Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 19-41).

II


Une vie complexe, indiciblement bizarre, commença et les jours s’écoulèrent avec une rapidité terrible. Je me la remémore aujourd’hui comme une légende cruelle habilement racontée par un génie bon, mais trop véridique. Maintenant encore, quand j’évoque le passé, j’ai peine à croire parfois que tout a vraiment été tel que ce fut ; il y a tant de choses que je voudrais discuter et nier, car la vie obscure d’une « race stupide » est par trop fertile en cruauté.

Mais la vérité est supérieure à la pitié et ce n’est pas seulement mon enfance et ses impressions angoissantes que je raconte ; je veux faire connaître le cercle étroit et étouffant au milieu duquel j’ai vécu et dans lequel se meut encore aujourd’hui le simple habitant de la Russie.

La maison de mon grand-père était remplie comme d’un brouillard suffocant par la haine que chacun portait à autrui ; cette haine empoisonnait les adultes, et les enfants eux-mêmes la partageaient. Par la suite, j’appris, grâce à ma grand’mère, que nous étions revenus juste à l’époque où mes oncles insistaient avec le plus de force auprès de leur père pour qu’il leur partageât ses biens. Le retour inattendu de ma mère avait encore accru et aiguisé leur convoitise. Ils craignaient en effet que ma mère n’exigeât le paiement de sa dot, dont le montant avait été fixé jadis, mais que le grand-père avait retenue parce que sa fille s’était mariée « de son propre chef », sans l’assentiment paternel. Les oncles estimaient que cette dot devait être répartie entre eux. Depuis longtemps aussi, ils discutaient âprement pour décider lequel des deux ouvrirait en ville un atelier de teinturerie comme celui du père et irait se fixer sur l’autre rive de l’Oka, au faubourg Kounavine.

Peu de temps après notre arrivée, à la cuisine, au moment du dîner, une querelle éclata : les oncles brusquement bondirent sur leurs pieds et, le corps penché au-dessus de la table, ils se mirent à discuter en se tournant vers grand-père ; ils se secouaient comme des chiens qui montrent les dents ; mais l’aïeul, à son tour, devenu pourpre de colère et frappant la table avec sa cuiller, s’écria d’une voix éclatante, pareille au clairon d’un coq :

— Je vous mettrai à la porte !

La grand’mère intervint avec une grimace douloureuse :

— Donne-leur tout, père, donne-leur tout, tu seras plus tranquille !

— Silence, gâteuse ! tonna-t-il ; il roulait des yeux terribles et il me sembla étrange qu’un si petit homme pût vociférer d’une manière aussi assourdissante.

Sans se hâter, ma mère se leva de table et, tournant le dos à tout le monde, s’en alla vers la fenêtre.

Tout à coup, du revers de sa main, l’oncle Mikhaïl gifla son frère ; celui-ci poussa un hurlement, s’accrocha à lui et tous deux roulèrent sur le sol, avec des exclamations, des rugissements et des râles.

Les enfants à leur tour se mirent à pleurer ; la tante Nathalie qui était enceinte piaillait désespérément ; ma mère la prit à bras le corps et l’entraîna je ne sais où. Evguénia, la joyeuse nourrice au visage grêlé, chassa les bambins de la cuisine et, tandis que le premier ouvrier Ivan, surnommé Tziganok, jeune gaillard aux larges épaules, s’asseyait à califourchon sur le dos de Mikhaïl, Grigory Ivanovitch, le contremaître chauve et barbu, aux lunettes noires, liait tranquillement les mains de l’oncle au moyen d’une serviette.

Le cou tendu, l’oncle frottait sur le sol sa maigre barbiche noire, exhalant des râles terrifiants, tandis que grand-père affolé courait tout autour de la table, en geignant d’un ton désolé :

— Des frères ! Vous êtes du même sang et vous vous battez ! Misère !…

Dès le début de la querelle, je m’étais enfui plein d’effroi sur le poêle ; de là, je vis avec un étonnement anxieux grand’mère prendre de l’eau au lavabo de cuivre et laver le visage ruisselant de sang de l’oncle Jacob. Ce dernier pleurait, tapant du pied, et elle lui disait d’un ton accablé :

— Maudits ! Race sauvage ! Reviendrez-vous à la raison ?

Ramenant sur l’épaule sa blouse déchirée, grand-père lui cria :

— Eh quoi, sorcière, aurais-tu enfanté des démons ?

Lorsque l’oncle Jacob fut sorti de la pièce, grand’mère se jeta vers le coin où les images saintes étaient suspendues, et à genoux, d’une voix qui me bouleversa, elle supplia :

— Sainte Mère de Dieu, rends la raison à mes enfants !

Grand-père vint prendre place à ses côtés et, regardant la table où tout était renversé, sens dessus dessous, il la prévint à mi-voix :

— Surveille-les, mère, sinon ils tortureront Varioucha et la feront périr, ils en sont capables…

— Tais-toi, tais-toi ! Ne pense pas des choses pareilles ! Enlève ta blouse, je vais te la recoudre…

Serrant la tête du vieillard entre ses deux mains, elle le baisa au front ; et lui, qui, comparé à elle, était tout petit, posa la tête contre la poitrine de sa femme en disant :

— Il faut se résoudre à partager, je crois…

— Oui, père, oui…

Ils conversèrent ainsi longtemps, d’abord amicalement ; puis grand-père se mit à gratter du pied le plancher, comme les coqs avant la bataille.

— Ah ! je sais bien que tu les aimes plus que moi ! murmura-t-il en la menaçant du doigt. Ton Mikhaïl, pourtant, n’est qu’un jésuite et ton Jacob un franc-maçon… Ils vont tout boire… ils vont gaspiller tout mon bien…

M’étant maladroitement retourné, je fis dégringoler un fer à repasser qui rebondit avec fracas sur les degrés du poêle et finit par tomber dans un seau. Surpris par ce tapage, le grand-père sauta sur une marche, me tira à bas de ma cachette et, me dévisageant comme s’il me voyait pour la première fois :

— Qui est-ce qui t’a fourré là-haut ? Ta mère ?

— Non, c’est moi qui ai grimpé tout seul.

— Tu mens !

— Non, ce que je dis est la vérité. J’ai peur.

Il me repoussa et sa paume vint me frapper légèrement le front :

— Tout le portrait de ton père ! Va-t’en !

Je fus content de pouvoir m’échapper de la cuisine.



Je sentais bien que les yeux verts perspicaces et intelligents de grand-père me poursuivaient sans cesse et j’avais peur de mon aïeul. Je me rappelle l’instinctive frayeur qui me portait à fuir ses regards brûlants. Il me semblait que grand-père était méchant, qu’il témoignait à tout le monde une ironie outrageante, essayant de mettre les gens en colère et se méfiant de chacun.

— Eh ! vous autres ! s’exclamait-il souvent, et ces mots qu’il proférait en traînant sur les syllabes me produisaient chaque fois la même et pénible impression d’ennui et de froid.

À l’heure du repos, au thé du soir, lorsque les oncles, les ouvriers et lui-même quittaient l’atelier et venaient à la cuisine, fatigués, les mains colorées par le santal, brûlées par les acides, les cheveux noués d’un bout de lacet, en tout semblables aux noires icônes de la famille – à cette heure paisible, grand-père s’asseyait, me plantant devant lui, et il causait avec moi plus souvent qu’avec les autres, à la grande jalousie de mes cousins. Toute sa personne était comme lissée, polie, aiguisée. Son gilet montant, en satin brodé, était vieux et déteint, sa blouse de cotonnade fripée ; de grandes pièces se voyaient aux genoux de ses pantalons et pourtant, il semblait toujours plus élégant, plus propre et plus beau que ses fils, qui eux portaient faux col, manchettes et foulard de soie.

Quelques jours après mon arrivée, il m’obligea à apprendre des prières. Les autres enfants, étant tous plus âgés que moi, prenaient des leçons chez le diacre de l’église de l’Assomption, dont on apercevait par la fenêtre les coupoles dorées.

La tante Nathalie fut chargée de m’instruire ; c’était une femme craintive et paisible, au visage enfantin et aux yeux si transparents, qu’à mon idée, on pouvait voir tout ce qui se passait derrière sa tête.

J’aimais les regarder longuement. Je les fixais sans battre des paupières, alors elle baissait les cils, gênée, tournait la tête et, tout bas, presque chuchotante, demandait :

— Je t’en prie, dis avec moi : « Notre Père qui es… »

Et si je l’interrogeais sur le sens de tel ou tel mot de l’oraison composée en ancienne langue slave, elle jetait un coup d’œil peureux autour de nous et conseillait :

— Ne demande rien, cela vaut mieux ! Répète tout simplement ce que je dis… Allons ! « Notre Père… »

J’étais troublé : pourquoi serait-ce pis si je questionnais ? Les mots qu’on m’obligeait à dire prenaient de la sorte une signification cachée et, à dessein, je les défigurais encore.

Mais ma tante, pâlissant davantage, reprenait avec patience, d’une voix entrecoupée :

— Non, répète tout simplement : « … qui es aux cieux… »

Pas plus que ses propos, l’attitude de Nathalie n’était simple. Ces façons d’agir me surexcitaient et les préoccupations qu’elles faisaient naître m’empêchaient d’apprendre par cœur et rapidement la prière.

Un jour, grand-père s’informa :

— Eh bien, Alexis, qu’as-tu fait aujourd’hui ? Tu as joué. Je le vois à la bosse que tu t’es faite au front ! Ce n’est pas bien malin de se faire une bosse. Sais-tu ton « Notre père » ?

Tante répondit à mi-voix :

— Il a mauvaise mémoire.

Grand-père sourit ; ses sourcils roux se haussèrent gaîment :

— S’il en est ainsi, il faut le fouetter !

Et s’adressant à moi de nouveau :

— Ton père te donnait-il les verges ?

Ne comprenant pas de quoi il était question, je gardai le silence ; ce fut ma mère qui répliqua :

— Non, Maxime ne l’a jamais battu et il m’a interdit de le faire.

— Pourquoi cela ?

— Il jugeait que les coups n’apprennent rien.

— C’était un fieffé imbécile, ce feu Maxime, que Dieu me pardonne ! proclama grand-père, d’un ton irrité et tranchant.

Ces paroles m’offensèrent. Il s’en aperçut.

— Pourquoi fais-tu la moue ? Voyez-vous ça !…

Tout en lissant ses cheveux roux et argentés, il ajouta :

— Eh bien, moi, je fouetterai Sachka samedi !

— Qu’est-ce que cela signifie « fouetter » ?

Tout le monde se mit à rire et grand-père déclara :

— Attends jusqu’à samedi et tu l’apprendras !

Je me retirai dans un coin où je me mis à réfléchir. Fouetter signifiait sans doute préparer les habits qu’on apportait à teindre. Battre et fouetter, c’était probablement la même chose. On donne des coups aux chevaux, aux chiens, aux chats ; à Astrakhan, les sergents de ville battaient les Persans, j’avais été témoin de quelques scènes de ce genre, mais je n’avais jamais vu frapper de petits enfants. Il arrivait bien cependant à mes oncles de distribuer aux leurs des chiquenaudes sur le front ou sur la nuque, mais mes cousins n’accordaient aucune importance à ces manifestations ; ils se contentaient de frotter l’endroit blessé et souvent quand je leur demandais : « Il t’a fait mal ? » Ils répondaient avec insouciance : « Mais non, absolument pas. »

Je connaissais l’horrible histoire du dé. Tous les soirs, entre le thé et le souper, les oncles et le contremaître recousaient les morceaux d’étoffe teinte et attachaient à chacun son étiquette de papier. Pour faire une farce à Grigory, qui était presque aveugle, l’oncle Mikhaïl avait commandé un jour à son neveu de chauffer à la flamme d’une chandelle le dé du contremaître. Prenant les pincettes, Sachka, qui avait alors neuf ans, obéit et, sans être remarqué, déposa le dé rougi à portée de la main de Grigory ; cela fait, il s’en fut se cacher derrière le poêle. Grand-père arrivait juste à ce moment-là, et, sans perdre une minute, se mettant au travail, il planta son index dans le dé incandescent.

L’horrible cri qu’il poussa et le vacarme qui s’ensuivit me firent accourir en hâte à la cuisine, et je me rappelle que grand-père bondissait drôlement, secouait la main, portait à l’oreille ses doigts brûlés, et criait sur un ton aigu :

— Qu’avez-vous fait, sauvages ?

Penché sur la table, l’oncle Mikhaïl, du bout de l’ongle, poussait le dé sur lequel il soufflait pour le refroidir, tandis que le contremaître, lui, cousait sans s’émouvoir et que des ombres sautillaient sur son crâne dénudé. L’oncle Jacob accourut à son tour ; dissimulé derrière le poêle, il se mit à rire tout bas de la farce ; grand’mère râpait une pomme de terre crue.

— C’est ton fils, c’est Sachka qui a fait le coup ! déclara soudain l’oncle Mikhaïl.

— Menteur ! répliqua Jacob en surgissant derrière le poêle.

Dans un coin de la cuisine, mon cousin pleurait et protestait :

— Ce n’est pas vrai, papa ! C’est lui qui m’a ordonné de chauffer le dé !

Les deux oncles commencèrent à s’invectiver. Du coup, grand-père se calma ; il appliqua sur son doigt de la pomme de terre râpée et sortit sans mot dire, en m’emmenant avec lui.

Tout le monde à la maison déclarait que le vrai coupable, c’était l’oncle Mikhaïl. Il était naturel que je demandasse s’il serait battu ou fouetté.

— Il le mériterait ! grommela grand-père, en me regardant de côté.

L’oncle Mikhaïl asséna sur la table un furieux coup de poing et apostropha ma mère :

— Varioucha, fais taire ton vaurien, sinon je lui arrache la caboche !

Mère répliqua :

— Essaie de le toucher…

Et tout le monde se tut.

Elle avait une façon à elle de prononcer certains mots très brefs qui désarçonnaient les adversaires et les refoulaient, diminués et vaincus.

Je sentais nettement que tout le monde avait peur de ma mère ; grand-père lui-même lui parlait sur un ton plus doux et plus affable qu’au reste de la maisonnée et cette distinction m’était agréable. Je m’en vantais avec fierté devant mes cousins :

— C’est ma mère qui est la plus forte !

Ils ne se récriaient pas.

Mais les événements du samedi modifièrent mon attitude envers ma mère.



Avant que le samedi ne fût arrivé, je commis moi aussi une faute grave.

J’étais fort intéressé par l’habileté avec laquelle les grandes personnes transformaient la couleur des étoffes : elles prenaient un tissu jaune, par exemple, le plongeaient dans une eau noire, et l’étoffe devenait bleu foncé ou indigo. On rinçait une étoffe grise dans de l’eau roussâtre et elle devenait rouge bordeaux. C’était incompréhensible, mais si simple, semblait-il.

C’est pourquoi je voulus teindre moi aussi quelque chose, et je m’ouvris de ce projet à Sachka, fils de l’oncle Jacob, garçon sérieux et affable envers tout le monde, toujours prêt à rendre service. Les grandes personnes l’aimaient pour sa docilité et son intelligence ; seul, grand-père le regardait de travers et disait de lui :

— Quel sournois !

Fluet, les yeux bombés et saillants comme ceux d’une écrevisse, le teint et les cheveux noirs, Sachka parlait d’une voix basse et précipitée, mangeant la moitié des mots, et ne proférait jamais une phrase sans jeter au préalable autour de lui un coup d’œil mystérieux ; on eût dit qu’il se préparait à prendre la fuite, à s’aller cacher on ne savait où, ni pourquoi. Ses prunelles couleur de noisette étaient immobiles, mais quand il s’animait, elles tremblaient avec le blanc de l’œil.

Il me déplaisait ; je lui préférais de beaucoup Sacha, le fils de l’oncle Mikhaïl, qui était tranquille et paresseux. Avec ses yeux mélancoliques et son bon sourire, il ressemblait beaucoup à sa mère, la douce tante Nathalie. Il avait de vilaines dents qui lui sortaient de la bouche et poussaient sur deux rangées à la mâchoire supérieure, et le préoccupaient sans cesse ; il avait toujours les doigts dans la bouche pour essayer d’ébranler ou d’arracher les incisives de la rangée intérieure et tous ceux qui le désiraient pouvaient les toucher ; il donnait cette autorisation avec un air soumis et résigné. Mais c’était tout ce qu’il avait d’intéressant. Dans cette maison grouillante de gens, il vivait solitaire, aimait à s’asseoir dans les recoins obscurs, ou encore à s’accouder à la fenêtre, lorsque tombait le soir. Il ne m’était point désagréable de rester assis à côté de lui, à cette fenêtre, dans le silence ; nous demeurions souvent l’un près de l’autre des heures entières à regarder les noirs choucas tourbillonner autour des coupoles dorées de l’église de l’Assomption. Les oiseaux s’élevaient très haut dans le ciel vespéral et rougeoyant, ils retombaient, puis couvraient d’un voile sombre le firmament obscurci et disparaissaient, en laissant l’espace inanimé et vide. Quand on regardait ce tableau, on n’avait pas envie de parler, et un agréable engourdissement emplissait la poitrine.

Sachka, lui, pouvait comme une grande personne discourir avec abondance sur n’importe quel sujet. Apprenant que je désirais m’initier à la profession de teinturier, il me conseilla pour mon coup d’essai de prendre dans l’armoire la grande nappe des jours de fête et de la teindre en bleu foncé.

— C’est le blanc qui est le plus facile à teindre, je te le garantis ! affirma-t-il très gravement.

Je m’emparai de la lourde nappe, et me sauvai dans la cour ; mais je n’avais encore plongé qu’un coin du linge dans la cuve à indigo lorsque Tziganok, sortant on ne sait d’où, fondit sur moi ; il m’arracha la pièce qu’il tordit aussitôt entre ses larges pattes, puis cria à mon cousin qui, du corridor, surveillait mon travail :

— Appelle vite ta grand’mère !

Et d’un air sinistre, hochant sa tête noire et bouclée, il me prévint :

— Attends un peu, tu vas voir ce qui va te tomber dessus.

Grand’mère accourut et poussa des clameurs de détresse, puis elle versa des larmes et me couvrit d’amusantes injures :

— Gringalet, oreilles salées ! Que le diable te soulève et te jette par terre !

La première chose à laquelle elle songea ensuite fut de plaider ma cause auprès du jeune homme :

— Ne dis rien au grand-père, je t’en prie, Tziganok ! Moi, je cacherai la nappe et je m’arrangerai de telle sorte qu’on n’en sache rien.

L’ouvrier, essuyant sur son tablier multicolore ses mains mouillées, répondit d’un ton soucieux :

— Pour ce qui est de moi, vous pouvez être tranquille et je ne dirai rien ; mais veillez à ce que Sachka n’aille pas rapporter.

— Je lui donnerai un copeck ! dit grand’mère en m’entraînant vers la maison.

Le samedi avant les vêpres, je ne sais quel membre de la famille m’amena à la cuisine où tout était obscur et silencieux. Je me rappelle les portes fermées des chambres et du corridor, le brouillard grisâtre d’une soirée d’automne derrière les fenêtres et le bruit sourd de la pluie. Sur un large banc, devant la gueule noire du fourneau, j’aperçus Tziganok qui n’avait pas son expression habituelle ; grand-père debout dans un coin devant un cuveau, choisissait de longues verges qui trempaient dans l’eau ; il les mesurait, les assemblait et les faisait siffler en les secouant. Grand’mère prisait avec bruit dans la pénombre, tout en grommelant :

— Il est content… le bourreau…

Assis sur une chaise au milieu de la cuisine, Sachka se frottait les yeux avec les poings, geignant d’une voix altérée, comme un pauvre petit vieux :

— Pardonnez-moi, au nom du Christ…

Épaule contre épaule, Sacha et sa sœur, les enfants de l’oncle Mikhaïl, étaient debout derrière la chaise et semblaient pétrifiés.

— Je te pardonnerai quand je t’aurai fouetté !… répliqua grand-père, en faisant glisser une longue verge mouillée entre ses doigts repliés. Allons, enlève ton pantalon.

Il parlait tranquillement ; ni le son de sa voix, ni le grincement de la chaise sous le gamin qui se débattait, ni les piétinements de grand’mère ne parvenaient à violer le silence solennel stagnant dans le demi-jour de la cuisine sous le plafond bas et enfumé.

Sachka se leva, déboutonna sa culotte qu’il fit descendre au-dessous du genou, et, la retenant d’une main, le dos voûté et trébuchant, il se dirigea vers le banc. Cette scène n’avait rien pour moi d’agréable et je sentais mes jambes qui flageolaient.

Mais je devins plus malheureux encore quand mon cousin se coucha docilement et à plat ventre sur le banc auquel Tziganok l’attacha avec un large essuie-main qu’il passa sous l’aisselle et sur le cou de Sachka, puis il se pencha vers le prisonnier et, de ses mains noires, le maintint dans cette attitude en lui pressant la cuisse.

— Approche-toi, Alexis, appela grand-père… Voyons, à qui est-ce que je parle ?… Viens regarder comment on fouette… Une !

Élevant un peu le bras, il fit claquer la baguette sur le corps nu. Sachka se mit à crier.

— Silence ! ordonna le bourreau ; cela ne fait pas mal ! Comme ceci, c’est plus douloureux !

Et il frappa de telle façon qu’une bande rouge apparut aussitôt, s’enflamma et se gonfla sur le dos de mon cousin, qui poussa un gémissement prolongé.

— Ça ne te plaît pas ? interrogea grand-père, levant et abaissant le bras en cadence. Vraiment tu n’aimes pas ça ? C’est pour le dé.

Chaque fois qu’il levait le bras, ma poitrine tout entière se soulevait aussi ; quand il l’abaissait, je m’écroulais moi-même de frayeur.

Sachka geignait d’une voix aiguë et angoissante :

— Je ne le ferai plus… Pourtant, je t’ai bien dit pour la nappe… Je t’ai tout dit…

— Dénoncer n’est pas se justifier. Le rapporteur doit être châtié le premier. Tiens ! Voilà pour la nappe !

Grand’mère se jeta sur moi et me prit dans ses bras, en criant :

— Je ne te permettrai pas de toucher Alexis ! Tu ne le prendras pas, monstre !

Elle se mit à lancer des coups de pied dans la porte et à appeler :

— Varioucha ! Varioucha !

Grand-père se précipita sur elle, lui donna un croc-en-jambe, s’empara de moi et me porta sur le banc. Je me débattis violemment, je tirai sa barbe rousse, je le mordis au doigt. Il hurlait, mais à chaque mouvement, me serrait plus fort contre lui ; enfin, victorieux, il me lança sur le banc, en me meurtrissant le visage. Je me rappellerai toujours son cri sauvage :

— Attache-le… Je veux le tuer…

Je me souviens aussi du visage blême de ma mère et de ses yeux immenses. Elle courait autour du banc et râlait :

— Non ! Non, papa… Rendez-le-moi…



Grand-père me fustigea jusqu’à ce que j’eusse perdu connaissance ; pendant plusieurs jours, je fus malade. On m’avait couché sur le ventre, dans un lit large et douillet, dressé dans une petite pièce qui n’avait qu’une seule fenêtre, et où une lampe rouge brûlait nuit et jour devant une étagère encombrée d’images saintes.

Ces heures de maladie compteront parmi les grandes heures de mon existence. Je dus sans doute beaucoup grandir au cours de cette période et il se fit en mon être intérieur un travail particulier. C’est à dater de ce moment que se manifesta en moi cette attention inquiète pour tous les êtres humains. Mon cœur, comme si on l’eût écorché, devint incroyablement sensible à toutes les humiliations et à toutes les souffrances personnelles ou étrangères.

Avant tout, je fus très frappé par la querelle qui mit aux prises ma mère et ma grand’mère ; dans la pièce étroite, mon aïeule se jeta sur ma mère, la poussa dans un coin, près des images saintes et, d’une voix sifflante, lui reprocha sa pusillanimité :

— Pourquoi ne le lui as-tu pas arraché ?

— J’ai eu peur !

— Une gaillarde comme toi ! Tu devrais avoir honte ! Je suis vieille, moi, et je n’ai pas peur ! Tu devrais avoir honte ! te dis-je.

— Laisse-moi tranquille, maman, j’ai le cœur brisé !

— Non, tu ne l’aimes pas ; tu n’as pas pitié de l’orphelin !

Mère répondit tout haut, avec accablement :

— Je suis seule, moi aussi, à tout jamais.

Après cette scène, elles pleurèrent longtemps toutes deux, assises sur un coffre dans un coin de la pièce, et mère disait :

— Si Alexis n’était pas là, je serais déjà partie ! Je ne peux pas vivre dans cet enfer, non, je ne peux pas, maman ! Je n’en ai pas la force !

— Ma chérie, mon petit cœur ! chuchotait grand’mère.

Je gravai dans ma mémoire cette conclusion : ma mère n’était pas la plus forte ; comme tout le monde, elle avait peur de grand-père. C’est moi qui l’empêchais de quitter une maison où elle ne pouvait pas vivre. Comme c’était triste ! Bientôt, en effet, ma mère disparut ; « elle était allée en visite », me dit-on, mais je ne sus jamais où.

Soudain, comme s’il fût tombé du plafond, grand-père apparut, il s’assit sur le lit et, d’une main froide comme de la glace, me tâta le front :

— Bonjour, monsieur… Réponds-moi, ne boude pas ! Eh bien ?…

J’aurais voulu lui donner un coup de pied, mais chaque mouvement me causait une atroce souffrance. Grand-père me semblait plus roux encore qu’auparavant. Il secouait la tête avec anxiété ; ses yeux étincelaient et semblaient chercher quelque chose sur le mur. Sortant de sa poche une chèvre en pain d’épice, deux trompettes de sucre, une pomme et une grappe de raisin sec, il posa gauchement le tout sur l’oreiller, près de mon nez.

— Tu vois, je t’ai apporté des cadeaux !

Et se penchant, il me baisa au front ; ensuite, il se mit à bavarder tout en me caressant lentement de sa petite main rêche et teinte en jaune.

— J’ai été trop loin, mon ami, j’en conviens. Je me suis emporté ; tu m’avais mordu, égratigné et cela m’a mis en colère. Bah ! ce n’est pas un grand malheur ; ce que tu as souffert en trop te sera compté une autre fois. Sache-le, mon petit, quand un membre de ta famille te châtie, ce n’est pas une humiliation, mais une leçon ! Défends-toi contre les étrangers. Mais entre nous, une correction, cela n’a pas d’importance. T’imagines-tu peut-être que je n’aie jamais été fouetté ? On m’a fustigé si violemment que tu ne saurais pas t’en faire une idée, même dans le plus terrible des cauchemars. On m’a tant humilié que, si Dieu avait été témoin de la chose, il en aurait pleuré. Et qu’en est-il résulté ? Moi, qui étais orphelin, fils d’une pauvre femme, je suis arrivé à une belle situation, je suis devenu le président de ma corporation, je commande à des gens…

Allongeant à côté du mien son corps sec et bien proportionné, il se mit à me parler des jours de son enfance et ses phrases, en paroles énergiques et pesantes, s’égrenaient avec une aisance habile.

Ses yeux verts s’enflammèrent, sa toison rousse se hérissa gaîment et sa voix aiguë devint plus grave tandis qu’il me clamait dans la figure :

— Tu es venu en bateau ; c’est par la vapeur que tu es arrivé jusqu’ici ; mais moi, dans ma jeunesse, c’est avec mes seules forces que je remorquais les barques contre le courant du Volga. La barque voguait sur l’eau ; moi, j’étais sur la rive ; j’allais pieds nus sur les cailloux coupants, parmi les éboulis, du lever du soleil jusqu’à la grande nuit. Le soleil t’incendie la nuque, ta tête bout comme du plomb fondu et toi, courbé en trois morceaux, courbé à faire craquer tes os, tu marches, tu marches, sans même voir la route, parce que tes yeux sont baignés de sueur ; ton âme est dans la tristesse et tes larmes coulent. Ah ! Alexis ! Tu marches, tu marches, et puis tu t’affaisses, le nez contre terre, et tu es bien content ; tu te dis que tu as dépensé toutes tes forces, que tu n’as plus qu’à te reposer ou à crever. Voilà comment on vivait naguère sous l’œil de Dieu, sous l’œil du miséricordieux Seigneur Jésus. Et c’est ainsi que j’ai descendu et remonté trois fois les rives du Volga : de Simbirsk à Rybinsk, de Saratof ici, d’Astrakhan à la foire de Makarief ; et cela fait des milliers de verstes. La quatrième année, j’ai accompli le voyage comme puiseur d’eau, prouvant au patron que je n’étais pas une bête…

Il parlait toujours. Sous mes yeux, le sec et petit vieillard grandissait comme un nuage et se muait en un homme d’une puissance extraordinaire : à lui tout seul, il remorquait une énorme barque grise contre le courant du fleuve.

Parfois, il sautait à bas du lit ; gesticulant des bras, il me montrait alors comme les haleurs se harnachaient et de quelle façon on puisait l’eau ; d’une voix de basse, il chantait ensuite je ne sais quelles chansons ; puis, avec une souplesse juvénile, il se juchait de nouveau sur le lit et, avec plus de vigueur et d’assurance encore qu’auparavant, reprenait son récit qui me pétrifiait d’étonnement :

— Oui, mais aux haltes, quand on se reposait, les soirs d’été, à Jigoulia, ou ailleurs, au flanc des vertes montagnes, on allumait un grand feu et l’on faisait une bonne soupe. Un haleur venu des vallées entonnait une belle chanson, et les camarades en sourdine le soutenaient et l’accompagnaient. Quels beaux moments ! il me semblait alors qu’un frisson courait sur ma peau, que le fleuve lui-même s’en allait plus vite, comme un étalon qui se serait dressé et aurait atteint les nuages. Et les soucis s’envolaient comme la poussière au vent. Parfois, le chant vous soulevait à un tel point qu’on en oubliait la soupe et qu’elle débordait hors de la marmite ; on donnait alors des coups de balai au cuisinier : le chant est le chant, mais il ne faut pas pour cela négliger son travail.

À plusieurs reprises, on vint entr’ouvrir la porte, et appeler grand-père, mais je le suppliai de rester.

En souriant, il renvoyait les importuns :

— Attendez un instant.

Jusqu’à la tombée de la nuit il me raconta des histoires ; lorsque après une dernière caresse affectueuse il s’en alla, je savais que grand-père n’était ni méchant ni terrible, mais j’avais beaucoup de chagrin. J’aurais voulu perdre tout souvenir de ce qui s’était passé, et pourtant il ne m’était pas possible d’oublier que c’était lui qui m’avait si cruellement fouetté.

La visite du grand-père ouvrit toute grande la porte de ma chambre. Du matin au soir, quelqu’un se tint en permanence à mon chevet pour essayer de me distraire, et je me rappelle que ce ne fut pas toujours gai ni amusant. Grand’mère venait me voir plus souvent que les autres, nous dormions même tous deux dans le même lit. Mais l’impression la plus vive que j’aie conservée de ces jours-là, ce fut Tziganok qui me la fit ressentir. Large d’épaules, massif, la tête très grosse et rebondie, il vint au cours de la soirée me rendre visite, vêtu d’une blouse de soie dorée, de pantalons en peluche et chaussé de bottes grinçantes et toutes plissées. Ses cheveux brillaient ; ses yeux joyeux et luisants louchaient sous d’épais sourcils ; dans l’ombre d’une petite moustache noire, ses dents étincelaient et sa blouse qui flamboyait reflétait délicatement la flamme rouge de la sempiternelle petite lampe.

— Regarde donc ! s’écria-t-il, et, relevant sa manche jusqu’au coude, il me montra son bras nu où se voyaient des taches rouges. Crois-tu que cela a enflé ! C’était bien plus vilain encore, mais ça s’est guéri peu à peu. Tu comprends : quand le grand-père s’est mis en colère, et que j’ai vu qu’il allait te fouetter à mort, j’ai présenté le bras aux coups. J’espérais que la baguette se casserait et, durant le temps qu’il en aurait cherché une autre, la grand’mère ou ta mère t’aurait enlevé de la chambre. Mais la baguette ne s’est pas cassée ; elle était souple ; elle avait été trempée dans l’eau ! Et pourtant, tu en as moins reçu qu’il ne pensait ; tu vois la marque de ceux-ci, c’est toujours autant de coups que tu n’as pas eus ! Je suis roublard, moi, mon ami !

Il se mit à rire d’un rire caressant, comme soyeux ; puis, regardant encore son bras enflé, il déclara avec un bon sourire :

— Tu m’as tellement fait pitié que j’en ai perdu le souffle ! Ah ! Malheur ! Et lui, il continuait à fouetter.

S’ébrouant comme un cheval, il hocha la tête et se mit à parler de son ouvrage. Je le sentais tout proche de mon cœur ; il était simple comme un enfant.

Je lui confiai que je l’aimais beaucoup ; avec une simplicité inoubliable, il me répondit :

— Mais moi aussi, je t’aime ; c’est parce que je t’aime que j’ai accepté la souffrance. L’aurais-je fait pour quelqu’un d’autre ? Non ! je m’en fiche, des autres.

Ensuite, et tout en jetant de temps en temps un regard sur la porte, il me donna des conseils :

— Une autre fois, quand tu seras fouetté, ne te contracte pas, comprends-tu, ne serre pas la peau. Tu saisis ? Cela fait une fois plus mal quand on se raidit ; il faut que le corps reste mou, relâcher les membres et les laisser souples. Et puis, ne fais pas le fier, si cela t’arrive encore, et crie tant que tu pourras ; rappelle-toi ces conseils, cela vaut mieux !

Je demandai anxieux :

— Serai-je encore fouetté ?

— Mais bien sûr ! répliqua tranquillement Tziganok. Certainement, tu seras encore et souvent fouetté…

— Pourquoi donc ?

— Oh ! le grand-père trouvera bien des prétextes…

Et d’une voix soucieuse, il me donna encore une leçon :

— Quand il fouette tout simplement, quand il tape à coups continus, il faut rester tranquille et souple ; mais quand les choses traînent en longueur, quand il fouette une fois et ramène la baguette à lui pour enlever la peau, il faut se tortiller vers lui et suivre la verge pour ainsi dire, comprends-tu ? C’est moins pénible !

Son œil noir et bigle cligna de mon côté et il ajouta :

— En ce qui concerne les coups, je suis mieux renseigné que le commissaire de police lui-même. Avec ma peau, mon petit, on pourrait se faire des gants !

Je regardais toujours son joyeux visage et invinciblement je pensais aux légendes que grand’mère me racontait sur Ivan le fils du roi, sur Ivan l’Imbécile.