MA VIE (1871)
Ma vieAlphonse Lemerre, éditeur (p. i-xx).


MA VIE



J e suis née à Paris, le 30 novembre 1813, de parents parisiens, mais d’origine picarde. Des laboureurs, des artistes, voilà mes ancêtres. Mon père, agréé au tribunal de commerce de la Seine, quitta les affaires à trente-trois ans pour cause de santé, mais plus encore par amour de l’indépendance. Il se retira à la campagne avec sa jeune femme, sa bibliothèque et ses trois petites filles. J’étais l’aînée. Mon enfance fut triste. Aussi haut que remontent mes souvenirs, je n’aperçois qu’un lointain sombre. Il me semble que le soleil n’a jamais lui dans ce temps-là. J’étais naturellement sauvage et concentrée. Les rares caresses auxquelles j’étais exposée m’étaient insupportables ; je leur préférais cent fois les rebuffades. Celles-ci, d’ailleurs, ne me manquaient pas, surtout de la part de ma mère. La pauvre jeune femme s’ennuyait horriblement dans la solitude où son mari l’avait confinée, et était toujours de mauvaise humeur. Mes meilleurs moments étaient ceux que je passais, assise dans un coin du jardin, à regarder s’agiter les moucherons, les fourmis et autres insectes, les cloportes surtout. Je me sentais une sympathie toute particulière pour cette petite bête laide et craintive. J’aurais voulu, comme elle, pouvoir me replier sur moi-même et me dissimuler. De ce commerce il m’est resté une grande tendresse pour tout ce qui a vie. Quant aux enfants de mon âge, je les évitais, ne sachant ni jouer ni me défendre.

J’eus toutes les peines du monde à apprendre à lire, malgré ma bonne volonté et mon extrême désir de savoir. Je me souviens encore des regards de convoitise que je jetais sur la bibliothèque paternelle. J’attendais avec impatience l’heure où ses trésors s’ouvriraient pour moi. Les lectures que se faisaient entre eux mon père et ma mère, m’en donnaient déjà comme un avant-goût. Molière, La Fontaine, Racine, Corneille, résonnaient incessamment à mes oreilles. Je n’y comprenais rien, et cependant j’étais ravie.

Dès que je sus lire, je me précipitai avidement sur tous les livres qui se trouvaient à ma portée. Je n’oublierai jamais le plaisir que me fit un jour mon père en me donnant un Corneille complet pour mes étrennes. Ce fut certainement une des joies les plus vives de ma vie. C’est ainsi que j’atteignis mes douze ans.

Mon père, voltairien de vieille roche m’avait soustraite jusque-là à tout enseignement religieux. Il m’aurait volontiers épargné cette première communion dont il s’était si bien passé lui-même. Mais ma mère, qui avait un sentiment très vif des convenances mondaines, tint absolument à me la faire faire. Je fus mise à cet effet en pension dans une petite ville voisine, à Montdidier. Les premières ouvertures du catéchisme firent sur moi un effet foudroyant. Sérieuse à la fois et crédule, je pris au pied de la lettre les histoires de péché et de rédemption qui me furent débitées ; je les embrassai même avec une passion qu’on n’aurait guère attendue d’une enfant de mon âge. J’étais pour mon entourage pieux un objet d’édification, quelque chose comme une sainte future. Il est certain que, si l’on m’eût laissée suivre ma pente d’alors, j’allais droit au couvent.

À mon retour à la maison, mon père fut effrayé des ravages que la foi avait exercés sur ma jeune âme. Dans l’intention de les réparer, il me glissa du Voltaire entre les mains. Peu à peu je me calmai et repris le cours de mes lectures, que la première communion avait interrompues. Je lisais de tout et pêle-mêle. Une traduction de Platon m’enchanta, mais la palme demeura aux Époques de la Nature, de Buffon ; ce livre m’élargit tout à coup l’horizon. C’est aussi vers ce temps que je commençai à rimer. À son tour, ma mère crut devoir s’alarmer. En effet, il y avait de quoi. Cette passion de lecture, ces velléités poétiques surtout, bouleversaient ses idées de bourgeoise sensée. Mes livres me furent retirés. J’en tombai malade ; il fallut me les rendre.

Ma mère, dans un voyage qu’elle fit vers cette époque à Paris, exprimait à madame Massin, sa cousine, ses inquiétudes à mon sujet. Celle-ci, qui par état faisait grand cas des aptitudes qu’on voulait étouffer en moi, persuada à ma mère qu’il fallait au contraire les favoriser. Je fus donc mise en pension à Paris, dans une grande institution dirigée par la mère de l’abbé Saint-Léon Daubrée, femme d’intelligence et de cœur. Dès mon entrée, les grandes se moquèrent de mes airs farouches ; je fus immédiatement surnommée l’ourson. En revanche, je ne tardai pas à être très bien notée auprès de mes professeurs. C’était en 1829, c’est-à-dire en pleine floraison romantique. Le professeur de littérature, Biscarat, se trouvait être un habitué de la place Royale, un ami intime de la famille Hugo. Mes compagnes, en furetant dans mon pupitre, y avaient découvert des vers de ma façon. Elles en rirent beaucoup, mais pas longtemps. À peine madame Daubrée eut-elle eu vent de leur trouvaille, que la pensée lui vint de faire versifier ses élèves. Du coup, la classe entière fut mise au régime de l’alexandrin. Par une faveur toute particulière, le choix des sujets ne tarda pas à m’être laissé. Je n’y allais pas de main morte. Napoléon, Charlemagne, Roland, etc., y passèrent. Mes compagnes maudissaient leur curiosité et m’envoyaient à tous les diables. Le professeur était quelquefois si enchanté de mes compositions, de certains vers surtout, qu’il les portait tout chauds à Victor Hugo. Le grand poète lui-même n’a pas dédaigné de donner des conseils sur le rythme à la pensionnaire ; je ne les ai jamais oubliés. Ce même professeur, dont j’étais l’élève favorite et gâtée, pourvoyait à mes besoins littéraires ; ses poches étaient toujours pleines pour moi des productions du jour. Ajoutez à ces lectures l’étude de l’anglais et de l’allemand, Shakespeare, Byron, Gœthe, Schiller, m’ouvrant à la fois un nouveau monde poétique, et vous aurez une idée de l’activité et des délices de ma vie de pension. Tout le monde était alors d’accord pour me prédire un bel avenir littéraire.

De son côté, l’abbé Daubrée crut devoir faire preuve de sollicitude à mon égard. Tout frais émoulu du séminaire, il me communiqua quelques chapitres de ses cahiers de théologie. L’effet ne s’en fit point attendre. Ces dogmes, que je n’acceptais ni ne rejetais, auxquels, occupée que j’étais ailleurs, je ne songeais même plus, ces dogmes, dis-je, m’apparurent tout à coup dans leur monstrueuse absurdité. Je ne pus que les repousser en bloc. Le bon abbé ignora toujours les résultats de sa théologie. Je me gardai bien de l’en instruire ; il en aurait été trop malheureux. L’envie de croire ne me manquait pourtant pas. J’étais certainement, au fond, de nature religieuse, puisque j’eus plus tard des rechutes de mysticisme. Quant à la foi proprement dite, elle m’était devenue à tout jamais impossible.

Au bout de trois années de pension, je rentrai dans ma famille, c’est-à-dire dans la vie à la fois bourgeoise et champêtre. Cette vie-là n’était pas non plus sans charmes. Dans la journée, chacun se livrait à ses occupations préférées. Mon père cultivait ses fleurs, ma mère surveillait ses récoltes (elle avait fini par prendre goût à la campagne et ne s’ennuyait plus du tout), mes sœurs travaillaient à l’aiguille ou s’occupaient du ménage ; moi, j’avais l’étude et la composition. Le soir, nous nous réunissions et faisions la lecture à haute voix et à tour de rôle. Les classiques étaient délaissés. J’avais introduit à leur place les auteurs du jour : de Sénancour, Hugo, Vigny, Musset, etc. Chacun de nous était, en outre, abonné à un journal ou revue de son choix. Il n’y avait pour moi dans cette existence qu’un seul point noir. Le voici : nous avions pour voisines de campagne une dame veuve et sa fille, qui habitaient et habitent encore un vieux château des environs. Des relations s’étaient bien vite établies entre les châtelaines de Belinglise et les habitants de la Rêverie (c’était le nom de notre demeure). Ces dames recevaient beaucoup de monde pendant les vacances. On dansait au château, on y jouait des charades. Ma mère, qui craignait que ses filles ne prissent dans leur complet éloignement du monde des manières par trop rustiques, profitait avec empressement de cette occasion de les produire dans un salon. Mes sœurs étaient enchantées. Pour moi, je ne me laissais traîner à Belinglise qu’à mon corps défendant. J’aurais donné tout au monde pour rester à la maison avec mon père. Les hôtes du château furent bientôt dans le secret de mes répugnances, que d’ailleurs je ne cachais pas. C’était à qui me ferait des niches. La plus affreuse était de m’inviter à danser. Léopold Double, l’amateur bien connu d’objets d’art, alors élève de l’École polytechnique, était au nombre de ces mauvais plaisants. Sa sœur Mélanie, depuis madame Libri, une des femmes les plus intelligentes et les plus spirituelles que j’aie connues, ne m’épargnait pas non plus.

Mon père tombe malade. Il revient à Paris et y meurt presque aussitôt. Je perdais en lui le meilleur des pères. Nous avions le même caractère, les mêmes goûts. C’est lui qui me protégeait contre les tracasseries systématiques de ma mère et les taquineries de mes sœurs.

Il régnait dans ma famille, à côté d’un penchant très prononcé pour la littérature, d’invincibles préjugés contre les gens de lettres. Les relations littéraires me furent donc interdites. C’étaient cependant les seules qui m’eussent offert quelque attrait. Elles auraient certainement triomphé de ma sauvagerie native. Quelques respectables savants, Stanislas Julien, Letronne, Eichoff me furent seuls permis. Privée de tout conseil et de tout encouragement dans mes tentatives poétiques, je renonçai à la composition sans rien perdre toutefois de mon amour pour la poésie. Les poètes restèrent mes amis uniques, et toutes mes études n’eurent jamais qu’un but : les comprendre et m’en pénétrer.

Je continuai à opposer une résistance respectueuse, mais invincible, aux tentatives de ma mère pour me mener dans le monde. Voyant qu’elle ne gagnait absolument rien sur moi, elle me laissa vivre à ma guise, c’est-à-dire enfermée dans ma chambre avec mes livres. J’obtins même d’elle, en 1838, qu’elle me laissât partir pour Berlin, avec une dame dont le beau-frère et la sœur dirigeaient dans cette ville une institution modèle de jeunes filles. Le directeur Schubart, qui me paraissait déjà vieux à cette époque et qui, cependant, doit vivre encore, car j’ai lu dernièrement dans la Gazette d’Augsbourg qu’il venait de publier la correspondance de son ami, le poète Rückert, le directeur Schubart donna tous ses soins à mon allemand, et je ne sortis de ses mains que complètement germanisée. Ma permission d’un an expirée, je revins à Paris, mais non sans regret. Le Berlin d’alors était bien la ville de mes rêves. À peu d’exceptions près, ses habitants ne vivaient que pour apprendre ou pour enseigner. Les questions philosophiques et littéraires y passionnaient seules les esprits. Hegel était mort, il est vrai, mais Schelling faisait mine de ressusciter.

De retour à Paris, je repris pendant deux ans encore mon ancien train de vie studieuse et solitaire. — Maladie de ma mère. Elle meurt. Femme de haute vertu et de grand bon sens, elle m’a souvent tourmentée, mais toujours avec les meilleures intentions et dans la juste persuasion qu’elle remplissait un devoir. Les femmes qui écrivent sont, hélas ! naturellement disposées à se laisser aller à de déplorables écarts de conduite. Un pareil danger effrayait ma mère. C’est donc à elle que je dois de ne pas être devenue de lettres. Je ne saurais lui en avoir trop de reconnaissance.

Une de mes sœurs était déjà mariée, mais en province ; l’autre épousa bientôt un propriétaire niçois et partit pour Nice. Rien ne me retenait plus à Paris, ni devoir, ni attache d’aucune sorte. Ma première pensée fut naturellement de retourner à Berlin, chez mes bons Schubart, où j’avais passé une année si douce. Mon intention était d’y attendre que mon âge me permît de vivre seule. Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, mais, en revanche, j’ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma conduite. Cela se comprend d’ailleurs. On ne commet guère d’imprudences que du côté de ses passions : or, je n’ai jamais connu que celles de l’esprit.

C’est dans cette même famille Schubart que j’eus l’occasion de rencontrer Paul Ackermann. Il venait d’arriver à Berlin. Sur la recommandation du pasteur Cuvier et du professeur Eichoff, ces dames l’avaient accueilli en compatriote et en ami. C’était un jeune homme doux, sérieux, austère. Destiné de bonne heure au ministère évangélique, il s’était aperçu, ses études théologiques terminées, qu’il n’était même plus chrétien. Mais, de cette saine et forte éducation protestante, il lui était resté, à défaut de la foi, une grande rigidité de principes. Ma sauvagerie, mes goûts studieux, loin de lui déplaire, se changèrent en attraits pour lui. Peu à peu et sans que je m’en aperçusse, il se prit pour moi d’une passion profonde. J’en fus d’abord plus effrayée que charmée, mais je finis bientôt par en être touchée. Grâce à une heureuse disposition de ma nature, si je suis extrêmement sensible aux sentiments affectueux que l’on peut éprouver pour moi, d’un autre côté je m’en passe facilement. Je me serais donc passée sans peine de tout-amour dans ma vie ; mais rencontrant celui-là, si sincère et si profond, je n’eus pas le courage de le repousser. Je me mariai donc, mais sans entraînement aucun ; je faisais simplement un mariage de convenance morale. J’avais bien toujours eu dans l’esprit un idéal d’union conjugale ; le jugeant impossible à réaliser, je m’étais, de très bonne heure, résignée à vivre et à mourir fille. Avec mes exigences morales excessives et mon esprit à la fois austère et exclusif, le mariage ne pouvait être pour moi qu’exquis ou détestable : il fut exquis. Je m’attachai extrêmement à mon mari. Abandonnant mes propres études, lesquelles n’avaient jamais été pour moi que le remplissage d’une existence vide, je me consacrai tout entière à ses travaux et lui devins une aide précieuse. C’est même à cette occasion que je fis connaissance avec nos vieux conteurs et leur délicieux langage. Quant à ma poésie personnelle, il n’en était plus question. Mon mari a toujours ignoré que j’eusse fait des vers ; je ne lui ai jamais parlé de mes exploits poétiques. À me voir, du matin au soir, dépouiller ou vaquer aux choses du ménage, comment aurait il pu soupçonner qu’il avait épousé une ex-Muse La vraie raison de mon silence, c’est que je tenais extrêmement à sa considération. Or, il ne faut pas se le dissimuler, la femme qui rime est toujours plus ou moins ridicule.

Nous voyions peu de monde, mais ce peu était d’élite : Alexandre de Humboldt, Varnhagen, Jean Müller, Bœkh, etc. Tout ce qui passait à Berlin de Français intellectuellement distingués ne manquait pas de nous visiter. Ce bonheur intime et tranquille ne dura guère plus de deux ans. Maladie de mon mari. Je le ramène dans le Jura. Il meurt au milieu des siens, à Montbéliard, le 26 juillet 1846. Il avait trente-quatre ans. Ma douleur fut immense. Mes deux sœurs me pressèrent à la fois de venir passer chez elles les premiers temps de mon veuvage. La Niçoise l’emporta. Bien que vue à travers mes larmes, Nice m’enchanta. La sérénité de son beau ciel empêcha seule mon chagrin de tourner au désespoir. Me sentant incapable de vivre ailleurs, j’achetai un petit domaine, ancienne propriété des Dominicains, dans une position admirable. L’habitation était encore divisée en cellules. J’y fis bâtir une tour d’où la vue, d’un côté, s’étendait sur un splendide golfe bleu, et, de l’autre, atteignait les cimes blanches des montagnes du Piémont. On n’arrivait chez moi que par des sentiers difficiles ; ma solitude en était d’autant plus assurée. Incapable, du moins pendant les premières années, de me remettre à l’étude, je me livrai à des travaux agricoles. Je n’étais connue aux environs que comme une planteuse et une défricheuse acharnée. Enfin le calme se rétablit. Les livres, les journaux, les revues de tous les pays prirent le chemin de ma colline. Dès-lors, plus un moment de vide ni d’ennui. Mais voici qu’un beau matin, au moment où j’y pensais le moins, j’entendis tout à coup des rimes bourdonner à mes oreilles. Le vieux français, avec son cortège de locutions si fines et si charmantes, me revint en même temps à la mémoire. J’étais précisément en train de lire un grand poème indien, où j’avais rencontré certains épisodes qui, parce qu’ils traitaient d’amour conjugal, m’avaient enchantée. Dans la surprise du premier moment et, pour ainsi dire, inconsciemment, au mépris de la couleur locale et des égards dus à d’aussi respectables sujets, je me trouvai les avoir brodés à la gauloise en quelques matinées[1]. Ma seule excuse en commettant une pareille inconvenance littéraire, c’est que j’étais loin de soupçonner qu’elle arriverait jamais à la connaissance des gens de goût. J’avais cédé étourdiment au plaisir d’enchâsser dans le premier récit venu les jolies perles de langage dont ma mémoire était encombrée. À ce propos, je ferai aussi remarquer que je ne suis pas tout d’une pièce. Bien que naturellement grave, je ne hais pas le rire. Je goûte la plaisanterie fine et saisis promptement le côté comique des choses. Cette escapade poétique eut du moins l’avantage de rallumer ma verve. Je fus fort étonnée de me retrouver, au bout de tant d’années, capable encore de faire des vers. À cette époque, je lisais aussi les lyriques grecs ; quelques pièces sont dues à ce commerce. J’en soignai extrêmement l’exécution afin de ne pas demeurer trop au-dessous des modèles que j’admirais.

Du fond de ma retraite, je suivais avec un intérêt intense les travaux de la science moderne. Les théories de l’évolution et de la transformation des forces étaient en parfait accord avec les tendances panthéistes de mon esprit. J’y trouvais la solution naturelle des problèmes qui me préoccupaient depuis longtemps. Les côtés poétiques de cette conception des choses ne m’échappaient pas non plus. Par ses révélations, la science venait de créer un nouvel état d’âme et d’ouvrir à l’esprit des perspectives où la poésie avait évidemment beau jeu. Je m’étonne fort que sur ce terrain je n’aie pas été devancée par quelques-uns de nos jeunes poètes. Il leur eût été si facile de me couper la poésie sous le pied !

Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais écrit qu’à bâtons rompus, au hasard de mes admirations et de mes émotions, le plus souvent pour moi seule. Mes tentatives de publicité n’avaient pas réussi. Mes Contes, publiés à la sollicitation de quelques amateurs de vieux français et en particulier de Gérusez, étaient restés en magasin. Le morceau À Musset, offert par mon ami, M. Havet, à la Revue des Deux-Mondes, avait été refusé. Prométhée, l’Amour et la Mort, le Positivisme, le Nuage, mieux accueillis à la Revue moderne, avaient passé inaperçus, ainsi que les Malheureux, cités tout entiers par Deschanel dans un article des Débats. Le poète qu’on n’écoute pas finit par se taire. Je me taisais donc, ou à peu près. Entre une pièce et l’autre il y avait souvent des années de silence. C’est seulement lorsque j’étais trop fortement saisie par une idée que je me décidais à l’exprimer ; je n’avais que ce moyen de m’en délivrer.

D’après ce court exposé de mon développement poétique, on reconnaîtra facilement les sources diverses où j’ai puisé mes rares inspirations. Chemin faisant, j’ai aussi répondu à ces deux questions qu’on m’adresse souvent aujourd’hui : « Pourquoi si tard ? Pourquoi si peu ? » Ma vie peut elle-même se résumer tout entière en quelques mots : une enfance engourdie et triste, une jeunesse qui n’en fut pas une, deux courtes années d’union heureuse, vingt-quatre ans de solitude volontaire. Cela n’est pas précisément gai, mais on n’y découvre cependant rien qui justifie mes plaintes et mes imprécations. Les grandes luttes, les déceptions amères, m’ont été épargnées. En somme, mon existence a été douce, facile, indépendante. Le sort m’a accordé ce que je lui demandais avant tout : du loisir et de la liberté. Quant aux résultats récents de la science, ils ne m’ont jamais personnellement troublée ; j’y étais préparée d’avance. Je puis même dire que je m’y attendais. Bien plus, j’acceptais avec une sorte de satisfaction sombre mon rôle d’apparition fugitive au sein des agitations incessantes de l’être. Mais si je prenais facilement mon parti de mon sort individuel, j’entrais dans des sentiments tout différents dès qu’il s’agissait de mon espèce. Ses misères, ses douleurs, ses aspirations vaines, me remplissaient d’une pitié profonde. Considéré de loin, à travers mes méditations solitaires, le genre humain m’apparaissait comme le héros d’un drame lamentable qui se joue dans un coin perdu de l’univers, en vertu de lois aveugles, devant une nature indifférente, avec le néant pour dénouement. L’explication que le christianisme s’est imaginé d’en donner n’a apporté à l’humanité qu’un surcroît de ténèbres, de luttes et de tortures. En faisant intervenir le caprice divin dans l’arrangement des choses humaines, il les a compliquées, dénaturée. De là, ma haine contre lui, et surtout contre les champions et propagateurs plus ou moins convaincus, mais toujours intéressés, de ses fables et de ses doctrines. Contemplateur à la fois compatissant et indigné, j’étais parfois trop émue pour garder le silence. Mais c’est au nom de l’homme collectif que j’ai élevé la voix ; je crus même faire œuvre de poète en lui prêtant des accents en accord avec les horreurs de sa destinée.

Nice, ce 20 janvier 1874.




Plusieurs critiques ont naturellement attribué mon pessimisme à l’influence qu’aurait exercée sur moi la philosophie allemande. Mes vues sur la destinée humaine remontent, hélas ! bien plus haut et me sont tout à fait personnelles. En voici la preuve : une de mes sœurs vient de découvrir, dans de vieux papiers de famille, un petit cahier où elle recueillait fraternellement, à mesure qu’ils m’échappaient, mes vers de pensionnaire. Parmi les divers morceaux dédiés à mes compagnes, il s’en trouve un sans dédicace et intitulé l’Homme. Il est daté de 1830 et commence ainsi :

Misérable grain de poussière
Que le néant a rejeté,
Ta vie est un jour sur la terre ;
Tu n’es rien dans l’immensité.
· · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · ·

Ta mère en gémissant te donna la naissance :
Tu fus le fils de ses douleurs ;
Et tu saluas l’existence
Par des cris aigus et des pleurs.

et se termine par ces vers :

Sous le poids de ces maux son corps usé succombe,
Et, goûtant de la nuit le calme avant-coureur,
Ton œil se ferme enfin du sommeil de la tombe :
Réjouis-toi, vieillard, c’est ton premier bonheur.

Ce dernier trait prouve suffisamment que mon pessimisme n’avait pas attendu Schopenhauer pour se déclarer.

Paris, mai 1877.



  1. Dans les passages suivants de mon journal, voici l’expression sincère et vive de l’étonnement que me causa ce que j’appellerai mon épanouissement sénile :
    « 3 Novembre 1852.

    « Depuis un mois une vie nouvelle a commencé pour moi. La fantaisie me sourit de tous les points de l’horizon. Je n’ai qu’une seule inquiétude : je crains que la source ne tarisse, tant j’y puise à tour de bras. »

    « 25 Mai 1853.

    Ma paresse et mon indolence s’arrangeraient fort bien de garder mes Contes en portefeuille. Mon talent de fraîche date me fait l’effet de ces enfants survenus tard et sur lesquels on ne comptait pas. Ils dérangent terriblement les projets et menacent de troubler le repos des vieux jours. »