Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/40

Partie 4, chapitre XL.




CHAPITRE XL.


Qui était ce voyageur qui s’intéressait
à ma tante.


Il était nuit, on ne se voyait pas dans cette voiture. Ma tante, trop émue de l’événement cruel où elle venait de courir doublement le risque de la vie, par le sabre du voleur et par les roues de la diligence… et qui nous avait enlevé la dernière ressource qui nous restait pour exister, ne faisait guères attention aux voix de ceux qui l’interrogeaient sur notre aventure ; elle ne distinguait pas celle d’un homme qu’elle connaissait bien et depuis long-temps, mais à qui elle était fort éloignée de penser alors, et dont elle ne pouvait pas se croire si proche.

Ce même homme fut le premier à dire qu’il était à propos de ne pas la fatiguer ainsi de toutes ces interrogations, qui ne servaient, pour le moment, qu’à renouveler son chagrin, et qu’il fallait la laisser un peu remettre de la frayeur qu’elle avait eue, mais qu’il la connaissait, et qu’il répondait qu’elle était une honnête personne.

L’obscurité et le mouvement de la voiture ayant à mesure assoupi tous les voyageurs, il ne resta plus d’éveillés que ma tante et moi, et peut-être celui qui nous avait fait entrer dans la diligence ; mais prudemment, il crut devoir attendre au lendemain pour se faire reconnaître de ma tante.

J’étais à côté d’elle, et j’éprouvais bien sans doute ses mêmes sentimens sur la cruelle singularité de notre position. Nous étions dans une diligence qui nous emmenait sans que nous sussions où ; nous ignorions de même avec qui nous nous trouvions ; et un homme de cette compagnie cependant s’intéressait à nous…

« Ce qui me rassure un peu, me disait tout bas ma tante, c’est que c’est moi que cet homme-là connaît… je serais inquiète si c’était toi ; je soupçonnerais encore quelqu’anicroche, mais c’est à moi qu’il en a, il ne peut pas y avoir de danger… Enfin, allons toujours ; le bon Dieu fera faire clair demain, nous verrons notre monde ; et à tel endroit que la diligence nous arrête, nous y serons toujours moins en risque que sur le chemin avec nos maudits voleurs, ou avec l’aubergiste, ou avec le grand vicaire… J’ai eu tort tout-à-l’heure de vouloir me désespérer ; j’en demande pardon à Dieu. Il nous reste encore du cœur et des bras, et avec ça, ma nièce, on trouve à manger du pain par-tout ; dormons, crois-moi, ça nous reposera. Nous sommes huit ou dix personnes dans la voiture ; il n’y a, à ce que je peux croire, ni moine italien, ni marinier ; et à moins que le diable ne s’en mêle, l’histoire de la nuit du coche d’eau ne se renouvellera pas ici ».

Nous nous endormîmes effectivement, appuyées et serrées l’une contre l’autre, et la nuit se passa sans accident. La fatigue même, et les tribulations que nous avions éprouvées, nous tinrent tellement assoupies que nous ne nous réveillâmes que lorsqu’il était déjà grand jour, et que la voiture arrivait à l’endroit où elle aurait dû faire sa couchée la veille, et où elle arrêta pour déjeûner et relayer en même temps.

Quel fut l’étonnement de ma bonne tante en retrouvant alors dans le voyageur qui répondait pour nous, et qui était un homme de fort bonne mine, quoique de l’âge de ma tante, ce monsieur Jasmin, jadis valet-de-chambre du seigneur de notre village, et à qui elle avait joué un tour si piquant !

Elle ne le reconnaissait pas d’abord ; mais il la remit sur la voie en lui rappelant lui-même l’aventure où elle l’avait si bien puni.

Confuse, elle n’osait plus ni le regarder ni lui parler. Il lui dit avec beaucoup de cordialité, et de sentiment même :

« Ma bonne Geneviève, ne soyez pas honteuse pour m’avoir joué un tour qui m’a paru sanglant, il est vrai, dans le premier moment, mais qui a fait le bonheur de ma vie. Vous m’avez corrigé ; vous m’avez retiré du vice où, sans cette forte leçon que vous m’avez donnée, je me serais enfoncé de plus en plus… et j’aurais peut-être fini honteusement, ou je traînerais à présent une misérable et méprisable existence.

» La digne femme que je n’avais pas eu le bon esprit de connaître, et que vous m’avez forcé à prendre, a su réparer et racheter, par les qualités bien précieuses de son caractère et de ses talens, une beauté passagère que ses traits n’offraient pas aux yeux… Elle s’est faite estimer et chérir du seigneur de notre village et de son épouse, qui m’ont pardonné mes sottises à cause d’elle. Ils nous ont protégés, gratifiés et favorisés d’abord dans une petite entreprise qu’ils nous ont procurée, et que les soins et l’intelligence de ma femme ont rendue bien plus profitable encore… en peu de temps notre fortune a pris de l’accroissement ; nous avons multiplié nos fonds, augmenté toujours notre commerce et notre travail en proportion ; et aujourd’hui nous nous trouvons à la tête d’une maison considérable, et possesseur d’une fortune solidement assurée…

» C’est à vous, ma bonne et vertueuse Geneviève, à qui je la dois, ainsi que toutes les satisfactions pures dont j’ai joui jusqu’à présent, et je mettrai mon plaisir et mon devoir à vous en témoigner ma reconnaissance. Venez déjeûner avec moi, et cette charmante nièce que vous avez là, déguisée en garçon. Cela m’annonce des aventures… et l’histoire de votre vie était déjà entamée, quand je vous ai connue, de manière à me faire croire qu’il vous en est encore arrivé bien d’autres depuis… Vous allez m’en conter une partie ; et comme j’espère que nous ne nous quitterons plus, vous aurez le temps de m’en apprendre le reste ».

Nous entrâmes donc avec lui dans une chambre où nous déjeûnâmes.

Pendant deux heures, que nous restâmes à cette auberge, ma tante raconta à monsieur Jasmin (qui n’était Jasmin que pour nous, car il avait un autre nom alors, non par orgueil… celui-ci étant un nom de livrée, il avait repris le sien de famille), une grande moitié des derniers événemens de sa vie, et ce qui me concernait moi-même.

Le conducteur nous avertissant pour remonter prendre nos places, ma tante parut indécise et inquiète… mais monsieur Jasmin lui prenant la main avec affection, lui dit :

« Ma chère Geneviève, je vous ai aimée, je vous ai estimée… maintenant vous êtes dans la peine, et je vous suis redevable… je dois et je veux m’acquitter, même en gagnant encore avec vous… Ma femme, cette digne Jeanneton, dont vous avez fait le bonheur aussi, et qui vous aime autant que moi, est actuellement en Corse ; c’est le pays où je me suis fixé depuis quelque temps, par des tournures et des dispositions de commerce. J’en suis parti pour venir terminer des affaires et recueillir des paiemens, et j’y retourne. J’y ai deux filles avec elle, mais plus jeunes de quatorze à quinze ans… je vous engage… je vous prie même instamment, puisque vous n’avez rien de mieux à faire, d’y venir avec moi ; vous serez l’amie de ma femme et la mienne, et l’institutrice et la seconde mère de nos filles. Elles ont déjà d’excellens caractères, votre expérience et votre sagesse contribueront à en faire des personnes accomplies… et votre charmante nièce sera leur camarade, et regardée chez nous comme notre troisième enfant ».

Ma tante était aussi sensible que brave. Elle ne répondit pas, mais elle pleura. Je pleurai aussi, et le bon monsieur Jasmin pleura de même… Enfin, après nous être embrassés tous les trois à plusieurs reprises, et bien essuyé les yeux pour n’avoir pas un air singulier devant nos voyageurs, nous remontâmes dans la diligence pour nous rendre d’abord à Marseille, où monsieur Jasmin avait encore des affaires, et d’où nous devions nous embarquer pour aller nous réunir à sa famille, en Corse.

Cette proposition de monsieur Jasmin, et ce voyage, arrangeaient d’autant mieux ma tante, qu’outre le plaisir de se retrouver avec d’anciennes connaissances, avec Jeanneton sur-tout, qui lui avait une si véritable obligation, cela l’éloignait de la France, où elle se déplaisait, où elle craignait beaucoup, et où elle n’avait presque plus d’espoir de rien trouver d’avantageux.