancha en pleine fleur cette poussée de gloire importune. Si Garnier ne fut pas arrêté par des soldats français, comme Beniowski l’avait été à Madagascar, il fut mal appuyé, on le laissa périr faute d’un secours dépêché en temps utile. Après sa mort, on enterra très profondément le héros et son exploit, on pria les Annamites d’oublier la liberté grande qu’il avait prise. Cet homme avait « manqué de modération et de mesure. » Tel était le jugement, d’un beau style rond de cuir, que portait encore sur lui un directeur des Colonies, en 1879. Des résultats acquis par ce coup d’audace, la prudence administrative retint juste ce qu’il fallait pour créer une source de graves difficultés à l’avenir.

Cependant le branle était donné aux aventureux. Au cours des années suivantes, Brazza et ses compagnons parcouraient l’intérieur du Gabon et s’établissaient sur le Congo, non plus seulement en explorateurs scientifiques, mais en acquéreurs de territoires qu’ils assuraient à la France par des traités. Au Sénégal, les disciples de Faidherbe, les capitaines Mage et Gallieni, les colonels Borgnis-Desbordes, Combes et Frey, reculaient nos possessions sur le haut-fleuve, ouvraient et nettoyaient la route du Niger, pénétraient dans la boucle défendue par ce grand cours d’eau, ébauchaient en un mot notre empire actuel du Soudan.

Sur ces entrefaites, le parti républicain arrivait aux affaires. Ses chefs les plus avisés comprirent vite qu’ils devaient remplacer le prestige des grandes victoires diplomatiques, impossibles avec une Europe réservée ou hostile, par un prestige d’une autre nature, celui que leur donnerait un rapide mouvement d’expansion extérieure. Cette conception nous conduisit d’abord à Tunis, où le devoir de maintenir notre situation méditerranéenne nous appelait impérieusement; elle ne fut pas assez persuasive pour nous mener en Égypte, hélas ! Elle nous poussa ensuite au Tonkin, où les complications accumulées entre la catastrophe de Francis Garnier et celle du commandant Rivière nous plaçaient dans ce dilemme : l’évacuation ou l’action. L’honneur, — je crois que ce sera le mot définitif de l’histoire, — l’honneur de notre établissement irrévocable au Tonkin revient comme on sait à la ténacité de M. Jules Ferry. L’action fut mal engagée, mal poursuivie; devant la résistance du Parlement et de l’opinion, le gouvernement dut borner au système des « petits paquets » ; il ne sut jamais choisir franchement entre la direction civile et la militaire, il permit à un personnel administratif mal recruté d’éterniser les conflits, les brusques essais de méthodes contradictoires. Ces fautes, rendues peut-être inévitables par la disposition des esprits en France, nous ont fait perdre dix ans; elles n’enlèvent rien au mérite et à la justesse de la pensée initiale. — Au Soudan, le gouvernement n’eut qu’à laisser faire ce qu’il n’aurait pas été en son pouvoir d’empêcher; l’ardeur de nos officiers et l’attraction du vide, cette loi qui régit fatalement les phénomènes d’expansion coloniale, nous entraînaient chaque année plus avant dans les pays du Niger.

Parallèlement à ces grands efforts du pouvoir central, une initiative particulière chaque jour plus remuante et plus hardie jetait sur l’Afrique des légions d’explorateurs, de savans, d’aventuriers au meilleur sens du terme, qui allaient jalonner de pavillons français les territoires inconnus ou inoccupés. L’esprit public, naguère si prévenu contre la pénétration en Asie, n’avait que des complaisances pour la pénétration en Afrique ; on célébrait le lac Tchad autant que l’on avait maudit le Fleuve Rouge. La France ressentait visiblement la joie morale et physique, la fière volupté du blessé qui recommence à marcher, n’importe où, alors même qu’il ne peut pas encore remonter l’escalier de sa maison. L’émulation internationale s’en mêlait : d’autres peuples nous serraient de près dans « la course aux colonies ». L’Angleterre, surprise d’abord comme un fumiste piémontais qui rencontrerait dans une cheminée des ouvriers d’autre nationalité que la sienne, l’Angleterre doublait les étapes pour défendre son monopole séculaire. L’Allemagne, la Belgique, l’Italie réclamaient leur part, et très large. Le mouvement d’expansion fut consacré, il devint à la fois plus tentant et plus dangereux, quand les hautes puissances se crurent obligées de le régulariser par des traités solennels, avant et pendant l’année 1890.

J’essayais à cette date de résumer ici[1] les progrès de l’invasion européenne et française en Afrique, les causes politiques et sociales du phénomène, les conséquences qu’il devait porter dans un prochain avenir. Depuis quatre ans, les événemens ont marché avec une vitesse qui a dépassé des prévisions taxées de témérité en 1890. Les explorations, les expéditions, les traités se sont succédé sur toute la surface du continent noir. Nous avons pris Tombouctou, nous descendons le Niger, nous étendons nos incursions forcées dans la boucle du fleuve. On fait chaque année le serment officiel de ne pas aller plus loin ; c’est une attitude parlementaire un peu puérile. Nul n’ignore que nous devons aller fatalement jusqu’au fond de cette boucle, soit pour réduire nos adversaires soudanais qui nous y attirent, soit pour y devancer des rivaux qui se hâtent vers le même but. Nul n’ignore qu’il faut relier nos territoires riverains du Niger à nos établissemens du golfe de Guinée, ce qu’on fait peu à peu; notre empire du Soudan ne deviendra un organisme viable qu’en débouchant sur la mer par les rivières méridionales. L’opinion a permis au Dahomey ce qu’elle avait interdit au Tonkin, l’opération militaire rondement menée par « le gros paquet » ; nos soldats sont revenus de chez Béhanzin avec un de ces sourires de gloire pour lesquels la France a de si tendres faiblesses qu’elle ne demande rien de plus à ceux qui le rapportent. Et nos pionniers ont bu l’eau du fameux lac Tchad, ils ont frayé une route française entre ce lac et le Congo.

Jusqu’ici, tout est parfait. Je me réfère aux raisons de tout ordre que j’alléguais à cette place, il y a quatre ans, en adjurant notre pays de faire grand et de faire vite. Nos gouvernemens ont pu commettre des fautes de détail; mais, pour qui regarde l’ensemble de ces entreprises, ils se sont bien acquittés de leur fonction, ils ne l’ont pas outrepassée; ils ont pris les devans sur nos rivaux, en usant de tous les moyens qu’ils avaient sous la main pour étendre et marquer solidement les limites de ce vaste empire, pour y occuper fortement des positions de choix. Il leur appartenait de stimuler le mouvement naissant, de l’accélérer et de le diriger. — Est-ce à dire que les circonstances ne leur imposent pas aujourd’hui d’autres devoirs, y compris le plus pénible de tous pour un gouvernement français, le devoir de s’effacer en certains cas devant l’initiative privée?

Ah! je le sais bien, c’est l’éternelle dispute du père et de l’enfant qui devient homme. Le père dit : Je t’ai élevé jusqu’à ce jour, j’ai veillé sur toi, tu ne pouvais rien sans mes soins, et ils te sont encore nécessaires : le moment n’est pas venu de t’émanciper. — Il est venu, répond l’enfant; je peux me suffire à moi-même, je n’ai plus que faire d’une tutelle. — Le père a longtemps raison contre ce jeune impatient; mais un jour vient aussi où l’enfant a raison contre le père. Je crois bien que ce jour a lui, dans l’ordre des entreprises coloniales, et qu’il est temps de demander notre part d’héritage à notre père le Gouvernement.

Pour un très grand nombre de nos concitoyens, cette dispute n’a pas de sens. L’ancienne vertu colonisatrice est à jamais morte dans notre race, ils en sont persuadés. Ils justifient leur scepticisme en invoquant les leçons de l’histoire, depuis plus d’un siècle; et si certains erremens administratifs devaient continuer, les sceptiques ne pourraient que se confirmer dans leur sentiment. Pour ceux-là, notre politique coloniale qui ne colonise pas n’est qu’une fantaisie décorative. Je ne comprends même point qu’étant de cette opinion, ils tolèrent plus longtemps une folie ruineuse qui n’a pas d’excuse à leurs yeux.

D’autres, dont nous sommes, pensent différemment. Ceux-ci croient que l’organe crée le besoin, et que la possession d’un empire d’outre-mer ressuscitera la faculté abolie chez nos devanciers. Depuis quinze ans, l’éducation géographique et coloniale de notre peuple s’est faite par l’école, par le livre, par l’image, par le journal à un sou. On l’a entretenu sans relâche des pays exotiques, des explorations célèbres, des hauts faits de nos missionnaires religieux, militaires et civils ; on a éveillé sa curiosité, frappé son imagination. Un homme d’État disait que la passion colonisatrice de notre temps est toute cérébrale : c’était finement jugé ; mais quelle est la passion qui n’est pas cérébrale chez le Français? Et tout conspire, dans les transformations de notre société, pour inviter des cerveaux ainsi préparés à passer du rêve colonial à l’action pratique.

Crise agricole, crise industrielle, baisse continue de la rente des terres et des valeurs, coïncidant avec la cherté croissante de la vie ; nécessité de trouver des placemens à plus gros intérêt, d’écouler les produits dont notre marché est saturé, d’en importer de nouveaux pour créer de nouvelles industries, et même de cultiver au loin ce blé qui ruine son producteur sur le sol français ; voilà de quoi encourager aux colonies de commerce. Les colonies de peuplement nous seraient-elles interdites autant qu’on le croit? Certes, notre population n’augmente pas, mais on oublie trop que l’envahissement des machines laisse chaque jour plus de bras inoccupés; les fermens de malaise social, la sève inquiète qui travaille après vingt-quatre ans de paix les gens de tempérament aventureux, l’espoir de la richesse rapidement amassée, ce sont là de bons agens d’émigration. Ne sait-on pas enfin que certaines régions, le pays basque, les Basses-Alpes, le Jura envoient à l’Amérique du Sud un fort contingent d’expatriés volontaires? Et ne sommes-nous pas impardonnables de ne point capter ce courant d’émigration française sur les territoires français d’outre-mer?

Nous qui croyons à l’existence de ces élémens colonisateurs, nous avons pu prôner les expéditions asiatiques et africaines : non seulement comme une collaboration à l’histoire générale que la France n’avait pas le droit de refuser, mais comme une préparation utile pour des besoins réels. Pourtant, si la période de préparation se prolongeait indéfiniment, si la mise en valeur ne commençait pas bientôt, nous ne saurions que répondre aux incrédules dont je parlais plus haut; et la mise en valeur ne peut être attendue que d’un changement de système, d’un appel aux forces libres.

J’ai loué de grand cœur l’initiative politique des pouvoirs publics, leurs efforts pour assurer à la France un vaste domaine d’expansion. Je suis bien obligé de reconnaître, avec l’unanimité de l’opinion, que leur pratique administrative a été détestable. Ce n’est pas eux seuls qu’il faut accuser, c’est nous tous, nos mœurs, notre routine, notre réglementation étroite et tracassière, notre docilité de centralisés à outrance; c’est le relâchement de l’autorité, qui engendre la permanence des conflits ; c’est le recrutement des fonctionnaires parmi les victimes ou les créatures de la politique. Colonie de fonctionnaires où les colons sont gênans, telle est, trop souvent, la définition de nos établissemens d’outre-mer. Je rapportais ici, en 1890, à propos de l’abandon de Whidah au Dahomey, les doléances significatives attribuées par le journal le Temps à des chefs de maisons françaises, « qui préféraient l’administration dahoméenne à la nôtre ». Los lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les études sur la colonisation anglaise où M. Chailley-Bert établissait des comparaisons affligeantes pour nous. Il est aussi inutile que pénible d’insister sur ce sujet : le procès de nos pratiques coloniales est instruit depuis longtemps, jugé de même par le monde commercial et par tous les voyageurs. Le système français peut se définir ainsi : faire à grands frais un lit sans savoir qui viendra y coucher et si quelqu’un y viendra coucher. Partout où de vraies colonies se sont fondées, ceux qui avaient envie de se coucher ont fait eux-mêmes leur lit, à leur guise et sur remplacement de leur choix. La bonne colonisation est un phénomène de génération spontanée, organique, très peu susceptible de direction gouvernementale. Il se produit ici ou là, réussit ici, échoue là, en vertu de causes complexes et mal connues.

Une conclusion s’impose : l’inutilité de diriger les émigrans de bonne volonté sur nos colonies déjà « organisées », l’urgence qu’il y a à leur assurer des champs d’expériences dans les parties de notre domaine africain encore indemnes de toute administration.

Nous en revenons toujours à cette supplication vaine, aujourd’hui comme il y a quatre ans : Donnez-nous la loi constitutive des grandes compagnies à charte! Le projet a été déposé au mois de juillet 1891 sur le bureau du Sénat; voilà trois ans et demi qu’il sommeille dans les vénérables cartons de la haute assemblée. On se lasse de redire toujours, et il faut toujours le redire, que la France a dû jadis sa grandeur coloniale, comme l’Angleterre doit aujourd’hui la sienne, à cet instrument puissant et commode, à ce fermier qui veut bien prendre une ferme où il y a tant d’aléa. Il augmente et conserve pour la nation une propriété de garde difficile, il lui en épargne l’exploitation chanceuse. Il dégage les responsabilités militaires, diplomatiques, financières de l’État. Est-il trop faible pour soutenir le drapeau? L’État vient à la rescousse au moment qu’il juge opportun. Devient-il trop robuste et trop envahissant? Le royaume qu’il a créé fait inévitablement retour à l’Etat, comme ce fut le cas pour la Compagnie des Indes anglaises. Voyez avec quelle habileté l’Angleterre emploie ces auxiliaires, depuis la fameuse compagnie indienne jusqu’à celle du Niger, avec quelle souplesse elle allonge ou retient les rênes de ces attelages qui portent sa fortune ! Richelieu et Colbert, lorsqu’ils convoitèrent Madagascar, confièrent l’exécution de leurs desseins à des compagnies. L’île africaine était le principal objectif de la Compagnie des Indes orientales, fondée par Colbert en 1664, célébrée par François Charpentier, de l’Académie française, dans le Discours d’un fidèle sujet au Roi touchant rétablissement d’une compagnie française pour le commerce des Indes orientales.

Cette même société eut au siècle suivant Dupleix pour capitaine-général. Louis XIV était de meilleure composition que la République sur ces droits régaliens que l’on tremble d’abandonner à des particuliers. Les statuts portaient que les gouverneurs militaires des possessions de la compagnie seraient nommés par la Chambre des directeurs, et que le roi se contenterait de les investir[2]. — Mais on ne trouverait pas aujourd’hui des capitalistes assez entreprenans pour former ces compagnies, disent les sceptiques en hochant la tête. Qu’en sait-on, puisqu’on n’a pas essayé, puisqu’on nous refuse la loi qui permettrait de tenter l’épreuve? On sait, par contre, et ce n’est pas consolant, que les capitalistes français prennent une part chaque jour plus forte dans les opérations des compagnies anglo-africaines du Sud. Nous possédons nominalement un cinquième de l’Afrique, nous allons y ajouter Madagascar, et, dans cette Afrique, la confiance des intérêts va droit à nos rivaux. Elle a raison, puisqu’on n’accorde pas aux intérêts l’outil qui leur permettrait de travailler chez nous.

La raison publique réclame cet outil, sous une forme ou sous une autre; elle réclame la mise en valeur de l’empire conquis par nos braves soldats. Si fiers que nous soyons de posséder tant de kilomètres carrés, si grande que soit notre joie quand nous apprenons un nouveau succès de nos troupes, le sens pratique de ce pays veut un peu plus. Il ne comprendrait pas que des sacrifices chaque année plus lourds se prolongeassent indéfiniment sans compensation matérielle; il n’admettrait pas cette gageure, les territoires du Soudan toujours agrandis, toujours arrosés de sang et d’argent, et considérés toujours comme un polygone pour les manœuvres des colonnes. Prenons-y garde, nous tous apôtres convaincus d’une expansion qui sera peut-être coloniale : ce sentiment public, si favorable à nos vues depuis quelques années, peut se retourner soudain. Sa réaction serait violente, comme toutes les réactions dans notre pays, elle interromprait l’œuvre commencée, elle nous mettrait aussi bas qu’il y a cent trente ans ; elle aurait pour excuse notre imprévoyance, notre obstination à berner ces Gaulois qui aiment bien le panache, mais qui finissent par se révolter quand on l’agite à perpétuité devant eux, sans leur montrer un corps vivant sous cette fantasmagorie.

Il faut vraiment avoir la foi coloniale chevillée à l’âme pour résister aux argumens redoutables que l’on fournit à plaisir aux anti-coloniaux.

Les grandes compagnies, ce n’est qu’une demande des professionnels; en dira-t-on autant de l’armée, coloniale? Il n’y a qu’un cri pour l’exiger. Seule, elle peut faire accepter aux hésitans notre surcharge d’obligations extérieures. Plus malheureuse encore que les compagnies, l’armée coloniale attend depuis plus longtemps, en dépit de sept rapports parlementaires tués sous elle. Désormais, nous devons renoncer même à l’espérer; elle a été condamnée en principe par la plus haute autorité militaire. On a entendu avec stupeur M. le ministre de la guerre déclarer que cette armée spéciale serait bonne tout au plus à tenir garnison, et que les troupes régulières garderaient pour elles seules le privilège d’aller au feu. Nul n’ignore cependant que l’emploi du contingent normal, dans les expéditions lointaines, est la grosse pierre d’achoppement de notre expansion. Les coloniaux protestent contre cet emploi, parce qu’ils veulent un instrument approprié à leur tâche; les patriotes éclairés protestent, parce qu’ils surveillent d’un œil jaloux la couverture déjà trop mince de notre frontière; la masse de notre peuple proteste, parce qu’elle a une idée profondément logée dans la cervelle, l’incompatibilité entre le service obligatoire et le service colonial; et une aversion instinctive dans le cœur pour l’envoi forcé de ses enfans aux pays exotiques. L’humanité, le bon sens et l’expérience protestent : le Tonkin et le Dahomey nous ont trop renseignés sur la résistance des soldats de 21 ans ; ils fondent comme cire sous le soleil des tropiques et dans l’empoisonnement des fièvres paludéennes. Pour donner satisfaction au sentiment populaire, si chatouilleux sur ce point, on a jugé indispensable de désorganiser, à la veille des élections dernières, le corps qui nous tenait lieu d’armée coloniale : cette infanterie de marine aujourd’hui anémiée, faute d’un recrutement certain. Et quel est le moment choisi pour fusiller d’avance l’armée spéciale, en lui enlevant jusqu’à sa raison d’être ?

Le moment où l’on vient demander à ce pays, engagé dans les entreprises coloniales jusqu’à saturation, un nouvel effort dont notre énergie sera certainement capable, mais qu’il convient de mesurer avec réflexion. Après deux siècles et demi d’approches et d’hésitations, nous nous décidons à occuper un petit continent mal connu, difficile d’accès, qui est en superficie à la France comme 12 est à 11. Il le faut, c’est entendu : nous n’avons pas commandé l’heure, nous devons venger les nôtres, nous ne pouvons pas abandonner bénévolement les avantages économiques et politiques que Madagascar présentera dans l’avenir ; et le but ne peut être atteint que par une soumission totale de l’île. Allons-y donc. Mais quelle plus belle occasion de justifier l’effort, de relever les courages sur tout le front de notre ligne coloniale ? Loin de devenir une charge de plus, Madagascar peut être un allégement, si nous savons y trouver le point de départ d’une rénovation dans nos méthodes, si nous substituons là-bas à nos routines défectueuses des procédés rationnels et nouveaux, autant qu’on peut appeler nouveaux les outils dont nos pères se sont constamment servis pour les mêmes besognes.

On me pardonnera de rappeler en quelques lignes des solutions qui ont été proposées ailleurs. L’opinion a visiblement pris l’éveil sur deux points. Elle se résigne mal à voir quelques-uns de nos soldats, si petit soit leur nombre, s’éloigner des montagnes sacrées au pied desquelles ils montent la garde. On nous dit que le ciel est clair : tant mieux ; mais nous voulons les savoir là. Or, même en escomptant la plus facile victoire sur les Hovas, les besoins de Madagascar immobiliseront pendant longtemps un corps de troupes. L’opinion se préoccupe en outre des lourdes charges, financières et de toute nature, que la possession de Madagascar ajoutera à tant d’autres, sans espoir de rémunération prochaine. Les intentions sont aujourd’hui éclaircies : nous n’allons pas seulement châtier une provocation ; nous allons soumettre le pays entier. Quel que soit le nom donné à notre domination, tout y est à faire ; il faudra beaucoup d’hommes, beaucoup d’argent ; les colonies n’en attirent pas, dans les conditions où nous les administrons : on a beau regarder de tous côtés, on ne voit d’hommes que dans la troupe, d’argent que dans les caisses de l’État.

L’appel aux initiatives particulières peut obvier en partie à ces deux inconvéniens. Admettons que l’armée frappe le coup décisif, puisqu’on y tient : pourquoi ne pas essayer dès maintenant d’organiser la grande Compagnie commerciale, — la vieille Compagnie des Indes orientales, — qui remplacerait l’armée avec ses forces de police, la caisse de l’Etat avec sa propre caisse? Si, par incrédulité ou pour d’autres motifs, on repousse l’essai d’une compagnie, si l’on craint qu’elle soit inégale à sa tâche, pourquoi ne pas susciter un corps d’engagés libres qui gagneraient dans l’opération militaire les concessions qu’ils exploiteraient ensuite comme colons ? De vastes parties de l’Asie ont été colonisées ainsi par les cosaques russes. Nos devanciers en Afrique, les Romains, assimilèrent cette terre avec leurs légions de vétérans[3]. Craint-on de ne pas trouver ces volontaires en nombre suffisant? On en demande aux régimens ! Les jeunes conscrits que le service obligatoire vient d’amener à la caserne auraient-ils donc la grâce spéciale d’une vocation qui se rencontrera aussi bien chez des individus non immatriculés, ou déjà préparés par l’accomplissement antérieur du service, formés physiquement et militairement?

L’esprit d’aventure et l’esprit de lucre jetteraient à votre bureau d’inscription plus d’hommes que vous n’en pourriez employer. Les pays voisins nous fournissent dix bataillons de la légion étrangère, les épaves de la vie : n’y en a-t-il pas en France? L’embryon du corps auquel je pense existe, avec ces Pionniers africains qui ont pris la suite des Frères armés du cardinal Lavigerie : d’après leur journal, la France noire, ils se sont déjà tournés vers Madagascar, ils y ont envoyé une première escouade, avant l’ouverture des hostilités, avec les modestes souscriptions recueillies principalement, chose touchante, dans la province d’Alsace-Lorraine. Sur un appel venu de haut et jeté à toute la France, cette escouade deviendrait légion. Ces hommes, pour la plupart anciens soldats, seraient dans quatre ou cinq mois tout aussi exercés que vos recrues; ils coûteraient moins cher, l’Etat n’ayant à leur fournir que le transport, le ravitaillement, un prêt de matériel de guerre et d’instrumens agricoles; et, par la suite, une banque de crédit pour leurs établissemens. Pour les commander, vingt noms viennent à la pensée, parmi les militaires, les marins ou les civils qui se sont signalés dans les explorations de ces dernières années ; gens éprouvés aux expéditions de cette nature, ayant le don du commandement et l’habitude de former des corps improvisés en Afrique. Nous avons nos Stanley. Encadrés entre les bataillons de la légion étrangère, ces pionniers de Madagascar, qu’on leur donne ce nom ou tout autre, feraient certainement honneur au drapeau qu’on leur aurait confié.

L’inestimable avantage de cette création, ce serait de fournir ensuite la relève naturelle du corps expéditionnaire, la garnison stable disséminée sur les points de l’île où elle fixerait ses établissemens. Plus de soldats à envoyer de France ; et des colons dans une colonie, enfin! Sans doute, on verrait de terribles scandales : des groupemens français s’organisant sans le secours d’un sous-préfet, occupant de la terre sans le congé d’un receveur de l’enregistrement, vidant leurs différends devant des juges élus par eux, peut-être même avec des coutumes nées des besoins locaux et non inscrites dans le code Napoléon. On verrait tous ces scandales, et, de plus, un miracle si invraisemblable que je ne l’attends pas : un gouvernement français, héritier de Philippe le Bel et des autres, consentant à laisser agir une force libre et spontanée, hors de toute tutelle. Cela s’est vu, pourtant, dans notre passé colonial ; cela se reverra, si nous devons avoir un avenir vraiment colonial. Et jamais on ne retrouvera un champ d’expériences comme Madagascar : une île habitable, un climat supportable pour l’Européen, pas de grand voisinage, pas de complications diplomatiques à redouter, complète liberté d’agir.

Aujourd’hui, l’idée que des hommes puissent réussir dans une action militaire sans que le supérieur ait compté d’avance leurs boutons de guêtre sur le papier, — sur un papier qui se trouve rarement d’accord avec la réalité, — l’idée qu’ils puissent faire prospérer une exploitation sans que l’arpenteur ait mesuré leurs champs, cette idée ne peut venir qu’au passant arrêté devant le groupe de Rude, à l’Arc-de-triomphe ; il se rappelle notre histoire: à toutes les époques, surtout dans les sociétés un peu veules, un peu sceptiques, un peu désillusionnées sur elles-mêmes, il retrouve ces interventions soudaines de l’âme populaire, s’échappant de la symétrie officielle comme ce groupe désordonné s’échappe des lignes architecturales, pour apporter des forces neuves à l’accomplissement des choses neuves. — Pensée coupable et révolutionnaire! diront les honnêtes gens, ceux qui ne bougent pas. — Aux colonies, ce n’est pas dangereux. Quel admirable progrès, quelle aise inexprimable pour les gouvernemens, si, à défaut d’autres produits à exporter, nous passions tous sur les colonies ce que nous avons d’esprit révolutionnaire !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Les Indes noires, dans la Revue du 1er novembre 1890.
  2. Voir Pierre Bonassieux, Les grandes Compagnies de commerce; Paris, Plon et Nourrit. 1892.
  3. Voir l’excellent, livre de M. René Cagnat, l’Armée romaine d’Afrique; Paris, Ernest Leroux. 1892.