Mac-Fy, épisode de la vie écossaise

MAC-FY
SOUVENIRS D’ÉCOSSE.



I.

Tous nos compagnons de course se rappellent encore les chasses et les battues de cerfs qui nous réunissaient au mois d’août de l’année 185…, dans le Glenquoich, un des cantons les plus reculés du comté d’Inverness. Une fois entre autres, la journée fut à souhait pour nos plaisirs : pas un nuage au ciel ; une fraîche brise de mer tempérait la chaleur du jour, et nous permettait de jouir sans fatigue de la beauté du site où le hasard de la chasse avait conduit nos pas. Cachés derrière de grosses touffes d’herbes, sur le revers d’une colline, près d’une coupure de terrain au fond de laquelle serpentait un petit ruisseau qui nous séparait d’un bois de chênes et de bouleaux, nous attendions, les membres engourdis, les paupières demi-closes, plongés dans cette ivresse délicieuse que donnent la transparence de l’air et le souffle du vent imprégné des senteurs des montagnes. Sur notre gauche, à deux cents pas environ, la gorge étroite était fermée par des rochers de grès garnis d’arbres ; vers la droite au contraire, l’horizon se dégageait. Deux petits étangs et une plaine de bruyère d’environ trois lieues se reliaient par une pente insensible aux contre-forts boisés de deux montagnes dont les cimes dénudées se détachaient au nord et à l’est sur le bleu du ciel. Les rayons du soleil, en s’étendant sur cette plaine, semblaient avoir suspendu aux feuilles des bruyères des millions de grenats, et de larges crevasses de terres noires donnaient plus d’éclat encore à ces ondulations rougeâtres. Nous entendions les mille sons harmonieux qui forment les grands silences de la terre. Aucune créature humaine ne troublait le repos de ces espaces. Les chevreuils et les cerfs pouvaient s’avancer sans défiance.

Les traditions et les usages de la chasse n’ont en Écosse aucun rapport avec ceux qui furent longtemps en honneur dans notre vieille France. Les montagnes et les ravins, les fondrières et les marais arrêteraient bien vite la course des chevaux et l’élan d’une meute. La battue dans les vallées boisées, la ruse, la patience et l’adresse quand le chasseur est seul et poursuit le cerf le long de ces escarpemens où le poney trapu qui doit rapporter l’animal peut à peine le suivre, sont les seuls moyens que la nature du terrain permette d’employer. Avec un coup d’œil sûr, une bonne carabine et des jarrets infatigables, vous aurez, sans sortir d’Europe, les plaisirs d’une chasse digne d’un Indien ; mais, pour goûter ce genre de plaisir, il faut secouer toute paresse, partir dès l’aurore, gagner un point élevé d’où le regard puisse embrasser une partie du pays, interroger l’horizon, chercher le moindre indice, et de rochers en rochers, de montagnes en montagnes, continuer ainsi sans jamais se lasser jusqu’à ce que la vue de l’animal vienne enfin vous récompenser de vos rudes fatigues. Un duel plein de péripéties, le duel de l’habileté contre l’instinct, commence alors. L’odorat si subtil, l’ouïe si fine du cerf, condamnent aux longs détours et aux marches pénibles le chasseur qui veut gagner le vent ; on doit parfois s’arrêter, se résoudre à rester immobile de longues heures à l’endroit où vous fixe la crainte d’être découvert, quand ce serait dans le lit d’un torrent, jusqu’à ce que l’animal, en changeant de place, permette d’avancer sans péril. Le chasseur, rampant comme une bête fauve, parvient, après mille peines, à ces rochers élevés que les cerfs préfèrent. Comme le cœur bat, quand, la carabine appuyée à l’épaule, l’œil suit la ligne de mire, guette l’instant favorable, tient enfin le cerf à l’extrémité du canon ! Le coup part, l’animal est blessé, il fuit, il va disparaître ; mais les vaillans lévriers d’attaque, aux longs poils et à la mâchoire épaisse, sont lancés sur sa trace, et bientôt le combat s’engage sur ces hauteurs, dont les cimes perdues dans les airs s’élèvent au milieu des nuages comme des îles sans cesse battues par la vague écumante des mers lointaines. Ces émotions sont vraiment belles, et les vieux chasseurs ont l’œil ardent et la voix tremblante quand ils racontent les glorieux épisodes de ces chasses.

Les battues laissent l’esprit plus calme. Au lieu de courir après l’inconnu, vous l’attendez. Spectateur pendant une partie du temps, on peut donner libre cours à ses pensées et jouir dans sa plénitude du plaisir qui vient de la contemplation de la nature ; mais quelle que soit votre philosophie, le sang gonflera vos veines et la poésie disparaîtra bien vite lorsque les cris des rabatteurs et les aboiemens des chiens commenceront à se faire entendre. Tout entier à la destruction, le chasseur alors examine chaque arbre, chaque feuille, chaque brin de mousse ; il écoute le moindre bruit, cherche partout sa proie, sans pitié pour ce beau cerf qui, poussé par la crainte, sort du fourré, s’arrête un instant, aspire l’air, sonde les profondeurs de l’espace. Le pauvre animal a compris le péril, il hésite un moment, mais bientôt la terreur l’emporte ; il s’élance, le vent de sa course rapide couche la bruyère, et il bondit avec tant de grâce, que saint Hubert lui-même, le prenant parfois en pitié, le dérobe à la mort, et dirige sa fuite du côté d’un chasseur maladroit.

Les hommes qui prennent part à ces chasses méritent aussi toute l’attention du voyageur, car la nature s’est plu, comme toujours, à les marquer du cachet particulier qu’elle donne à ceux qui vivent en communication constante avec elle. Les bergers, les braconniers, les gardes-chasses et leurs chiens ont des physionomies qui se reconnaissent entre toutes, et ceux de Glenquoich ne dérogeaient point à cette vieille coutume. Parmi ces forestiers[1] blanchis sous le harnais, la mine éveillée, prudente et rusée tout à la fois d’un jeune gars de seize ans nous frappa. Donald le Roux avait une figure carrée, les sourcils droits, les pommettes osseuses, des yeux bleus, limpides, le teint frais et rosé. Ses épaules étaient larges, sa taille bien prise, et le kilt (petit jupon) montrait ses jambes nerveuses, garanties jusqu’aux genoux par de grands bas de laine grise d’un doigt d’épaisseur. Le corps ployé derrière une touffe de bruyères, le bras droit passé autour du cou d’un grand lévrier confié à sa garde, qu’il caressait de temps à autre de la main afin de lui imposer silence, Donald suivait avec anxiété toutes les phases de la battue, et le léger tremblement qui agitait ses membres trahissait les ardeurs de son sang, ardeurs partagées par le beau lévrier dont les flancs étaient haletans, comme s’il eût fait une longue course. Sa langue rouge, baignée de sueur, sortait de sa gueule, qui laissait voir une formidable rangée de dents blanches et aiguës ; ses yeux brillans se tournaient vers Donald pour se reporter aussitôt vers le bois ; on eût dit que ses impatiences contenues hérissaient ses longs poils gris, et il fallut toute l’autorité amicale du jeune garde pour maintenir immobile son compagnon, quand des chevreuils, chassés à leur tour des hautes fougères où ils se croyaient à l’abri, passèrent en bondissant à cent pas de l’embuscade. Leur jolie tête, leur bel œil effaré apparaissaient comme un point lumineux, lorsqu’ils s’élevaient avec une légèreté aérienne, touchaient terre une seconde pour s’élancer de nouveau et se perdre enfin au milieu des bruyères.

Quatre heures plus tard, une nouvelle battue nous avait amenés à trois lieues de là, sur le revers d’une haute montagne. Une petite plate-forme, commandant des pentes abruptes qui conduisaient à la vallée, nous servait d’abri. La muraille de rochers se dressait à pic derrière nous et se prolongeait sur la droite pendant une lieue. Elle ne laissait que deux issues aux animaux qui cherchaient un refuge dans les épais fourrés dont les escarpemens, d’une hauteur de près de six cents pieds, étaient garnis. Un lac bleu s’encadrait dans le sable, comme un saphir dans un anneau d’argent, pendant que de l’autre côté de l’étroite vallée une montagne grise s’élevait parallèlement aux bords du lac, pour se rapprocher, en changeant de direction à deux lieues environ vers le nord, d’une autre montagne à l’aspect terne et triste. Du côté du sud au contraire, les espaces succédaient aux espaces, les horizons aux horizons, et le regard se perdait dans une ligne de brumes bleuâtres, sans pouvoir reconnaître où finissait la terre, où commençait le ciel. — Sur toutes ces étendues planait le calme des solitudes sans végétation ; à peine si l’on entendait le battement de l’aile des gros oiseaux de proie, et cependant la pression des grandes rêveries se faisait sentir. Comme si l’esprit qui tira l’univers du néant eût laissé son souffle se reposer en ces lieux, l’âme de la créature se retrempait et retrouvait une vigueur nouvelle. L’attraction de l’immensité, la beauté de l’infini, élèvent la pensée, la pénètrent, et forment comme un accompagnement majestueux aux mille impressions diverses que fait naître la contemplation d’un spectacle si magnifique et si varié. L’isolement et la grandeur vous domptent. La terre commande en maître, et l’on s’incline devant cette éclatante beauté de l’œuvre de Dieu.

Donald avait pris place sur la plate-forme ; son regard attentif suivait les mouvemens des rabatteurs. Les cris et les hurrahs qui signalaient la présence d’un cerf se firent entendre ; mais l’animal, averti sans doute par son instinct, se dirigeait vers le passage que l’on n’avait pu garder. Le silence n’était plus nécessaire. Il fallait attendre maintenant les rabatteurs, et chacun, suivant son caractère, avait toute liberté pour se plaindre, interroger les gardes et chercher ainsi à se donner encore un dernier espoir.

— Eh bien ! Donald, que pensez-vous de la chasse ?

— Votre honneur le sait aussi bien que moi. De ce côté les cerfs sont avertis, nous n’aurons plus rien.

— Maudit soit alors le messager qui les a prévenus !

— Votre honneur peut ne pas le croire, mais les animaux ne sont pas sans amis, et si nous avons notre ange gardien, ils ont les esprits qui les protègent.

Et comme nous n’avions pu retenir un sourire : — Oh ! reprit Donald, ils ne sont pas méchans, mais ils veillent sur ceux qu’ils aiment et rendent l’approche difficile. Puis, ajouta-t-il à mi-voix, il est beau de l’emporter sur un esprit, de le forcer à se déclarer vaincu.

— Depuis quand chassez-vous, Donald ?

— J’ai toujours chassé et couru la montagne.

— Et les esprits ne vous ont jamais rien fait ?

— Dieu donne à l’homme le courage pour les vaincre.

— Vous n’en avez jamais eu peur ?

— Ils ne peuvent rien contre ceux de notre race.

— D’où êtes-vous donc, Donald ?

— Du pays, répondit-il.

— Du comté d’Inverness ou de ces terres ?

— Je suis de ces terres.

La prudence cauteleuse de l’Écossais et la réserve défiante du highlander avaient remplacé l’abandon dès que nos questions s’étaient adressées directement à Donald. Nous devions renoncer à satisfaire la curiosité que son attitude, durant cette chasse, avait éveillée plusieurs fois. Le soleil, au reste, commençait à baisser, et deux bassets d’Ecosse à longs poils, en arrivant essoufflés près de nous, annoncèrent l’approche des rabatteurs. Les ombres remplissaient déjà les vallées, pendant que les cimes des montagnes s’empourpraient sous les feux du soleil couchant, et qu’une vapeur rosée flottait sur l’horizon lointain. Huit longues lieues séparaient ces montagnes de la demeure de notre hôte, et il fallait songer au retour. Le jeune montagnard et le grand lévrier avaient pris les devans et nous montraient la route. Donald et le chien étaient dignes de ce site sauvage. Tous deux parcouraient leurs domaines. Je les vois encore passant à travers la bruyère ; ils avaient la force pleine de grâce, que donne un corps bien proportionné. Tous deux se trouvaient à l’aise et heureux dans ces montagnes.

La route suivie pour le retour quittait les solitudes abandonnées au libre parcours des cerfs, et regagnait les pays cultivés. Ceux pourtant qui chercheraient dans les highlands les champs et les moissons que nous avons coutume de rencontrer en France se tromperaient étrangement. Le blé ne vient pas dans les hautes terres d’Ecosse, et les grands propriétaires se sont adonnés à la culture du mouton, devenue la richesse du pays. De grossières murailles ont été construites à la base des montagnes avec les pierres parasites enlevées du sol, et de petits moutons à tête et à jambes noires errent dans ces abrupts pâturages à la garde de Dieu et des étoiles. Les fermiers, originaires presque tous des basses terres d’Ecosse[2], les surveillent ; mais le troupeau n’est réuni qu’une fois l’an, à l’époque de la tonte. La force et l’agilité de ces moutons, devenus presque sauvages, est surprenante. Ils escaladent les rochers, ils montent ou descendent les pentes selon la hauteur des brumes, lestes comme des daims, indépendans et fiers comme des gens qui ont la libre conduite de leur petite personne, sachant enfin triompher de tous les obstacles pour atteindre le brin d’herbe à leur convenance. C’est ainsi que l’Ecosse a inauguré, même dans le royaume des animaux, le self-govemment, la liberté individuelle tempérée par de sages règlemens. Rira qui voudra, ces moutons en portent la marque. Leur physionomie est particulière, leur regard intelligent exprime la réflexion, et ils ont une manière de frapper le pied qui sent son mouton habitué à faire respecter sa volonté.

Toutes ces réflexions amenées par deux jeunes béliers, dont la tête noire nous avait honorés d’un signe protecteur, égayaient notre route, quand du haut des montagnes voisines nous entendîmes des cris prolongés d’appel, puis aussitôt de tous les points qui commandaient la vallée partirent des aboiemens furieux se rapprochant peu à peu du centre, comme si les chiens qui les poussaient s’avançaient par une marche égale et régulière. Tout à coup nous distinguons des masses blanches remuant, courant, sautant de place en place, de rocher en rocher, s’arrêtant un instant pour reprendre leur course effrénée, véritable déroute d’une troupe saisie par la panique. Le hasard nous faisait assister ainsi au rassemblement d’un troupeau. Fermiers et bergers, depuis le matin, avaient commencé la poursuite, et, grâce à l’instinct merveilleux de leurs chiens[3], la menaient à bonne fin. On voyait ceux-ci, attentifs au moindre signal, régler leur marche, occuper à propos un passage important, ne perdant de vue ni un buisson ni un rocher, chassant devant eux l’animal qui tentait la fuite. Sentinelles vigilantes et alertes, éclaireurs aussi infatigables que modestes, ces pauvres chiens, comme de vaillans soldats, travaillent tout le jour au profit du fermier qui les nourrit. À la nuit, le troupeau entier était retenu prisonnier par de grandes claies de feuillages et de bruyères, et nous entendions encore les aboiemens des chiens, que les échos nous renvoyaient mêlés aux bêlemens des moutons effrayés.


II

Le temps continuait à se montrer favorable. Au lieu de la pluie et des brouillards, nous avions un beau soleil et un ciel bleu digne de l’Italie. Aussi, quelques jours après cette chasse, tout le cottage, quittant son repos, montait dans les barques pour prendre part à une grande pêche, qui devait avoir lieu à l’extrémité du lac dont l’eau limpide baignait les pelouses verdoyantes de la charmante habitation de notre hôte. Durant toute l’après-midi, chaque coup de filet apporta les poissons par centaines. Ils s’entassaient sur le gravier de la plage avant d’aller porter l’abondance dans de pauvres familles qui devaient profiter de nos plaisirs, en recueillant les épaves de cette pêche miraculeuse. À chaque instant, le nombre des poissons augmentait ; rarement champ de carnage compta autant de victimes. Notre ami Donald tirait les filets avec une ardeur sans égale. Ce jeune sauvage à la rousse chevelure avait alors cette expression de fierté indépendante qui nous avait déjà frappés ; il ne songeait plus à son maître, il ne songeait plus à personne, et jouissait de son plaisir en véritable grand seigneur. Jamais triton ne fut plus convaincu de la légitimité de l’empire qu’il exerçait sur les eaux, et ce jour-là, en vérité, on eût dit que les camarades de Donald partageaient sa croyance.

La pêche terminée, nous étions remontés dans un canot, que deux vigoureux rameurs faisaient glisser sur l’eau transparente, unie comme une glace. Le paysage venait s’y réfléchir, et notre barque détruisait ce tableau plein de fraîcheur, ne laissant après elle qu’un sillon péniblement tracé, triste image de la fragilité des choses d’ici-bas. Là aussi, pour rencontrer ce qui dure, il fallait lever les yeux, et se dire, comme dans le labeur de la vie, la parole de l’église : en haut les cœurs ! Le spectacle alors était magnifique.

Dans la direction du nord-ouest, les arêtes dentelées d’une montagne de roches se dessinaient sur les feux rouges du ciel, et fermaient, comme une digue dressée par des géans, une vallée d’environ trois lieues, encadrée de chaque côté par cinq montagnes, dont les bases s’élevaient à des hauteurs inégales, véritables portans d’un décor gigantesque, destiné à faire fuir l’horizon, à grandir encore l’étendue. Sur la droite, une autre vallée moins profonde se reliait, par un col de grosses roches grises, à des sommets élevés, d’où se détachaient des éperons gigantesques, assez semblables aux arcs-boutans qui soutiennent les nefs des cathédrales gothiques. Une gorge triste, désolée, digne de moines voués à la pénitence, s’apercevait dans cette direction. L’un des côtés de cette vallée de douleurs avait la forme d’une immense carène de navire, et lorsque les brumes se dissipaient, on distinguait souvent des bandes de cerfs, qui semblaient, du haut de leur forteresse, porter défi aux habitant du cottage bâti au pied de ces escarpemens, sur les bords du lac, au milieu d’un nid de verdure.

Qui de nous, une fois au moins en sa vie, n’a pas éprouvé ce délicieux bien-être que donnent un beau soleil, une vue à souhait pour le plaisir des yeux, et cette harmonie de l’âme et du corps, plongés dans une douce quiétude par le léger bercement de la barque qui s’avance sur une eau tranquille ? C’est à la fois la paresse et le mouvement. On se sent vivre, et cependant la fatigue est loin. Le corps sommeille, et l’âme le laisse en repos. Tous deux s’abandonnent à l’oubli des heures passées, tout entiers au plaisir apporté par une seconde fugitive qui paraît éternelle, tant la joie qu’elle procure est profonde et sans regrets. C’est aussi l’heure des rêveries, celle où l’on poursuit les idées indécises. La pensée se plaît à ces formes confuses à peine tracées, qu’elle prend et quitte tour à tour, et cette somnolence des sens prépare merveilleusement à goûter l’harmonie d’un chant mélodieux. Le son, que rien n’empêche d’arriver jusqu’à notre oreille, vient chercher la pensée, lui communique ses émotions, et la guide comme un phare lumineux qui l’arrache à la nuit sombre, la charme et l’attire vers les terres inconnues, les régions merveilleuses du pays des esprits.

Il nous semble entendre encore la voix fraîche et vibrante qui rendait si bien la capricieuse mélodie du vieux rhythme gaélique. Mélange singulier d’ardeur et de tristesse, de mélancolie et de gaieté, ce chant, plein de force et de vie, racontait une légende des montagnes, la vie d’un homme d’aventures. L’expression en était si grande, qu’en vérité nous devinions la langue inconnue. La poétique beauté de ces paroles incomprises arrivait jusqu’à nous. Comment croire à une pareille existence en 1855, sous le gouvernement de la reine Victoria ? Et pourtant cet homme qui ne relevait que de Dieu et de son bras, l’outlaw, le bandit, venait à peine de mourir. Un poète du comté avait mis en vers les exploits de Mac-Fy, et les bonnes femmes les redisaient dans toutes les chaumières, sur cette vieille mélodie qui se transmet de génération en génération avec les chants d’Ossian[4].

Nous approchions alors d’une petite île boisée, dont les bords garnis de joncs s’élevaient à peu de distance de l’arête formée par la grande montagne, quand l’écho nous renvoya l’air que nous venions d’entendre. L’eau messagère du son apportait les mêmes cadences ; les paroles pourtant paraissaient différentes.

— Mac-Fy était un galant homme, nous dit M. E…, et il tient sans doute, même après sa mort, à faire honneur aux étrangers. Ah ! reprit-il après avoir écouté un instant, le revenant chante la bruyère blanche, sa chanson favorite. Vous ne connaissez pas la fleur protectrice ? Elle porte bonheur à celui qui la trouve. Écoutez plutôt. — Et notre hôte nous traduisit, une à une, les strophes que la voix inconnue semblait nous adresser.


« Il fait bon respirer l’air, l’air libre, que rien n’arrête en sa course !

« Celui-là enveloppe le cœur de l’homme, le soutient et bannit la crainte.

« Quand il frappe le visage, sa secousse fait courir le sang. On est heureux, seul sur la montagne !

« Là pousse la petite bruyère blanche, la petite bruyère que la fée protège !

« Depuis quinze jours, je la cherchais ; depuis quinze jours, je ne pouvais la trouver,

« Et ce matin elle est venue sous mes pas, petite mignonne au cou de cygne !

« Plus de courses, plus d’entreprises ! la frayeur m’enveloppait.

« Le brouillard s’est dissipé, je vois ma route… Merci, petite fée messagère !

« L’homme des basses terres grincera des dente… Cette nuit, j’irai visiter ses troupeaux,

« Moi, Mac-Fy, le libre coureur… Qu’il fait bon respirer l’air libre que rien n’arrête !

« Le pays m’appartient, tous me connaissent et me saluent… Les esprits sont mes amis.

« Ils m’ont donné le sort pour mes haines. On le sait bien, et moi aussi.

« Le pays m’appartient, je plante mon couteau à mes pieds. Qui dirait non ?

« Petite bruyère, que tu es belle ! Je t’ai placée sous mon cœur[5], bruyère qui porte bonheur !

« Petite bruyère, merci d’être venue !… Il grincera des dents cette nuit, l’homme des basses terres. »

Un cri de défi, éclatant comme une fanfare, retentit à la fin de la dernière strophe, et au même instant un montagnard d’un aspect sauvage sortit des joncs et s’arrêta sur la pointe du rocher.

— L’outlaw ! voilà l’outlaw[6] ! il nous salue ! ce fut le cri général.

— L’outlaw, reprit en riant M. E…, est l’un de mes bergers, bien étonné lui-même de faire paître ses chèvres dans cette île, naguère si redoutée. Si Mac-Fy vivait encore, ce berger ne serait pas là, je vous assure.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, passionné pour l’indépendance et dominé par l’amour de sa femme, qu’il adorait avec la fureur jalouse d’un sauvage et tenait cachée ici même, loin de tous les regards, Mac-Fy l’aurait déjà tué. De son vivant, pas un montagnard n’eût osé aborder dans cette île, que les superstitions populaires entouraient d’une barrière inviolable. Il passait pour sorcier. Tous le croyaient et tremblaient devant une de ses menaces. Ces terreurs au reste n’étaient que trop justifiées.

— Vous avez connu Mac-Fy ?

— Oui certes, et je me rappelle encore l’étrange étonnement que sa vue me causa quand je l’aperçus pour la première fois. Glen-Garry, le chef du clan, venait de me faire parcourir ces terres, que je voulais acheter, et, le marché terminé, nous étions allés rejoindre les tenanciers, ceux du moins qui ne devaient pas le suivre dans son émigration nouvelle, car Glen-Garry quittait l’Ecosse pour chercher en Australie des solitudes plus silencieuses encore. Les tenanciers nous attendaient sur les bords du lac, au débouché de cette grande vallée, et nous avions pris place parmi eux, quand un homme vêtu du costume national fendit les rangs et marcha droit à Glen-Garry. Vous rendre la hardiesse dédaigneuse, l’expression dure et hautaine de ses traits, le respect ou plutôt le sentiment de terreur des tenanciers, me serait impossible. Cet homme s’avançait la tête légèrement rejetée en arrière, le regard fixe, les narines gonflées de colère, comme un suzerain qui va gourmander un vassal. Son grand corps semblait sous le coup d’une fureur contenue, et sa main droite serrait le manche de son poignard. Deux ou trois serviteurs dévoués de Glen-Garry, redoutant un malheur, s’élancèrent pour couvrir leur maître ; mais un geste les maintint à distance. Mac-Fy s’était arrêté à trois pas du chef : leurs regards se croisèrent comme deux traits de feu. Glen-Garry pourtant restait impassible, et rien dans sa personne ne trahit l’émotion, lorsque le bandit, le bras tendu dans une attitude de menace et de haine, prononça à haute voix, de façon à ce que tous pussent l’entendre, cette malédiction dont les termes ne se sont pas effacés de ma mémoire :

« Sois maudit, Glen-Garry, pour le mal que tu fais aux affligés !

« Sois maudit pour l’abandon où tu laisses la terre de tes pères !

« Sois maudit, Glen-Garry, toi dont le bras, chargé de trahisons, amène l’étranger !

« C’est moi qui parle, entends-tu ? moi, Mac-Fy, que les esprits protègent ! Prends garde à toi !

« Que la malédiction reste sur ta tête ! qu’elle ne s’étende pas sur celui qui vient !

« On dit sa main ouverte aux malheureux, et les vents apportent les louanges de sa compagne… »

« Les lèvres du chef ainsi provoqué devinrent blanches, et les veines de ses tempes se gonflèrent sous la pression du sang. Je m’attendais à quelque accident terrible ; mais, toujours maître de lui, Glen-Garry, lorsque le montagnard eut cessé de parler, sembla écouter encore, comme s’il eût voulu lui donner le temps de tout dire. Se tournant ensuite vers moi avec le plus grand calme : — Voilà vingt années que ma bonté tolère cet homme. Vous êtes témoin de la récompense ; maintenant que ces terres vous appartiennent, sachez qu’il n’a aucun droit. Libre à vous de chasser le misérable, si bon vous semble !

« En entendant ces paroles, Mac-Fy avait tiré son poignard, et le plantant à terre à ses pieds : — Mon droit et mon titre, les voici, dit-il ; étranger, ne l’oublie pas. — Et se retirant sans se hâter, menaçant encore, il traversa les rangs des montagnards, qui s’ouvraient avec crainte devant lui.

« Trois jours après, Glen-Garry heurta une pierre dans un sentier abrupt, et, perdant l’équilibre, roula jusqu’au fond du ravin. Ses serviteurs relevèrent un cadavre. Le chef s’était brisé le crâne, et tout le pays raconta que la malédiction de Mac-Fy lui avait donné la mort. Le prestige de cet homme devint plus grand encore, et je dus me regarder comme très heureux d’avoir été pris en bienveillance lors de mon arrivée. Je ne sais trop en vérité si j’aurais pu sans cela m’établir dans ces montagnes ; Mac-Fy resta donc paisible possesseur de son île. Durant de longues années, je fermai les yeux sur ses méfaits ; de son côté, je dois le dire à sa louange, il me continua ses bonnes grâces, et daignait me saluer quand le hasard nous mettait en présence. Malheureusement je pris pour fermier un homme des basses terres. Le fermier tenait à son bien, et Mac-Fy aux moutons du fermier. La guerre fut bientôt déclarée. Chaque nuit de nouveaux moutons disparaissaient. Enfin une plainte fut portée à la justice. Vous savez peut-être le reste : la résistance, la fuite des hommes de loi, leur retour et la destruction de la cabane ? »

— Mais nous ne savons rien, vous ne nous avez rien dit.

— L’histoire serait trop longue, elle vous fatiguerait.

— Non pas… il nous la faut… nous la voulons… elle nous est due.

— Eh bien ! soit… j’obéis. — Et la voix de M. E… avait pris, en prononçant ces paroles, un accent plus grave qui commandait notre attention. Les événemens dont nous allions entendre le récit l’avaient évidemment frappé.

« Il y avait donc vingt ans, nous dit-il, que la femme de Mac-Fy habitait cette île, quand pour la première fois elle se trouva face à face avec une figure étrangère. La terreur des sorts eût arrêté un homme du pays ; mais les gens de justice passent pour être incrédules, et ceux-ci redoutaient bien plus Mac-Fy et son jeune fils. Ayant donc appris qu’ils étaient partis pour une course, et que la femme et la fille gardaient seules la cabane, ils avaient trouvé le moment favorable pour les chasser d’un refuge où elles n’avaient pas le droit de demeurer ; mais la fille, armée d’un vieux fusil, tira sur eux comme sur des bêtes fauves, et la femme, une claymore à la main, les cheveux au vent, aussi furieuse qu’une lionne troublée dans son repaire, leur courut sus sans merci ni pitié, et força les habits noirs à se rembarquer en toute hâte : triomphe, hélas ! qui fut de courte durée, victoire devenue le signal de la ruine. Quelques jours plus tard, revenus en grand nombre, ils renversèrent la cabane et emmenèrent prisonniers la femme, la fille et le jeune garçon. Mac-Fy était absent ; il ne fut pas témoin du désastre des siens, et ne les vit pas arrêtés comme vagabonds par des constables. On les amena au cottage avant de les conduire dans les prisons du comté. La tête enveloppée de leur plaid, le regard baissé, ils se tenaient appuyés contre ces arbres. La femme était grande et forte ; elle avait des cheveux noirs, l’œil perçant, l’œil bleu d’un oiseau de proie. Sa fille au contraire était pâle et maigre. Sur leur physionomie sauvage, la haine, la honte, la colère se marquaient tour à tour ; mais pas un mot, pas même un geste ne venait rompre leur silence. Le sort les accablait ; elles courbaient la tête sans se résigner, et attendaient ce qu’il plairait à la fortune de décider.

« La justice ne voulait point sonder le passé. L’expulsion accomplie et son repos assuré, le fermier n’avait porté aucune plainte ; aussi mon intervention arrangea facilement cette affaire. Je pris l’engagement de garder le jeune garçon, de faire conduire les femmes à dix lieues d’ici, sur les bords du Canal-Calédonien, au village de Fort-Augustus, et de leur donner une maison où Mac-Fy pourrait venir les rejoindre.

« Quand j’annonçai à la femme de l’outlaw qu’elle était libre, si elle consentait à partir sur-le-champ pour Fort-Augustus, où elle devait demeurer :

— Et à l’homme, me répondit-elle, que lui sera-t-il fait ? vont-ils courir après pour l’enfermer ? Son foyer est détruit.

— Il sera permis à Mac-Fy, lui dis-je, de s’en aller vers vous, et personne ne l’inquiétera ; Donald restera ici, j’en aurai soin.

— De quel droit veilles-tu sur lui ? reprit-elle. Tant que la main du père pourra tenir un couteau, l’enfant ne manquera de rien. Rends au jeune aigle sa liberté, laisse-le grandir sous l’aile de sa mère.

— L’animosité n’est pas dans mon cœur, lui répondis-je. Faites donc ce que je vous conseille, car ma parole a répondu pour vous autres. Si vous refusiez, les gens de justice vous emmèneraient plus loin encore, et pour toujours.

« Elle se recueillit un instant, comme si elle eût appelé à son aide toutes les forces de son âme. — Que ta volonté s’accomplisse ! me dit-elle ; mais sa paupière abaissée laissait par momens échapper des éclairs de fierté. Le malheur n’avait point ébranlé sa foi. Elle était convaincue que Mac-Fy vengerait sa race, et donnerait, en l’enlevant durant la route, une preuve nouvelle de sa puissance.

« Grâce au ciel, il n’en fut rien ; le bandit ne se montra point, et le soir, lorsque je descendis de cheval après avoir accompagné les femmes, pour plus de sûreté, durant une partie du chemin, aucun des serviteurs que j’interrogeai ne put me donner la moindre nouvelle de Mac-Fy.

« Duncan, le plus vieux de mes forestiers, était parti sans m’attendre. C’était à lui que je comptais confier le fils de Mac-Fy ; son absence me surprit, et je l’envoyai chercher sur-le-champ : il me semblait que lui seul était instruit des projets du bandit. Lorsque ma parole l’eut rassuré, Duncan, qui ne voulait point d’abord répondre à mes questions, m’avoua en effet que Mac-Fy avait consolé son cœur près de son ancien compagnon. Et, voyant mon étonnement : — Votre honneur l’ignorait ? Oui, peut-être ai-je eu tort de ne point lui faire savoir que nous avions été unis… Ah ! reprit-il après un instant de silence, comme si l’image du passé fût venue se présenter à son esprit, il y a bien longtemps de cela, mes cheveux sont blancs maintenant, et mon bras commence à faiblir, mais alors mes cheveux étaient blonds, et mon bras ne connaissait pas la fatigue.

« J’étais seul alors au cottage ; les soirées d’automne sont longues. Aussi, me gardant bien d’interrompre Duncan, qui paraissait disposé à conter, je fis avancer un siège, et pour achever de le mettre en belle humeur, je lui versai un grand verre de whisky toddi[7]. Nous formions alors un groupe que le pinceau d’un peintre n’aurait pas dédaigné. Mon vieux Duncan était assis dans un fauteuil de jonc ; ses pieds, chaussés de larges souliers de chasse, s’appuyaient contre la grille en fer poli du foyer, pendant que, le coude sur la table, la tête penchée sur sa main nerveuse, il regardait d’un œil de contentement la boisson fumante. La lumière de la lampe placée sur la cheminée, en tombant d’aplomb sur son front couvert d’épaisses couches de hâle, faisait ressortir son énergique physionomie. J’admirais la rudesse de ses sourcils, la carrure de son visage, ce cou de taureau qui semblait se souder aux épaules, et je m’étonnais du franc et bon sourire qui entr’ouvrait ses lèvres épaisses. Malheur pourtant à l’imprudent qui aurait excité ses ardeurs mal contenues ! Il aurait promptement senti le poids de son bras musculeux et de sa lourde main, et sous cette étreinte on l’aurait vu disparaître plus promptement encore que le verre de whisky que Duncan avait avalé d’un seul trait.

— Oui, dit-il, entre lui et moi, il n’y avait point place pour une étrangère. Quand il eut pris femme, nous nous sommes quittés, et pourtant le lien que forme la souffrance n’a point coutume de se briser. Quand Mac-Fy fuyait, ma grand’mère lui donna asile, et l’amitié nous unit… Ah ! cela vous surprend ?… Que voulez-vous ? une seule heure souvent commande la vie entière. Un de ces maudits qui, par ruse, livrent la chair humaine aux colonels du roi rencontra Mac-Fy un jour qu’il était allé vendre de la venaison à Inverness, l’enivra et lui fit mettre une croix au bas d’un écrit qui le faisait soldat. Le lendemain, quand le vertige eut quitté Mac-Fy il pensa à la montagne et voulut fuir. Un sergent leva sa canne ; il rendit coup pour coup, et fit bien. Les soldats l’arrêtèrent ; mais le soir, quand on le menait à la prison, il en renversa cinq, et, grâce à la nuit, parvint à dérober sa course. C’était au commencement du siècle, la guerre enlevait beaucoup d’hommes. Le régiment quitta Inverness pour le continent, et Mac-Fy fut oublié. Pas un au reste n’eût songé à chercher le déserteur dans la cabane de ma grand’ mère. Tous les bras se seraient levés pour défendre l’hôte de celle qui guérissait les souffrances. La vieille avait rencontré Mac-Fy lors de sa fuite, quand, épuisé par la rapidité de la marche, il était étendu, presque sans vie, le long du chemin. En apprenant qu’il se dérobait à l’armée, elle jura de lui porter secours, car la vieille avait gardé souvenir du sang versé par les habits rouges et de ses deux frères mis à mort sous ses yeux. Je fis ce qu’elle ordonnait, Mac-Fy devint mon compagnon. Chaque nuit, nous sortions pour tendre nos pièges, et si un mouton se trouvait à notre portée, nous le prenions sans nous inquiéter du maître. La montagne nous appartenait, le mouton avait mangé notre herbe. C’était notre droit, au moins je le pensais. Lorsque la grand’mère mourut, je restai seul maître de la cabane, qui nous servait parfois de refuge, quand nous ne courions pas le pays. Ah ! jamais chasseurs n’eurent le pied plus agile, l’œil plus sûr, la main plus alerte ! Ce furent alors les bonnes années ! Chacun nous faisait grand accueil, car Mac-Fy, tous le savaient, était en communication avec les esprits.

« Et comme le vieux garde remarquait mon étonnement : — Votre honneur, dit-il, n’aurait pas douté, s’il avait vu, durant son sommeil, la figure de Mac-Fy peindre les visions que les esprits lui envoyaient. Quand il quittait son repos, il annonçait l’avenir. Sa parole ne m’a jamais trompé. La vie était douce d’ailleurs. Les heures fuyaient. Nous étions heureux comme les aigles, nos compagnons. Point de soucis, point de peines, et quelles chasses ! une fois entre autres à Glen-Crurie[8], et puis au Loch-Shiel[9], cette nuit où le danger fut si grandi… »

« Sous l’impression des souvenirs qu’il évoquait, les yeux de Duncan avaient retrouvé l’ardeur de la jeunesse. Les cimes neigeuses des montagnes gardent les dernières empreintes du soleil quand l’ombre s’étend déjà sur les plaines et les vallées. Il en était ainsi du vieux garde ; les feux qui animaient sa tête blanchie venaient de loin : elle s’éclairait au reflet du passé. »

« Cela est vrai, reprit-il. La joie était notre partage. Nous n’avions point encore laissé nos regards s’abaisser sur une femme ; mais qui peut échapper au chagrin ? Ce maître, que tous connaissent, je le rencontrai près d’Inverness. En allant à la ville chercher de la poudre, nous traversâmes un champ dont les moissonneurs enlevaient les épis. Mac-Fy se mit à regarder ces hommes et ces femmes, et je dus l’attendre. Il me rejoignit tout différent de lui-même. Sa bouche ne s’ouvrit pas. Des nuages étaient descendus sur son front, ces nuages qui portent la foudre. Son regard étincelait comme les éclairs. Au retour, en passant le long du champ, Mac-Fy m’arrêta. — Écoute, me dit-il. Le trouble est en moi. Mes pieds sont fixés ici. Va-t’en seul, et attends durant deux jours à la cabane.

— Fais ce que tu souhaites, lui répondis-je, ce sera bien ; mais ne crois pas à l’abandon.

— Que ta parole alors ne m’interroge pas !

« Et il gagna une colline boisée qui était proche du champ. Je vis ses yeux chercher une fille brune, et durant la journée entière son regard, comme sa pensée, demeura attaché sur elle. L’ombre de la nuit les sépara sans détourner son âme. Ses yeux, plus brillans que les étoiles, ne se fermèrent point, et l’aube le trouva à la même place.

« Durant la nuit, il me parla. — Le destin m’a fait entendre sa voix, me dit-il ; lorsqu’obéissant à ses ordres, je regagnerai la montagne, au besoin tu protégeras ma retraite. Le lendemain, au coucher du soleil, tu seras à Corryvarligan[10]

« La jeune fille était revenue avec ses compagnes. Mac-Fy la regardait toujours, quand tout à coup, arrachant son poignard du fourreau, il bondit dans le champ. Le faucon est moins rapide en son vol. Son bras avait saisi la taille de la jeune fille, et il disparaissait emportant son fardeau. Les plus hardis s’élancèrent à sa poursuite. Mon bras arrêta le premier, et les autres n’osèrent graver mon poignard. Ma promesse, remplie, je pris aussi ma route vers la montagne ; mais la tristesse était dans mon cœur.

« Le lendemain au soir, je me trouvais à Corryvarligan. Cette heure dans laquelle ma vie se rompit reparaît tout entière devant moi. La journée avait été chaude, l’air était chargé de brumes, et je voyais à mes pieds ces espaces que nous avions si souvent parcourus ensemble. J’attendais, et nos longues nuits d’affût et nos courses périlleuses passaient devant mes yeux. Votre honneur ne le croira peut-être pas : lorsque je l’aperçus, l’émotion me terrassa. La colère qui gonflait ma poitrine, les reproches que ma bouche allait lui jeter, en un instant tout disparut. J’attendais, prêt à obéir. Les génies, en vérité, entouraient sa tête ; il s’avançait sous leur escorte.

— Frère, me dit-il, les signes ont prononcé. Il faut nous incliner. Montre un cœur d’homme. Désormais chacun suivra sa route : Mac-Fy et Duncan ne se reverront plus…

« Allumant alors un feu de bruyère au moment où le soleil disparaissait derrière la montagne, il me tendit la moitié d’un gâteau d’avoine, et quand chacun de nous eut rompu une bouchée, il jeta le gâteau et le sel dans le brasier ; puis, durant près d’un long quart d’heure, je vis ses yeux demeurer fixes, son corps rester immobile, comme s’il écoutait les voix intérieures. Une larme coulait le long de sa joue lorsqu’il ouvrit la bouche : « L’esprit m’a parlé, — Saisis cette femme, m’a-t-il dit ; elle reposera tes ardeurs et prendra ton âme. Celui qui aime son trésor le dérobe aux regards. Que la solitude te la garde, et toi, deviens le serviteur qui tienne le pays à ses pieds. — J’ai entendu l’appel des esprits, et mon cœur a obéi. Eux seuls nous séparent. Ils m’ont promis protection et appui pour toi. Maintenant va en paix ; mais que leur fureur te dévore, si jamais tu essayais de pénétrer jusqu’à ma demeure ! Cette nuit, au premier quartier de la lune, la cabane de ta grand’mère sera libre. »

« Depuis lors chacun a suivi sa voie : je me suis rapproché du chef, et Mac-Fy est resté libre ; mais aujourd’hui il est venu près de moi, car le malheur des enfans est un poids qui plie les plus courageux. Son couteau ne sortira pas du fourreau, si les siens sont à l’abri du besoin ; il veut rester dans la montagne et mourir en paix là où il a vécu… »

« La voix de Duncan était émue ; il s’arrêta et garda le silence. — Dis à Mac-Fy, lui répondis-je, d’être sans crainte. Donald sera placé sous ta garde, et sa femme et sa fille ne manqueront de rien. Quant à lui, qu’il reste, s’il te fait serment de ne point se venger du fermier !

« Duncan me prêtait fort à propos une aide très utile. J’étais sûr désormais que Mac-Fy-ne porterait plus le trouble dans mes terres. La parole jurée fut tenue, et l’outlaw n’alla point habiter ces maisons qu’il détestait. De temps à autre, sa femme et sa fille quittaient Fort-Augustus pour aller le voir dans la montagne. Ronald, de son côté, s’absentait parfois durant plusieurs jours. Au retour, rien ne pouvait le tirer de son silence. Le louveteau avait senti la liberté.

« Deux années plus tard, un de mes gardes trouva derrière cette roche que vous apercevez d’ici, cette roche noire presque au sommet de la montagne, Mac-Fy étendu sans vie près d’un cerf qu’il avait tué. Sa figure était calme. Il tenait encore son couteau de la main droite, et de l’autre main le bois de l’animal. Un aigle planait au-dessus du corps. Son grand vol traçait des cercles immenses, sans jamais s’en approcher. Le garde enterra Mac-Fy à cette place même. L’aigle disparut derrière le nuage, lorsque la terre eut recouvert le cadavre. Les habitans du pays vous diront que l’âme de Mac-Fy le sorcier veillait encore sur sa dépouille. Si vous restez quelque temps parmi nous, ajouta-t-il, vous comprendrez, soyez en sûrs, l’amour de Mac-Fy pour ces terres sauvages, et la croyance aux sorts et aux esprits qui vous étonne ne vous surprendra plus. »

Depuis longtemps déjà, le canot avait touché la rive, personne ne songeait à descendre. Nous écoutions, et, lorsqu’il fallut enfin se lever pour regagner le cottage, en franchissant le pont couvert de chèvrefeuille jeté sur le torrent, nous regardâmes une dernière fois ce paysage magnifique, témoin des exploits de l’outlaw, ces crêtes lointaines qui prenaient à cette heure avancée une teinte mystérieuse, et nous bûmes pendant le repas du soir aux amours du lion, à l’ombre de Mac-Fy.

Bien souvent depuis lors nous avons parlé de ces heures trop courtes, de la prédiction de notre hôte et de son aimable hospitalité. Il avait dit vrai. Revenus dans une contrée plus clémente, nous comprenions l’attachement du pauvre habitant pour ce sol ingrat. L’Écosse est un pays dont le souvenir fait rêver. Les bruyères sans fin qui couvrent ses montagnes, les parfums sauvages qu’elles exhalent, le bruit même du vent dans ces solitudes, frappent l’esprit et l’imagination. Cette terre stérile a des émanations qui raniment et donnent un bien-être infini, elle a des brises fortifiantes, et l’on n’en peut oublier les âpres saveurs.


Cte P. DE CASTELLANE.

  1. Forestier, garde-chasse. — L’usage est d’appeler deer forest, forêt de cerf, les espaces qu’ils parcourent d’ordinaire, bien que le plus souvent il n’y ait aucun arbre.
  2. Les basses terres d’Ecosse s’étendent au pied des highlands, depuis Glasgow et Perth jusqu’aux frontières d’Angleterre. Les habitans de cette plaine ont toujours été en lutte avec les hommes des hautes terres.
  3. On sait que la race primitive des chiens de berger vient d’Ecosse, où elle s’est conservée dans toute sa pureté.
  4. Ceux qui prétendent que les poèmes d’Ossian sont apocryphes peuvent les entendre dans les chaumières du nord de l’Ecosse, où des femmes qui ne savent point lire les ont reçus par tradition et les chantent encore.
  5. La langue gaélique ne renferme point le mot aimer, mais elle emploie cette périphrase pour exprimer cette idée.
  6. La traduction littérale est le proscrit. On emploie souvent ce terme pour désigner les braconniers et les coureurs des bois.
  7. Le whisky toddi est une espèce de grog très estimé des chasseurs.
  8. Canton dans le comté d’Inverness.
  9. Lac sur les bords duquel Charles-Édouard, en 1745, arbora son drapeau. Ce fut le marquis de Tullibardine qui eut l’honneur de le planter en terre. On a élevé depuis à cet endroit une tour surmontée d’une statue colossale du prétendant revêtu du costume highlandais.
  10. Passage situé dans le comté d’Inverness. Ce passage conduit du Loch-Hourn au Glen-Shiel. De ce point élevé, l’on découvre une belle vue sur le Glen-Shiel et sur le Glen-Oundlan.