Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/14

Partie 2, chapitre XIV.




CHAPITRE XIV.


Monsieur de Lafleur soupe chez ma
tante. Nouvelle déclaration de son
amour.


Ma tante un peu revenue de l’humeur qu’elle avait eue de me voir en sainte Suzanne, et flattée des politesses que le peintre lui avait faites à notre sortie de chez lui, me disait en remuant toujours ses écus : « Encore passe du moins quand les gens sont honnêtes, et qu’ils s’en tiennent juste à faire leur métier. On sait bien qu’il y a de toute sorte d’états dans la vie. Celui des peintres est de regarder le monde par-tout… Eh ben dame, il faut bien qu’ils en vivent, comme moi qui ai bien vu des fois aussi ce qu’on cache à tous les autres… Ça n’empêche toujours pas qu’on ne soit sage quand on le veut… Oh, oui ! toutes réflexions faites, il y a plus de profit à servir de modèle aux peintres qu’à être cuisinière chez un procureur, à jouer avec ses clercs, à prendre des leçons de broche de monsieur de Lafleur, et à recevoir des lavemens du petit Anodin. Souviens-toi bien de ça, ma chère Suzon. Tous ces gens-là ont vu tous tes secrets également, et pourtant il n’y a que les yeux du peintre qui aient payé leurs regards… deux louis pour deux petites heures ! c’est sainte Suzanne ta bonne patronne, qui t’a envoyé cette bonne aubaine-là !… Nous retournerons chez le peintre, pas vrai, ma nièce ?

» Eh mais, ma tante, comme vous voudrez… Cependant se mettre toute nue comme ça devant le monde !…

» Oui, j’entends ben. La première fois ça doit coûter beaucoup ; mais tu te souviens de la réflexion que j’ai faite moi-même chez lui… D’abord qu’ils ont déjà tout vu, il n’y a plus rien de nouveau à présent, ce sera toujours la même chose qu’ils verront,

» Oh ! ce n’est pas de me laisser voir qui me chiffonne le plus, une fois que j’y suis, mais c’est pour me déshabiller que ça me fait une confusion terrible !… — Eh bien, écoute, je te déshabillerai moi-même derrière un paravent que j’ai vu dans la chambre du peintre, et tu ne te montreras que quand tu seras toute prête ; et pour que tu ne rougisses pas, je te mettrai un mouchoir fin devant les yeux ».

A cette double condition-là, je promis que nous y retournerions.

L’espérance d’avoir encore deux louis dans trois jours avec si peu de peine, et peut-être beaucoup d’autres après ceux-là, rendit à ma tante toute sa gaieté, et la consola de la diminution continuelle de ses pratiques. Elle prépara même un bon souper, et monsieur de Lafleur étant venu le soir pour savoir des nouvelles de ma séance du matin, ma tante, par reconnaissance de la bonne pratique qu’il nous avait procurée, l’invita à nous tenir compagnie.

Lui qui ne cherchait que les occasions d’être seul avec moi, ne se fit pas prier long-temps, imaginant bien qu’il trouverait le moyen d’éloigner Geneviève au moins pour quelques instans. Il lui dit donc qu’il acceptait volontiers, mais à condition qu’il paierait le vin, parce qu’il n’était pas juste que des femmes régalassent, et il lui mit un écu dans la main pour aller chercher trois bouteilles à vingt sous, et de son choix…

Ma maligne tante, qui avait toujours sa leçon de broche sur le cœur, pénétra bien vîte son motif, et me repassant l’écu tout d’un temps, me dit : « Vas-y, Suzon, tu seras plutôt revenue que moi ; j’ai tant couru aujourd’hui ; que je ne peux plus me tenir sur mes jambes.

» Oh ! ma chère tante, reprit-il, je serai bien fâché de votre peine, sans doute, et je vous l’épargnerais moi-même si j’osais entrer dans un cabaret dans ce quartier-ci, mais c’est trop près de chez nous. Monsieur l’abbé le saurait, car il y a toujours des mauvaises langues qui ne se plaisent qu’à nuire au monde, et cela me ferait tort… D’une autre part, les cabaretiers sont si fripons, qu’ils tromperont mam’selle Suzon ; ainsi vraiment il faut que vous fassiez encore cette petite corvée-là. Pour ne pas vous fatiguer, vous irez tout doucement. Nous avons le temps d’attendre ; il n’est pas encore l’heure de souper.

» Eh bien, puisque vous n’êtes pas pressé, riposta ma tante, vous pouvez bien faire la galanterie toute entière. Allez chercher votre vin vous-même dans un autre quartier, pour qu’on ne vous connaisse pas. Pendant ce temps-là, moi, je vais achever mon fricot, et Suzon apprêtera le couvert ; ça fait que quand vous reviendrez, nous n’aurons plus qu’à nous mettre à table ».

Cet arrangement ne faisait pas le compte de monsieur de Lafleur, mais il connaissait ma bonne tante pour être entêtée, et il n’y avait pas à répliquer. Il reprit donc l’écu dans ma main, qu’il serra et baisa, en nous disant :

« Eh bien, mesdames, pour ne pas perdre deux minutes du plaisir que vous me permettez d’avoir en votre aimable société, je vais, au risque que cela soit rapporté à monsieur l’abbé, aller tout bonnement au cabaret qui est en face », et il descendit.

Dès qu’il fut dehors : « Il avait bien envie de rester seul avec toi, Suzon ! me dit ma tante, mais méfie-t’en bien, mon enfant. Souviens-toi que sitôt qu’un homme a parlé de mariage à une jeune fille, elle ne doit pas lui accorder la moindre liberté, que toutes les cérémonies ne soient bien faites, et le contrat bien signé… S’il a de bonnes intentions, la résistance d’une fille honnête ne fait que les augmenter ; mais s’il en a de mauvaises, on gagne à le dégoûter de soi. Ce qui serait bagatelle avec un autre, devient de conséquence avec un soi-disant prétendu… Sous le prétexte de vouloir épouser, vois-tu, il vous amène insensiblement à jubé ; d’une petite faveur obtenue, il passe à une plus grande ; il vous demande des à-comptes, et il appelle ça des arrhes du marché… Mais, fiez-vous-y ! et une fois que vous les avez accordés sur parole, la main du perfide se refuse à signer la promesse que sa bouche vous a faite… Eh ! mon dieu ! j’ai pensé y être prise, mon enfant, telle que tu me vois !… — Vous, ma tante ?… — Hélas ! oui, moi-même, ma nièce, et si, je n’étais pas si innocente que toi, et bien m’en a pris. C’est une histoire que je te veux conter en soupant, exprès devant monsieur de Lafleur, ça te servira de leçon, d’abord à toi, et ça lui prouvera, à lui, que nous savons de quoi les hommes sont capables ».

Monsieur de Lafleur rentrant alors, la conversation changea d’objet. Les préparatifs du souper occupèrent encore un instant, à cause d’un supplément d’une salade aux anchois, que monsieur de Lafleur avait apportée, je ne sais trop à quelle intention, mais qu’il nous vantait beaucoup, et à propos de quoi il me faisait, tout en les épluchant et les nettoyant avec moi, beaucoup de plaisanteries équivoques et à l’inçu de ma tante, à ce qu’il croyait, auxquelles je ne comprenais rien du tout… Mais la rusée Geneviève, sans en faire semblant, avait toujours les yeux et les oreilles au guet ; et déroutait à tous momens sa langue et ses mains ; car les unes étaient vraiment aussi agissantes que l’autre était frétillante.

On se mit à table enfin, et pendant tout le souper, monsieur de Lafleur ne nous entretint que du désir qu’il avait d’unir son sort au mien, et de ne plus nous quitter ; même, s’avançant de plus en plus, il proposait déjà, pour débarrasser ma tante, dont la chambre était petite, et le lit, disait-il, trop étroit pour nous deux, sur-tout vu que nous étions dans la saison des chaleurs, de me chercher dès le lendemain un autre logement où j’irais habiter seule, en attendant qu’il eût trouvé l’occasion favorable pour faire agréer notre mariage à son maître, et il s’y chargerait de ma dépense.

Moi, simple et accoutumée à ne voir dans les discours que la première intention que les paroles semblaient y donner, je trouvais tout cela infiniment honnête de sa part, et je me confondais en remercîmens pour les bontés dont il paraissait vouloir me combler… Mais ma tante, qui avait vécu et vu plus que moi, avait une habitude toute opposée à la mienne. Elle ne voyait, dans les plus beaux complimens, que faussetés ; dans les promesses, que des piéges ; et dans les amoureux de nos appas, que des ennemis de notre honneur.

La conduite de monsieur de Lafleur lui paraissait louche, sur-tout depuis qu’il m’avait conduite chez le peintre, pour m’y faire transformer en sainte Suzanne ; et quoique charmée d’avoir eu l’argent de ma séance, elle augurait mal de la délicatesse d’un homme qui avait exposé sa maîtresse nue aux regards de cinq autres, et cela avait beaucoup diminué de l’idée qu’elle avait eue d’abord qu’il voulait faire de moi sa femme.

Elle lui dit donc tout bonnement que, tant que sa nièce ne serait pas mariée, sa chambre serait assez grande pour elles deux ; que, quand elle aurait un époux, il serait juste qu’il fit les frais de son coucher ; mais que, jusque-là, elle n’entendait pas qu’elle eût d’autre lit que le sien.

Il voulut insister en disant que, d’après les déclarations qu’il nous avait faites, et qu’il était prêt à nous réitérer, nous pouvions et devions même le regarder comme étant déjà effectivement mon époux ; et que, comme il en avait tout l’amour, je ne risquais rien à lui en accorder tous les droits. En finissant cette belle phrase, il commença à prendre un droit d’époux en m’embrassant fortement et sans ma permission.

« Nage toujours, et ne t’y fie pas ! répondit ma tante ; il n’y a que le sacrement qui donne ces droits-là ; et toute fille qui est assez sotte pour les laisser prendre avant, s’appellera toujours mam’selle, quand même on lui aurait promis vingt fois de la faire madame… Ce n’est pas par ouï-dire seulement que je le sais ; mais quand on y a passé, on est savante, comme dit l’autre… Ecoutez-moi, mes enfans ; je vais vous raconter, pour dessert, ce qui m’est arrivé à moi-même ».