Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/42

(Volume II, tome 4p. 101-117).
Partie 4, chapitre XLII.




CHAPITRE XLII.


Nous nous embarquons à Marseille.
Tempête. Combat sur mer. Le plus
terrible danger que nous eussions
jamais couru.


Le revenant, le sabbat et l’effroi de notre nuit, amusèrent beaucoup nos voyageurs, auxquels ma tante la raconta naïvement, mais après que la fille d’auberge la leur eut déjà annoncée malignement.

Cette nouvelle histoire servit de matière aux conversations pour toute la journée… et la préférence que le singe nous avait donnée, à ma tante et à moi, pour nous en rendre les héroïnes, confirma de plus en plus la société dans l’opinion où l’on était déjà que nous étions nées pour les grandes et extraordinaires aventures…

Le soir, la diligence étant arrivée à Marseille, l’on se sépara pour aller chacun à sa destination.

Monsieur Jasmin nous mena dans une maison où il avait habitude de loger, et où nous dûmes rester quelques jours à attendre qu’il eût fini des affaires importantes qu’il avait dans cette ville.

Comme il vit qu’elles traînaient en longueur, et qu’il n’avait pas besoin de nous, qui, de notre côté, brûlions d’impatience de nous voir hors de France, il profita de l’occasion d’un vaisseau qui allait partir justement pour la Corse, et nous fit embarquer dessus en nous donnant une lettre pour son épouse, à laquelle il nous recommandait beaucoup, et nous chargea même de vive voix de quelques détails à lui faire, concernant ses opérations particulières.

Nous nous séparâmes donc de lui, avec l’assurance qu’il nous donna et qu’il nous dit d’annoncer de même à son épouse, que ses affaires terminées ou non, il partirait sous quinze jours au plus tard pour nous rejoindre.

En embarquant sur ce vaisseau qui nous faisait quitter la France, nous voulûmes, ma tante et moi, nous donner la satisfaction d’écrire au grand vicaire, tant pour lui faire connaître les véritables motifs de vertu qui nous avaient ordonné de le fuir, que la scélératesse de l’aubergiste, son second agent, à qui il nous avait confiées, et nous lui en marquions les intéressans détails…

Notre lettre parvint et ne fut pas inutile. J’ai appris particulièrement depuis, que ce misérable avait été puni comme le méritait la bassesse de ses sentimens.

Le grand vicaire, sans parler de nous, l’avait fait condamner, pour l’affaire de la berline, comme recéleur et acheteur d’effets volés ; et peu de temps après notre départ de Marseille, il y vint prendre une place dans les bancs des galériens… Par une fatalité singulière, l’avare procureur qui régalait si bien ses clercs, et dont j’avais été la cuisinière pendant quatre jours, avait obtenu la même récompense pour crimes de faux, qu’il avait commis dans ses actes… Tout se retrouve avec la providence !…

Un nouveau spectacle s’ouvre à nos yeux émerveillés… Nous sommes en pleine mer…

On peut s’imaginer… ou pour mieux dire, il serait difficile de se figurer la surprise d’admiration et de terreur à-la-fois qui s’empara de ma tante et de moi, à l’aspect de cette immense étendue d’eau.

Nous, qui n’avions jamais vu que la Seine et quelques autres rivières ou ruisseaux… nous nous crûmes absolument perdue, hors du monde, et presque dans le néant, quand notre vue ne trouvant plus de bornes et n’apercevant plus de terre, fut obligée de s’arrêter dans le vide de l’air, où l’horizon seulement confondait le ciel avec la mer…

Pour nous faire passer par toutes les épreuves, une tempête violente nous accueillit dès le même jour, et nous tourmenta d’une manière horrible… car les matelots prièrent Dieu… c’est tout dire ; mais, comme on a déjà lu beaucoup de ces descriptions-là, je n’en ferai pas ici une nouvelle ; je dirai seulement que les montagnes d’eau qui s’élevaient à l’entour de nous en menaçant de nous écraser, et les abymes sans fond qui s’entrouvraient pour nous engloutir, nous causèrent bien encore un autre genre de frayeur que celle que le diable-singe nous avait fait éprouver.

Mais ce n’était encore que le prélude d’un malheur épouvantable auquel nous devions succomber.

La tempête cessa, et le calme ? que nous avions tant désiré, ne revint que pour annoncer et nécessiter notre perte.

La force des vents nous ayant jetés hors de notre route pendant toute la nuit, nous aperçûmes au matin un corsaire algérien qui venait sur nous. N’étant pas en force pour nous défendre, nous ne cherchions qu’à fuir ; mais notre vaisseau, endommagé par les suites de la tempête, qui avait emporté une partie de nos voiles et de nos agrès, ne put échapper à l’ennemi, qui, avançant à voiles et à rames, nous attrapa et commença à nous envoyer une volée de ses canons, qui nous fit encore ressentir une nouvelle espèce de peur non moins effrayante, en voyant tomber à côté de nous nos compagnons, écrasés par les boulets, ou déchirés par les éclats des bois qu’ils fracassaient…

Le combat ne dura pas long-temps ; les pirates turcs eurent bientôt détruit la moitié de notre monde et forcé le reste à se rendre ; nous fûmes tous conduits sur leur vaisseau, où ils nous enchaînèrent, et ils reprirent leur route pour nous aller vendre comme esclaves dans leur pays.

« Ah, mon doux sauveur ! s’écriait ma tante en pleurant, quand elle vit qu’on allait la charger de fers et moi aussi, comme tous nos autres camarades, et qu’elle entendit le langage barbare de ces turcs, auquel elle ne comprenait rien… voilà bien encore la pire des histoires qui nous sont arrivées !… Les bossus galonnés, les tabellions estropiés, les boulangers brûlés, les aubergistes scélérats, les procureurs enragés, les prieurs de Carmes enlevés, les clercs ivrognes et impudens… les vicaires suborneurs, les Lafleur ravisseurs, et les brigands voleurs et assassins de la forêt… n’étaient que de mauvais démons qu’on pouvait conjurer avec des prières… et la protection de sainte Geneviève des-Ardens, ma patronne, et de sainte Suzanne, la tienne, ont toujours su nous en délivrer !…

» Mais avec ces rénégats maudits, ces mangeurs d’Arcoran, qui sont pires que les juifs ! dont les moustaches seules me font trembler… et qui n’entendent ni le français ni le latin, toutes les prières et toutes les litanies sont inutiles. Notre dernière heure est sonnée, ma pauvre nièce ! ces enragés-là vont nous manger toutes vives » !

La peur d’être ainsi dévorée vivante, fit qu’elle ne voulut pas se laisser enchaîner ; elle sautait au milieu des forbans, les égratignait et les mordait dans l’intention de se faire tuer d’avance d’un coup de sabre, comme ils l’en menaçaient, aimant mieux, disait-elle, n’être mangée qu’après sa mort… et elle m’exhortait à en faire autant.

Enfin le capitaine de ces brigands, qui s’amusait à regarder la belle défense de ma tante, et qui riait de tous les sauts et grimaces que la fureur lui faisait faire, eut la fantaisie de vouloir l’interroger…

Il ordonna donc de la laisser libre, et de la lui amener dans sa chambre avec moi ; et il fit en même temps venir un interprète pour pouvoir lui expliquer nos discours.

Sitôt que nous entrâmes, il me regarda avec plus d’attention qu’il n’avait encore fait, n’ayant presque pas eu le temps de me voir, tout occupé qu’il était, et à donner des ordres après le combat, et ensuite à considérer ma tante.

Il se permit même avec moi des familiarités et des caresses turques très-indécentes, qui révoltèrent ma tante autant que moi ; et il me fit dire par son interprète, qu’il me trouvait un fort joli garçon ; qu’à cause de ma beauté, il ne me ferait pas enchaîner comme les autres, et qu’il voulait me garder pour le servir à sa chambre… il fit même apporter des vêtemens turcs, et me fit ordonner, par ce truchement, de me déshabiller à l’instant, et de prendre le nouveau costume qu’on me présentait…

Comme je m’y refusai, il commanda à l’interprète de me dépouiller.

Il vint effectivement sur moi, et portait déjà les mains à mon pantalon pour le défaire, quand ma tante, qui n’entendait pas la langue des turcs, mais qui comprenait fort bien leurs gestes, indignée de ceux-là, lui appliqua un vigoureux soufflet… et du même temps, le saisissant par les deux côtés de la moustache, le fit tomber et rouler par terre avec elle, qui ne quittait pas prise.

Celui-ci tira son poignard, et allait en percer ma tante… mais le capitaine, qui riait encore de ce nouvel acte de bravoure de Geneviève, l’en empêcha en lui disant, dans son langage, qu’il allait la faire punir autrement. Il lui ordonna seulement de la contenir, ce que le pauvre interprète, à moitié démoustaché, ne put faire qu’à l’aide de deux pirates qui lui servirent d’adjoints.

Alors le capitaine avançant lui-même sur moi, me déchira brusquement mon gilet du haut en bas, et ma chemise avec… et ma gorge parut à découvert.

« Alla ! Mahomet ! Alla » ! s’écria-t-il aussitôt, en baragouinant encore dans son jargon… et il se jeta sur moi comme un tigre furieux, en déchirant Je même mon caleçon, et s’abandonnant à toute sa brutalité…

C’en était fait ! il n’y avait plus de sainte Suzanne qui pût l’arrêter… et mon honneur, qui s’était déjà réchappé des attaques de tant de français, allait être la proie d’un misérable turc…

Ah ! oui, sainte Suzanne ! vous dormiez ou m’abandonniez alors… car Mahomet prenait déjà bien de l’avance !… mais ma tante était là qui veillait sur moi !…

Aussi vive que le salpêtre enflammé, elle se dégage des mains de l’interprète et des deux autres brigands qui la retenaient, elle arrache le poignard de l’un d’eux, et s’élançant sur le capitaine, qui m’avait renversée sur son ottomane, elle le lui enfonça tout entier dans le dos.

Le sang ruissela aussitôt, et il tomba mort du coup…

Vingt autres poignards et sabres furent aussitôt levés sur nous, et nous devions être criblées et déchirées !… cependant nous échappâmes au premier et terrible mouvement de la fureur de ces forcenés, par un cri que fit l’interprète pour les retenir… mais ce n’était pas pour nous faire grâce… c’était au contraire pour nous réserver à un supplice bien plus douloureux.

En effet, le second capitaine, informé de cette catastrophe, et devenant maître sur le vaisseau, par la mort de son chef, entra dans la chambre, et donna des ordres pour nous faire tout bonnement… empaler.

On me demandera peut-être ce que c’est que cette opération-là… Heureusement je ne le sais pas encore par expérience, mais aux apprêts que j’en ai vu d’avance, je puis juger que ce doit être un fort vilain quart d’heure à passer… et que le ciel en préserve tous ceux ou celles qui me liront, et qui auront le malheur de tomber, comme moi, dans les mains des turcs !…

On nous saisit donc, et malgré notre résistance, celle du moins de ma tante, qui se défendait toujours comme un lion, car pour moi, épouvantée de tout ce qui venait de se passer, je n’avais plus ni force, ni presque de sentiment, on nous mit absolument nues, et l’on nous conduisit sur le tillac, où notre sentence devait être exécutée.

A la vue de mon corps, le nouveau capitaine ressentit les mêmes désirs criminels que ceux qui avaient déjà coûté la vie à son prédécesseur, et alliant, par un contraste bien digne d’un barbare, l’amour à la férocité, il déclara que pour nous punir davantage, il voulait jouir de moi devant ma tante, qui serait empalée la première, et m’abandonner ensuite à la brutalité de ses soldats… Il eut même l’atroce cruauté de le faire expliquer à ma tante par son interprète…

« Ce ne sera pas vrai… s’écria cette femme intrépide, ce ne sera pas du moins ce monstre-là qui aura l’infernal plaisir de commettre ce crime ! »… Et toute nue qu’elle était déjà, et au milieu de ses bourreaux, se précipitant sur le nouveau et second capitaine, elle arracha le poignard qu’il avait à sa ceinture, et le lui plongea dans le cœur. Et de deux !… La place de capitaine n’était plus affriandante… ou du moins les désirs de concupiscence se rallentissaient bien à mon sujet.

On la ressaisit vivement, mais le coup était fait, et le poste de capitaine vaquait pour un troisième…

Ma tante, furieuse, hors d’elle-même, se débattit dans les bras de ceux qui voulaient la lier, et toujours armée de son poignard, elle espadonna avec, éventra encore cinq à six turcs ; et en frappant toujours ceux qui se présentaient devant elle, parvint jusque sur le bord du vaisseau, d’où elle s’élança dans la mer, et se fit engloutir par les flots, plutôt que de se laisser reprendre par ces barbares, en me criant : « Adieu, ma pauvre nièce » ! Ce cri retentit au fond de mon cœur. Anéantie de ce coup, plus encore que de ma terrible situation, je tombai sans sentiment…

Alors, sans aucune compassion, le troisième capitaine remplaçant, se gardant bien de la tentation luxurieuse qui avait causé la perte des deux autres, ordonna de m’exécuter à l’instant.

On me releva donc, et par un raffinement de barbarie à la turque, on s’efforça de me faire bien revenir à moi, pour me faire mieux sentir toute l’horreur de mon supplice.

Ces soins cruels avaient eu leur succès… j’avais repris connaissance. Déjà le pieux mortel était aiguisé et affilé, déjà j’étais liée et présentée devant l’instrument fatal… lorsque le turc qui était à la découverte au haut d’un mât, cria fortement, en articulant quelques mots.

Soudain le capitaine en prononça quelques autres, et tous ces forbans acharnés sur moi, laissèrent tomber le pal, les cordes et les outils pour l’enlever… et m’ayant entraînée nue et liée comme j’étais, dans la chambre du capitaine, coururent à leurs armes et se préparèrent au combat.

C’était un vaisseau qu’on apercevait de loin, que la vigie avait signalé, et l’espérance et l’envie de faire une nouvelle prise, avait déterminé ces malheureux à différer mon supplice jusqu’après l’affaire qu’ils allaient engager.

Pour moi, ne comprenant rien à leur langage, et ne devinant rien à leurs mouvemens, attendant toujours la mort dans l’infame position où j’étais… et désolée de la perte de ma tante, je ne regardais ce retard de mon exécution que comme une agonie plus longue et plus cruelle !