Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 176-203).

IX


Je me fais assez l’effet d’avoir été dans mon enfance comme une de ces ruches où des gens sans culture ni prétentions apportaient le miel de leur expérience et de leur connaissance de la vie, enrichissant mon âme avec générosité selon leurs moyens. Souvent ce miel était impur et amer ; néanmoins, la connaissance est toujours un butin.

Après le départ de Bonne-Affaire, ce fut l’oncle Piotre qui se lia avec moi. Il était aussi propret, aussi sec et aussi soigneux que grand-père auquel il ressemblait d’ailleurs, bien que plus faible et de moindres proportions ; on eût dit un adolescent qui, pour s’amuser, aurait endossé les vêtements d’un vieillard. Il avait un visage ridé, strié, un peu comme une grille, avec de minces replis de chair entre lesquels sautillaient, pareils à des serins dans une cage, des yeux amusants et vifs, à la cornée jaunâtre. Ses cheveux gris étaient longs et bouclés et sa barbe s’enroulait en anneaux ; il fumait la pipe, et la fumée du tabac, du même ton que ses cheveux, s’élevait de sa bouche en volutes blanchâtres. Il avait une façon très particulière de s’exprimer en phrases entortillées et sa voix bourdonnante paraissait amicale, mais il me semblait toujours que cet homme se moquait de tout le monde :

— Lorsque j’étais petit, racontait-il, la comtesse Tatiana Alexiévna, à qui j’appartenais, m’a ordonné : « Tu seras forgeron ! » Quelque temps après, elle a changé d’avis : « Tu aideras le jardinier. » C’est bon, je fus jardinier ; mais on a beau faire, les gens ne sont jamais contents ! Plus tard, elle m’a dit : « Piotre, tu iras pêcher ! » Cela m’était bien égal ; j’allai donc pêcher… À peine avais-je pris goût à ce travail-là qu’il a fallu dire adieu aux poissons ! Elle m’envoie en ville, comme cocher de fiacre ; quitte à lui payer une redevance en argent. Il faut faire le cocher ? Très bien ! Et après, madame ! Mais nous n’avons plus eu le temps de changer, ma comtesse et moi, car on a affranchi les serfs. Je suis donc resté avec mon cheval ; c’est lui qui remplace ma maîtresse.

Son cheval était très vieux ; on eût dit qu’il avait été blanc jadis et qu’un peintre ivre s’était amusé à le barbouiller de différentes couleurs, mais n’avait pas eu le loisir d’achever sa besogne. La bête avait les genoux cagneux, et sa tête osseuse aux yeux troubles pendait tristement, rattachée au poitrail par des veines gonflées et un peu de vieille peau élimée. L’oncle Piotre traitait avec respect l’animal qui évoquait un assemblage de guenilles disparates ; il ne le battait jamais et l’appelait Tanka.

Grand-père lui demanda un jour :

— Pourquoi as-tu donné à cette bête un nom chrétien ?

— Moi, monsieur ? mais pas du tout. Tanka n’est pas un nom chrétien ; c’est Tatiana qui est un nom chrétien.

L’oncle Piotre, lui aussi, avait fréquenté l’école ; très versé dans les Saintes Écritures, il discutait souvent avec mon aïeul, et leur controverse portait sur le point de savoir lequel des saints était le plus saint. Les deux hommes condamnaient à l’envi les pécheurs de l’antiquité, Absalon surtout ; mais parfois, leur débat prenait un caractère violent :

— Laisse-nous, Alexis ! criait alors grand-père furieux, et ses yeux verts lançaient des éclairs.

Piotre aimait beaucoup l’ordre et la propreté ; quand il traversait la cour, il ne manquait pas de repousser du pied les os, les copeaux et les tessons qui traînaient, en murmurant à leur adresse :

— Tu es inutile et tu gênes !…

Il était loquace et semblait bon et joyeux ; mais parfois ses yeux s’injectaient de sang, se brouillaient et s’immobilisaient comme ceux d’un mort. Il s’asseyait alors n’importe où, dans un recoin obscur, pelotonné sur lui-même, sombre et muet.

— Qu’est-ce que tu as, oncle Piotre ?

— Va-t’en ! répondait-il d’une voix sourde et sévère.

Dans une des maisonnettes de notre rue habitait un monsieur affligé d’une loupe sur le front. Cet être avait une habitude pour le moins bizarre : le dimanche, il s’asseyait à sa fenêtre et tirait de la grenaille sur les chiens, les chats, les poules, les corbeaux et aussi sur les passants dont le visage ne lui plaisait pas. C’est ainsi, qu’une fois, il farcit de petit plomb la hanche de Bonne-Affaire ; la grenaille, heureusement, n’avait pu traverser la veste de cuir, mais quelques petits grains avaient roulé dans la poche de notre pensionnaire et je me rappelle avec quelle attention il les examina à travers ses lunettes. Grand-père lui conseilla de porter plainte, mais il répondit en jetant les petites perles grises dans un coin de la cuisine :

— Cela n’en vaut pas la peine !

Une autre fois, le tireur envoya quelques plombs dans la jambe de mon aïeul qui se fâcha, se rendit chez le juge de paix et se mit en quête de rassembler les autres victimes ainsi que des témoins. Mais l’individu disparut brusquement.

Chaque fois que les détonations retentissaient dans la rue, l’oncle Piotre, s’il était à la maison, se hâtait de couvrir ses cheveux gris de sa vieille casquette des dimanches qui avait une immense visière ; et il sortait aussitôt, traversant la cour à grandes enjambées. Les mains cachées derrière le dos, sous son cafetan qu’il soulevait comme une queue de cob, le ventre bombé, il passait posément sur le trottoir, devant le tireur, puis rebroussait chemin et recommençait ce manège. Tout le monde, chez nous, se tenait au portail ; à la fenêtre apparaissait le visage bleu du militaire et, au-dessus, la tête blonde de sa femme ; de la cour des Betleng, les locataires sortaient aussi ; seule, la maison Ovsiannikof, grise et morte, ne montrait personne.

Parfois, l’oncle Piotre se promenait sans succès ; le chasseur ne le considérait probablement pas comme un gibier digne d’un coup de fusil ; mais tout à coup, deux crépitements successifs se faisaient entendre.

— Boukh ! Boukh !…

Sans hâter le pas, l’oncle Piotre revenait vers nous et s’écriait d’un air satisfait :

— Il a tapé dans le pan de ma veste !

Une fois, cependant, la grenaille l’atteignit au cou et à l’épaule ; grand’mère se mit en devoir de lui extraire avec une aiguille les grains qui avaient pénétré sous la peau et, ce faisant, elle le morigénait :

— Pourquoi l’excites-tu ainsi, ce sauvage ? Il finira bien par te crever les yeux !

— Mais non, mais non, Akoulina Ivanovna, répondait Piotre d’une voix traînante et dédaigneuse. Ce n’est pas un tireur, cela !

— Et pourquoi fais-tu le fou avec lui ?

— Moi, je fais le fou ? Pas du tout. Ce que je fais, c’est simplement histoire de le taquiner, ce monsieur…

Et, tout en regardant les grains de plomb extraits de ses habits et qu’il tenait dans le creux de sa main, il continua :

— Non, ce n’est pas un tireur ! La comtesse Tatiana Alexiévna a eu un certain temps en qualité de mari, car elle changeait de maris comme de valets de chambre, elle eut, dis-je, un militaire qui s’appelait Mamonte Ilitch. Voilà quelqu’un qui savait tirer. Et jamais autrement qu’à balle, grand’mère ! Il faisait placer Ignachka le bouffon à quarante pas de lui environ, après lui avoir attaché à la ceinture une bouteille qui pendait entre les jambes écartées. Le bouffon riait ; Mamonte Ilitch pressait sur la détente, et pan ! la bouteille volait en éclats. Seulement, un jour, Ignachka a bougé, peut-être un moustique le piquait-il, et la balle lui est entrée dans le genou en lui fracassant la rotule ! On a appelé le médecin, qui a tout de suite coupé la jambe qu’on a enterrée…

— Pauvre bouffon !

— Lui, il s’en est bien tiré ! Les idiots n’ont besoin ni de bras, ni de jambes ; leur stupidité suffit à les nourrir. Tout le monde les aime, car la bêtise est inoffensive. On le dit d’ailleurs : le diacre ni le greffier ne sont dangereux s’ils sont bêtes.

Piotre me traitait avec gentillesse ; il me parlait d’une manière plus simple qu’aux grandes personnes sans me cacher ses yeux, et malgré tout il y avait cependant en lui quelque chose qui me déplaisait. Quand il offrait sa confiture préférée, il en mettait une couche plus épaisse sur la tranche de pain qu’il me destinait ; il me rapportait de la ville des pastilles de réglisse, des gâteaux de graines de pavot, et m’interrogeait d’un ton sérieux et confidentiel ;

— Que ferons-nous plus tard, mon petit monsieur ? Seras-tu soldat ou fonctionnaire ?

— Soldat !

— C’est très bien. Maintenant le métier n’est plus très dur. D’ailleurs il l’est encore moins pour les popes qui n’ont, eux, qu’à, crier de temps en temps : « Seigneur, aie pitié de nous » et c’est tout. Mais la profession la plus agréable, c’est encore la pêche, car le pêcheur n’a pas besoin de savoir quoi que ce soit, pourvu qu’il ait l’habitude…

Et il me montrait avec des gestes amusants comment les poissons tournaient autour de l’appât, comment les perches, les mulets se débattaient quand ils avaient mordu à l’hameçon.

— Tu te fâches lorsque ton grand-père te fouette, disait-il, à d’autres moments. Tu as tort. On ne te fouette que pour ton bien et ce n’est pas très douloureux. C’était ma maîtresse Tatiana Alexiévna qui savait vous faire fouetter ! Elle entretenait même à cet effet un homme qui ne s’occupait que de cela ; il s’appelait Khristofore et était si réputé que les propriétaires des domaines voisins demandaient parfois à ma comtesse : « Tatiana Alexiévna, prêtez-moi donc votre Khristofore pour fouetter la valetaille ! » Et elle accédait volontiers à ce désir.

Il racontait avec beaucoup de détail, mais sans ressentiment, la façon dont la comtesse, vêtue d’une robe de mousseline blanche et la tête couverte d’un vaporeux fichu bleu ciel, s’installait dans un fauteuil rouge sur le perron à colonnades pour regarder Khristofore fouetter les serfs et les paysannes.

— Bien qu’il fût originaire de Riazan, ce Khristofore ressemblait à un tzigane ou à un Petit-Russien : des moustaches jusqu’aux oreilles, le menton rasé et un museau bleuâtre. Je ne sais pas s’il était vraiment idiot ou s’il faisait semblant de l’être pour qu’on le laissât tranquille, Parfois, à la cuisine, il versait de l’eau dans un bol, attrapait une mouche, une blatte ou un scarabée et s’amusait à les noyer en les enfonçant dans l’eau avec un petit brin d’osier. Je connaissais déjà quantité d’histoires de ce genre que m’avaient racontées mes grands-parents. Quoiqu’elles fussent différentes, elles se ressemblaient étrangement ; dans chacune d’elles, on tourmentait quelqu’un, on se moquait d’un serf et on le persécutait. Ces anecdotes m’ennuyaient ; je ne voulais plus les entendre et je demandais au charretier :

— Parle-moi d’autre chose !

Ses rides s’abaissaient vers la bouche, puis se relevaient vers le nez et Piotre acquiesçait :

— C’est bon, petit malcontent ; en voici une autre. Nous avions un cuisinier…

— Chez qui ?

— Chez la comtesse Tatiana Alexiévna. Il y avait donc un cuisinier… Ah ! ça, c’est une histoire amusante…

L’amusant consistait en ceci que le cuisinier, n’ayant pas réussi un pâté de poisson, avait été obligé de le manger tout entier, en une seule fois. Il en était naturellement tombé malade…

Je me fâchais :

— Ce n’est pas drôle du tout !

— Qu’est-ce qui est drôle alors ? dis-moi.

— Je ne sais pas…

— Dans ce cas, tu ferais mieux de te taire…

Quelquefois, le dimanche ou les jours de fête, mes cousins venaient en visite ; Sacha, mélancolique et paresseux, et Sachka, correct, minutieux et au courant de tout. Un jour, en voyageant tous trois sur les toits, nous aperçûmes dans la cour des Betleng un monsieur chauve en habit vert doublé de fourrure ; assis sur une pile de bois entassée contre le mur, il jouait avec des petits chiens. L’un de mes cousins fit la proposition, acceptée d’emblée, de voler un chien et aussitôt un plan très ingénieux fut arrêté : mes cousins allaient immédiatement se rendre dans la rue, devant le portail des Betleng, moi, je ferais peur au monsieur qui se sauverait, et Sacha et Sachka, profitant de ce désarroi, se rueraient dans la cour et s’empareraient de l’un des animaux.

— Comment faut-il faire pour l’effrayer ?

L’un de mes cousins proposa :

— Crache-lui sur la tête !

Est-ce un si grand péché que de cracher sur le crâne de quelqu’un ? J’avais pu juger qu’il existe bien d’autres manières de causer du tort à son prochain, aussi je n’hésitai guère à exécuter honnêtement la mission dont je m’étais chargé.

Cela souleva un beau tapage, et fit un vrai scandale ; toute une armée d’hommes et de femmes, conduite par un jeune et bel officier, sortit de la maison Betleng et pénétra dans notre cour. Et comme, au moment du crime, mes cousins se promenaient tranquillement dans la rue, sans rien savoir, semblait-il, de mon horrible forfait, grand-père ne fouetta que moi et satisfit ainsi tous les locataires de la maison voisine.

Les membres endoloris, j’étais couché dans la soupente, à la cuisine, lorsque l’oncle Piotre, vêtu de ses habits du dimanche, grimpa vers moi, l’air joyeux :

— Tu as eu une riche idée, mon petit ami ! me chuchota-t-il, de cracher sur ce vieux bouc ! Mais c’est des cailloux qu’il faudrait lancer sur sa caboche pourrie !

Je revoyais le visage rond, glabre et enfantin du monsieur ; je me rappelais qu’il avait glapi tout doucement, plaintivement, comme les petits chiens, en essuyant son crâne chauve avec ses petites mains jaunes. J’éprouvais une honte insupportable, je haïssais mes cousins, mais j’oubliai tout lorsque je vis le vieux charretier, dont le visage ridé avait un aspect aussi effrayant et aussi repoussant que celui de grand-père pendant qu’il me fustigeait.

— Va-t’en ! hurlai-je, en repoussant Piotre des pieds et des mains.

Il se mit à ricaner, cligna de l’œil et s’éloigna.

Depuis lors, je perdis toute envie de converser avec lui ; je l’évitai même, mais en même temps, je me mis à le surveiller, comme si je me fusse attendu vaguement à quelque chose.

Bientôt après cette aventure, il en arriva une autre. Depuis fort longtemps, la paisible maison Ovsiannikof me préoccupait. Cette demeure aux murs gris me semblait mystérieuse comme certains castels des contes de fée.

Chez les Betleng, on vivait bruyamment, gaîment ; quantité de belles dames habitaient là ; des officiers et des étudiants venaient leur rendre visite ; on riait, on criait, on chantait, on faisait de la musique. La façade de la maison elle-même était joyeuse ; les vitres des fenêtres étincelaient et on distinguait nettement le feuillage des plantes fleuries placées près des croisées. Grand-père n’aimait pas cette maison.

Les visiteurs, pour lui, n’étaient que des hérétiques et des impies ! et quant aux belles dames, il les qualifiait d’un vilain nom dont l’oncle Piotre m’avait certain jour expliqué le sens.

La demeure silencieuse et sévère des Ovsiannikof inspirait du respect à mon aïeul.

Cette habitation, très élevée quoiqu’elle n’eût qu’un étage, s’érigeait au fond d’une cour gazonnée, propre et vide ; au milieu, sous un toit supporté par deux colonnettes, se trouvait un puits. La maison semblait s’être retirée en arrière de la rue comme pour se dissimuler aux regards. Ses trois fenêtres, étroites et cintrées, s’ouvraient très haut au-dessus du sol et le soleil revêtait leurs vitres troubles de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. De l’autre côté du portail s’élevait une dépendance, d’aspect absolument identique à la demeure principale, mais dont les trois fenêtres étaient seulement simulées au moyen de cadres cloués au mur et dont on avait peint les traverses en blanc. Ces fenêtres aveugles offraient un aspect déplaisant et la dépendance tout entière accentuait encore le caractère mystérieux et dissimulé de la maison. Il y avait quelque chose de paisible et d’humilié ou de fier dans cette propriété aux écuries vides, dont les remises aux grandes portes étaient vides également.

Parfois, un vieillard de haute taille, aux joues glabres, aux moustaches blanches et dont les poils se raidissaient comme des aiguilles, se promenait dans la cour en boitillant. Un autre vieillard, qui avait des favoris et un nez tordu, faisait de temps à autre sortir de l’écurie un cheval gris, aux jambes fines et longues, à la poitrine étroite, qui avait l’air de saluer de tous côtés en arrivant dans la cour. Le boiteux lui donnait, sur la croupe et sur le garrot, des tapes sonores, sifflait, soufflait bruyamment, puis on rentrait de nouveau la bête à l’écurie. Et j’avais l’impression que le vieillard aurait voulu sortir, se promener, mais qu’il ne pouvait pas le faire parce qu’il était ensorcelé.

Presque tous les jours, de midi jusqu’à la tombée de la nuit, trois petits garçons jouaient dans la cour : vêtus tous trois du même costume sombre et coiffés de petits chapeaux exactement pareils, ils avaient la figure ronde et les yeux gris et se ressemblaient à un tel point que je ne les distinguai d’abord que par leur taille.

Je les regardais par une fente de la clôture, mais eux ne me remarquaient pas, et cela m’ennuyait fort. J’aimais à les voir jouer gentiment, gaîment, à des jeux que j’ignorais. Leurs costumes me plaisaient, mais ce qui me ravissait, c’était la sollicitude qu’ils se témoignaient réciproquement ; le cadet, surtout, petit bonhomme vif et amusant, était l’objet de l’attention des deux aînés. S’il tombait, les autres riaient, car on rit toujours quand quelqu’un tombe, mais leurs rires n’avaient rien de malveillant ; ils aidaient leur frère à se relever et, s’il s’était sali les mains ou les genoux, tous deux essuyaient doigts et culotte avec des feuilles de fenouil ou avec leurs mouchoirs.

— Que tu es amusant ! disait seulement d’une voix placide et zézayante le second.

Jamais ils ne se querellaient, jamais ils ne se faisaient de niches, et ils étaient tous trois très adroits, robustes et infatigables.

Un jour, je grimpai à un arbre et je sifflai pour attirer leur attention. Ils s’arrêtèrent net, puis, s’étant réunis, se mirent à discuter à mi-voix en me regardant de temps à autre. Je pensai qu’ils allaient me lancer des pierres et je descendis de mon perchoir, pour y remonter bientôt, mes poches et ma blouse bourrées de cailloux. Mais les enfants étaient loin : ils jouaient dans un autre coin de la cour et m’avaient déjà oublié. C’était triste ; je ne voulais pourtant pas commencer moi-même les hostilités ; mais bientôt, un vasistas s’ouvrit et quelqu’un leur cria :

— Rentrez, enfants !

Ils s’en allèrent docilement, sans se presser, comme des canards.

Bien des fois, je me hissai sur l’arbre dominant la clôture, dans l’espoir qu’ils m’appelleraient pour jouer avec eux. Mais ils n’en faisaient rien. En pensée pourtant je participais déjà à leurs jeux et je m’y intéressais au point de pousser de temps à autre un cri ou un éclat de rire. Ils me regardaient alors tous trois et chuchotaient entre eux, tandis que je me laissais glisser à terre, gauche et embarrassé.

Certain jour, ils commencèrent une partie de cache-cache ; le deuxième garçonnet devait chercher ses frères : il se mit dans un coin près de la dépendance et, les mains sur les yeux, sans regarder, il resta honnêtement là pendant que les autres se cachaient. L’aîné grimpa avec des mouvements prestes et adroits dans un large traîneau placé sous l’auvent, tandis que le cadet courait drôlement autour du puits, ne sachant où aller.

— Un, cria l’aîné, deux…

Le petit, affolé, sauta sur la margelle, saisit la corde et mit les pieds dans le seau vide qui disparut et se heurta avec un bruit sourd contre la paroi du puits.

Une seconde, je restai pétrifié en voyant la roue bien graissée tourner en silence avec une rapidité vertigineuse ; mais je compris aussitôt ce qui allait advenir et je bondis dans la cour voisine en criant :

— Il est tombé dans le puits…

Le deuxième garçon arriva sur le lieu du drame en même temps que moi et s’accrocha à la corde qui le souleva et lui brûla les mains. Je réussis à la saisir à mon tour et l’aîné, qui survint alors, m’aida à remonter le seau.

— Doucement, s’il te plaît… recommandait-il.

Nous eûmes bientôt tiré dehors l’imprudent qui était fort effrayé, lui aussi : le sang coulait des doigts de sa main droite ; sa joue était meurtrie, ses jambes mouillées jusqu’aux genoux. Quoique blême, presque bleu, tout frissonnant, les yeux écarquillés, il trouvait la force de sourire et disait d’une voix traînante :

— Comme je suis tombé…

— Tu as perdu la tête, voilà tout ! déclara le second des frères en l’étreignant, et avec son mouchoir il essuya le visage ensanglanté du cadet ; l’aîné reprit, l’air rembruni :

— Rentrons, il faudra tout de même dire ce qui s’est passé…

— Vous serez fouettés ? m’informai-je.

Il hocha la tête et me tendant la main ;

— Comme tu as été vite là !

Enchanté de cet éloge, je n’eus pas le temps de serrer sa main, qu’il s’adressait de nouveau à son frère :

— Dépêchons-nous de rentrer, il va prendre froid ! Nous dirons qu’il est tombé, mais pas dans le puits…

— Non, non, acquiesça le petit, en frémissant. Disons que je suis tombé dans une flaque d’eau…

Et ils partirent.

Tout cela s’était passé si rapidement que, lorsque je jetai un coup d’œil sur la branche que je chevauchais avant de sauter dans la cour, elle se balançait encore et abandonnait au vent ses feuilles jaunies.

Pendant une semaine, les garçonnets ne reparurent pas ; mais quand ils revinrent, ils étaient plus bruyants qu’auparavant. L’aîné m’aperçut sur mon arbre et m’appela gentiment :

— Viens vers nous !

Nous nous installâmes sous l’auvent, dans un vieux traîneau et, tout en nous examinant les uns les autres, nous causâmes longtemps.

— Avez-vous été battus ? demandai-je

— Oui, répondit l’aîné.

Il m’était difficile de croire que l’on fustigeait comme moi ces petits garçons ; j’en fus vexé pour eux.

— Pourquoi attrapes-tu des oiseaux ? s’informa le cadet.

— Parce qu’ils chantent bien.

— Laisse-les donc voler à leur guise ; c’est mieux…

— C’est entendu, je n’en prendrai plus…

— Mais avant, tu en attraperas un que tu me donneras…

— Lequel préfères-tu ?

— J’en veux un qui soit gai, de ceux qui acceptent d’être en cage.

— Alors, c’est un serin que tu désires.

— Le çat le manzera, zézaya le cadet. Et papa ne nous permettra pas de le garder…

L’aîné confirma :

— Il ne le permettra pas !…

— Vous avez une mère ?

— Non, dit l’aîné ; mais son puîné le reprit :

— Si, seulement, c’est une autre, ce n’est pas la nôtre, tu comprends ; la nôtre est morte…

— L’autre s’appelle belle-mère, expliquai-je ; l’aîné secoua la tête :

— C’est vrai.

Tous trois se mirent à réfléchir et devinrent tout tristes.

D’après les récits que m’avait faits mon aïeule, je savais ce que c’est qu’une belle-mère et je comprenais la mélancolie de mes compagnons. Serrés les uns contre les autres, ils se ressemblaient comme des poussins. Et me rappelant l’histoire de la belle-mère sorcière qui s’était emparée par ruse de la place de la vraie mère, je leur promis :

— Votre vraie mère reviendra, vous verrez…

L’aîné haussa les épaules :

— Puisqu’elle est morte ! Cela ne peut pas arriver…

Cela ne pouvait pas arriver ? Allons donc ! Que de fois n’avais-je pas vu, dans les histoires de mon aïeule, les morts ressusciter, même ceux qui avaient été coupés en morceaux ; il suffisait de les asperger d’eau vive, car, dans ces cas-là, la mort qui n’avait pas été ordonnée par Dieu, mais provenait des sorciers et de leurs maléfices, n’était pas réelle.

Et je me mis à narrer avec ardeur certaines histoires de grand’mère. Au début l’aîné souriait et disait doucement :

— Nous connaissons tout cela ; ce sont des contes…

Ses compagnons écoutaient en silence ; le cadet avait les joues gonflées et les lèvres serrées : l’autre, le coude appuyé sur le genou, se penchait vers moi un bras passé autour du cou de son frère.

Le soir tombait et les nuages rouges planaient au-dessus des toits lorsque surgit près de nous le vieillard à moustache blanche.

— Qui est-ce ? demanda-t-il en me désignant du doigt.

L’aîné se leva et, d’un mouvement du menton, indiqua la maison de grand-père.

— Il vient de là…

— Qui est-ce qui l’a appelé ?

Tous ensemble, les garçonnets se glissèrent hors du traîneau et se dirigèrent vers leur demeure, d’une allure qui me fit de nouveau penser à des canards obéissants…

Le vieillard me prit à l’épaule sans douceur et me mena au portail. J’aurais voulu pleurer tant il me faisait peur ; mais il marchait à si grandes enjambées, qu’avant d’avoir eu le temps d’éclater en sanglots, je me trouvai dans la rue. Sur le seuil, l’homme farouche s’arrêta et, me menaçant du doigt, trancha d’une voix sévère :

— Je te défends de venir chez moi !

Je me fâchai :

— Ce n’est pas chez toi que je vais, vieux diable !

Sa longue main me saisit de nouveau, cette fois il me conduisait jusque chez nous et ses paroles tombaient sur ma tête comme des coups de marteau :

— Ton grand-père est-il à la maison ?

Pour mon malheur, grand-père était rentré ; quand le vieillard menaçant se trouva devant lui, mon aïeul leva la tête et, tout en fixant les yeux ternes du voisin, balbutia d’une voix précipitée :

— Sa mère est loin ; je suis très occupé et personne ne le surveille ; pardonnez-lui, colonel !

Le colonel brailla de telle sorte que toute la maison l’entendit ; puis, raide comme un poteau, il pivota sur ses talons et se retira. Un moment après, j’étais rossé d’importance et j’allais cacher mes larmes sur la télègue de l’oncle Piotre, dans la cour.

— Eh bien, tu as encore écopé, mon petit Alexis ? demanda-t-il en dételant son cheval. Qu’as-tu fait pour être battu ?

Lorsque je lui eus raconté l’aventure, il s’emporta et siffla :

— Pourquoi te lies-tu avec ces gens-là ? Ces petits nobles, vois-tu, sont de vrais serpents ; tu vois comme tu as été rossé à cause d’eux ! Mais tu vas leur rendre la pareille sans te gêner, j’espère !

Il parla longtemps ainsi ; irrité par les coups que j’avais reçus, je l’écoutais d’abord avec sympathie, mais son visage ridé tremblait d’une manière si déplaisante, que je lui rappelai que les garçonnets avaient été fouettés eux aussi et qu’ils n’étaient pas plus coupables que moi :

— Il ne faut pas les battre, ce sont de braves enfants, et tu ne dis que des bêtises…

Il me regarda ahuri et furieux, et tout à coup se mit à crier :

— Descends du char !

— Tu es un imbécile ! ripostai-je à mon tour, en sautant à bas de la télègue.

Il se mit à ma poursuite, essayant en vain de m’attraper, et il courait en vociférant d’une voix bizarre :

— Moi, un imbécile ? Moi je dis des bêtises ? Ah ! tu vas voir…

Grand’mère apparut sur le perron de la cuisine ; je me précipitai dans ses jambes. Piotre se répandit en doléances :

— Il me rend la vie dure, le polisson ! Je suis cinq fois plus vieux que lui, et il m’injurie, il ose m’appeler menteur… et me traiter de toutes sortes de choses…

Lorsqu’on disait des mensonges devant moi, je perdais la tête et l’étonnement me rendait stupide ; c’est ce qui m’arriva alors, mais grand’mère répliqua avec fermeté :

— C’est toi, Piotre, qui mens pour l’instant ; il ne t’a pas dit de vilaines injures !

Grand-père, lui, aurait cru le charretier.

À dater de ce jour, Piotre me déclara une guerre silencieuse et acharnée. Il essayait de me pousser, comme par hasard, ou bien de m’atteindre avec les rênes de son attelage. Il lâchait mes oiseaux ; une fois, il les mit même aux prises avec le chat. À tout propos, il se plaignait de moi à grand-père, en grossissant les choses. Et cet homme m’apparaissait de plus en plus comme un gamin qui se serait déguisé en vieillard. De mon côté je m’ingéniais à me venger : je défaisais ses chaussures de tille ; j’entaillais les liens des bandes de toile qui lui servaient de bas et ils se déchiraient quand Piotre voulait les nouer ; un matin, je versai du poivre dans sa casquette, ce qui le fit éternuer pendant une heure entière. En général, je m’efforçais de ne pas demeurer en reste avec lui. Les dimanches, toute la journée, il me surveillait d’un œil vigilant et chaque fois qu’il me prenait en flagrant délit de désobéissance, à bavarder avec les petits nobles, il ne manquait pas d’aller immédiatement me dénoncer à grand-père.

Mes relations avec les trois garçonnets continuaient cependant et devenaient de plus en plus cordiales. Dans un étroit passage entre le mur de notre maison et la clôture des Ovsiannikof avaient poussé un orme, un tilleul et un gros massif de sureau ; profitant de ce retrait abrité, j’avais percé dans la palissade une ouverture exiguë en demi-cercle. L’un après l’autre, ou deux par deux, les frères s’en approchaient et nous causions, accroupis ou agenouillés. L’un d’entre eux montait toujours la garde afin que le colonel ne nous surprît pas.

Ils me racontaient leur vie monotone, me questionnaient à propos des oiseaux que j’avais attrapés, mais jamais ne prononçaient un mot au sujet de leur père ou de leur belle-mère. La plupart du temps, ils me priaient tout simplement de leur raconter une histoire ; je répétais les légendes et les contes de fée de grand’mère et, si j’oubliais quelque détail, je leur demandais d’attendre un instant. Je courais alors en hâte à la cuisine me renseigner auprès de mon aïeule, ce qui lui faisait toujours le plus vif plaisir.

Je parlais aussi beaucoup de grand’mère à mes petits camarades ; l’aîné, un jour, après avoir poussé un profond soupir, déclara :

— Les grand’mères sont probablement toutes très bonnes ; nous en avions aussi une que nous aimions beaucoup.

Il parlait souvent au passé et d’une voix si mélancolique qu’on lui eût donné cent ans et non pas onze. Je me rappelle qu’il avait des mains étroites et des doigts effilés ; toute sa personne était mince et fragile ; ses yeux très clairs mais très doux faisaient penser à la clarté des lampes éternelles qui brûlent à l’église. Ses frères, aussi sympathiques que lui, m’inspiraient le même sentiment de confiance illimitée ; je me sentais toujours prêt à leur faire plaisir ; mais c’était l’aîné surtout qui m’attirait.

Absorbé par la conversation, je ne voyais presque jamais venir l’oncle Piotre qui nous dispersait en clamant d’une voix traînante :

— En-co-re !

Ses accès de torpeur maussade devenaient de plus en plus fréquents ; j’appris, rien qu’à sa façon de pousser le portail, s’il était bien ou mal tourné quand il rentrait après son travail ; en général, il l’ouvrait sans se presser et elle grinçait avec lenteur ; mais quand il était de mauvaise humeur, les gonds lançaient un cri bref, comme un gémissement.

Depuis longtemps, le muet, le neveu de Piotre, était parti à la campagne pour se marier. Le charretier vivait seul maintenant et son appartement mal tenu était devenu une sorte de taudis où stagnait une nauséabonde odeur de cuir pourri, de sueur et de tabac. En outre, il n’éteignait plus la lampe quand il se couchait, et cela déplaisait fort à grand-père :

— Prends garde, Piotre, tu mettras le feu !

— Non, non, soyez tranquille ! Je place toujours la lampe dans un bol rempli d’eau, répondait-il en regardant de côté.

Maintenant, il ne jetait plus que des coups d’œil obliques sur les gens et les choses ; il avait également cessé de venir aux soirées de grand’mère et ne m’offrait plus de confitures. Son visage s’était desséché, ce qui rendait ses rides plus profondes ; il marchait en trébuchant, les jambes traînantes comme un malade.

Un matin que nous étions en train, grand-père et moi, de déblayer la neige qui était tombée abondamment pendant la nuit, le loquet de la porte basse s’ouvrit avec un bruit insolite et sonore, et un agent de police pénétra dans la cour. Il ferma la porte en s’y adossant et, de son gros doigt, fit signe à grand-père d’approcher. Lorsque mon aïeul fut tout près de lui, l’autre pencha son visage au nez proéminent et, comme s’il eût martelé le front de grand-père, il lui confia quelque chose que je n’entendis pas, cependant que mon aïeul donnait la réplique avec précipitation :

— Oui, ici ! Quand ?

Et soudain, il sursauta drôlement et s’exclama :

— Seigneur ! Est-ce possible ?

— Ne criez pas ! ordonna l’agent de police d’un ton sévère.

Grand-père promena un regard circulaire autour de lui et m’aperçut :

— Serre les pelles et rentre à la maison !

Je me cachai dans un coin ; les deux hommes se rendirent au logis du charretier ; l’agent avait enlevé le gant de sa main droite et il en frappait sa main gauche en expliquant :

— Il a compris ! Il a abandonné son cheval et a pris la fuite !…

Je courus à la cuisine pour raconter à grand’mère tout ce que j’avais vu et entendu ; je la trouvai pétrissant la pâte pour le pain et secouant sa tête enfarinée. Après m’avoir écouté, elle conclut tranquillement :

— Il aura sans doute commis un vol… Va t’amuser, mon enfant !

Lorsque je descendis dans la cour, grand-père était debout, tête nue, près de la porte basse et se signait en regardant le ciel. Une de ses jambes tremblait et il avait l’air très irrité :

— Je t’ai dit de rentrer ! cria-t-il en tapant du pied.

Il me suivit ; dès qu’il fut dans la cuisine, il appela grand’mère :

— Mère, viens ici !

Tous deux passèrent dans la pièce voisine où ils chuchotèrent longtemps. Lorsque mon aïeule revint, je sentis nettement qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable.

— Qu’est-ce qui t’a fait peur ?

— Tais-toi ; entends-tu ? répondit-elle tout bas.

Pendant toute la journée, on se sentit mal à l’aise ; mes grands-parents échangeaient des regards inquiets tout en parlant bas ; je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient dire et leurs phrases brèves augmentaient encore mon anxiété.

— Mère, allume les lampes partout devant les images saintes ! ordonna grand-père en toussotant.

On dîna sans appétit et très vite, comme si on attendait quelqu’un ; mon aïeul gonflait les joues avec lassitude et grommelait :

— Le diable est plus fort que l’homme ! On croyait qu’il était pieux, qu’il aimait l’église et voilà, voilà ! Hein ?

Grand’mère poussait un soupir.

Cette journée d’hiver, couleur d’argent terne, s’achevait dans une langueur accablante ; l’angoisse et les alarmes emplissaient la maison.

Vers le soir, un autre agent de police arriva, gros gaillard à cheveux roux qui s’installa sur le banc à la cuisine ; il somnolait, reniflait, et quand grand’mère demandait :

— Comment a-t-on su la chose ?

Il répondait d’une voix grasse, après un instant de silence :

— Chez nous, on sait tout, ne vous inquiétez pas de ça !

J’étais assis près de la fenêtre, chauffant dans ma bouche un vieux demi-kopeck, pour essayer d’imprimer sur le givre de la vitre l’effigie de saint Georges combattant le dragon.

Tout à coup, il y eut un brouhaha dans le corridor ; la porte s’ouvrit toute grande et Petrovna parut en criant d’une voix assourdissante :

— Regardez donc ce qu’il y a derrière votre maison !

En apercevant le sergent de ville, elle voulut s’enfuir, mais celui-ci la retint par sa jupe en demandant :

— Attends ! Qui es-tu ? Que faut-il regarder ?

Petrovna trébucha sur le seuil et, tombant à genoux, se mit à balbutier, avalant ses mots et ses larmes :

— Je m’en allais traire mes vaches quand j’ai aperçu dans le jardin des Kachirine quelque chose comme une botte…

Ce fut au tour de grand-père de vociférer en tapant du pied :

— Tu mens, vieille bête ! Tu n’as rien pu voir dans mon jardin ; la clôture est trop haute, et il n’y a point de fentes ! Tu mens ! Il n’y a rien dans mon jardin…

— Mon petit père ! gémit Petrovna, tendant une main vers lui, tandis que de l’autre elle se prenait la tête, vous l’avez deviné, c’est un mensonge que je viens de dire. En allant traire, j’ai remarqué près de votre clôture des traces de pas ; à un endroit la neige toute piétinée m’a intriguée ; alors, j’ai regardé pardessus la clôture, et je l’ai vu…

— Qu-i-i ?

Ce cri dura terriblement longtemps, il était tout à fait indéfinissable ; soudain, comme s’ils eussent perdu la tête, tous les assistants se précipitèrent hors de la cuisine, en se poussant les uns les autres ; on courut au jardin et là, dans le bas fond tapissé par la neige, on aperçut l’oncle Piotre qui gisait, le dos appuyé à la poutre calcinée, la tête pendante sur la poitrine ; sous l’oreille droite il avait une profonde entaille, rouge comme une bouche, d’où sortaient, en guise de dents, des petites choses violacées. Terrifié, je fermai à demi les yeux et, à travers mes cils, je vis sur les genoux du charretier le couteau que je connaissais bien et que serraient encore les doigts noirs et recroquevillés de sa main droite. Quant à la gauche, écartée du tronc, elle était cachée dans la neige qui avait fondu sous le cadavre, et tout ce petit corps, profondément enfoncé dans ce duvet lumineux et douillet, semblait plus enfantin encore. À la droite de Piotre, un étrange dessin rouge qui figurait comme un oiseau se détachait sur la neige ; à sa gauche, la couche blanche était immaculée. La tête penchée s’appuyait du menton sur la poitrine nue et, sous l’épaisse barbe annelée tout en désordre, on apercevait une grosse croix de cuivre entre des filets de sang figé.

Le bruit des voix m’incommodait et me donnait le vertige ; Petrovna beuglait sans s’arrêter ; l’agent de police hurlait en envoyant Valéy je ne sais où ; grand-père, enfin, criait :

— Ne marchez pas sur les traces de pas !

Mais, soudain, il fronça les sourcils et, regardant à terre, devant ses pieds, il dit tout haut et d’une voix autoritaire qui s’adressait à l’agent :

— Ce n’est pas la peine de discuter ! Dieu seul peut juger cette affaire-là. Et toi, tu nous racontes toutes sortes de choses ! Ah ! vous !..

Tout le monde se tut ; les regards se fixèrent sur le mort ; on se mit à soupirer ; et chacun se signa.

D’autres gens, sautant par-dessus la haie de Petrovna, arrivèrent dans le jardin ; ils tombaient en grommelant ; cependant le calme régna jusqu’au moment où grand-père, se retournant, cria d’une voix désespérée :

— Mais vous cassez mes framboisiers ! Faites donc attention, voisins !

Grand’mère me prit par la main et me ramena à la maison. Elle sanglotait.

— Qu’a-t-il fait ? demandai-je.

Elle répondit :

— Tu n’as donc pas vu ?

Pendant toute la soirée et très tard dans la nuit, des gens étrangers s’attroupèrent et argumentèrent dans la cuisine et dans la pièce contiguë ; les agents de police donnaient des ordres, et un individu qui ressemblait à un diacre écrivait après avoir demandé en croassant comme un corbeau :

— Quoi ? Quoi ?

À la cuisine, grand’mère offrait du thé à tout le monde, tandis qu’un homme moustachu, grêle et rond, racontait d’une voix éraillée :

— On ignore ses véritables nom et prénoms. On sait seulement qu’il était originaire d’Elatma. Le Muet n’est pas muet du tout ; c’est seulement son sobriquet. Il a tout avoué d’ailleurs et le troisième aussi, car ils étaient trois. Depuis longtemps leur principal métier consistait à dévaliser les églises.

— Oh ! Seigneur ! soupirait Petrovna, toute rouge et moite.

Étendu dans la soupente, je regardais d’en haut l’assistance, et les gens me semblaient tous petits et terrifiants.