MADAGASCAR

VI.[1]
LA MISE EN VALEUR DU SOL, LA COLONISATION FRANÇAISE ET L’IMMIGRATION ÉTRANGÈRE

Celui qui a connu Madagascar en 1896 et y débarque de nouveau aujourd’hui ne peut manquer d’être émerveillé par tout ce que l’activité française a su organiser en dix ans dans un pays mal peuplé, ingrat et jusque-là fort malsain, auquel la métropole n’a accordé que de médiocres subventions. Les villes de la côte, aménagées en ports ou en rades, presque complètement reconstruites, sont devenues des cités spacieuses, claires, gaies. Tamatave où l’on s’enlizait hier dans les rues de sable, où maintenant de compactes chaussées de terre rouge s’allongent entre les magasins achalandés et sous les ombrages dorés des badamiers, apprivoise aussitôt tous les étrangers par sa fraîcheur et sa coquette intimité, par la grâce créole qui s’y révèle avec hospitalité, par les maisons à vérandahs et les menus jardins-suspendus d’orchidées, de calladiums et de bégonias qu’y ont transportés les familles de la Réunion. Diego a triplé ; la chaude Majunga construit chaque année de hauts immeubles aérés contre son littoral aux écumes rosâtres en avant des quartiers arabes ; Mananjary répartit pittoresquement dans sa verdure australe des factoreries agréables comme des villas. Des routes de plusieurs centaines de kilomètres, souvent luxueusement établies, animées par l’entrecroisement des convois de charrettes indigènes, des filanzanes, des pousse-pousse et des automobiles, relient les ports aux capitales de l’intérieur ; le beau canal des Pangalanes, un chemin de fer à travaux d’art multipliés joignent Tamatave et Andevourante à Tananarive, centre de la productive Emyrne. L’étranger admire que, en si peu de temps, le Gouvernement Général ait fait si grandement les choses ; le contribuable français lui en sait rarement assez gré ; quiconque a étudié avec impartialité le problème complexe de la mise en valeur des colonies neuves, estime que dans ce pays vaste et pauvre, où les communications étaient très difficiles et la main-d’œuvre récalcitrante, il était nécessaire que l’Etat prît l’initiative de travaux publics considérables, afin d’en rendre possible l’exploitation agricole et industrielle même la plus modeste.


I. — LA DIRECTION DE L’AGRICULTURE ET L’ENTREPRISE PRIVÉE

Cette mesure s’imposait d’autant plus que, contrairement à ce qui se passe dans toutes les nations, le gouvernement n’a rien négligé pour détourner les Français de venir tenter les cultures à Madagascar. Par peur d’avoir à dépenser quelques milliers de francs en rapatriemens, il a fait proclamer partout que la Grande Ile était un pays aride, ce qui, fort injustement, a découragé toutes les bonnes volontés. Il s’appuyait sur les analyses de terrains, — prélevés au hasard par des administrateurs incompétens, — qui ont été opérées dans les laboratoires de Paris, quand des études sur les lieux permettent seules de tenir compte d’élémens aussi importans que les conditions atmosphériques. Cependant, Madagascar offre de spacieuses vallées et des plateaux aux cultures les plus variées. Il convient seulement de commencer par fixer des notions précises de météorologie agricole, la plupart des dégâts enregistrés jusqu’ici résultant de ce que l’on n’avait su délimiter les saisons, ni même reconnaître le caractère exact du climat qui est franchement tropical, même sur les hauts plateaux où règne la température de la France.

C’est pour ne s’être point soumis au préalable aux principes les plus élémentaires d’observation patiente, pour avoir recouru à des expérimentations savantes, au lieu d’appliquer d’abord les procédés les plus simples et universels, pour avoir négligé de s’en reporter à l’expérience des vieilles possessions, que Madagascar a dépensé sans profit des sommes considérables pour l’agriculture. Cependant le Gouvernement avait été jusqu’à créer un service spécial, et le général Galliéni, estimant avec raison qu’il fallait avant tout éviter d’exporter aux pays chauds de l’agronomie européenne, fût-elle la plus rationnelle et savante, s’est adressé, pour lui demander des agens, à l’institution la plus moderne et la plus spécialisée : l’Ecole d’Agriculture Coloniale de Nogent, pupille favorite du Pavillon de Flore jaloux de s’affranchir de l’Instruction publique. Malheureusement, cette institution neuve et hâtive en est encore à la période de réclames : organisée avec le souci d’élever rapidement une façade brillante comme à ces palais d’exposition universelle qui sont simple occasion de décoration pour ceux qui les improvisent, elle n’a réuni que des métropolitains n’ayant aucune expérience de la vie et de l’agriculture coloniales ; bien plus, soucieuse d’assurer son indépendance et de se réserver tous les postes, elle a commencé par rompre avec le Muséum, dont les Cornu, les Perrier et les Costantin ont su faire le premier établissement de l’Europe pour l’étude de la botanique tropicale ; et la Direction de l’Agriculture à Madagascar, suivant ses erremens et renchérissant sur ses prétentions, s’est isolée superbement des autres colonies, où les jardins étaient dirigés par d’anciens élèves du Muséum, pour ne communiquer qu’avec le jardin colonial de Nogent-sur-Marne.

Rivalité de ministères, rivalité de leurs fonctionnaires, rivalité entre colonies, tout cela s’est enchaîné fatalement. De leur aveu, on a presque interdit aux sous-inspecteurs de Madagascar les relations avec le Jardin des Plantes dont la précieuse assistance était gratuite, alors que le Jardin de Nogent coûte à Madagascar. C’est de Nogent-sur-Marne que Tananarive reçoit les plants d’arbres de l’Indo-Chine et de l’Afrique, ou bien il s’adresse à l’étranger : c’est au Japon qu’il va demander les néfliers et autres espèces qui abondent naturellement aux Mascareignes. Le Service de l’Agriculture, prétentieusement hiérarchisé, organisé sur le pied des départemens métropolitains, passe pour avoir été jusqu’ici moins utile que les jardins d’essai, créés en province par les administrateurs, car ils ont au moins propagé le-jardinage, le maraîchage, quelques essences d’arbres, avec les mûriers et les caféiers. Il faut signaler le dispendieux abus des missions qui absorbent la moitié des années de présence des fonctionnaires. Les agens supérieurs de culture à Madagascar, y étant arrivés dénués de connaissances exactes, se sont aussitôt fait envoyer au Japon, au Brésil, à la Jamaïque, au Cap, à Java, et à Sumatra. On ne peut que les louer d’avoir voulu s’instruire, mais ils eussent pu le faire à moins de frais de représentation. De plus, ils se rendirent dans ces pays avant même d’avoir exploré leur colonie de façon à se rendre compte de sa nature et de ses besoins et sans avoir appris le hollandais ni l’anglais ; au retour, une année ne s’écoulait pas qu’ils n’eussent déjà publié des livres sur l’agriculture à Madagascar.

Il échut à ces fonctionnaires de parade de créer des stations d’essai. La plus connue est celle de Nanisane, près Tananarive ; elle a été installée décorativement dans le parc du Premier Ministre, mais la terre y est si ingrate que tout y a péri, malgré des soins assidus et la dépense de quelques centaines de mille francs. C’est le lieu des pèlerinages mélancoliques ou satiriques des Tananarivois, toujours en quête de plaisanteries amères où dénigrer le gouvernement. On y arrive à travers des « périmètres de reboisement » où se distinguent avec peine, au milieu des herbes brûlées par le soleil, quelques filaos rôtis ; les pépinières de fruitiers ne montrent guère que quelques pêchers ; l’herbe même y est désolée, le potager seul prospère. La station est en même temps une école supérieure, l’École pratique d’Agriculture et de Sériciculture, où des contremaîtres venus du Gard obtiennent de bons résultats de leurs élèves hovas ; mais il ne s’y trouve point de laboratoire d’analyses. Elle prétend à former des jardiniers et à les imposer dans les provinces aux administrateurs, par une jalousie de direction universelle qui fait la joie de Madagascar, et subit partout des rebuffades. Elevant à Nanisane des moutons qui y périssent lamentablement, elle a voulu exercer son contrôle sur la ferme de l’Iboaka, dans le Betsiléo, où le service vétérinaire, modeste et intelligent, obtient le plus grand succès : celui-ci lui a montré avec fermeté qu’elle n’y avait nul titre. Elle s’est retournée vers les Eaux et Forêts et s’est plainte aigrement au Général (annexes du Rapport officiel de 1905) que ce service rival se permît de garder la propriété des quinquinas qu’il avait plantés ; les quinquinas ne dépendaient-ils pas naturellement de l’agriculture ? Déboutée de sa demande, elle a du moins pu affirmer sa direction sur les quarante-deux postes météorologiques de l’île : en réalité c’est le P. Colin, directeur de l’observatoire de Tananarive, savant universellement estimé, qui a tout organisé pour la météorologie, sollicité perpétuellement par le gouvernement et n’en recevant jamais de subsides, mais y dépensant les prix qu’il a obtenus de l’Académie des Sciences.

Bref, le service de l’Agriculture s’est borné à acclimater quelques centaines d’espèces utilisables à longue échéance, à multiplier les cessions de plants et de grains aux particuliers et à envoyer des collections pour les expositions. Il a par ailleurs réparti dans 200 cocoteries 140 000 plants. Enfin, l’on a institué des comices agricoles et une chambre d’agriculture où, une fois l’an, des colons viennent du Nord et du Sud, aux frais de la colonie, manifester leurs désirs et leur mécontentement.

Victimes du temps ou de l’Etat, les colons sont rarement satisfaits. La plupart désespèrent volontiers de tout. Seuls, les Algériens qu’on envoie à Madagascar se rendent compte que le pays a une richesse incontestable, l’eau, qui suffirait à la fortune du leur. Les autres s’effarent de se trouver dans une contrée si différente de l’Europe. Presque tous leurs essais ont échoué ; plusieurs ont enfoui dans des entreprises fort intéressantes des centaines de mille francs, n’ayant ni prudence, ni patience, ni connaissance des terrains, ni tact des hommes qui eussent pu les servir. Tel officier d’artillerie au geste large commence par acheter pour 100 000 francs une concession qu’on liquide, au lieu d’en demander une au gouvernement, et veut monter sur un pied de luxe aristocratique, avec un outillage minutieux, une opération où il dépense 200 000 francs de frais généraux en un an, y appelant pour agens des fils de famille ruinés : malgré l’appui de l’administration qui lui fournit des bourjanes, son entreprise a lamentablement échoué, et il accuse l’Etat de sa déconvenue. Tel autre, gentilhomme intelligent et énergique qui s’ennuyait à Paris, s’éveillant au désir de faire acte de création et de vivre une existence active et bienfaisante, part pour Madagascar avec le dessein d’une grande exploitation agricole. Il voyage, choisit lui-même ses terres dans des alluvions riches, décide de tenter quelque chose de nouveau, jette les semences d’une plantation à long terme : au bout de neuf ans, les cacaos n’ont pas donné, et, froidement, jugeant l’expérience ratée, ne voulant pas perdre de temps, il ordonne de les arracher et de planter du café pour voir bientôt un de ses voisins, qui n’avait pu l’imiter faute des ressources nécessaires, récolter soudain du cacao à la dixième année. Il rentre un hiver à Paris : sa maison est détruite par un cyclone, ses terres recouvertes par une crue anormale du fleuve voisin, et le gérant qu’il a laissé, vieil habitant pessimiste, affolé de voir ruinée par le même cataclysme sa petite propriété voisine, lui câble dans un accès de chagrin que tout est perdu. Il vend pour rien sa concession, ne se doutant pas que les trois quarts en pouvaient être encore d’un beau rapport. De tels essais font condamner en France toute entreprise agricole à Madagascar.

Les Compagnies n’obtiennent pas en général de meilleurs résultats. Une société anglaise, dans la baie d’Antongil, saccage à l’aveugle les forêts pour laisser pourrir sur place les neuf dixièmes du bois abattu, sans se préoccuper de l’avenir : les manœuvres coupent si mal les arbres que les pieds mâchurés pourrissent ; ensuite la hâte à transformer les troncs en madriers et en planches est cause qu’ils se dessèchent trop rapidement, gercent, fendillent et déforment, d’où discrédit injuste sur les bois de Madagascar. (Rapport de l’Inspecteur.) Beaucoup de Compagnies qui s’occupent actuellement d’agriculture ne s’y sont mises que par raccroc, ayant commencé par vouloir exploiter de la houille, des forêts, quelque minerai inconnu ; on conçoit qu’elles sont mal préparées à réussir. S’il est recommandé dans une entreprise coloniale de mener de front l’élevage et plusieurs cultures, autre chose est de remplacer hâtivement l’une par l’autre, ce qui ne permet jamais d’utiliser l’expérience de ses échecs. La célèbre Compagnie Suberbie reste un exemple de persévérance à méditer. Fondée en 1886 au capital de 15 millions, elle se proposait fastueusement de créer un port, une ville à 300 kilomètres de la côte, un Transvaal dans le Boéni, tentant ensemble élevage, agriculture, industrie et mines d’or ; pour exploiter ses filons, elle fit de très importantes acquisitions de machines qui restent inutiles : les filons ne rendirent point et le désastre était imminent, quand, au lieu de liquider, un personnel nouveau se mit à l’œuvre avec activité. La société se fit agent de messageries et installa des ateliers de réparation, des briqueteries, une usine à décortiquer le riz : elle survit. Il faut toujours se maintenir.

Il n’est pas malaisé à ceux qui connaissent les maisons de commission parisiennes et qui sont allés ensuite à Madagascar de discerner pourquoi la grande agriculture y a peu réussi ; il suffit d’envisager comment on fonde une entreprise coloniale en France. Quelque hère un peu remuant, — ce sont les seules personnes qui se mettent en avant, usent de bagout, affirment catégoriquement, — quelque hère a-t-il séjourné à Madagascar ? Par cela seul qu’il a voyagé dans une nation où l’on voyage peu, on lui accorde la compétence nécessaire, car les affaires coloniales ne se décident pas à Paris sur examen sérieux de plans techniques, mais par relations, non point en jaugeant les hommes mais en supputant le nombre des actionnaires ; on ne court pas un risque à l’américaine sur une combinaison audacieuse, mais calculée, on lance de l’argent à la loterie. On lui confie donc des capitaux : il commence par prélever 30 000 francs par an à titre de directeur. Quand on a suivi dans la Grande Ile l’évolution des sociétés qui y ont échoué, on ne doute pas qu’il ne faille le plus souvent en attribuer l’insuccès, d’abord à la direction inexperte et insouciante qui ne tarde pas à substituer par liquidation des comparses à ses premiers commanditaires, ensuite à l’engagement d’employés ignorans et mal rémunérés dont on eût pu assurer économiquement le loyer et la nourriture. Une compagnie de la côte Ouest, en trois ans, amena près de 50 agens européens qui rentrèrent après un séjour de quelques mois, soit seulement 70 000 francs de passage. L’Union Coloniale, qui centralise à Paris les demandes d’emploi, ne reçoit malheureusement que des références de la Métropole ; quant à l’Office Colonial, l’Etat n’y donne aucun soin.

Les colons s’improvisent comme les compagnies. Ce sont parfois des fils de famille que naïvement on envoie bâcler fortune aux tropiques en compagnie tapageuse, ou de jeunes ménages qui, après avoir dépensé quelques billets de mille francs, rentrent au premier accès de fièvre. Les projets les plus fantastiques les hallucinent. Et ceux qui obéissent scrupuleusement à la science n’ont que des connaissances incomplètes : il est arrivé à plusieurs qui avaient planté leur vanille avec méthode d’avoir oublié de drainer les terrains malencontreusement choisis dans des lieux marécageux. On en sait aussi plus d’un qui ne sont venus prendre des concessions que pour y trouver des occasions d’indemnités.

Ce n’est pas à dire que des fautes personnelles seules expliquent toujours les insuccès qu’on enregistre. Le gouvernement entrave l’essor des industries annexes susceptibles de ménager quelques bénéfices à l’agriculture, et le général Galliéni fut le premier à le reconnaître (Rapport 1905). Les taxes de consommation arrêtent au premier élan toute initiative, toute activité. L’industrie du coton n’est pas encore née quelle est frappée dans une de ses branches, l’huile de coton ; les cocoteries ne sont pas en rapport qu’on impose les huiles de coco. Un paysan français monte-t-il une brasserie à Antsirabé : on lui demande de payer 9 francs par hectolitre pour sa patente. Deux fabriques de tabac, sitôt créées, ont été ruinées par un impôt improvisé au profit du tabac de l’Algérie, prépondérante par ses députés ; l’un des directeurs a péri de chagrin de voir sa famille ainsi jetée à la misère. L’industrie sucrière, qui était prospère avant la conquête, est morte : à Nossi-Bé, à Tamatave, toutes les usines ont dû fermer. L’agriculture générale enfin ne voit pas dégrever les engrais étrangers qui sont indispensables à la mise en valeur des terres, et l’État n’a rien tenté pour obtenir des Messageries de meilleures conditions de fret. Que l’on rencontre souvent là-bas, réfugié aux villes pour tâcher de s’y raccrocher au commerce, de vieux colons français ruinés par la conquête française !

Cependant, quelques exploitations modestes ont donné de satisfaisans résultats, surtout aux environs des villes comme Tamatave où s’est fixée et développée depuis une trentaine d’années une population de race blanche ou métissée qui s’est acclimatée peu à peu et a pris connaissance de la terre, après avoir apporté des îles française ou anglaise voisines la pratique des cultures tropicales. Les métropolitains qui veulent placer leur argent aux colonies y expédient pour des opérations agricoles et industrielles un personnel de contremaîtres français qui fait travailler sous ses ordres des indigènes ; ceux-ci sont incapables de s’assouplir à cette direction européenne. C’est presque le contraire qu’il faudrait : sous un directeur européen qui impose les habitudes rigoureuses de comptabilité, de contrôle et d’activité pressante, des agens créoles ayant la manœuvre des engagés malgaches autant que des cultures tropicales, et de bons ouvriers spéciaux français pour les applications industrielles. Les entreprises médiocres conduites, plutôt mollement, par les créoles réussissent plus souvent que celles des Européens, méthodiques, mais inexpertes et surtout vite grevées de frais généraux trop luxueux, d’appointemens excessifs, de profits et pertes imprévus. La collaboration des métropolitains et des coloniaux est indispensable à la réussite d’une opération ; et elle deviendra féconde lorsque le gouvernement de la Réunion et le Ministère, qui a en mains tous les élémens nécessaires, se seront décidés à donner au créole, enclin à la routine, un enseignement agricole appelé à être plus informé et plus habile qu’en aucun endroit dans ce pays, où les pédagogues peuvent recueillir le fruit des études et des expérimentations les plus diverses tentées au cours du XIXe siècle par les agronomes et les naturalistes dont les noms et les œuvres ont été consacrées par l’Académie des Sciences, les Bory de Saint-Vincent et les Joseph Hubert, lesGimart et les Desbassyns, les Jacob de Cordemoy, les Boname et les Bordage. Alors les Mauriciens et les Madagascariens y fréquenteront, pour la renaissance de l’influence française qui ne saurait se propager par tout l’Océan Indien que d’une ville universitaire, où les divers établissemens de ces régions et le zèle d’une vieille population française concentreraient leurs efforts.


Les principales cultures tentées jusqu’ici sont le cocotier, le cacao, la vanille, la canne, le caoutchouc, le girofle, le café, le coton, la vigne, les céréales. De toutes, c’est peut-être le coton qui semble appelé au plus large avenir et non point seulement parce qu’on a un sol et un régime météorologique excellens, mais parce que les indigènes étaient habitués antérieurement à cette industrie et s’y remettraient avec plus de plaisir qu’à autre chose : elle n’exige qu’une main-d’œuvre intermittente et les femmes et les enfans peuvent s’y employer. Ce sont là des considérations capitales à Madagascar. Pour les mêmes raisons, il faut continuer à compter avec le riz comme devant longtemps rester la plus importante et inépuisable ressource de la Grande Ile. Non seulement il est susceptible d’en devenir la principale exportation (pour la Réunion, Maurice, l’Afrique du Sud actuellement tributaires de l’Asie), mais, aimé religieusement des Malgaches, il assure à lui seul leur alimentation. Le développement de la population s’est réglé et se réglera à l’extension de sa culture, ainsi que l’avait compris le grand roi Andriana. Les races indigènes en ont tiré jusqu’ici leur vie essentielle et leurs fêtes, toute leur civilisation rudimentaire, mais déjà très ingénieuse. Cette civilisation patriarcale, où le travail s’associe au reste de l’existence jusqu’à se confondre parfois avec les plaisirs, mérite l’attention toute spéciale de celui qui, autant qu’aux statistiques, demande aux investigations dans la psychologie des indigènes et à l’étude de leurs ressources artistiques le principe de la meilleure méthode d’exploitation d’un pays par les gens qui s’y naturalisent.


II. — LA CIVILISATION DU RIZ

Que l’on parvienne au haut d’un de ces mamelons de terre cendrée aux pentes desquelles pullulent avec des formes de champignons d’énormes blocs de pierre violette, on reste émerveillé de découvrir dans les fonds des vallées ces grandes surfaces liquides qui étendent sur la pourpre monotone du sol malgache les clartés pâles et changeantes du ciel du Sud. Immédiatement, devant les perspectives ininterrompues, on se sent saisi d’admiration pour l’industrie primitive de ces hommes qui, fermés entre des montagnes sur ces plateaux élevés, surent multiplier des étangs artificiels pour y retenir captives les eaux tombées en pluie ou infiltrées en sources aux bases des collines, les empêchant de s’écouler vers les côtes où la fièvre leur interdisait à eux-mêmes de descendre.

C’est à l’époque où elles sont inondées qu’il convient de voir les rizières : toute une géométrie de petits talus découpe en une subdivision innombrable de rectangles inégaux ces grands miroirs d’eau, biseautés aux échancrures de la vallée où ils s’encadrent. On s’étonne de l’art linéaire avec lequel les hommes ici ont distribué entre eux la terre. A se laisser séduire par les dessins en mosaïques, les cloisonnemens, les morcellemens de ces jardins d’eau, on comprend, en pénétrant l’âme indigène jusque dans son animalité, la beauté naturelle du partage accompli avec un zèle à la fois méthodique et instinctif, un génie d’avarice affiné de poésie. Le Malgache aime et sait admirer sa rizière. C’est ici la simple, la nue-propriété, quadrillée à l’infini par des lignes aussi agréables dans leurs réseaux d’harmonie que celles qui circonscrivent les alvéoles d’une ruche ou les cercles brisés en mille rayons des toiles d’araignées. Jamais sur le globe la propriété, — qui est ici à la fois collective et répartie, — ne se montre sous une apparence plus légère, plus superficielle. Dans ces grands parcs d’eau du ciel où l’homme fait pousser la graminée dont le grain le nourrit, celui qu’on voit passer, s’avançant en équilibre sur un de ces sentiers de boue, mince, frêle, y apparaît aussi ténu et aussi passager sur la terre qu’un oiseau, avec un pâle reflet d’aigrette à la surface satinée… Les montagnes y projettent leur image, posées l’une après l’autre sur l’horizon comme des tas triangulaires poudroyant de toutes les nuances insaisissables, ambrées et roses, de la poussière de riz.

Telles, les rizières de plaines et de vallée, rayonnant de Tananarive vers les horizons changeans, obsèdent les yeux d’une vision chatoyante de mirage lacustre. Composées de mille pièces juxtaposées l’une à l’autre et comme cousues entre elles suivant les lignes en bourrelets des sentiers de terre, elles figurent de grandes nattes tissées de nuances où descend se coucher le ciel, et étendent sous les regards une langoureuse beauté de tressage qui concorde avec le génie vannier des Malgaches. Celles qu’on rencontre en voyageant de Tananarive vers l’Ankaratra et vers le Betsiléo imposent à l’imagination, avec une pompeuse gradation, le sentiment d’une beauté d’architecture. Plus encore que la case aux poutres entaillées, que le tombeau aux dalles sculptées, la rizière est le monument national malgache, rustique, mais grandiose forme d’art à laquelle a atteint à travers les âges le travail indigène fait en collectivité.

S’étageant du fond évasé des rivières, des talus, taillés dans ta pente des versans, superposent jusqu’à leurs cimes des terrasses égales ; et de la base au sommet, leur dessin, qui ondule aux flancs des contreforts en longs lacets, répète en les multipliant sous le ciel les tortuosités de la vallée et les serpentemens des arêtes des collines. Quand l’on sort d’un de ces défilés d’où l’on voit les montagnes s’abaisser vers l’horizon en alternant l’avancée de leurs profils arrondis, on demeure confondu à l’innombrable aspect de ces zébrages par grandes lignes flexueuses de terre noire et d’eau blafarde, sous lequel les altitudes de la nature ont été transformées par le travail du paysan en des déroulemens sans fin d’escaliers en cascade que la lumière du ciel descend marche à marche sur des étendues illimitées. Contemplées ainsi de haut à l’époque où elles sont inondées d’eau et d’azur, elles paraissent de miroitans gradins de jardins suspendus, étages d’une Babel agricole. Assoupi par la traversée d’une brousse inculte, qui couvre pendant des lieues des plateaux identiques, on ne se réveille pas sans émotion devant ces manifestations architecturales de la volonté humaine. Le vide de l’espace les amplifie encore. Ce sont les monumens qu’un peuple, qui n’avait pas élevé de temples magnifiques parce qu’il n’avait pas de religion, parvint toutefois à édifier en étendant ingénieusement de la vallée à la colline la culture du riz auquel, dans une mystique reconnaissance, il avoué depuis les temps une enfantine adoration. Amphithéâtres du travail tranchés dans la terre rang à rang à l’angady par de lents ouvriers, qui, procédant d’en bas, ne concevaient pas la grandeur de leur œuvre telle qu’elle apparaît vue de haut, ce sont, si l’on veut, les temples du Riz. Et ceux à qui la considération des paysages madécasses n’a pas suffi à expliquer l’âme foncière de la race et qu’a déçus l’absence d’important monument littéraire ou artistique, s’attachent longuement au spectacle de la rizière, cherchant à y apprécier le génie malgache aussi légitimement qu’on a admiré le génie égyptien dans les Pyramides, le génie babylonien dans ses tours et presque le génie indien dans ses pagodes. Les rizières qui, marche à marche, gravissent les versans des collines jusqu’à des centaines de mètres, attestent des dispositions persistantes à s’élever toujours plus haut, une patiente obstination à étager ses efforts, une sorte de plaisir instinctif de cet insecte humain qu’est le Malgache, tenant de la cigale mais aussi de la fourmi aux minutieuses mais grandes industries, à attaquer les formations géologiques pour les domestiquer, pour les assujettir à la discipline d’une exploitation.

Comme on admire dans un monument de l’antiquité le nombre de générations humaines qui se succédèrent devant leurs façades patinées, contemplons ici le nombre d’années qui à un gradin superposa un autre gradin : véritable architecture du temps. Il convient qu’on y médite dans notre nation dont, plus que d’aucune autre, les artistes et les officiers savent découvrir et respecter le génie des races primitives, mais dont les colons s’acharnent avec grossièreté à rabaisser l’indigène. C’est par un effort inconscient, léger et agréable parce qu’il était collectif, que cette race, traitée trop gratuitement de paresseuse, édifia ces gigantesques amphithéâtres de travail ; elle y est parvenue, sans le secours d’autrui, par la patience, une très juste répartition de l’effort dont notre administration devrait avoir constamment souci. On ne saurait assez songer au plaisir qu’ont les Malgaches à travailler en communauté : il s’élève des accords de ces grandes lignes se répétant, se reprenant, se prolongeant, une harmonie orchestrale du labeur collectif qui n’est pas seulement suggestive pour l’artiste, mais pour le conquérant législateur.

A l’invite de ces larges dessins flexueux rampant jusqu’à l’horizon, suivons la ligne selon laquelle se déroulent les travaux de la vie dans ces vallées rayées. C’est d’ailleurs bien en tâchant d’accompagner un peuple dans la succession de ses efforts qu’on peut le mieux parvenir à l’aimer.

Le Malgache n’est point le paresseux que l’on a dit… Quand vient novembre, les villageois s’unissent pour diviser la glèbe des rizières : l’homme plante l’angady, d’un élan brusque y pèse de toute sa consistance, le corps reste quelque temps suspendu à cet effort, puis, son poids faisant basculer l’angady, il sort du sillon une solide motte. Rien n’est beau à suivre de la corniche d’une colline aride comme cet arrachement de chaque morceau de terre correspondant à chaque pesée du corps. Voici que, dans ces enclos lourdement défoncés, s’arrête, immobile, la silhouette du cultivateur : son torse d’un rouge noir et rayé de côtes luisantes ruisselle au soleil comme de l’argile mouillée ; fermement appuyé sur son angady encore si proche de l’arme par sa forme, il paraît être le guerrier de sa terre.

Ainsi blessé, le sol s’aère, respire pendant plusieurs semaines de toutes ses déchirures ; avec du fumier de vache onctueux, ses plaies sont ensuite adoucies et pansées. Puis, introduite d’une façon délicate, graduée, l’eau vient les baigner. Alors les Malgaches mènent leurs troupeaux dans les rizières, et c’est l’entrée en scène de l’animal sur les arènes du travail. Courant derrière les bêtes puissantes, les hommes, avec de grands cris et des gestes hauts, les poussent. On voit les zébus se presser dans un désordre de cornes et une mêlée de bosses, s’enfoncer dans la vase, se relever, puis revenir sur eux-mêmes, tête basse, brisant de leurs sabots les herbes dont la décomposition doit enrichir le sol. Au sommet de ces monumens en escaliers de glaise grasse, quelles vivantes frises sur un ciel brillant comme du mica ! L’homme, presque nu, guide de la main, guide d’une voix gutturale, qui se propage dans l’air limpide des cirques mouillés d’eaux ruisselantes, l’animal de sa race, le zébu national, préparant avec lui la venue de la petite graine merveilleuse.

C’est la saison du travail dans la vie malgache. Les villages sont vides, car tous les hommes sont réunis dans les rizières derrière tous les ruminans qui remuent la terre des ancêtres. Dans le plaisir du travail collectif, l’énergie à certaines heures se détend et se distrait en jeux : le Bézanozano, arrêtant ses bœufs, saute au-devant d’eux, les provoque et lutte dans le plein air des plates-formes ; le paysan interpelle la bête et plaisante avec elle ; les groupes s’apostrophent d’un gradin à l’autre. La nuit tombée, hommes et femmes reviennent aux cases, mais trop excités pour dormir, dansent jusqu’à l’aurore des segas qui piétinent le sol. Sous la cadence du tambour, les notes grêles de la valiha et les ritournelles des flûtes de bambou ensorcellent les évolutions saccadées des corps qu’illuminent par spasmes les lueurs des vastes incendies. Car toutes les collines rondes des environs, embrasées aussi par rangs d’amphithéâtre, ont été mises en feu pour que les pluies emportent dans les rizières, au bas, la cendre féconde des arbustes et des herbes ligneuses. Avec adoration le Malgache regarde brûler son pays dans la nuit et, friand de synthèse ingénieuse dans ses proverbes, se demande « comment ne pas aimer le riz d’une façon exclusive, puisque le feu et l’eau, ces deux bienfaits du monde, concourent à sa formation. »

On ne plante pas la première herbe avant que « la caille-esprit » n’ait fait entendre son premier cri. Le moment est venu d’adresser une invocation à l’Angatra, esprit tutélaire qui veille de haut sur les escaliers des rizières. Après avoir aspergé un bœuf, — force animale du sol, — avec de l’eau, — force fluide et féconde du firmament, — toutes deux utiles à la culture de la céréale, on en découpe la gorge pour la partager entre tous ceux qui doivent planter le riz. Les femmes dans leurs lambas clairs, se déplaçant insensiblement, fines de loin comme des ibis blancs dans ces paysages de Nil madécasse, viennent piquer les plants apportés d’une pépinière. Courbées, presque assises sur leurs talons et moulées dans leur pagne, le visage bossue et silencieux, la chevelure tressée en petites mottes, elles s’avancent avec une extraordinaire prestesse des mains à piquer les tiges : c’est une œuvre de rapidité magique, une manière de semaille de sorts confiés au sol avec des passes de doigts indiscernables… La terre des rizières reste abandonnée durant cinq mois à l’inondation.

L’esprit de l’homme est désormais tout à l’eau : devenu fontainier, il mesure son irrigation, attentif à ce que, tombant en cascade de gradin en gradin, elle baigne également chaque plate-bande, — c’est encore œuvre de juste répartition, — et mouille le brin sans jamais en recouvrir la tête. Assis à croppetons sur les rocs, l’oreille engourdie mélodieusement par le froissement d’herbes et par le ruissellement des eaux descendantes, il surveille ces amphithéâtres liquides où il voit le bleu du ciel se moucheter de filamens verts, se rétrécir et peu à peu s’effacer, tandis que les nappes de riz qui, presque bleues en naissant, verdissent en évoluant vers le jaune, reprennent l’aspect de champ de la terre sur quoi, seuls, les frissons de la brise promènent des souvenirs frémissans d’eau. Avec quelle attention superstitieuse doit-il alors protéger la plante ! La terreur du cultivateur a créé l’idole Rakélimanjaka-lanitra, réputée capable de convertir la grôle en pluie : elle avait tout récemment encore ses prêtres et ses fidèles à qui s’imposaient certaines interdictions spéciales. Ces grands champs où pousse en brins pressés la plante nourricière, l’unique, la bien-aimée, sont respectés avec mystère et sacrés comme la vie ; il importe de les protéger toujours de tout contact de mort ; chez les Betsiléos, aucune procession funéraire, qu’il s’agisse de nobles ou de roturiers, ne peut suivre les remblais qui séparent les rizières, même en jachère.

En mars le riz mûrit. La joie des hommes éparpillés le long les barrages de boue se module en chansons. Maintenant que les dangers sont écartés, on se plaisante sans crainte. Que l’un crie : « Rainimana, prends garde à ton riz. Les chenilles sont au village de Mahajary et les sauterelles passent le Mangoro. Le Mangoro, tu le sais, est un fleuve profond. Ses eaux rougeâtres et sales te rendent cependant net de toute souillure quand tu l’as traversé à la nage ! » un autre d’un étage inférieur et qu’on ne voit pas, répond : « Le crocodile meurt près du sable et les sauterelles près des herbes… » Et soudain tout un chœur intervient pour conclure : « N’allons pas plus loin, reposons-nous ; le temps ne nous manque pas. » Ainsi, sur les gradins où les cultivateurs sont distribués comme des personnages en scène, dans l’allégresse de se voir échelonnés en étages, d’être haut sous le ciel, devenus « ambaniandres » par le travail, apparaissent les formes dialoguées du théâtre, alternant avec des refrains légers. Pour les griser plus encore, il monte de la boue des rizières, toutes fermentées des dernières ondées qu’évapore un soleil orageux, de tièdes effluves de fièvre. C’est là que se contracte le ramanenjana, ce pernicieux délire qui entraîne les hommes en une danse tournoyante et oscillante : jusqu’à la mort ils épuisent leurs forces à s’accorder au rythme d’une musique qu’ils sont seuls à entendre, comme enivrés jusqu’à la folie par la richesse capiteuse de la terre, trop forte à respirer aux narines humaines.

Moissonnés avec un couteau grossier, les épis sont portés sur une aire de terre battue. C’est le second acte de la représentation du travail : chorégraphique. Les femmes aux pieds desquelles sont déposées les gerbes, vont, viennent d’un pas qui glisse de lui-même à la danse, se croisent, se tressent dans un emmêlement musical de jambes et de bras et sur un insensible mouvement de la plante des pieds décortiquant des doigts les grains et les fanant sur le sol. Celles-là mêmes qui avaient piqué des mains l’herbe de riz, écossent des pieds les épis : arabesque rejointe du travail que dessinent les chaînes sans fin de leurs évolutions. La nécessité de fouler également tout l’espace recouvert et une souplesse instinctive à multiplier et à diversifier les poses, font qu’elles varient innombrablement, dans le quadrilatère du même enclos, les figures linéaires de la danse du riz.

Pour la moisson il faut que tous les hommes soient réunis afin d’allier leurs efforts : les mesures ont été prises pour que personne ne s’y dérobe. Tel, le riz dont l’ensemencement et la récolte groupent les familles, créa le sentiment national. Entre tous, les Mérina le savent bien : c’est une immense rizière d’un seul tenant, qui, en permettant l’agglomération sur un même point d’une population très dense, a superposé Tananarive dans la plaine et élevé la supériorité de leur race au centre de Madagascar. Et le Roi qui reste vénéré de tous, Andriana, pour avoir étendu en réseau sur toute l’île la suprématie hova, fut celui-là même qui, disant : « la rizière et moi ne faisons qu’un, » développa avec une méthode militaire les travaux de rizière. On peut dire que le riz fit l’unité malgache.

Avant la conquête, au commencement de l’année, les Malgaches, selon une coutume ancestrale, fêtaient le riz en une grande cérémonie qui réunissait à Tananarive, confondus en petits grains blancs pullulant au : creux de ses places rondes comme des vans, les hommes des provinces les plus diverses. C’était le Fandroana que l’allumage des feux, peut-être symboliques des incendies destinés à enrichir de cendre la bouc des vallées, l’imposition du riz nouveau, les couronnemens de feuillages et de fleurs « font ranger parmi les fêtes agraires destinées à redonner une nouvelle puissance à la végétation et à assurer les récoltes et la vie des hommes » (V. Gennep). Là s’exprimait socialement en rites décoratifs la reconnaissance malgache à cette graminée qui, « étant l’aliment non seulement nécessaire, » mais presque unique « soutien de la vie, » est divine, est Dieu lui-même selon l’expression indigène.

Dans le village, le riz a sa case montée sur de hauts pilotis, et placée au centre du village. La vie indigène tourne autour de lui. Quand le soleil verdissant de cinq heures du soir fait briller avec des tons d’or massif le chaume épais du grenier à riz tissé comme un nid, il est beau de voir les femmes sortir en même temps des paillottes et venir s’assembler en demi-cercle afin de piler le riz. Elles se mettent deux par deux ; l’une en face de l’autre, leurs mains rapprochées sur le calaou haut, elles l’élèvent et le font retomber, cambrées et droites, laissant à peine s’incliner leurs épaules arrondies et sans regarder à leurs pieds serrés l’un près de l’autre. Piler le riz est l’exercice journalier de la vie malgache qui, tirant la femme de ses positions allongées ou accroupies dans l’ombre de la case, la dresse à la lumière et, en établissant un rythme puissant dans ses muscles que moulent les plis d’une rabane assouplie, lui donne une consistance de statue. Silencieuses à accorder la cadence sourde des coups de calaou dans le mortier de bois, ne s’exprimant au dehors que par le rythme du même geste, elles prennent à leur besogne ménagère un grand caractère de noblesse. La danse, brisant le corps en palpitations de mains, en oscillations de hanches et en rampement des reins, ne traduit par son excessive mobilité que les convulsions nerveuses et passagères de la vie.

De cette industrie si naturellement théâtrale, distribuée en spectacles divers suivant l’ordonnance des saisons, le dernier acte est le marché au riz. Les planteurs, sous des chapeaux de paille boucanée, sont assis sur de lourds sacs gonflés dont la paille est encore verte : ils regardent de dessous leurs paupières plissées venir les acheteurs en gros qui arrivent de Tananarive. Longs dans les lambas blancs, ils se promènent de sac en sac, s’arrêtant pour prendre du riz dans une de leurs mains où brille l’argent d’une bague indienne et la faisant s’écouler dans l’autre, afin de juger de sa transparence au soleil comme les Arabes font des pierres précieuses, experts tels que des joailliers en riz. Aussi bien il y a le grain de riz blanc laiteux comme une perle, le grain de riz à orient de nacre, le grain mat et doré comme de l’ambre, le grain presque aussi rosé que le rubis. Qui est habitué aux marchés malgaches où la moindre affaire ne se conclut que dans des kabarys sonores et après d’interminables allées et venues, est frappé et un peu égaré ici de ce qu’on entende à peine parler : c’est un murmure de mots menus qui convient tellement au débit de cette denrée qui, fine, s’écoule sans bruit dans les soubiques. On ne se trouve pas dans le tapage du trafic mais dans le silence des échanges. Dénués de l’éloquence des citadins, habitués au calme des grandes vallées vides et des rizières taciturnes, les planteurs regardent la vente, impassibles, laissent monter le prix, patiens, comme ils ont regardé à mesure pousser le riz. Cependant, sur un canal qui vient épuiser son cours au quai de terre battue, glissent de longues pirogues massives qu’un Malgache, tête nue, assis et les pieds allongés dans des tas de riz, fait avancer en descendant sa main le long d’une perche enfoncée dans la vase. Sans presque qu’on les voie, il survient lentement, ayant navigué de très loin sur des chemins d’eau qui font communiquer les rizières en convergeant vers Tananarive, un grand nombre de ces pirogues creusées comme des cuillers et emplies à pleins bords de ce riz rosé, sous la lumière du matin. Ainsi, production lacustre, le riz est porté en pirogue jusqu’au marché. Dans la fraîcheur bleue de l’air, les lambas sont d’une aussi tendre blancheur que le grain cuit ; la lumière lave la chair orangée des visages ovales ; plus loin, le long du canal où, vides, les pirogues noires, couleur de corne, redescendent abandonnées, des femmes plongent dans l’eau des étoffes rouges, les épaules décolletées, les bras lisses et la croupe ramassée dans le pagne collant qui paraît gonflé comme une soubique. Tout près, contre une pile de riz que surveille sa maman, un gros enfant tout nu, potelé, tel qu’il fait penser au proverbe : « Sois sage, mon petit, mange le riz qui n’est pas en guerre avec toi, » est allongé à terre, les reins au soleil qui rougit la chair bleue de ses petites formes grasses.

Ainsi la plante humble et merveilleuse a déterminé vraiment à elle seule une civilisation laborieuse, enjouée et artiste. Le spectacle, esthétique et réconfortant, en est encore plus instructif. Si nous voulons développer la valeur agricole de Madagascar et obtenir du Malgache le maximum d’activité, sachons voir à quel travail il trouvera de l’attrait en restant attaché au pays et à ses traditions. On peut être sévère et même, à certaines heures, un peu brutal envers des indigènes ; mais il faut les aimer, et cela n’est point si difficile pour qui a de l’intelligence et du sens artistique, car les Malgaches sont très intéressans : les aimant, on les connaîtra et on saura tirer d’eux l’effort qu’ils sont susceptibles de donner. Ainsi la psychologie et le goût exotique, en nous permettant d’apprécier la valeur des races autochtones, doivent nous aider à réaliser le plus grand développement économique de leur contrée. Elles nous sollicitent déjà à percevoir que, contrairement aux avis répétés des colons, le Malgache est capable d’un labeur agricole suivi et fructueux, besognant même souvent à écarter la concurrence européenne, comme on l’a vu pour le riz et comme on le verra pour les petites cultures.


III. — LE PEUPLEMENT : GRANDE ET PETITE COLONISATION

Les Européens ne réaliseront rien de durable ni d’étendu sans la participation des Malgaches ; ceux-ci n’accompliront aucun progrès si de toutes parts l’exemple des Européens ne les en presse étroitement. De cette double constatation, on en vient, après y avoir été sans cesse sollicité au cours des voyages, à trancher le fameux problème : « Madagascar est-il une colonie de peuplement ou d’exploitation ? » par un avis différent de celui du gouvernement.

Ce pays n’a que deux millions et demi d’habitans pour une superficie égale à celle de la France et de la Belgique réunies, avec les climats les plus gradués et des contrées diversement aménagées pour les races les plus différentes. « Les solitudes malgaches sont bien arrosées, souvent très vertes, dit le géographe ; ce sont simplement des terres vierges qui attendent leur premier habitant. Madagascar est en voie de peuplement. » L’Ouest surtout, à peine habité à cause de la turbulence sakalave et traversé par des fleuves en grande partie navigables, réserve de vastes territoires fertiles à la colonisation. Mais ce peuplement peut-il être européen ? Le Gouvernement Général, soucieux de ne pas compliquer davantage les affaires intérieures de l’île au point d’écarter l’immigration boer, s’est prononcé pour la négative. Son avis pessimiste n’eut aucune peine à trouver des échos dans la métropole où les Bureaux et les économistes officiels, professeurs-fonctionnaires des écoles spéciales, ne sont pas favorables à la colonisation de peuplement. M. Marcel Dubois a excellemment résumé l’opinion générale en ces termes : « Eh quoi ! pensent tes esprits critiques qui considèrent la condition actuelle de Madagascar comme une condition naturelle, comment nourrir l’espoir qu’un pays aussi mal peuplé et dont l’insuffisant peuplement atteste l’insuffisante richesse, pourra jamais devenir le lieu de résidence d’une colonie nombreuse de Français de la métropole, de la Réunion ou des frères de race de l’Ile Maurice ? » pour y répondre avec force que la condition médiocre de Madagascar sous sa forme actuelle n’est point, à vrai dire, une condition naturelle, mais une condition historique, résultant de l’isolement de la Grande Ile qui s’est trouvée tous ces derniers siècles comme neutralisée entre les courans de navigation et de commerce passant à distance de ses côtes. Après ces considérations, qui eussent dû évidemment dominer les conceptions ministérielles, assez médiocres pour se laisser étroitement acculer aux moindres impasses des difficultés actuelles, il expose à quel point il est de nécessité nationale de travaillerai ! peuplement français des hauts plateaux. Cependant, le général Galliéni n’a rien fait pour y aider, parce qu’il savait que la métropole ne donnerait point l’argent nécessaire pour créer les premiers foyers de colonisation et aussi parce qu’il croyait le Hova assez habile et industrieux pour évincer sur tous les domaines la moindre concurrence européenne. Il est licite d’estimer au contraire que le Hova disparaîtra fatalement, en de certaines proportions, sous le régime de l’administration française, ne serait-ce qu’affaibli et corrompu par ses trop rapides progrès, et qu’il peut donc être remplacé par des Français. D’autre part, les indigènes ne sauront évoluer d’une façon qui leur soit profitable que s’ils se trouvent encadrés de familles françaises dont ces races essentiellement imitatrices puissent s’assimiler peu à peu les procédés agricoles, l’initiative industrielle, les qualités morales, les coutumes, et, en dernier lieu, les idées, pour s’adapter graduellement à la civilisation.

Si Madagascar est susceptible de recevoir du peuplement européen, la France, de son côté, saura-t-elle y diriger son émigration ? De nouveau l’État, les idées des gouvernans viennent s’interposer ici. Ils tendent énergiquement à discréditer la petite colonisation pour lui substituer la grande. Une loi même, restreignant parmi les libertés les plus chères aux Français celle de voyager à son gré sur le territoire national, a arrêté le mouvement spontané d’immigration à Madagascar : « Nul ne sera admis à débarquer dans la colonie s’il ne fait preuve d’y avoir un établissement ou s’il ne justifie de la possession d’un capital qui ne saurait être inférieur à 5 000 francs, ou d’un emploi assuré par contrat aux termes duquel un employeur solvable s’engage à supporter les frais de son rapatriement qu’elle qu’en soit la cause » (arrêté du 15 juin 1903). On a proclamé à la tribune du Sénat que « l’expatriation des classes pauvres était une erreur funeste dont les conséquences ont été heureusement atténuées par la faible natalité de la race » et qu’il ne fallait pas tant conseiller l’expatriation des hommes que celle des capitaux. La colonisation des capitaux devint une formule de ralliement contre la petite colonisation. Et l’opinion générale s’est ancrée, précise jusqu’à fixer le chiffre, devenu officiel, de 5 000 francs, qu’on ne doit point s’embarquer pour les colonies sans capital.

Or si la colonisation ne réussit pas à Madagascar, c’est qu’il y vient surtout des gens de la moyenne bourgeoisie dans l’intention d’y faire ce à quoi ils n’ont pas été préparés, et avec des besoins assez onéreux que légitiment à leurs yeux la possession de leur petit capital : 5 000 francs leur donnent des prétentions de petits rentiers sans leur permettre aucune action sérieuse dans un pays où on ne peut rien entreprendre à moins de quelques centaines de mille francs. Les colons de la Nouvelle-Calédonie en ont fait l’expérience : ceux qui y sont allés avec de petits capitaux pour planter du café ou de la canne les y ont mangés, ceux qui sont arrivés sans argent et sans besoins ont survécu et souvent prospéré. L’Algérie s’est peuplée des familles pauvres de l’Espagne, du Midi de la France et de l’Italie qui, habitués à se contenter de peu, y trouvaient à subsister presque aussi facilement que les Arabes. On ne peut faire le peuplement d’un pays qu’avec des gens capables d’y vivre à l’indigène, et effectivement à Madagascar ceux-là seuls ont pu tenir et bénéficier ensuite des liquidations hâtives auxquelles les autres ont abouti.

On a toujours eu aussi à apprécier l’industrie des employés et des petits fonctionnaires qui, avec l’aide de leur famille, ont créé quelques plantations, de menus magasins, des écoles, etc. Il apparaît même que le gouvernement, formaliste comme la métropole, ne sait pas assez tirer parti des fonctionnaires pour la colonisation : en continuant à leur interdire de participer à de grandes opérations financières, il devrait les autoriser et même les inciter au développement du commerce et surtout de l’agriculture. Beaucoup de Français éprouvent une légitime répugnance à hasarder tout leur avenir aux colonies en y risquant la mort ou au moins la misère : assurés d’un poste où, en échange de quelques heures de service, ils toucheraient un modeste traitement fixe, ils hasarderaient beaucoup plus aisément et raisonnablement le reste de leur temps et de leurs fatigues. S’il est évident que les administrateurs et les magistrats doivent rester exclusivement fonctionnaires, il serait licite et avantageux, en introduisant le principe anglais du demi-temps dans le bureaucratisme, de répartir la fonction et la rétribution données à certaines catégories d’employés ou d’officiers publics entre un nombre double de personnes qui auraient ainsi assez de loisir pour s’adonner durant les heures libres à l’agriculture. La colonie n’a aucun avantage par exemple à réserver à un seul commissaire-priseur le monopole des ventes aux enchères dont le profit aiderait à vivre plusieurs de ces petits cultivateurs si méritoirement attachés à acclimater la vigne ou les céréales aux environs des grandes villes.

Ce système de colonisation, plus économique que la colonisation officielle, fixerait quelques familles de paysans qui mettraient une main française à la terre madécasse et, mieux que des instituteurs ou des vétérinaires trop occupés, montreraient aux Malgaches de quels soins patiens on sait entourer les bêtes en France. Le général Lyautey a signalé les difficultés insurmontables pour l’Européen de l’élevage en grand ; seul le colon pauvre ou la famille de l’employé saura garder soi-même et traiter ses animaux. Il préconise l’association avec les indigènes les plus intelligens. Le colonat partiaire, qui donne d’excellens résultats à la Réunion où, dans les cantons du Sud, il forme une population de petits-blancs laborieusement attachée à la terre, semble d’autant plus à favoriser que « le métayage est la sorte de contrat préférée des Malgaches » (capitaine Roux) : la mise en rapport d’un hectare exigeant le concours de cinq travailleurs indigènes, c’est la meilleure école pratique pour l’éducation agricole des Hovas ou des Betsimasarakas.

Ceux qui ont vécu aux colonies y ont rarement vu arriver un paysan laborieux qui n’ait réussi à s’y assurer au bout de quelques années l’aisance et parfois la fortune. Il y a dans cette classe une étonnante réserve d’énergie et de fécondité ; souvent étouffées dans les villages où la population est dense et où la politique gaspille vite les ressources d’activité et d’intelligence, elles s’épanouissent vigoureusement aux colonies. Notre race n’est pas seulement laborieuse, mais artiste, souple à tout faire par un effet de sa nature si complexe, riche et ouverte à toutes les sensibilités, encline à l’expansion. Elle est comprimée et comme durcie chez nos paysans par des conditions économiques étroites et rigoureuses : libérée aux colonies, elle y développe spontanément ses latentes qualités d’imagination, son humeur aventureuse, héritée des hardis Gaulois, des goûts et une vocation féconde et enjouée de Robinson qui ne sont nullement l’apanage des Anglais, une ingéniosité riante à tout entreprendre et à réussir avec de petits moyens qui est vraiment bien plutôt française que saxonne. Il y en a beaucoup dont la vie persévérante et inventive devrait être contée par des livres de prix aux enfans des villages : entre toutes, l’histoire de Jean Laborde, le plus généreux nom français de Madagascar, est exemplaire et merveilleuse dans sa rusticité exotique.


IV. — L’EXEMPLE DE JEAN LABORDE

En 1831, une tempête, comme il s’en déchaîne tant dans l’océan des moussons, jetait à Mahéla un jeune Français nommé Jean La borde. Il était Gascon de naissance, et de son métier forgeron. Il avait vingt-cinq ans et revenait de l’Inde où il s’était embarqué pour aller fonder un Empire sur les bords du continent africain.

Un ancien capitaine de la marine marchande de Saint-Malo, Napoléon de Lastelle, s’y était établi déjà. Des ateliers où travaillaient des bandes d’esclaves fournis par la reine à qui Lastelle servait la moitié des bénéfices, y forgeaient des outils que les bâtimens transportaient à l’île Bourbon. Un mouvement continu de vaisseaux de commerce animait cette rade ; et là où nous ne vîmes que des tertres de sable recouverts de lianes comme des tombeaux, on construisait même des navires. Les comptoirs d’échange, des sucreries, des distilleries échelonnées sur la côte avaient constitué à Lastelle une fortune copieuse, et il mesurait à sa richesse son hospitalité qu’il voulait magnifique. Ce Malouin qui, à l’exemple de son compatriote La Bourdonnais, avait développé la vie sur une terre désolée, accueillit chaleureusement le jeune Français revenant des Indes. Justement Ranavolona venait de, le charger de lui chercher un blanc capable de rehausser le prix de son royaume en y élevant des manufactures de canons et de fusils destinés à contenir l’arrogance des Anglais. Lastelle lui proposa Laborde, Et le jeune forgeron qui avait rêvé d’un empire africain, pénétra, un des premiers Européens, dans la capitale de la monarchie hova, d’où une race claire, affinée, indolente, mais autoritaire, faisait rayonner son despotisme asiatique sur les autres peuplades confuses de la Grande Ile.

Sans machines, avec des ouvriers indigènes et les seules ressources locales, Laborde créa des fonderies, multiplia forges et poudrières. Son esprit inventif où s’exerçait l’ingéniosité gasconne, enseigna successivement aux Merinas la fabrication du fer, de la fonte, de l’acier, du cuivre. On peut dire que Laborde fit passer le Merina de l’âge de la terre cuite à 1 âge du métal fondu. L’enthousiasme de la reine se déclara par la largesse des appointemens servis à son ingénieur. Mais, cet argent qu’il recevait d’un gouvernement enrichi d’impôts écrasans, Laborde tint à en distribuer une grande part au peuple. En 1837, il demanda l’autorisation de faire bâtir Mantasoa. Les eaux y abondaient : captées en vastes bassins à écluses, canalisées, Laborde les fit circuler vers les différentes usines dont elles actionnèrent les rouages. Au centre, dans un haut fourneau en pierre de taille, le feu fondait les minerais des filons malgaches. On peut dire qu’il avait tout fait sortir de terre : une manufacture de poterie, de verrerie, une briqueterie, une savonnerie, exploitaient les richesses autochtones. Plus loin, des ateliers de tannerie, de tissage et jusque de papeterie traitaient le cuir des zébus, les fibres et les écorces des forêts. Dans des bâtimens qu’enveloppaient des mûraies, on élevait les vers à soie. La chaux, à des d’hommes, y arrivait d’Antsirabé. Par la route que Laborde avait percée de Mantasoa à Mahanoro, des chars à bœufs portaient le bois. Là venaient s’utiliser les ressources de toutes les régions et des hommes de toutes les provinces, plus de 1 200 ouvriers. Tel, — Mantasoa était devenu la capitale industrielle, et Tananarive, la capitale royale, — y accourait pour regarder, interroger, apprendre en bavardant et s’émerveiller. Connaissant l’humeur fastueuse de la reine, Laborde avait pourvu à ce qu’elle eût à Mantasoa son pavillon : elle venait s’y entendre acclamer en des triomphales réceptions, suivie d’une cour de vingt-cinq mille hommes qui trouvaient à s’y loger. Assise sur un trône de pierre que Laborde lui avait fait dresser en plein air, elle présidait les fêtes ordonnées dans le secret dessein d’apaiser par de doux spectacles de paix l’inquiétude sanguinaire de ce tyran femelle. Après les fanfares militaires de la bienvenue, des chœurs de jeunes filles qui circulaient en chantant, déroulaient leurs lambas rayés et de vieux airs madécasses. Toute la cité ouvrière, en ces jours de liesse qui rappelaient dans un décor de civilisation européenne les réjouissances sacrées d’Ambohimanga et les cérémonies nationales du Fandroana, se groupait autour de la grande maison du Blanc, laquelle avait été nommée « Beauté-sans-changement. »

Le génie constructeur de Laborde frappa à ce point l’esprit malgache que c’est à lui que la monarchie demanda d’édifier son Palais Royal, le symbole architectural de la suprématie hova dressé sur la plus haute terrasse de Tananarive et veillant aux quatre horizons de l’Émyrne. Répétant la leçon de Mantasoa, il fit encore comprendre aux Malgaches comment ils pouvaient réaliser de grandes choses en n’exploitant que les ressources offertes par leur terre : avec des briques et des tuiles fournies par Mantasoa, du ciment et de la chaux d’Antsirabé, les troncs des hautes forêts, il superposa les étages de galeries de ce Palais que les indigènes nommèrent « Charpente-colossale-et-hardie. »

Par tous ses actes, Laborde représentait la France de façon si éclatante que les missionnaires anglais combattirent sa patrie dans sa personne. Par des prônes adroits où ils flattaient les goûts de l’indigène pour l’espionnage, ils s’acharnèrent à perdre Laborde dans l’esprit de la reine. C’est alors qu’il dut, usant de ruse gasconne, s’ingénier à capter par de petits moyens l’attention enfantine de ces races badaudes et à la distraire par des amusemens des méditations pseudo-métaphysiques que l’évangélisme cauteleux des adversaires de la France imposait à leur conscience débile. Ce furent des cadeaux coûteux distribués en grande pompe et avec la nécessité, chaque fois, d’exhiber des nouveautés à la foule : un cheval, un piano, une boîte à musique mécanique, des expériences d’électricité récréative, des séances de prestidigitation et de photographie. Sur la place de Mahamasina, s’élevait un ballon, circulait un chemin de fer en miniature, un menu théâtre donnait des représentations. Il y employait les revenus de Mantasoa, qui lui servaient aussi à payer à des prix très élevés la rançon des matelots français que la police hova, toujours diligemment prévenue, surprenait fréquemment sur la côte orientale à pratiquer la traite des Antaimoros, ou à honorer par de grandioses réceptions musicales à Mantasoa le fils de la reine, le jeune Radama.

Nous admirerons ici que Laborde, usant de l’ascendant qu’il exerçait sur la reine pour s’attacher l’affection du futur roi, était parvenu à en faire toute l’éducation. Par des entretiens, par des leçons de choses données devant les ateliers de Mantasoa, par l’exemple de son activité et de sa droiture, il acquit à notre civilisation comme à une religion la ferveur du jeune roi. Il en fit une âme si ouverte à la générosité, si éprise de charité et de justice que, souffrant de la misère infligée par les caprices de sa mère à son peuple, Radama le visitait en secret afin de le réconforter. Il posait des ponts là où beaucoup de paysans se noyaient régulièrement aux époques de crues, il soulageait lui-même les infortunés accablés d’impôts, il régnait incognito par ses bienfaits. Il s’était même composé une escorte d’amis sûrs, élevés dans des idées larges, qui, dispersés dans l’Imerina, lui transmettaient les doléances craintives et s’appliquaient à réparer sous ses ordres les malheurs commandés par la reine. Cette vieille femme, dont il fallait se rappeler que le nom de couronnement voulait dire « Gentille reine au centre de l’Imerina, » cachait avec art sous le masque débonnaire « d’une bonne-maman » au teint olivâtre une âme torturée de cruauté. Elle n’aima jamais qu’un être : son fils Radama, et ne pleura qu’une fois : à la mort d’un taureau chéri en qui elle adorait l’incarnation de son ancêtre Andriana. Elle lui fit faire par toute la cour des funérailles somptueuses. Assiégée par des ombiasy et des sorciers, elle s’était laissé pénétrer contre les catholiques d’une haine amère que les missionnaires de l’Angleterre civilisée, associée au besoin aux jeteurs de sort, n’avaient nul scrupule d’envenimer. La vieillesse, à mesure que son visage se ridait, multipliait dans son âme les désirs cruels : il suffisait qu’une personne lui fût apparue en rêve la nuit pour qu’elle fût exterminée immédiatement. Chaque jour, quelqu’un mourait sur ordre royal, cuit dans l’eau bouillante, verdi par le tanghin ou précipité d’un rocher. Une fois, tous les forgerons de Tananarive furent réquisitionnés pour river dans le fer, accrochés à une même chaîne, 1 237 paysans. Le règne de cette vieille femme, plus funeste que la fièvre et que la guerre, coûta 20 000 hommes.

Soutenu par une grande partie des chefs, Radama complota alors de renverser les conseillers favoris de la reine et adressa à Napoléon III une pétition où il lui demandait de les aider à délivrer le peuple. En vain Laborde attendit-il que le gouvernement de son pays répondît à ce prince qui, ayant appris de lui à personnifier en la France l’idéal de la justice et de l’humanité, avait mis en elle ses espoirs et sa foi. Et ce fut l’Angleterre qui agit, — par la personne du Révérend Ellis, méthodiste politicien à la fois médiocre et redoutable comme un personnage de Shakspeare, qui fût resté médiocre en Angleterre, mais qui, jeté par sa destinée aventureuse aux pays sauvages, se trouva à l’aise dans un rôle dramatique à la cour exotique de cette reine sorcière, capable des cabales de Richard III. Mis au courant du complot par ses fidèles, il redouta l’avantage que la France pouvait retirer d’une intervention en faveur du jeune roi élevé par Laborde, et fit dénoncer la conjuration à la vieille reine. Tous les chefs désignés périrent dans d’atroces supplices ; un ordre d’expulsion fut prononcé contre les Français. Après vingt-cinq ans de travaux qui avaient avancé de plusieurs siècles l’éducation de l’indigène, Laborde était chassé de Madagascar. Déguisé, car il était menacé de mort par sa mère, Radama venait, la nuit, en sanglotant, faire ses adieux à Laborde. On fit partir les vahazas à petites, très petites étapes, s’arrangeant de façon à les forcer de s’attarder aux étapes les plus malsaines pour les y exposer à la fièvre. Elle tua Mme Pfeiffer.

Quand, en 1861, la mort de Ranavalona livra le trône à Radama, celui-ci rappela son précepteur. Laborde, à sa rentrée en Émyrne, y vit sa Mantasoa réduite en ruines. Mais le crédit que lui avait assuré le passé lui permit d’entreprendre une nouvelle œuvre : il ne voulut reconstruire qu’en plus grand. Il fit décréter par Radama la liberté du commerce et des cultes, et la Compagnie de Madagascar, société française prête à exploiter les mines et les forêts de l’île, fut approuvée par la charte de 1862. Ce n’était plus Mantasoa, sa petite cité ouvrière, qu’il reliait à Tananarive par un trafic industriel, mais toute la France, sa patrie, qu’il mettait en communication avec la Grande Ile par un mouvement continu de navires et d’échanges commerciaux. Alors, — juste au moment où la France, par son commerce, allait pénétrer avantageusement dans l’île, — se déclara et se propagea, comme une épidémie, la conspiration des Ramanenjana. Fous trembleurs, simulant les délires des fièvres paludéennes, ils parcoururent Tananarive, avec des cris effrénés et des danses convulsives, et, se prétendant envoyés au nom de la Reine défunte pour blâmer la conduite du nouveau roi trop favorable aux étrangers, menacèrent de mort les missionnaires chrétiens, envahirent leurs assemblées pour les disperser en bagarres, soulevèrent partout le trouble et l’anarchie. On trouva, un matin, Radama étranglé avec une écharpe de soie. L’histoire, trop loyale pour n’accuser de ce crime que Rainilaiarivony, n’est pas • sans lui adjoindre, au moins comme conseiller spirituel, le Révérend Ellis. « Le Roi est parti, le traité ne subsiste plus : » tels furent les termes, à la fois évasifs et précis, par lesquels le premier ministre vint annoncer en même temps à Laborde le meurtre de son disciple et l’annulation du traité de commerce avec la France. Violentée, la nouvelle reine l’avait déchiré. Dès son avènement, elle signa des traités de commerce avec l’Angleterre et les États-Unis. Mais Laborde, alléguant une réclamation impérieuse de Napoléon III, exigea du gouvernement hova qu’il payât une indemnité de 870 000 francs à la Compagnie française si brutalement lésée. L’Angleterre offrit à Laborde, agent principal de cette Compagnie, de lui acheter la charte à un prix beaucoup plus élevé que l’indemnité fixée par Napoléon. Laborde n’était pas riche, mais il est superflu de dire qu’il refusa.

Désormais l’autorité anglaise méthodiste put se montrer d’autant plus arrogante et tyrannique. Les conversions se multipliaient, car elles s’effectuaient à coups de fouet. Les sujets qui avaient manqué les sermons du dimanche pour fuir ce qu’ils appelaient « la corvée, » étaient sévèrement punis. Par les « corvées royales, » des temples de pierre s’élevaient sur toutes les collines. Cependant les messes catholiques, célébrées en secret dans des paillottes, étaient immanquablement dénoncées et interrompues par l’irruption de faux fanatiques hovas. Après la destruction de Mantasoa, la rupture du traité français, la victoire de l’évangélisme britannique, il est prodigieux que Laborde songe encore, sans désespérer, à l’avenir. La maladie de la Reine l’ayant appelé près d’elle, il la soigne avec un tel dévouement qu’elle ne le nommait plus que « mon père. » Quand, alanguie de neurasthénie, elle transporte, pour se distraire, sa cour à Andevorante, il l’y suit à ses frais. Cependant il assure des relations avec les ministres et les premiers officiers, il se montre, il parle, il travaille à dissiper les préventions amassées contre la France, à combattre les erreurs répandues par l’astuce méthodiste. Plus tard, « comme père de la Reine et premier ministre, » il l’accompagne dans son voyage triomphal au Betsiléo. Ce sont des cortèges interminables de filanzanes princiers enlevés au vol des bourjanes, des convois immenses d’hommes portant en balanciers des fardeaux de meubles, de tentures, de toilettes royales, les paquets de provisions, les attirails de la cour. Un orchestre de tambours, de flûtes, de violons, de grosses caisses joue tout le long du voyage à assourdir l’espace. Au-devant du palanquin doré où trône la Reine, en robe jaune, sous un parasol écarlate, des paysans, groupés depuis plusieurs jours pour attendre son passage, présentent les cadeaux de visite, des ballots de riz, des troupeaux de bœufs et de moutons, des paniers de volaille. Tout le Betsiléo, fertile en riz, fécond en bétail, ouvre à l’autorité hova, passivement, ses grandioses vallées écharpées de rizières rayées. Laborde voit se dérouler devant lui la richesse de cette terre que l’effort conscient de toute sa vie rêva de donner à la France. Il ne reste pas à Fianarantsoa où campe la troupe royale : il fait des excursions, il explore le Sud des hauts plateaux qu’il ne connaît point. C’était un de ces tempéramens français, d’imagination toute cordiale, de sensibilité constructrice, qui portent constamment en soi la poésie à la fois idyllique et inventive de la civilisation : il ne pouvait découvrir un paysage sans en goûter la beauté économique : il en scrutait promptement les ressources naturelles ; et la contemplation d’une terre vierge qu’il pressentait féconde, suscitait aussitôt en ce cerveau des visions animées d’une colonisation industrielle. Il finit même par convertir la Reine au catholicisme, ce qui était une victoire française sur l’action méthodiste au moment où elle prévalait à Madagascar. Malade, la Reine le manda à Ambohimanga ; comme il ne pouvait pénétrer dans la ville sacrée, ce fut elle qui vint au-devant de lui afin que, sur la route, de l’eau d’une source malgache et de ses mains d’ouvrier français, il la baptisât chrétienne.

Pour cet homme qui, représentant à lui seul la France devant l’ignorance malgache et devant la concurrence sans scrupule des Anglais, s’était ingénié pendant plus de trente ans à faire constamment prédominer l’idée française dans l’esprit indigène, si impressionnable et changeant, on ressent ce que fut le désastre de 1870. Il quitta Tananarive où l’influence anglaise, pour longtemps, allait triompher incontestée et se retira sur les ruines de Mantasoa. C’était un vieillard colossal : un front large et bombé où se condense la rudesse au travail, les sourcils droits et un peu durs où se fronce l’effort autoritaire sur des yeux fins qui voient le but, la bouche contenue et loyale, de la résistance et de la décision dans le geste, lui gardèrent toujours l’apparence puissante d’un ouvrier. Mort en 1878, à l’âge de 73 ans, il fut enterré à Mantasoa près d’un serviteur africain que les indigènes nommaient « Monsieur Noir, » et que Laborde avait aimé pour sa fidélité.


V. — FRANÇAIS ET ÉTRANGERS

S’il en est l’exemple le plus héroïque, son œuvre n’est point le seul témoignage de l’énergie nationale à Madagascar. Sans remonter aux personnalités historiques, de Flacourt à Beniowski et de Sylvain Roux à Lambert, et en nous tenant au contraire à cette masse anonyme de planteurs, de négocians, d’explorateurs, de missionnaires, d’architectes ou de médecins qui avaient su faire aimer le nom français des Malgaches avant la conquête, rappelons-nous, pour leur rendre hommage, tous ceux auxquels on a donné le nom collectif et significatif de Vieux-Malgaches, hommes actifs, bons, simples, industrieux, charitables, curieux d’apprendre, instruits, ingénieux à informer leur patrie de tout ce qui touchait Madagascar et à l’intéresser à la Grande Ile étrange et belle, passionnés à construire la science malgache : histoire naturelle, ethnographie, légendes, mœurs, psychologie, arts. On trouve de leurs lettres et de leurs articles dans tous les bulletins de sociétés de province : instinct charmant et précieux du Français qui se plaît à enseigner par goût de société, à faire jouir de ce qu’il voit, à attirer où il est. Avant qu’elle fût annexée et sans que le souvenir du pays maternel en fût en rien affaibli, ils ont aimé l’île de Madagascar comme s’ils y étaient nés ; ils en ont été possédés, ce qui est une manière très française de prendre possession ; vite familiarisés à sa splendeur fauve et comme acoquinés à sa pauvreté somptueuse, ils se sont attendris à ses mœurs et câlinés à ses arts ; des mémoires confuses ils ont-fait surgir son histoire avec le plaisir naïf de l’ancêtre préhistorique dessinant dans les grottes de la Gaule les plus gracieux dessins de l’humanité naissante ; ils ont veillé à la conservation de ses manuscrits.

Pour peupler Madagascar, on ne compte pas sur cette élite de pionniers : on a songé tour à tour aux Alsaciens (projet Brunet), aux Français pauvres de Cuba et de Porto-Rico (projet Supervielle) et à ceux de l’Argentine ; il a même été question, après une loterie nationale distribuant des capitaux de 4 à 5 000 francs, d’une Mutualité ouvrière de colonisation. M. Marcel Dubois estime nécessaire et facile de reprendre à l’île Maurice un grand nombre de nos frères de race, et ils ont déjà assez largement coopéré aux premières tâches de colonisation. Ils ont d’autant plus le droit de participer à l’exploitation de la Grande Ile que Maurice lui achète des bœufs pour des sommes importantes et qu’on calcule avec lui pour l’écoulement des riz. Élevés à l’école des Anglais, ils ont le sens et l’initiative des affaires rapides ; ils sont actifs, entreprenans et, il est vrai aussi, indépendans, ce qui a contribué à indisposer contre un certain nombre l’entre eux les Bureaux de Tananarive. Mais ce sont les créoles de couleur surtout qui ont provoqué la méfiance par leur conduite équivoque, se réclamant de la France lorsqu’il y avait des avantages à recueillir, et se déclarant Anglais lorsqu’il s’agissait d’assumer les charges correspondantes.

Si les « créoles » des Mascareignes ont, dans leur ensemble, été mal vus par l’administration, cela tient dans une certaine mesure à la confusion qui s’établit, sous cette dénomination générale, des blancs, des mulâtres et des noirs nés dans ces îles. C’est en général l’écume des basses classes que les remous d’une grande expédition coloniale comme celle de Madagascar déposent sur les côtes conquises, et ce sont aussi les plus misérables qui ont quitté leur quartier natal, de climat fortuné, pour la grande terre inconnue. Il faudrait se garder de juger de la « colonisation bourbonnaise » sur l’exode malheureux des bandes d’électeurs paresseux et maladifs que le frère d’un ancien maire de Saint-Pierre essaya de discipliner à l’agriculture dans la brousse de Mananjary, avec un maigre crédit de 20 000 francs dont on présente sans cesse la créance à la Réunion. Même parmi les noirs, — intelligens, mais sans instruction et trop précocement convoqués à la dignité de citoyens, humbles êtres que le gouvernement a tout fait pour déclasser, en négligeant de leur donner la moindre conscience de la nationalité dont il les honorait et en les énervant par une instruction routinière, erronée, complètement inadaptée à leurs besoins et à ceux du pays, — un grand nombre, venus comme volontaires pour l’expédition ou comme ouvriers pour les premiers travaux de l’occupation, ont courageusement payé de leur personne. Ils s’étaient engagés, fiers de leur titre neuf de Français, pour porter d’un rapide élan le drapeau jusqu’à Tananarive, et on les a parqués à piétiner dans les postes, les plus insalubres pour des services qui les humiliaient. C’est à d’autres, à ceux de Saint-Pierre et de Saint-Joseph, population vive, nerveuse, hardie, que, selon le général Galliéni, on doit d’avoir remonté la flotte de cabotage.

Les blancs et les mulâtres furent un appoint plus sérieux encore. Ce n’est pas qu’ils soient sans défauts : légers, têtus, brouillons, souvent ingrats, impénitens et incapables de reconnaître leurs torts, — par un travers français accentué aux colonies, — téméraires, présomptueux, « n’ignorant de rien, » inaccoutumés à la franchise sans avoir la rondeur du mensonge des Européens rustauds, voilà pour l’ensemble, d’où se distinguent d’ailleurs tant de jeunes gens d’une vieille éducation sévère, francs jusqu’à l’impertinence, fermes, discrets et distingués, et surtout des femmes qu’aucun malheur ne décourage et qui soutiennent souvent des familles entières, mettant à cette vie de devoir et de sacrifice une sorte de passion amoureuse. Tous sont profondément patriotes jusqu’à en être provocans pour les Européens dont le sens national s’est amolli. Ils ont au plus haut point le goût de la famille et la fierté de la fécondité. Sans avoir grand fond de santé, ils ont une force nerveuse de résistance, courageux et même gaillards dans la misère, hospitaliers et volontiers partageux. Ils acceptent tous les petits postes, les emplois fatigans, et, dans les compagnies et sociétés privées, arrivent souvent très vite aux directions des agences. Bien qu’ils n’aient jamais été encouragés officiellement, ils ont contribué plus que tout le reste de la France et de son empire à peupler Madagascar : contre 3 535 natifs de la métropole et des autres colonies, il y avait au dernier recensement 3 878 créoles de la Réunion. Le général Galliéni, qu’ils accusent d’avoir été sans tendresse pour eux, a déclaré lui-même, dans son dernier rapport, que « l’île voisine avait contribué dans une grande mesure à la diffusion de l’influence nationale dans la Grande Ile. »

Au point de vue où nous nous plaçons maintenant, envisageons leur souplesse à s’adapter au pays et à s’y attacher comme à leur foyer définitif, avec un sentiment souvent inconscient, mais toujours profond et tenace de leur mission d’expansion française à remplir, leur alerte vitalité, leur gaieté presque insouciante, leur entrain à assumer avec une héroïque vantardise les charges de la vie et de la patrie. Un flacon de quinine dans la corbeille de noces, ils se marient dès que le bifteck est assuré et le logis prêt à recevoir, avec la fiancée qui accourt les rejoindre, le mobilier de bois du pays et les collections de sonjes et de bégonias où revit le charme jardinier de la ville natale, emportant avec eux les fleurs du pays comme les anciens un peu de la terre maternelle. Ils recomposent une métropole, reconstituant autour d’eux la vie dans sa complexité, installant tous les petits métiers et les gentils commerces. Aidées des si prestes couturières mulâtresses, coquettes et pimpantes, travailleuses, vives, sentimentales et la tête bourdonnant jusque dans l’atelier de chansons et de vers de Musset, de Lamartine et de Hugo qu’elles ont copiés dans des cahiers cousus de faveurs, des femmes du monde ruinées., de jeunes veuves chargées d’enfans ont su prendre le monopole des modes et de la mercerie élégante, tout en entretenant dans leurs emplacemens les cent plus jolies espèces végétales qu’elles propagent dans la colonie nouvelle ; ou bien elles tiennent des pensions où les garçonnets et les fillettes des fonctionnaires viennent apprendre la lecture et les bonnes manières conservées dans la vieille île polie et cérémonieuse. Les toutes pauvres sont les domestiques de confiance, avec ce goût dominant de dorloterie, cette vocation de garde-malade qui font même des jeunes quarteronnes aux voix aigrelettes les compagnes recherchées des Européens. Les créoles mettent dans la colonie nouvelle, étrangère et ingrate pour l’Européen de passage, la grâce, cette indolence caressante qui est chez soi, et vous fait sentir chez vous la distraction, la malice, la vie.

Le plus heureux est qu’ils débutent modestement, vont petit à petit, quoique dépensiers, sont sobres, rarement découragés dans leurs échecs par l’effet de cette confiance en sa race qui est amusante chez les hommes, et chez les jeunes filles si gentiment provocante qu’elle n’est qu’un charme de plus et comme une coquetterie vis-à-vis de l’Européen trop souvent grossier, mais tout de même aimé en frère, plus qu’en frère. Comme ils ont acclimaté les jardins dans les villes de la côte, ils mettent une intimité fleurie dans la société de Madagascar, et ils attachent à eux les indigènes dont depuis deux siècles ils connaissent les mœurs et emploient les locutions poétiques, — les créoles noirs sont en grande partie malgaches, — ils se mêlent même à eux, et, ne songeant pas comme les métropolitains à bâcler fortune pour retourner à Paris, tendent à former peu à peu une race métisse.

Les autorités françaises n’ont plus sur le métissage les idées de Louis XIV. Dans la plupart de nos colonies, les gouverneurs célibataires, dès leur arrivée, prennent publiquement pour maîtresse une jolie indigène afin d’inaugurer la politique d’ « association libre, » et nombre de fonctionnaires lui viennent faire la cour. D’ailleurs, la plupart d’entre eux, et des plus importans, chefs de service ou officiers supérieurs, se marient à l’indigène, selon les instructions mêmes du gouverneur qui recommandent là aux administrateurs le meilleur moyen d’être renseignés à l’avance sur les rébellions ; et, tandis qu’au Tonkin, ils se séparent vite de leurs petites-épouses morganatiques, à Madagascar, ils leur restent fidèles et reconnaissent presque toujours leurs enfans. La plupart vivent même à l’indigène chez leur femme indigène au milieu de leurs enfans indigènes. La ramatoa hova ou betsimisare, cependant à peine voluptueuse, est très prenante, câline, puérile, poétique, insinuante et littéralement ensorcelante, au point qu’une légende très tenace veut qu’elle s’attache les hommes en mêlant certaines herbes à leur nourriture. Minaudières, les femmes indigènes adorent bouder, très artistes en jalousie d’ailleurs superficielle, cajoleuses et amusantes, maîtresses en manières de soigner. Elles prennent rapidement de l’empire sur leurs vahazas, au point de faire commettre des folies aux fonctionnaires pour les habiller. Celles qui vivent avec des commerçans tiennent les clefs du coffre, parfois la caisse dans le magasin, avec un rare talent de comptabilité et de police.

Les Malgaches sont très flattés de ces mariages mixtes et ceux-ci contribuent à assurer à la France la possession de l’île. Ils aideraient également à établir définitivement les étrangers qui viennent y rafler l’argent, notamment les Chinois qui, au contraire des Indiens, ne font que séjourner jusqu’à magot amassé et se fixeraient si on ne leur accordait pas l’autorisation de ramener en Chine leurs femmes indigènes. Or ce sont des gens très utiles, qui ont développé par des moyens doucereux le commerce sur les côtes ; doués des plus fortes vertus de famille et prolifiques, ils sont aussi très assimilables, enclins à aimer la France et l’instruction qu’elle donne : parmi toutes les races de l’île, ils ont les qualités qui distinguent la petite bourgeoisie entre les diverses classes de l’Europe ; ils y ajoutent des défauts que nos lois, plus vigoureusement appliquées, réprimeraient car ils ont le respect de la justice. Dans un pays médiocrement peuplé comme Madagascar, on ne saurait assez s’ingénier à les retenir, et, puisqu’il serait excessif et dangereux de leur accorder la naturalisation avec des droits électoraux, on pourrait créer pour eux une demi-naturalisation dont ils seraient très friands, et particulièrement reconnaissans à la France au moment où on les expulse d’Amérique et d’Australie. Ils sont un grand danger quand ils ne font que passer ; mais l’exemple de la Réunion est là pour prouver que, quand ils se fixent, ils deviennent un des élémens de la colonie les plus stables, laborieux et prompts à l’émulation.

Malheureusement on n’a jamais songé à considérer les étrangers à Madagascar que du point de vue fiscal. On n’est sensible qu’à leurs défauts. C’est ainsi que l’administration ne manque jamais une occasion de froisser les Grecs. Sans doute ils sont souvent peu scrupuleux, voleurs, usuriers, mais ils sont d’autre part infatigables, sobres, et se naturalisent très facilement. Peu d’Européens mettent autant d’activité dans la colonie. L’administrateur de Fianarantsoa nous a cité un Grec qui acheta une propriété où un colon avait échoué, creusa lui-même un très long canal pour l’irriguer et y fit prospérer plusieurs cultures. Par un exemple d’un tout autre ordre ressort la diversité des ressources qu’ils offrent à la colonisation : à Tamatave, un Grec seul a su créer la librairie, et, ce qui est plus ardu, une clientèle de lecteurs. Vite au courant des goûts d’un public aussi composite et fuyant et des productions françaises, il écrit à toutes les adresses et il vend Musset et Maupassant aux cultivateurs perdus dans la brousse. A Diégo-Suarez et à Majunga comme à Djibouti et à Port-Saïd, les Hellènes se multiplient. A Tananarive où les Chinois ont échoué, ils savent seuls tenir contre les Hovas. Ils épousent des indigènes et ne songent point à partir, sans inquiétude de leur métropole, attendant patiemment que, gain à gain, le temps leur fasse une nouvelle patrie où leurs fils dirigeront les conseils municipaux.

Il y aurait eu grand intérêt pour l’agriculture à attirer des Italiens et Siciliens : malheureusement on a tant maltraité les premiers convois de main-d’œuvre pour le chemin de fer que le discrédit reste attaché dans leur pays au nom de Madagascar. On a détourné la grande émigration des Boërs et l’on n’a pas su retenir ceux qui étaient venus chercher à vivre au lendemain de la guerre. D’une façon générale, sociétés privées et associations comme gouvernement ne favorisent pas l’immigration : ainsi les étrangers sont-ils exclus de la Ligue Coloniale pour les droits de l’homme, qui cependant a pour simple but de protéger les individus contre les abus de l’administration. Le meilleur moyen de les assimiler d’abord, puis de les franciser, est bien cependant de les attirer dans tous les groupemens qui ne sont pas politiques ; il faudrait même multiplier les associations syndicales, indispensables par ailleurs pour permettre au colon de parer aux ravages de la nature et aux fluctuations des cours en Europe, pour y englober les étrangers. Tout au contraire, le gouvernement se montre extrêmement difficile à accorder la naturalisation pour garder le droit d’expulsion sur le plus grand nombre de gens : on a été jusqu’à la refuser à des Français de Maurice depuis vingt ans dans l’île, mariés à des Françaises et jouissant de la considération publique, parce qu’ils avaient écrit des articles désagréables pour des fonctionnaires.

La crainte du séparatisme hante toujours les législateurs français, mais ils y travaillent beaucoup plus en imposant à nos nationaux frondeurs des colonies des tarifs écrasans qu’en permettant aux étrangers de s’établir à demeure. Il importe même d’attirer le plus de nationalités différentes pour équilibrer leurs disparates et régner sur leur confusion. Dans les conditions actuelles, une colonisation est nécessairement une œuvre de collaboration. Sans doute il ne peut être question d’arriver à peupler un pays lointain comme Madagascar de la même façon que les Etats-Unis, ce qui impliquerait d’ailleurs l’extermination de l’indigène : ceux qui doivent naturellement coopérer à coloniser la Grande Ile australe, ce sont les tributaires de la mer qui la baigne, les Chinois (par l’Indo-Chine), ces descendans des ancêtres des Hovas, les Javanais, qui immigrent déjà dans plusieurs pays, les Indiens qui ont essaimé par tout le pourtour de l’océan Indien, les Arabes, les Çomalis, qui sur de simples boutres arrivent à Diego et à Majunga, les Zanzibarites et les Africains qui fuient le Damaraland, les Maquouas agriculteurs du Mozambique, très nombreux dans le nord-ouest. Peuplement noir, grouillant et pacifique, qui ne songera de longtemps à réclamer aucun droit électoral : sauf les Comoriens, ils ne sont pas fanatiques et leur mahométisme est bénin, leur brahmanisme passif.

Ils se convertissent d’ailleurs très facilement au catholicisme. Par gloriole quasi féminine, ils aiment à envoyer leurs enfans à l’école, et il s’agit d’accorder dans les programmes la plus large part à un enseignement susceptible de les attacher rationnellement à la France. Ces divers élémens négroïdes constituent déjà dans les ports de Madagascar un cosmopolitisme spécial où les élémens contraires se neutralisent, au lieu de se heurter, dans une harmonieuse confusion pittoresque et affairée. Les races s’y mêlent avec les métiers, les costumes se troquent, les idées héréditaires se dispersent dans ce bavardage piailleur et infatigable de populations sans cesse sur les marchés, sur les places publiques, dans les rues, — puéril bavardage bigarré où se juxtaposent comme les couleurs dans les étoffes orientales les notions et superstitions les plus opposées, bavardage de la vie publique qu’aux colonies on appelle du nom significatif de « bazar. » Les moindres réjouissances rassemblent tout ce monde frétillant, les amusent interminablement, les habituent par le jeu aux tournures de notre esprit et de notre humeur, leur font admirer notre civilisation brillante, gaie et libre, aimer notre tempérament. Le 14 juillet devient leur fête commune, l’arrivée du paquebot de France leur grande distraction mensuelle ; ainsi que les courses, l’opéra les passionne. Quand on les aura assujettis, comme il s’impose, à nos règles de comptabilité, ils apprendront notre arithmétique, nos procédés de rédaction avec une souplesse de prestidigitateurs ; c’est une virtuosité pour eux de parler notre langue. Dociles devant l’administration, ils admirent l’aisance et l’élégance de l’Européen ; on peut presque dire qu’ils ont le culte de la femme blanche, quand elle est douce et distinguée, de la grâce française, tout en jugeant avec une vive pénétration les travers et les vices des gens.

Le peuplement de Madagascar, l’affiliation progressive des races à nos lois sont une question de volonté et, sans doute aussi, de méthode. Le gouvernement devrait insister auprès du gouvernement portugais pour la reprise de l’immigration mozambique, du gouvernement anglais pour celle de l’immigration indienne ; les Hollandais ont autorisé l’Indo-Chine à recruter des travailleurs aux îles de la Sonde et le permettraient aisément à Madagascar : l’intérêt des colons l’exige et la concurrence de cette main-d’œuvre étrangère serait le plus heureux stimulant de la main-d’œuvre indigène, comme il est arrivé à la Réunion où des intrigues électorales seules ont arrêté l’immigration pour la ruine de l’île. Madagascar a l’inappréciable avantage de ne pas être troublé encore par elles, et le premier devoir de l’administration reste de favoriser l’immigration. Elle peut même la sélectionner dans une certaine mesure, par exemple en prenant surtout à l’Inde des campagnards agriculteurs au lieu des mercantis des villes. À la Réunion, on a été conduit, par des considérations de droit international, à naturaliser trop vite les enfans de ces immigrans et à les armer des mêmes droits électoraux que les fils des esclaves affranchis en 1848 ; à Madagascar, il n’y aurait lieu de les assimiler qu’à nos sujets. La Grande lie est logiquement appelée à constituer les États-Unis des races humbles de l’océan Indien sous la civilisation française.

Intéressés à l’exploitation des ressources naturelles, les étrangers de races blanches ne sauraient devenir le ferment d’indépendance de ces populations noires, puisque leur nombre sera toujours inférieur à celui des Français de la Métropole ou des Mascareignes. Les missionnaires mis à part, les Anglais sont et demeureront l’infime minorité ; dès qu’ils ne se cantonnent plus dans le commerce, les Allemands s’assimilent aux Français dans nos colonies, épousant des ménagères créoles ; c’est un avantage et un honneur pour le Grec d’être naturalisé, car il est en général de basse souche sociale et on le tient par l’amour-propre ; il y a tout avantage à attirer le plus possible d’Italiens, race latine vite associée : ils épousent au bout de peu de temps des Françaises et se policent extrêmement vite aux mœurs de leurs nouvelles familles.


VI. — L’ÉTAT ET LE COLON : CONCLUSION

Évidemment la situation de ces nouveaux Français resterait aussi critique que celle des colons d’aujourd’hui en face de l’administration peu paternelle. Il y a opposition tranchée entre l’administrateur et le colon. Le premier invoque d’excellens motifs : il a à protéger l’indigène contre le civil français toujours enclin à en abuser et féru de son droit de conquête. Le second se plaint de l’impertinence, de l’autoritarisme et de la paresse de l’administrateur : celui-ci ne songe qu’à simplifier sa besogne, et il est évident qu’il est plus facile de gouverner sans colons ; de plus, habitué à manier les indigènes en proconsul, il traite le colon comme un sujet.

Le dissentiment vient toujours initialement d’une question d’humeur : même au début de leurs relations, quand on en est encore aux politesses, l’administrateur froisse le colon qui vient lui demander des renseignemens en l’assurant de « sa bienveillance : » sur quoi, le civil français, très susceptible, se récrie : « Bienveillance, monsieur ! Je ne vous demande que de faire votre devoir. Pourquoi êtes-vous payé ? » Ceux qui voyagent à travers Madagascar sont obligés de constater que l’administrateur est toujours en hostilité vive ou cérémonieuse avec les colons : ils sont généralement butors, lui est ferme sur ses prérogatives et, partant, volontiers arrogant. C’est peu : avec le caractère français cela suffit pour perpétuer la zizanie, pousser le différend aux extrémités, parfois jusqu’à l’injustice criminelle : les magistrats ont eu à éclaircir des affaires très graves où l’administrateur n’avait pas hésité à susciter contre le colon de faux témoignages de Malgaches. Les Bureaux de Tananarive, le Gouvernement Général, surchargé de questions indigènes, énervé par un contrôle politique vétilleux, fatalement porté à l’autoritarisme, est incité à « tenir très serré » les colons, gent turbulente, insubordonnée, prompte à se fâcher, impatiente de réformes qui lui soient profitables, fût-ce au détriment des Malgaches. Les Tamataviens et les Tananarivois ont illuminé quand ils ont appris le remplacement du général Galliéni par M. Augagneur ; six mois après, ils en étaient à former contre celui-ci une Ligue, « Ligue de défense des colons de Madagascar. » Cependant aux grandes fêtes nationales, on se rencontre dans des banquets où les toasts s’échangent, épineux, mais fleuris de rhétorique cordiale. Un peu, beaucoup de souplesse harmoniserait les rapports. Ce n’est plus l’exactitude, à laquelle on a renoncé depuis si longtemps, mais la souplesse qui doit être la politesse des gouverneurs généraux ; et de cela sans doute vient que, malgré leur inexpérience des questions coloniales, ce sont encore presque les députés, assouplis par les compétitions publiques, qui ont parfois été les meilleurs gouverneurs de l’Algérie ou de l’Indo-Chine, sachant composer avec les conseils généraux. On songe à donner des corps élus à Madagascar : comme ils ne peuvent être désignés par le suffrage universel, leurs pouvoirs ne sauraient être étendus ni l’usage dangereux. Quand on n’assimile point trop rapidement de telles institutions à celles de la métropole, elles ont l’avantage d’obliger le gouverneur à écouter les doléances et les desiderata de la population ; et, pour peu qu’il ait quelque sens de la politique, il conduit les colons à demander ce qu’il désire appliquer. Or, dans ces pays où ils mettent tout leur orgueil à s’affirmer les fils de leurs œuvres, l’important est de savoir faire accomplir les progrès par les gens eux-mêmes qui y sont intéressés, nulle amélioration n’étant durable et profitable qu’à ceux qui prennent conscience de sa nécessité et y travaillent. On note partout l’insuccès des gouverneurs autoritaires, les plus intelligens et les plus ingénieux, qui, pour n’avoir pas tenu compte des activités et des initiatives individuelles, ont méconnu les possibilités de progrès des pays et précipitent à la faillite leurs trop grandioses opérations.

Evitera-t-on à Madagascar cette douloureuse épreuve, ou au contraire l’autoritarisme de M. Augagneur hâtera-t-il, par l’empressement à liquider, la banqueroute à laquelle, à l’entendre, l’autocratie du général Galliéni aurait acculé Madagascar ? Quoiqu’il en soit, le mot de banqueroute lui-même — d’ailleurs bien gros — ne devrait pas nous effrayer. Après Law, après Brienne, après les assignats, la France s’est relevée de bien plus rudes crises, et elles ne sont pas aussi graves pour une colonie que pour une métropole. Madagascar, pays neuf, a de grandes ressources, la plupart inconnues ou mal connues. Il s’agit de savoir, ensuite de vouloir : dans cette vaste colonie, ceux qui ont voulu ne savaient pas encore grand’chose et devaient être fatalement intimidés au milieu de leur action par les critiques précises ; ceux qui savent n’ont plus l’audace ou la largeur d’esprit de vouloir. Par haine du bluff, on est porté à limiter la colonisation à de la stricte comptabilité : politique de prudence mais de peu de portée. Le docteur Augagneur prescrit la diète là où les Américains recommanderaient la suralimentation : ce sont deux extrêmes. De la race française, plus que d’aucune autre, c’est la volonté qu’il faut exciter à l’action et c’est de la persévérance qu’il importe d’exiger. Des insuccès mêmes de la première colonisation prospérera la seconde colonisation, qui bénéficie toujours des soldes. On a payé les erreurs et les témérités : il est temps de recueillir le fruit de l’expérience. Les faillites et les morts sont des enseignemens.


Au milieu de l’active et gracieuse Tamatave, au cœur même de la ville, s’étend son cimetière, plus grand jardin silencieux au milieu des nombreux jardinets de la cité neuve. Ce qu’on sent de puissamment émouvant dans un cimetière colonial, c’est que c’est par lui aussi, et parfois surtout, qu’une race prend possession d’une terre exotique. Il est le premier, le plus constant et le plus touchant monument historique de l’occupation. Ici, à Tamatave, il est le gage, la preuve indiscutable de l’importance qu’a eue la population créole dans la francisation de Madagascar : on ne viendra pas renier ses morts devant ses tombes. Elles se mêlent à celles des soldats, des fonctionnaires, des colons venus d’Europe, elles les embrassent même : les lianes qu’y ont plantées souvent de pauvres négresses, s’attachant au sol, sont allées nouer inextricablement les croix où se lisent les noms de Bretons et d’Alsaciens-Lorrains. Souvent on ne distingue plus d’inscription tant l’humidité des tropiques a vite recouvert de mousse verte le bois, la pierre ou le fer. L’émotion est anonyme et la prière est commune, — prière au passé des uns, sollicitation à l’avenir des autres. Ce spectacle de la mort est une leçon d’entente, et il ne saurait être autre chose pour la race alerte des Français.


MARIUS-ARY LEBLOND.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 15 mars, du 1er avril, du 15 juin et du 1er août 1907.