Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/44

(Volume II, tome 4p. 125-143).
Partie 4, chapitre XLIV.




CHAPITRE XLIV.


Comment ma tante fut retirée de la mer.
Conclusion. Je me trouve mariée,
veuve, et je suis toujours fille.


Quand ma tante se fut précipitée dans la mer, le corsaire ne pensant guères à la repêcher, s’était toujours éloigné… Elle avait d’abord perdu connaissance en enfonçant dans cette eau… mais bientôt revenant au-dessus, et balottée par l’agitation des flots, elle s’était trouvée arrêtée parmi des débris de notre vaisseau, à nous, de Marseille, qui venait de combattre contre les turcs.

La mer était jonchée de morceaux de mâts rompus, de vergues, de futailles et autres choses qu’on avait jetées d’avance pour alléger le vaisseau, ou qui avaient été brisées et précipitées pendant le combat ; de sorte que s’étant machinalement cramponnée après une cage à poules, elle en avait été soutenue, et préservée de sa perte, qui paraissait inévitable. La galère maltaise qui poursuivait le corsaire, et qui Venait directement dans ses eaux, avec l’avantage du vent, avait aperçu mon infortunée tante luttant contre la mort sur ce faible retranchement, l’avait recueillie, secourue, et recouverte d’un vêtement de matelot, puisque les chevaliers n’en avaient pas à l’usage de femme.

Ils avaient tiré d’elle des renseignemens sur la force du corsaire et le nombre de ses hommes, et quand ma bonne Geneviève, qui refusait d’abord leurs secours, avait entendu qu’ils allaient attaquer les turcs, elle avait enfin consenti à vivre encore pour avoir du moins une occasion de me venger ; car elle me croyait bien morte aussi, victime de ces barbares.

Animée par ce puissant motif, elle avait donc sauté la première à l’abordage, et sa courageuse rancune avait coûté la vie à un grand nombre de nos ennemis… Le commandant même de la galère, ainsi que tous les chevaliers, se plurent à rendre hommage à sa valeur, et à lui en faire, comme tout l’équipage, les complimens les plus flatteurs et les plus distingués…

Cependant le brave homme qui m’avait sauvée, était fort mal de ses blessures, et gardait le lit ; ma tante ne voulut pas quitter sa chambre pour pouvoir lui donner toutes ses attentions, et le conjura de permettre que je partageasse avec elle le devoir que m’imposait la reconnaissance, de servir et de soigner mon libérateur. Il y consentit d’autant plus volontiers qu’il avait, disait-il, beaucoup de plaisir à me voir et à causer avec moi… Effectivement dans ses momens de repos, il se plaisait à me faire mille questions, à me faire répéter celles de mes histoires que ma tante lui avait déjà racontées, me louait de ma vertu, riait de ma naïveté, et finissait toujours par me dire que je méritais d’être heureuse, et que je le serais.

Enfin un jour qu’il commençait à se rétablir, et que tous les dangers paraissaient dissipés pour ses blessures, il me dit devant ma tante, que s’il avait fait quelque chose pour moi, nous avions beaucoup plus fait pour lui, parce que, sans nos soins obligeans et continués avec tant d’affection et de prévenance, il n’aurait pu espérer de guérir ; qu’en conséquence il se regardait comme nous devant la vie… m’avoua même que le désir qu’il avait conçu dès le premier moment de la passer avec moi, était peut-être même encore un des remèdes les plus efficaces qui la lui avaient conservée… que puis donc qu’il m’en avait l’obligation, il était juste qu’il m’en fît l’hommage, ainsi que de sa fortune qui était indépendante, puisqu’il l’avait gagnée lui seul, et qu’il n’avait point de famille pour la réclamer.

Pénétrées et confuses d’une proposition si avantageuse, mais si éloignée de nos espérances, nous n’eûmes, ma tante et moi, qu’une même façon de lui répondre ; ce fut qu’il ne devait penser qu’à se guérir tout à fait, de le prier de continuer à souffrir et à recevoir nos soins, et, au lieu de vouloir nous faire un sort si au-delà de nos désirs et de notre condition, de nous permettre seulement de le servir, ainsi que la digne épouse qu’il pourrait se choisir, et dont les mérites seraient beaucoup au-dessus des miens.

L’air et le ton de vérité de ce discours uniforme, et qui était plus encore dans nos yeux et dans nos cœurs que sur nos langues, le pénétra. Il nous serra les mains à toutes deux, nous disant : « Mes bonnes amies ! j’ai souffert vos soins, et je vous les demande même encore avec plaisir et intérêt… mais jamais vous ne serez servantes auprès de moi, ni auprès d’une autre femme… Ma chère Suzon, aucune autre ne produira jamais sur mon cœur l’effet que votre beauté, votre vertu, votre ingénuité et l’amabilité de votre caractère y ont fait. Permettez-moi de vous rappeler un instant l’état où je vous ai vue pour la première fois, et consentez à ce que je fournisse à votre pudeur un moyen légitime pour n’en plus rougir… Je suis honnête homme, je n’ai jamais cherché à tromper, à abuser aucune femme : jamais aucune n’a reçu de moi ni promesse, ni déclaration d’amour. Vous êtes la première à qui mon ame m’a forcé d’en adresser une ; assurez-vous que vous serez la dernière. Je ne sais pas si ceux qui les trompent, font de grandes phrases pour les séduire… mais je pense qu’il suffit de peu de mots pour prouver la sincérité, et je crois vous en avoir dit assez. Faites-moi le plaisir de vous retirer un instant, et de prier de ma part le capitaine, l’aumônier et l’écrivain de venir dans ma chambre ».

Nous nous acquittâmes de cette commission. Ces trois personnes qu’il demandait, restèrent enfermées avec notre malade pendant près d’une heure ; après quoi, elles sortirent en nous invitant à y rentrer.

Ce brave homme ne nous parla plus à ce sujet, mais il nous parut beaucoup plus gai, et mieux encore qu’à l’ordinaire, et, pendant quelques jours, sa convalescence alla toujours en augmentant, ainsi que sa gaieté.

Il nous parlait avec une cordialité, une sensibilité sur les malheurs que nous avions éprouvés toutes deux, qui nous touchaient jusqu’à nous faire verser des larmes qu’il essuyait lui-même, en nous disant que tout ce mauvais temps-là était passé, et que l’avenir ne nous en promettait plus que d’heureux. Il me nommait sa petite femme, appelait Geneviève sa bonne tante, et à la moindre familiarité près, qu’il ne se permettait pas, on aurait pu, dans le vaisseau, nous regarder comme un véritable ménage.

Nous approchions de Malte. Deux jours encore, et notre galère rentrait dans le port. Déjà notre cher convalescent se félicitait de toucher au moment où il pourrait nous témoigner la sincérité et la délicatesse de ses sentimens pour moi, et être heureux lui-même, disait-il, de notre bonheur. Déjà il nous détaillait les agrémens et les charmes d’une maison délicieuse qu’il avait dans l’île de Malte, et les plaisirs qu’il nous y procurerait… mais un poids que j’avais sur le cœur… un serrement extraordinaire, m’ôtait malgré moi la gaieté qu’il s’efforçait de m’inspirer…

Comme il se sentait beaucoup mieux, il voulut souper avec nous dans sa chambre, et mangea même trop, à ce qu’il me parut… et malgré moi, sur-tout, d’un morceau de thon qu’on avait pêché dans la journée. Je lui représentai vainement, ainsi que ma tante, que cette chair était trop lourde pour son estomac, encore faible ; tout ce que nous pûmes gagner, fut de le retenir un peu sur la quantité… mais il voulait manger, disait-il, pour se donner des forces, afin de pouvoir nous promener dans deux jours par toute l’île…

Enfin nous le quittâmes lorsqu’il se coucha fort gaiement, en nous souhaitant une bonne nuit, et nous invitant à revenir de bonne heure l’éveiller le lendemain, espérant que nous ne nous quitterions plus, car on était presqu’à la vue de l’île.

Etant retirées, ma tante et moi, dans une petite cabane que le capitaine nous avait fait arranger dans l’entrepont, presque dessous la chambre de notre nouveau protecteur, nous réfléchissions à toutes les promesses que ce brave homme nous avait faites ; et sans concevoir d’espérances folles, ni ambitieuses, nous pensions au moins pouvoir supposer qu’il nous fournirait les moyens de passer en Corse, pour y rejoindre monsieur Jasmin et la bonne Jeanneton, dont les pirates turcs nous avaient séparées.

La joie de nous voir enfin presque revenues à bon port, et de pouvoir bientôt embrasser ces bons amis de ma tante, nous avait empêchées long-temps de céder au sommeil… A peine commencions-nous à nous y livrer, lorsque nous fûmes réveillées par beaucoup de bruit que nous entendîmes au-dessus de nous. Un mouvement extraordinaire, des allées et des venues continuelles nous firent soupçonner et craindre quelqu’accident. Tout cela paraissait avoir lieu justement dans la chambre de notre malade.

Nous montâmes donc, effrayées d’avance d’un pressentiment douloureux qui m’avait agitée toute la soirée. Nous apprîmes qu’effectivement il avait eu une violente indigestion, et que les efforts convulsifs que des vomissemens et des coliques lui avaient occasionnés, avaient fait rouvrir toutes ses blessures ; qu’il avait déjà perdu beaucoup de sang avant d’avoir pu être secouru, et qu’enfin il était dans un état désespéré. Le chirurgien ne voulut pas même nous laisser entrer.

Nous passâmes ainsi le reste de la nuit à gémir et à nous désoler devant sa porte, demandant de ses nouvelles à chaque fois que quelqu’un sortait d’auprès de lui.

Hélas ! son sort était décidé ; nous ne devions plus le revoir… Vers le point du jour nous vîmes venir à sa chambre le capitaine. Il nous trouva fondant en larmes, nous parla avec bonté, essaya de nous donner quelqu’espérance, et entra en nous promettant de nous dire ensuite, en ressortant, l’état où il l’aurait laissé.

Il resta très-peu avec lui, et ne put nous parler beaucoup, parce qu’il ressortit avec le chirurgien. Il nous dit simplement de ne pas rester là, que le malade avait besoin de repos, de retourner à notre chambre, et qu’il nous ferait appeler bientôt.

L’air pénétré avec lequel il nous dit ce peu de mots, nous perça le cœur. Nous jugeâmes qu’il n’y avait plus d’espoir de sauver ce malheureux, et nos appréhensions furent bientôt confirmées, en voyant entrer l’aumônier dans sa chambre.

Ma tante et moi nous avions essuyé de terribles coups ! passé par de cruelles épreuves !… mais toutes ces émotions fortes et soudaines n’avaient fait qu’étonner et confondre nos esprits… Les mouvemens de la colère et de l’effroi avaient presque toujours étourdi et comprimé le sentiment de la douleur… mais ici c’était une véritable sensation d’attendrissement douloureux, et de chagrin cuisant et réfléchi ! Notre ame se déchirait, et toutes ses facultés se réunissaient pour nous faire éprouver à-la-fois toutes les peines de la sensibilité, tous les regrets de l’amitié, et toutes les obligations de la reconnaissance !…

Enfin l’aumônier sortit. Nous n’osâmes l’interroger que par nos pleurs. Il nous regarda d’un air très-touché lui-même, mais grave et recueilli, comme l’exigeait son ministère, en nous disant qu’il fallait se résigner aux décrets de la Providence, qui faisait tout pour le mieux. Ce fut notre coup de grâce.

Le chirurgien rentra ensuite, et revenant au bout de quelques minutes, il nous ramassa collées contre la porte et à demi-mortes, nous prit par les bras pour nous aider à marcher, car nous n’en avions plus la force, et nous entraîna dans la chambre du capitaine.

Ce digne et généreux commandant nous parla d’abord le langage de la raison et de la religion. Il dit qu’il approuvait et estimait en nous la profonde et légitime douleur dont nous étions affectées… que le brave citoyen qui venait de payer à la nature le tribut que nous lui devions tous, méritait bien nos regrets et notre reconnaissance… enfin qu’il nous avait laissé des preuves de son amitié et de sa bienveillance, qui, si elles ne pouvaient pas nous consoler tout-à-fait de sa perte, devaient au moins servir d’adoucissement à notre chagrin, et nous rappeler dans tous les temps sa mémoire avec satisfaction.

Alors, voyant que nous approchions de l’île, il nous dit que son devoir l’appelait sur le pont pour ordonner la manœuvre ; que nous restions dans sa chambre, et qu’il reviendrait bientôt nous donner connaissance des dernières volontés du défunt, dont il avait été l’ami.

Nous restâmes embrassées, ma tante et moi, mêlant nos soupirs et nos larmes, et n’étant affectées l’une et l’autre que des sentimens d’une véritable douleur, sans aucun calcul ni réflexion d’intérêt.

Cet homme que nous regrettions, quoique plus âgé que moi du double, était vraiment aimable et possédait toutes les bonnes et les belles qualités. Il était parvenu à se faire respecter de moi comme un père, estimer comme un tendre ami, et j’oserais presque dire chérir, comme si j’eusse pu le regarder en amant ou en époux… il m’avait en outre sauvé la vie et l’honneur, et il avait témoigné depuis, la volonté d’assurer le repos et l’existence de ma tante et de moi… tous ces titres devaient nous rendre son souvenir bien cher, et sa perte bien sensible !…

La galère était entrée dans le port, et déjà l’on s’apprêtait au débarquement ; le capitaine vint nous retrouver.

« Ma bonne et brave femme, dit-il à ma tante, vous vous êtes montrée dans le combat que nous venons de livrer aux infidelles, comme le plus brave de nos guerriers, et votre valeur n’a pas peu contribué à la victoire que nous avons remportée sur eux, puisqu’à vous seule vous en avez détruit plusieurs, et même leur capitaine. Les Français savent estimer et récompenser le courage ; tout notre équipage vous l’a déjà prouvé par les éloges sincères que vous avez si bien mérités… mais il est de mon pouvoir de vous en donner un prix particulier et bien légitime aussi ; c’est votre part du butin que vous nous avez aidé à faire sur ces pirates. La plus flatteuse pour nous, et la seule que nous ambitionnons, est la satisfaction de pouvoir rendre la liberté aux français leurs captifs, dont nous avons brisé les fers. Pour vous, ma brave Geneviève, voici un objet qui vous appartient ; c’est le petit coffret du capitaine que vous avez fait périr. Il renferme son or et ses pierreries. La connaissance que j’ai de vos bons sentimens, m’est un garant que vous en ferez bon usage.

» Et vous, me dit-il ensuite, aimable et vertueuse Suzon ! apprenez que la sagesse et la vertu trouvent aussi tôt ou tard leur récompense. Voici un papier que mon ami m’a confié pour vous le remettre. Il aurait voulu, et il était bien digne de faire votre bonheur en vivant ; mais, même en mourant, il n’a pas perdu le désir de l’assurer. Ce papier contient une déclaration faite par-devant l’aumônier, l’écrivain et moi, et signée de nous tous, qu’il vous regarde comme son épouse légitime et son unique héritière, et en conséquence une donation très en règle de tous ses biens, dont il m’a chargé à ses derniers momens de vous faire mettre en possession. Vous allez toutes deux descendre à terre avec moi, et j’exécuterai fidellement les dernières volontés de mon respectable ami ».

Lecteurs sensibles, peut-on répondre à de pareils discours ?… nous ne le pûmes pas… nous ne pûmes même pas trouver assez de force pour suivre le capitaine. Il eut la complaisance d’attendre que ce premier effet de notre saisissement fût un peu calmé… enfin revenues à nous, bénissant la Providence et remerciant le capitaine, nous entrâmes dans son canot, nous abordâmes à l’île, où nous fûmes fêtées, complimentées et honorées par tous les braves chevaliers et le grand-maître lui-même, à qui le capitaine nous présenta dans nos habits de matelots, et à qui il raconta avec enthousiasme les valeureuses actions de ma tante.

Ce digne homme ensuite nous combla de généreuses marques de son affection pour nous, ainsi que de son sensible attachement pour son ami, et de son respect religieux à accomplir les promesses qu’il lui avait faites. Dès le lendemain de notre arrivée, il nous fit entrer en jouissance de tous les biens de mon défunt mari, et s’empressa toujours, depuis ce moment, à nous procurer dans l’île toutes les satisfactions possibles.

C’est de là que, tranquille et heureuse avec ma tante, après avoir été ballottées toutes deux par tant de caprices de la fortune, nous goûtons en paix cette jouissance encore au-dessus des biens, celle d’avoir une ame pure et exempte de tous reproches !

Ma bonne tante se porte bien, et a oublié tous nos malheurs passés ; moi, je n’ai pas encore vingt ans, j’ai une fortune considérable, j’ai été mariée sans le savoir, je me trouve veuve, et je suis encore fille.


Fin de la quatrième et dernière partie.