Macbeth/Traduction Guizot, 1864/Acte III

Macbeth
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 264-280).
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ACTE TROISIÈME



Scène I

A Fores,—Un appartement dans le palais.

Entre BANQUO.

BANQUO. — Tu possèdes maintenant, roi, thane de Cawdor, thane de Glamis, tout ce que t’avaient promis les sœurs du Destin, et j’ai peur que tu n’aies joué pour cela un bien vilain jeu. Mais elles ont dit aussi que tout cela ne passerait pas à ta postérité, et que ce serait moi qui serais la tige et le père d’une race de rois. Si la vérité est sortie de leur bouche (comme on le voit paraître avec éclat dans leurs discours à ton égard, Macbeth), pourquoi ces vérités, justifiées pour toi, ne deviendraient-elles pas pour moi des oracles, et n’élèveraient-elles pas mes espérances ? Mais, silence ! taisons-nous.

(Air de trompette.—Entrent Macbeth, roi ; lady Macbeth, reine ; Lenox, Rosse, seigneurs, dames, suite.)

MACBETH. — Voici notre principal convive.

LADY MACBETH. — S’il eût été oublié, c’eût été un vide dans notre grande fête, et rien ne s’y serait bien passé.

MACBETH. — Ce soir, monsieur, nous donnons un souper de cérémonie, et nous y solliciterons votre présence.

BANQUO. — Que Votre Altesse me donne ses ordres : mon obéissance y est attachée pour jamais par le lien le plus indissoluble.

MACBETH. — Montez-vous à cheval cet après-midi ?

BANQUO. — Oui, mon gracieux seigneur.

MACBETH. — Autrement nous aurions désiré vos avis que nous avons toujours trouvés sages et utiles, dans le conseil que nous tiendrons aujourd’hui ; mais nous les prendrons demain. Allez-vous loin ?

BANQUO. — Assez loin, mon seigneur, pour remplir le temps qui doit s’écouler jusqu’à l’heure du souper ; et si mon cheval ne va pas très-bien, il faudra que j’emprunte à la nuit une ou deux de ses heures obscures.

MACBETH. — Ne manquez pas à notre fête.

BANQUO. — Je n’y manquerai pas, mon seigneur.

MACBETH. — Nous venons d’apprendre que nos sanguinaires cousins se sont rendus l’un en Angleterre, l’autre en Irlande ; que, loin d’avouer leur affreux parricide, ils débitent à ceux qui les écoutent d’étranges impostures : mais nous en causerons demain ; nous aurons aussi à discuter une affaire d’État qui exige notre présence à tous. Dépêchez-vous de monter à cheval. Adieu jusqu’à ce soir. Fleance va-t-il avec vous ?

BANQUO. — Oui, mon seigneur ; il est temps que nous partions.

MACBETH. — Je vous souhaite des chevaux légers et sûrs, et je vous recommande à leur dos[1]. Adieu. (Banquo sort.) (Aux courtisans.) Que chacun dispose à son gré de son temps jusqu’à sept heures du soir. Pour trouver nous-même plus de plaisir à la société, nous resterons seul jusqu’au souper : d’ici là, que Dieu soit avec vous.—(Sortent lady Macbeth, les seigneurs, les dames, etc.) Holà, un mot : ces hommes attendent-ils nos ordres ?

UN DOMESTIQUE. — Oui, mon seigneur, ils sont à la porte du palais.

MACBETH. — Amenez-les devant nous.—Être où je suis n’est rien si l’on n’y est en sûreté.—Nos craintes sur Banquo sont profondes, et dans ce naturel empreint de souveraineté domine ce qu’il y a de plus à craindre. Il ose beaucoup, et à cette disposition d’esprit intrépide il joint une sagesse qui enseigne à sa valeur la route la plus sûre. Il n’y a que lui dont l’existence m’inspire de la crainte : il intimide mon génie, comme César, dit-on, celui de Marc-Antoine. Je l’ai vu gourmander les sœurs lorsqu’elles me donnèrent d’abord le nom de roi ; il leur commanda de lui parler ; et alors, d’une bouche prophétique, elles le proclamèrent père d’une race de rois.—Elles ont placé sur ma tête une couronne sans fruit et ont placé dans mes mains un sceptre stérile que m’arrachera un bras étranger, sans qu’aucun fils sorti de moi me succède. S’il en est ainsi, c’est pour la race de Banquo que j’ai souillé mon âme ; c’est pour ses enfants que j’ai assassiné l’excellent Duncan ; pour eux seuls j’ai versé les remords dans la coupe de mon repos, et livré à l’ennemi du genre humain mon éternel trésor pour les faire rois ! Les enfants de Banquo rois ! Plutôt qu’il en soit ainsi, je t’attends dans l’arène, destin ; viens m’y combattre à outrance.—Qui va là ? (Rentre le domestique avec deux assassins.) Retourne à la porte et restes-y jusqu’à ce que nous t’appelons. (Le domestique sort.)—N’est-ce pas hier que nous avons causé ensemble ?

PREMIER ASSASSIN. — C’était hier, avec la permission de Votre Altesse.

MACBETH. — Eh bien ! avez-vous réfléchi sur ce que je vous ai dit ? Soyez sûrs que c’est lui qui autrefois vous a tenus dans l’abaissement, ce que vous m’avez attribué, à moi qui en étais innocent. Je vous en ai convaincus dans notre dernière entrevue ; je vous ai fait voir jusqu’à l’évidence comment vous aviez été amusés, traversés, quels avaient été les instruments, qui les avait employés, et tant d’autres choses qui diraient à la moitié d’une âme et à une intelligence altérée : « Voilà ce qu’a fait Banquo. »

PREMIER ASSASSIN. — Vous nous l’avez fait connaître.

MACBETH. — Je l’ai fait et j’ai été plus loin, ce qui est l’objet de notre seconde entrevue.—Sentez-vous la patience tellement dominante en votre nature que vous laissiez passer tout ceci ? Êtes-vous si pénétrés de l’Evangile que vous puissiez prier pour ce brave homme et ses enfants, lui dont la main vous a courbés vers la tombe et a réduit pour toujours les vôtres à la misère ?

PREMIER ASSASSIN. — Nous sommes des hommes, mon seigneur.

MACBETH. — Oui, je sais que dans le catalogue vous comptez pour des hommes, de même que les chiens de chasse, les lévriers, les métis, épagneuls, barbets, bassets, loups et demi-loups, y sont tous appelés du nom de chien. Ensuite, parmi ceux qui en valent la peine, on distingue l’agile, le tranquille, le fin, le chien de garde, le chasseur, chacun selon la qualité qu’a renfermée en lui la bienfaisante nature, et il en reçoit un titre particulier ajouté au nom commun sous lequel on les a tous inscrits. Il en est de même des hommes. Si vous méritez de tenir quelque rang parmi les hommes, et de n’être pas rejetés dans la dernière classe, dites-le-moi, et alors je verserai dans votre sein ce projet dont l’exécution vous délivre de votre ennemi, vous établit dans notre cœur et notre affection ; à nous qui ne pouvons avoir, tant qu’il vivra, qu’une santé languissante que sa mort rendra parfaite.

SECOND ASSASSIN. — Je suis un homme, mon seigneur, tellement indigné par les indignes coups et rebuffades du monde, que peu m’importe ce que je fais pour me venger du monde.

PREMIER ASSASSIN. — Et moi un homme si las de malheurs, si ballotté de la fortune, que je mettrais ma vie sur la première chance qui me promettrait de l’améliorer ou de m’en délivrer.

MACBETH. — Vous savez tous deux que Banquo était votre ennemi ?

SECOND ASSASSIN. — Cela est vrai, mon seigneur,

MACBETH. — Il est aussi le mien ; et notre inimitié est si sanglante, que chaque minute de son existence me frappe dans ce qui tient de plus près à la vie. Je pourrais, en faisant ouvertement usage de mon pouvoir, le balayer de ma vue sans en donner d’autre raison que ma volonté ; mais je ne dois pas le faire, à cause de quelques-uns de mes amis qui sont aussi les siens, dont je ne puis pas perdre l’affection, et avec qui il me faudra déplorer la chute de l’homme que j’aurai renversé moi-même. Voilà ce qui me fait rechercher votre assistance, en cachant cette action à l’œil du public, pour beaucoup de raisons importantes.

SECOND ASSASSIN. — Nous exécuterons, mon seigneur, ce que vous nous commanderez.

PREMIER ASSASSIN. — Oui, quand notre vie…

MACBETH. — Votre courage perce dans votre maintien. Dans une heure au plus, je vous indiquerai le lieu où vous devez vous poster. Ayez le plus grand soin d’épier et de choisir le moment convenable, car il faut que cela soit fait ce soir, et à quelque distance du palais ; et rappelez-vous que j’en veux paraître entièrement innocent, et afin qu’il ne reste dans l’ouvrage ni accrocs ni défauts, il faut qu’avec Banquo son fils Fleance qui l’accompagne, et dont l’absence n’est pas moins importante pour moi que celle de son père, subisse les destinées de cette heure de ténèbres. Prenez votre résolution tout seuls. Je vous rejoins dans un moment.

LES ASSASSINS. — Nous sommes décidés, seigneur.

MACBETH. — Je vous ferai rappeler dans un instant. Ne sortez pas de notre palais. (Les assassins sortent.) C’est une affaire conclue.—Banquo, si c’est vers les cieux que ton âme doit prendre son vol, elle les verra ce soir.

(Il sort.)


Scène II

Un autre appartement dans le palais

Entrent LADY MACBETH ET UN DOMESTIQUE.

LADY MACBETH. — Banquo est-il sorti du palais ?

LE DOMESTIQUE. — Oui, madame ; mais il revient ce soir.

LADY MACBETH. — Avertissez le roi que je voudrais, s’il en a le loisir, lui dire quelques mots.

LE DOMESTIQUE. — J’y vais, madame.

(Il sort.)

LADY MACBETH. — On n’a rien gagné, et tout dépensé, quand on a obtenu son désir sans être plus heureux : il vaut mieux être celui que nous détruisons, que de vivre par sa destruction dans une joie troublée. (Macbeth entre.) —Qu’avez-vous, mon seigneur ? pourquoi restez-vous seul, ne cherchant pour compagnie que les images les plus funestes, toujours appliqué à des pensées qui, en vérité, devraient être mortes avec ceux dont elles vous occupent ? On ne devrait pas penser aux choses sans remède, ce qui est fait est fait.

MACBETH. — Nous avons blessé le serpent, mais nous ne l’avons pas tué ; il réunira ses tronçons et redeviendra ce qu’il était, tandis que notre impuissante malice restera exposée aux dents dont elle aura retrouvé la force. Mais que la structure de l’univers se disjoigne, que les deux mondes périssent avant que nous consentions à prendre nos repas dans la crainte, à dormir dans l’affliction de ces terribles songes qui viennent nous ébranler toutes les nuits ! Il vaudrait mieux être avec le mort que, pour arriver où nous sommes, nous avons envoyé dans la paix, que de demeurer ainsi, l’âme sur la roue, dans une angoisse sans relâche.—Duncan est dans son tombeau : après les accès de fièvre de la vie, il dort bien ; la trahison a fait tout ce qu’elle pouvait faire : ni l’acier, ni le poison, ni les conspirations domestiques, ni les armées ennemies, rien ne peut plus l’atteindre.

LADY MACBETH. — Venez, mon cher seigneur, calmez vos regards troublés : soyez brillant et joyeux ce soir au milieu de vos convives.

MACBETH. — Je le serai, mon amour ; et soyez de même aussi, je vous y exhorte : que votre souvenir revienne toujours à Banquo ; indiquez sa prééminence par vos regards et vos paroles.—Nous ne serons jamais en sûreté tant qu’il nous faudra nous laver de notre grandeur dans ce cours de flatteries, et faire de nos visages des masques pour déguiser nos cœurs.

LADY MACBETH. — Ne pensez plus à cela.

MACBETH. — O chère épouse, mon esprit est rempli de scorpions. Tu sais que Banquo et son fils Fleance respirent ?

LADY MACBETH. — Mais le bail qu’ils tiennent de la nature n’est pas éternel.

MACBETH. — Il y a encore de la consolation, ils sont attaquables. Ainsi, sois joyeuse. Avant que la chauve-souris ait achevé de voler dans les cloîtres, avant qu’aux appels de la noire Hécate l’escarbot cuirassé ait sonné, par son murmure assoupissant, la cloche qui appelle les bâillements de la nuit, on aura consommé une action importante et terrible.

LADY MACBETH. — Que doit-on faire ?

MACBETH. — Demeure innocente de la connaissance du projet, ma chère poule, jusqu’à ce que tu applaudisses à l’action.—Viens, ô nuit, apportant ton bandeau : couvre l’œil insensible du jour compatissant, et de ta main invisible et sanglante déchire et mets en pièces le lien puissant qui me rend pâle ! —La lumière s’obscurcit, et déjà le corbeau dirige son vol vers la forêt qu’il habite. Les honnêtes habitués du jour commencent à languir et à s’assoupir, tandis que les noirs agents de la nuit se lèvent pour saisir leur proie.—Tu es étonnée de mes discours ; mais sois tranquille : les choses que le mal a commencées se consolident par le mal. Ainsi, je te prie, viens avec moi.

(Ils sortent.)



Scène III

Toujours à Fores.—Un parc ou une prairie donnant sur une des portes du palais.

Entrent TROIS ASSASSINS.

PREMIER ASSASSIN. — Mais qui t’a dit de venir te joindre à nous ?

TROISIÈME ASSASSIN. — Macbeth.

SECOND ASSASSIN. — Il ne doit pas nous donner de méfiance, puisque nous le voyons parfaitement instruit de notre commission et de ce que nous avons à faire.

PREMIER ASSASSIN. — Reste donc avec nous.—Le couchant étincelle encore de quelques traces du jour : c’est le moment où le voyageur attardé use de l’éperon pour gagner l’auberge désirée ; et celui que nous attendons approche de bien près.

TROISIÈME ASSASSIN. — Écoutez ; j’entends des chevaux.

BANQUO, derrière le théâtre.—Donnez-nous de la lumière, holà !

SECOND ASSASSIN. — C’est sûrement lui. Tous ceux qui sont sur la liste des personnes attendues sont déjà rendus à la cour.

PREMIER ASSASSIN. — On emmène ses chevaux.

TROISIÈME ASSASSIN. — À près d’un mille d’ici ; mais il a coutume, et tous en font autant, d’aller d’ici au palais en se promenant.

(Entrent Banquo et Fleance ; un domestique marche devant eux avec un flambeau.)

SECOND ASSASSIN. — Un flambeau ! un flambeau !

TROISIÈME ASSASSIN. — C’est lui.

PREMIER ASSASSIN. — Tenons-nous prêts.

BANQUO. — Il tombera de la pluie cette nuit.

PREMIER ASSASSIN. — Qu’elle tombe !

(Il attaque Banquo.)

BANQUO. — O trahison ! —Fuis, cher Fleance, fuis, fuis, fuis ; tu pourras me venger.—O scélérat !

(Il meurt. Fleance et le domestique se sauvent.)

TROISIÈME ASSASSIN. — Qui a donc éteint le flambeau ?

PREMIER ASSASSIN. — N’était-ce pas le parti le plus sûr ?

TROISIÈME ASSASSIN. — Il n’y en a qu’un de tombé : le fils s’est sauvé.

SECOND ASSASSIN. — Nous avons manqué la plus belle moitié de notre coup.

PREMIER ASSASSIN. — Allons toujours dire ce qu’il y a de fait.

(Ils sortent.)



Scène IV

Un appartement d’apparat dans le palais.—Le banquet est préparé.

Entrent MACBETH, LADY MACBETH, ROSSE, LENOX et autres seigneurs ; suite.

MACBETH. — Vous connaissez chacun votre rang, prenez vos places. Depuis le premier jusqu’au dernier, je vous souhaite la bienvenue de tout mon cœur.

LES SEIGNEURS. — Nous rendons grâce à Votre Majesté.

MACBETH. — Pour nous, comme un hôte modeste, nous nous mêlerons parmi les convives, notre hôtesse garde sa place d’honneur ; mais dans un moment favorable nous lui demanderons sa bienvenue.

(Les courtisans et les seigneurs se placent, et laissent un siège au milieu pour Macbeth.)

LADY MACBETH. — Acquittez-moi, seigneur, envers tous nos amis ; car mon cœur leur dit qu’ils sont tous les bienvenus.

(Entre le premier assassin ; il se tient à la porte.)

MACBETH. — Vois, ils te rendent tous des remerciements du fond de leur cœur.—Le nombre des convives est égal des deux côtés. Je m’assiérai ici au milieu.—Que la joie s’épanouisse. Tout à l’heure nous boirons une rasade à la ronde. (A l’assassin.) Il y a du sang sur ton visage.

L’ASSASSIN. — C’est donc du sang de Banquo.

MACBETH. — Il vaut mieux qu’il soit sur ton visage que lui ici. Est-il expédié ?

L’ASSASSIN. — Seigneur, il a la gorge coupée ; c’est moi qui lui ai rendu ce service.

MACBETH. — Tu es le premier des hommes pour couper la gorge ; cependant celui qui en a fait autant à Fleance a bien son mérite ; si c’est toi, tu n’as pas ton pareil.

L’ASSASSIN. — Mon royal seigneur, Fleance s’est échappé.

MACBETH. — Voilà mon accès qui me reprend. Sans cela tout était parfait : j’étais entier comme le marbre, établi comme le roc, au large et libre de me répandre comme l’air qui m’environne ; mais maintenant je suis comprimé, resserré, emprisonné, et asservi à l’insolence de mes inquiétudes et de mes terreurs.—Mais Banquo est en sûreté ?

L’ASSASSIN. — Oui, mon bon seigneur, il est en sûreté dans un fossé, avec vingt larges ouvertures à la tête, dont la moindre est la mort d’un homme.

MACBETH. — Je t’en remercie… Ainsi, voilà le gros serpent écrasé. Le jeune reptile qui s’est sauvé est d’une nature qui dans son temps engendrera aussi du venin, mais à présent il n’a pas de dents.—Va-t’en, et demain nous t’entendrons de nouveau.

(L’assassin sort.)

LADY MACBETH. — Mon royal époux, vous ne nous mettez pas en train. C’est vendre un festin que de ne pas témoigner à chaque instant, pendant sa durée, qu’il est donné de bon cœur. Pour manger il vaudrait mieux être chez soi ; hors de là, l’assaisonnement de la bonne chère, c’est la politesse ; sans cela il y a peu de plaisir à se rassembler.

MACBETH. — Ma chère mémoire ! —Qu’une bonne digestion accompagne votre appétit, et qu’une bonne santé s’en suive.

LENOX. — Plaît-il à Votre Majesté de s’asseoir ?

(L’ombre de Banquo sort de terre, et s’assied à la place de Macbeth.)

MACBETH. — Nous verrions ici rassemblé sous notre toit l’honneur de notre pays, si notre cher Banquo nous avait gratifié de sa présence. Puissé-je avoir à le quereller d’un manque d’amitié, plutôt qu’à le plaindre d’un malheur !

ROSSE. — Son absence, seigneur, compromet l’honneur de sa parole. Votre Altesse veut-elle bien nous honorer de son auguste compagnie ?

MACBETH. — La table est remplie !

LENOX. — Voici une place réservée, seigneur.

MACBETH. — Où cela ?

LENOX. — Ici, mon seigneur. Qui est-ce qui trouble Votre Altesse ?

MACBETH. — Qui de vous a fait cela ?

LES SEIGNEURS. — Quoi donc, mon bon seigneur ?

MACBETH. — Tu ne peux pas dire que ce soit moi qui l’aie fait.—Ne secoue point ainsi contre moi ta chevelure sanglante.

ROSSE. — Messieurs, levez-vous ; son Altesse est indisposée.

LADY MACBETH. — Monsieur, mon digne ami, mon époux est souvent dans cet état, et il y est sujet depuis l’enfance. Je vous en prie, restez à vos places : c’est un accès passager ; le temps d’y penser, et il sera aussi bien qu’à l’ordinaire. Si vous faites trop attention à lui, vous le blesserez et vous augmenterez son mal : continuez à manger, et ne prenez pas garde à lui.—Êtes-vous un homme ?

MACBETH. — Oui, et un homme intrépide, puisque j’ose regarder ce qui épouvanterait le diable.

LADY MACBETH. — Quelles balivernes ! C’est une vision créée par votre peur, comme ce poignard dans l’air qui, disiez-vous, guidait vos pas vers Duncan. Oh ! ces tressaillements, ces soubresauts, simulacres d’une véritable peur, conviendraient à merveille au conte que fait une femme, en hiver, au coin du feu, d’après l’autorité de sa grand’mère.—C’est une vraie honte ! Pourquoi faites-vous tant de grimaces ? Après tout, vous ne regardez qu’une chaise !

MACBETH. — Je te prie, regarde de ce côté ; vois là, vois. Que me dites-vous ? eh bien ! que m’importe ? —Puisque tu peux remuer la tête, tu peux aussi parler. Si les cimetières et les tombeaux doivent nous renvoyer ceux que nous ensevelissons, nos monuments seront donc semblables au gésier des milans ?

(L’ombre disparaît.)

LADY MACBETH. — Quoi ! vous perdez tout à fait la tête ?

MACBETH. — Comme je suis ici, je l’ai vu.

LADY MACBETH. — Fi ! quelle honte !

MACBETH. — Ce n’est pas la première fois qu’on a répandu le sang. Dans les anciens temps, avant que des lois humaines eussent purgé de crimes les sociétés adoucies, oui vraiment, et même depuis, il s’est commis des meurtres trop terribles pour que l’oreille en supporte le récit ; et l’on a vu le temps où lorsqu’on avait fait sauter la cervelle à un homme, il mourait, et tout était fini. Mais aujourd’hui ils se relèvent avec vingt blessures mortelles sur le crâne, et viennent nous chasser de nos sièges : cela est plus étrange que ne le peut être un pareil meurtre.

LADY MACBETH. — Mon digne seigneur, vos dignes amis vous attendent.

MACBETH. — J’oubliais…. Ne prenez pas garde à moi, mes dignes amis. J’ai une étrange infirmité qui n’est rien pour ceux qui me connaissent. Allons, amitié et santé à tous ! Je vais m’asseoir : donnez-moi du vin ; remplissez jusqu’au bord. Je bois au plaisir de toute la table, et à notre cher ami Banquo, qui nous manque ici. Que je voudrais qu’il y fût ! (L’ombre sort de terre.) Nous buvons avec empressement à vous tous, à lui. Tout à tous !

LES SEIGNEURS. — Nous vous présentons nos hommages et vous faisons raison.

MACBETH. — Loin de moi ! ôte-toi de mes yeux ! que la terre te cache ! Tes os sont desséchés, ton sang est glacé ; rien ne se reflète dans ces yeux que tu fixes sur moi !

LADY MACBETH. — Ne voyez là dedans, mes bons seigneurs, qu’une chose qui lui est ordinaire, rien de plus : seulement elle gâte tout le plaisir de ce moment.

MACBETH. — Ce qu’un homme peut oser, je l’ose. Viens sous la forme de l’ours féroce de la Russie, du rhinocéros armé, ou du tigre d’Hyrcanie, prends la forme que tu voudras, excepté celle-ci, et la fermeté de mes nerfs ne sera pas un instant ébranlée ; ou bien reviens à la vie, défie-moi au désert avec ton épée : si alors je demeure tremblant, déclare-moi une petite fille.—Loin d’ici, fantôme horrible, insultant mensonge ! loin d’ici ! (L’ombre disparaît.) A la bonne heure.—Il est parti, je redeviens un homme. De grâce, restez à vos places.

LADY MACBETH. — Vous avez fait fuir la gaieté, détruit tout le plaisir de cette réunion par un désordre bien étrange.

MACBETH. — De telles choses peuvent-elles arriver et nous surprendre, sans exciter en nous plus d’étonnement que ne le ferait un nuage d’été ? —Vous me mettez de nouveau hors de moi-même, lorsque je songe maintenant que vous pouvez contempler de pareils spectacles et conserver le même incarnat sur vos joues, tandis que les miennes sont blanches de frayeur.

ROSSE. — Quels spectacles, seigneur ?

LADY MACBETH. — Je vous prie, ne lui parlez pas ; il va de mal en pis : les questions le mettent en fureur. Je vous souhaite le bonsoir à tous. Ne vous inquiétez pas de l’ordre de votre départ, mais partez de suite.

LENOX. — Nous souhaitons à Votre Majesté une bonne nuit et une meilleure santé.

LADY MACBETH. — Bonne et heureuse nuit à tous.

(Sortent les seigneurs et leur suite.)

MACBETH. — Il aura du sang : on dit que le sang veut du sang. On a vu les pierres se mouvoir et les arbres parler. Les devins, et ceux qui ont l’intelligence de certains rapports, ont souvent mis en lumière par le moyen des pies, des hiboux, des corbeaux, l’homme de sang le mieux caché.—Quelle heure est-il de la nuit ?

LADY MACBETH. — A ne savoir qui l’emporte d’elle ou du matin.

MACBETH. — Que dites-vous de Macduff, qui refuse de se rendre en personne à nos ordres souverains ?

LADY MACBETH. — Avez-vous envoyé vers lui, seigneur ?

MACBETH. — Non, je l’ai su indirectement : mais j’enverrai. Il n’y a pas un seul d’entre eux dans la maison duquel je n’aie un homme à mes gages. J’irai trouver demain, et de bonne heure, les sœurs du Destin : elles m’en diront davantage ; car à présent je suis décidé à savoir le pis par les pires moyens ; je ferai tout céder à mon avantage. J’ai marché si avant dans le sang que si je cessais maintenant de m’y plonger, retourner en arrière serait aussi fatigant que d’aller en avant. J’ai dans la tête d’étranges choses qui passeront dans mes mains, des choses qu’il faut exécuter avant d’avoir le temps de les examiner.

LADY MACBETH. — Vous avez besoin de ce qui ranime toutes les créatures, de sommeil.

MACBETH. — Oui, allons dormir. L’étrange erreur où je suis tombé est l’effet d’une crainte novice et qu’il faut mener rudement. Nous sommes encore jeunes dans l’action.


Scène V

La bruyère.—Tonnerre.

Entrent HÉCATE ; LES TROIS SORCIÈRES viennent à sa rencontre.

PREMIÈRE SORCIÈRE. — Quoi ! qu’y a-t-il donc, Hécate ? Vous paraissez en colère.

HÉCATE. — N’en ai-je pas sujet, sorcières que vous êtes, insolentes, effrontées ? Comment avez-vous osé entrer avec Macbeth en traité et en commerce d’énigmes et d’annonces de mort, sans que moi, souveraine de vos enchantements, habile maîtresse de tout mal, j’aie jamais été appelée à y prendre part et à signaler la gloire de notre art ? Et, ce qui est pis encore, c’est que tout ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour un fils capricieux, chagrin, colère, qui, comme les autres, ne vous recherche que pour ses propres intérêts et nullement pour vous-mêmes. Réparez votre faute ; partez, et demain matin, venez me trouver à la caverne de l’Achéron[2]. Il y viendra pour apprendre sa destinée : préparez vos vases, vos paroles magiques, vos charmes et tout ce qui est nécessaire. Je vais me rendre dans les airs : j’emploierai cette nuit à l’accomplissement d’un projet fatal et terrible ; un grand ouvrage doit être terminé avant midi. A la pointe de la lune pend une épaisse goutte de vapeur ; je la saisirai avant qu’elle tombe sur la terre ; et, distillée par des artifices magiques, elle élèvera des visions fantastiques qui ; par la force des illusions, entraîneront Macbeth à sa ruine. Il bravera les destins, méprisera la mort, et portera ses espérances au delà de toute sagesse, de toute pudeur, de toute crainte ; et vous savez toutes que la sécurité est la plus grande ennemie des mortels.—(Chant derrière le théâtre.) « Viens, viens[3],… » Écoutez ! on m’appelle. Vous voyez mon petit lutin assis dans ce gros nuage noir : il m’attend.

(Elle sort.)

PREMIÈRE SORCIÈRE. — Allons, hâtons-nous ; il ne tardera pas à revenir.

(Les sorcières sortent.)


Scène VI

A Fores.—Un appartement du palais.

Entrent LENOX ET un autre SEIGNEUR.

LENOX. — Mes premiers discours n’ont fait que rencontrer vos pensées, qui peuvent aller plus loin. Seulement, je dis que les choses ont été prises d’une singulière manière. Le bon roi Duncan a été plaint de Macbeth ! vraiment je le crois bien, il était mort.—Le brave et vaillant Banquo s’est promené trop tard, et vous pouvez dire, si vous voulez, que c’est Fleance qui l’a assassiné, car Fleance s’est enfui. Il ne faut pas se promener trop tard.—Qui de nous peut ne pas voir combien il était horrible de la part de Malcolm et de Donalbain d’assassiner leur bon père ? Damnable crime ! combien Macbeth en a été affligé ! N’a-t-il pas aussitôt, dans une pieuse rage, mis en pièces les deux coupables qui étaient les esclaves de l’ivresse et les serfs du sommeil ? N’était-ce pas une noble action ? Oui, et pleine de prudence aussi, car toute âme sensible eût été irritée d’entendre ces hommes nier le crime. En sorte que j’en reviens à dire qu’il a très-bien pris toutes choses ; et je pense que s’il tenait les fils de Duncan sous sa clef (ce qui ne sera pas, s’il plaît au ciel), ils verraient ce que c’est que de tuer un père, et Fleance aussi. Mais, chut ! car j’apprends que pour quelques paroles trop libres, et parce qu’il a manqué de se rendre à la fête du tyran[4], Macduff est tombé en disgrâce. Pouvez-vous, monsieur, m’apprendre où il s’est réfugié ?

LE SEIGNEUR. — Le fils de Duncan, à qui le tyran retient son légitime héritage, vit à la cour du roi d’Angleterre. Le pieux Edouard lui a fait un accueil si gracieux, que la malveillance de la fortune ne lui a rien fait perdre de la considération due à son rang. C’est là que Macduff est allé demander au saint roi de l’aider à éveiller le Northumberland et le belliqueux Siward, afin que, par leur secours et avec l’approbation de Celui qui est là-haut, nous puissions prendre nos repas sur nos tables, accorder le sommeil à nos nuits, affranchir nos fêtes et nos banquets des poignards sanglants, rendre des hommages légitimes et recevoir des honneurs libres de contrainte, toutes choses après quoi nous soupirons aujourd’hui. Ce rapport a mis le roi dans une telle fureur, qu’il se prépare à tenter quelque expédition guerrière.

LENOX. — A-t-il envoyé vers Macduff ?

LE SEIGNEUR. — Oui, et sur cette réponse décidée : « Moi, monsieur ! non, » le sombre messager lui a tourné le dos en murmurant, comme s’il eût dit : « Vous regretterez le moment où vous m’avez embarrassé de cette réponse. »

LENOX. — Et c’est un bon avis pour lui de se tenir aussi éloigné que sa prudence pourra lui en fournir les moyens. Que quelque saint ange vole à la cour d’Angleterre annoncer son message, avant qu’il arrive, afin que le bonheur rentre bientôt dans notre patrie, opprimée sous une main maudite !

LE SEIGNEUR. — Mes prières sont avec lui.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

  1. :And so I commend you to their backs. C’est une manière de donner congé. Les phrases de politesse et de cérémonie abondent dans cette tragédie.
  2. :The pit of Acheron Probablement quelque caverne que l’on supposait devoir communiquer avec l’enfer.
  3. Viens, viens ;
    Hécate ; Hécate, viens, viens.
    HÉCATE.
    Je viens, je viens, je viens, je viens
    Tout aussi vite que je puis.
    Tout aussi vite que je puis.
    Ce chant n’est indiqué dans l’original que par les deux premiers mots, comme un chant connu pour être d’usage en ces sortes d’occasions. On le trouve tout entier dans la Sorcière de Middleton, pièce de théâtre composée, à ce qu’on croit, peu de temps avant Macbeth. La même remarque s’applique, dans la scène VI, au chant qui termine le charme : Esprits noirs et blancs, etc. Voyez, sur cela et sur une foule de détails relatifs aux croyances populaires que Shakspeare a employées dans Macbeth, l’édition de Shakspeare, de M. Steevens.
  4. Ce fut, selon Hollinshed, pour ne s’être pas rendu en personne à Dunsinane, que Macbeth faisait bâtir. Dans les terreurs perpétuelles où le tenait le souvenir de ses crimes, il avait employé l’argent pris sur les nobles, qu’il faisait journellement périr, à s’entourer d’une garde mercenaire ; mais, non content de cette précaution, il voulut faire élever sur la colline de Dunsinane un château capable de résister à toutes les attaques. L’entreprise traînant en longueur, à cause de la difficulté et de la dépense, il ordonna à tous les thanes d’y envoyer des matériaux et de s’y rendre chacun à son tour avec ses vassaux pour aider aux travaux. Quand vint le tour de Macduff, il y envoya ses gens avec les matériaux nécessaires, leur recommandant de se conduire de manière à ce que Macbeth ne pût avoir aucun prétexte pour s’irriter de ce qu’il n’était pas venu lui-même ; mais il ne voulut pas s’y rendre, jugeant qu’il n’était pas sans danger pour lui de se mettre au pouvoir de Macbeth, qui lui voulait du mal ; ce qu’ayant appris Macbeth, il s’écria : « Je vois bien que cet homme n’obéira jamais à mes ordres qu’on ne le monte avec une bride. » Il ne se détermina pourtant pas immédiatement à le poursuivre.