Ma sœur Jeanne (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 481-509).
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MA SŒUR JEANNE

troisième partie[1].

I.


Je m’endormis enfin et m’éveillai plus calme. La lettre de Jeanne était restée ouverte sur ma table ; je voulus la relire pour retrouver, dans ce chaste et doux sentiment de l’amitié inaltérable, la conscience de ma lucidité. Une phrase m’avait frappé, je tenais à la bien comprendre. « Je te défie, me disait ma sœur, d’aimer quelqu’un mieux que nous ; ta future compagne ne t’apportera que l’avenir, tandis que nous, c’est le passé, c’est la joie et la douleur mises en commun, c’est toute la vie qu’on a vécue. »

— C’est vrai, profondément vrai, me dis-je, et si Manoela m’a ému si vivement hier, c’est qu’elle aussi est mon passé ; mais ce n’est pas celui dont parle ma sœur, ce n’est pas la sainte tendresse, la sollicitude, l’expansion de tous les jours, la confiance calme et sacrée : c’est l’insomnie, la curiosité, le dépit, le dégoût. J’ai passé par ces tourmens-là, et je voudrais recommencer pour arriver à quoi ? L’avenir de cette fille appartient à M. Brudnel, et ce qu’elle a mis dans ma vie écoulée n’est certes pas digne de regret. Elle m’a inoculé la maladie du doute, elle m’a rendu amer et sceptique en fait d’amour à l’âge heureux des illusions. Si elle était libre aujourd’hui, je ne pourrais l’aimer qu’avec les plus douloureuses restrictions. Hélas ! sans le savoir, Jeanne a raison, je ne croirai plus, et, quel qu’il soit, le passé d’une femme sera pour moi comme un obstacle à la foi ou à la sécurité.

En pensant à l’angélique droiture de ma mère et de ma sœur, je ne vis plus en Manoela qu’un fantôme sans consistance, et ma nuit de fièvre me parut le résultat d’une simple irritation nerveuse. J’allai faire de l’histoire naturelle dans les îles du lac. Ce beau pays, tout lumière, avec ses fonds violets où les eaux sillonnaient de reflets d’argent la base des montagnes, cette profondeur limpide, miroir ardent qui doublait la puissance du soleil, ces rivages frais, ces longs murmures mystérieux des petites vagues, tout portait au rassérènement.

La nuit venue, devant garder le fragile trésor de mon patron, je rentrai, et je commençais à lire quand la suivante espagnole frappa à ma porte. Je crus que c’était encore Manoela. Je m’étais enfermé. J’allai ouvrir après avoir demandé d’un ton sec qui était là.

— Madame est très souffrante, me dit la camériste, elle ne demande pas que monsieur le docteur se dérange. Elle m’a même défendu de l’avertir ; mais j’ai une responsabilité, je ne peux pas la laisser devenir malade sans avertir le médecin, qui a la même responsabilité que moi.

— Qu’a donc madame ? demandai-je en passant mon habit.

— Elle n’a pas dormi de la nuit dernière.

— Bah ! c’est comme moi, la chaleur, les moustiques…

— Je ne dis pas, monsieur, mais elle n’a pas mangé de la journée.

— Alors c’est plus sérieux, ce n’est plus comme moi !

— Monsieur le docteur a eu bon appétit ?

— Appétit dévorant !

— Dieu en soit loué ! reprit la Dolorès du ton dont elle eût dit : « Quelle brute vous faites ! »

Je me méfiais de cette Dolorès. Elle n’avait pas l’air franc. C’était une grande fille sèche, qui pouvait avoir été belle avant la petite vérole. Son âge était problématique, entre celui de la soubrette et celui de la duègne. Elle pouvait au besoin être considérée un peu comme gouvernante. Elle se disait noble, à la tête de nombreux malheurs de famille. Il est de fait qu’elle avait reçu une certaine éducation ; elle parlait le français, l’italien et l’anglais assez purement, mais avec une affectation qui lui donnait l’accent faux et flatteur. Je la regardais comme l’espion de sir Richard et de toute sa maison, soit pour complaire à sa maîtresse, soit pour remplir par ses commérages les longues heures qu’elles passaient ensemble.

Je la suivis, c’était mon devoir, je ne pouvais m’y soustraire, quelque légère que fût l’indisposition de celle que, dans ma pensée, je continuais à appeler l’odalisque. D’ailleurs je me sentais très fort et sûr de moi dans ce moment-là. Je trouvai Manoela sur la terrasse de son appartement, prenant le frais tranquillement et dégustant une glace au citron. Elle avait une toilette étrange, un véritable costume espagnol rose vif avec des dentelles noires, le col dégagé, les bras nus sous des mitaines de guipure noire, la jupe demi-longue, toute chargée de volans, les cheveux relevés, semés de roses, l’éventail à la main. On eût dit qu’elle allait partir pour le bal ou pour la course des taureaux.

— La maladie n’est pas grave, dis-je en entrant à Dolorès, qui m’introduisait.

Manoela fit un cri : — Que voulez-vous, monsieur ? dit-elle en se levant.

Sa surprise et son mécontentement n’étaient pas joués. Elle ne m’attendait pas. Dolorès avait agi à sa tête. Ce fut elle qui prit la parole pour dire qu’elle ne voulait pas me laisser coucher sans que j’eusse tâté le pouls de sa maîtresse. Et, comme elle recommençait à parler de sa responsabilité et de la mienne, Manoela, voyant mon air froid, se calma tout à coup, me tendit son bras et me dit en souriant : — Débarrassez-vous de cette corvée, docteur, car c’en est une, vous n’avez pas besoin de me le dire ; mais soyez tranquille, je me porte bien. Vous n’aurez pas à vous occuper de moi.

— Je m’en occuperai, s’il y a lieu, répondis-je, — et, pour commencer, je constate que vous avez la fièvre.

— Dolorès ne vous dit pas, reprit Manoela, que je viens de danser avec elle une jota aragonaise des mieux enlevées ; mais mon costume vous le dit.

— Et vous, reprit Dolorès, vous ne dites pas qu’au beau milieu de la danse vous vous êtes évanouie.

— Je ne me suis pas évanouie ; j’ai eu un moment de vertige, je n’ai pas perdu connaissance, et cette glace que tu m’as donnée m’a remise tout de suite.

— Mais vous avez la fièvre, le docteur le voit bien ; vous n’avez ni dormi cette nuit, ni mangé aujourd’hui. Vous êtes pâle…

— Je le suis toujours. Voyons, laisse-moi tranquille. Bonsoir, docteur, allez travailler. Je veux danser encore.

— Défendez-le-lui, docteur ! s’écria Dolorès avec un accent pathétique. Vous ne savez pas comme avec moi elle est enfant gâtée ; elle ne m’écoute pas.

Je tâtai encore le pouls ; il se calmait rapidement, et même il devenait faible.

— Comment, dit Manoela, vous aussi, vous allez faire le tyran avec moi ?

— Non, dansez, si bon vous semble ; mais pas avant d’avoir pris un potage. Promettez-le-moi.

— J’obéis tout de suite, d’autant plus que je n’ai pas eu d’appétit aujourd’hui et qu’il n’y a pas d’autre cause à mon étourdissement. Va, Dolorès, apporte-le, ce potage.

— J’y cours, mais restez là, docteur, si elle s’évanouissait encore !

— Êtes-vous sujette à ces syncopes ? dis-je à Manoela quand nous fûmes seuls.

— Oui, dit-elle ; mais tout à l’heure ce n’en était pas une.

— Je vous crois d’une bonne santé, puisque je n’ai encore jamais été appelé auprès de vous.

— Je suis d’une bonne santé, reprit-elle d’un ton bref, et s’il en était autrement, Richard ne le saurait pas ; par conséquent, vous ne le sauriez pas non plus. Je ne comprends pas que Dolorès, qui m’a vue si souvent en défaillance, vous ait appelé pour si peu.

Je crus devoir la questionner avec insistance. Elle me répondit enfin : — Eh bien ! oui, la vie que je mène m’est contraire, et si elle ne finit bientôt, elle me tuera. Songez donc ! Passer des mois entiers sans sortir du même jardin ! Voir tous les jours les mêmes fleurs, faire le tour des mêmes allées ; quel ennui, quand Richard n’est pas là !

— Vous montez à cheval avec lui assez souvent ?

— Cela me fait plutôt du mal. J’ai peur à cheval et même à âne.

— Vous êtes poltronne à ce point ?

— Je le suis devenue ; enfant, j’étais intrépide, mais depuis la peur que j’ai eue de mon père, ces scènes que je vous ai racontées,… et puis les gâteries de Richard ! quand on est trop heureux, on devient lâche.

— Pourtant vous bravez quelque chose de plus méchant parfois qu’un cheval ou un âne, vous bravez la maladie, puisque vous êtes souvent indisposée et ne voulez pas qu’on vous soigne.

— Si fait, si fait, docteur, Dolorès suffit. Quand M. Brudnel est ici, elle ne s’inquiète pas comme aujourd’hui. Elle le sait bien, je ne veux pas qu’il apprenne que j’étouffe dans ma cage.

— Il faudra pourtant qu’il le sache ; mon devoir est de le lui dire.

— Je ne veux pas, moi !

— Qu’importe ?

— Ah ! nous sommes dans ces termes-là ! Eh bien ! qu’importe en effet ? Nous allons nous marier, ma captivité va finir.

— Vous en êtes sûre ?

— Eh bien ! et vous ?

— Moi, je n’en suis pas sûr. M. Brudnel vous chérit comme une enfant, mais il n’a pas l’air de vous regarder comme une personne.

— Oui ! je sais bien ! mais c’est sa faute, c’est lui qui m’a séquestrée comme cela et qui m’a empêchée de rien comprendre à la vie pratique. Après tout, qu’est-ce que cela fait ? Si je suis sérieusement malade, j’aime mieux ne pas le savoir. Voilà le potage demandé. Donne, donne, Dolorès, je serai très bien après.

Je la regardai avaler lestement ce potage. Elle mangeait avec beaucoup de grâce, d’adresse et de propreté, sans appétit véritable, je l’avais souvent remarqué. Je me promis de lui indiquer un régime, et je pris congé. À peine étais-je au seuil de l’appartement que le bruit strident des castagnettes me fit retourner la tête. Elle était debout dans une pose superbe, le coude droit élevé à la hauteur du visage, le bras arrondi avec autant de moelleux que de nerf, et la main droite rapprochée de la gauche dont le bras formait un angle gracieux et fier à la hauteur de l’épaule. Les castagnettes roulaient comme la foudre dans ses petits doigts agiles ; le cou et la face, tournés à droite, avaient une expression de noblesse extraordinaire, tandis que les yeux, à la fois ardens et sévères, semblaient dire : À genoux devant moi !

Je m’arrêtai involontairement ; je n’eusse jamais cru que cette petite femme menue, si gauche en amazone, eût tant de tournure, de souplesse et de majesté en dansant. Chaque pays a sa grâce, l’Anglaise est centauresse, l’Espagnole Manoela était le type idéal de l’oiseau qui s’envole.

Elle vit que j’étais surpris par la fascination ; elle n’était pas coquette, mais elle savait l’être quand elle voulait se faire agréer.

— Regardez-nous danser, me dit-elle en faisant signe à Dolorès. Vous n’avez jamais vu ces danses-là, c’est curieux, ça ne ressemble pas aux vôtres.

Pourquoi restai-je ? Je n’en sais rien, ce fut une faute.

Dolorès avait tiré un cordon de sonnette. Le petit nègre entra aussitôt, et, sans rien dire, prit une guitare posée sur un fauteuil et se mit à jouer la jota. Dolorès passa rapidement dans ses doigts les cordons de soie d’une paire de castagnettes d’ivoire. Celles de Manoela étaient en ébène et faisaient moins de bruit. Le négrillon jouait avec feu. Le son aigre de l’instrument ainsi manié et le vacarme enragé des castagnettes portaient sur les nerfs. En un instant, les deux femmes devinrent comme folles. Manoela voltigeait comme une colombe ou se tordait comme une couleuvre ; la Dolorès, plus nerveuse encore, s’était transfigurée. Ses formes anguleuses, sa taille trop longue, ses yeux passablement éraillés, tout en elle semblait se fondre dans un moule nouveau. Elle avait des jarrets d’acier et bondissait comme une panthère. Ridicule d’abord, elle devenait belle ; ses petits yeux noirs lançaient des étincelles rouges, son énergie faisait ressortir le regard voluptueux et les allures langoureuses de sa compagne. C’était vraiment une belle danse, un couple séduisant, un rhythme à rendre fou.

La danse finie, le négrillon disparut comme si la muraille l’eût escamoté. Dolorès jeta un châle sur ses épaules, Manoela s’enveloppa des éclairs rapides de son éventail et me dit en riant : — Eh bien ! docteur, est-ce que vous ne croyez pas que ce soit là un bon remède contre le spleen de la prison ?

J’étais embarrassé, troublé. Je demandai si M. Brudnel, qui était un peu médecin aussi, approuvait cet exercice.

— Il ne s’y oppose pas, répondit Manoela.

— Et il prend plaisir à voir vos belles poses ?

— Non ! nous ne dansons pas devant lui. Il est trop Anglais, ça le scandalise un peu.

Je pensai que sir Richard jugeait ce spectacle trop émouvant pour un homme qui repoussait l’enivrement sensuel, et je me reprochai de l’avoir bravé. Manoela voyait certainement ma confusion. Je me mis à louer la Dolorès avec exagération, disant que cette danse était très belle, mais qu’il y fallait une vigueur dont la duègne seule était capable.

— C’est-à-dire, reprit Manoela, que Dolorès la danse mieux que moi ?

— Beaucoup mieux, je suis forcé de l’avouer.

— Ce n’est pas étonnant, et je le sais bien, dit Manoela sans aucun dépit, c’est elle la maîtresse, je ne suis que l’élève ; elle a la danse classique, la vraie.

— Il faut dire aussi, observa Dolorès, que vous ne vous livrez pas quand un homme vous regarde ; vous dansez dix fois mieux quand nous sommes seules.

Je vis qu’on avait envie de recommencer, je m’esquivai, et je ne travaillai guère mieux que la veille. J’étais forcé de convenir avec moi-même de l’obsession que je subissais. Je résolus de la traiter comme une maladie dont je devais observer les symptômes. Tout m’en faisait un devoir des plus sérieux, Manoela n’aimait au monde que sir Richard. Sir Richard, de quelque manière qu’il aimât sa fille adoptive (je ne pensais plus que ce fût avec passion), l’avait confiée à mon honneur. Il eût fallu pouvoir m’éloigner d’elle sur-le-champ, je ne le pouvais pas, j’avais juré de veiller de près sur elle. Il fallait donc accepter la souffrance de ma situation, vivre de dépit rentré, de jalousie surmontée, d’entraînemens vaincus. Tout cela ne pouvait pas durer plus d’une huitaine de jours. Il faudrait, pensai-je, être bien faible et bien lâche pour ne pas savoir souffrir huit jours. Et qu’importe que je souffre, pourvu que je ne me trahisse pas ?

Je n’étais pas inquiet de ce côté-là, l’orgueil est une bonne armure à défaut de vertu. Je ne pouvais me trahir qu’en me rendant odieux et ridicule. Je renonçai dès lors au sot dépit qui me rendait bizarre. Il ne fallait pas être bizarre, la bizarrerie est une coquetterie masculine. Je résolus d’être amical, dévoué, désintéressé sans effort apparent. Dès le lendemain matin, je fis demander à Dolorès des nouvelles de sa maîtresse. Elle vint elle-même m’en donner.

— Elle ne dort pas, me dit-elle, et elle n’a pas dormi. Elle est malade, je vous assure, monsieur le docteur, peut-être gravement. Je ne sais pas, moi, mais je me tourmente quand le maître n’est pas là. Me blâmez-vous d’être inquiète ?

— Pourquoi vous blâmerais-je ?

— Ah ! c’est que vous avez parfois l’air si étrange !

— Moi ?

— Vraiment oui, ne vous fâchez pas. On dirait par momens que vous haïssez ma pauvre maîtresse !

— Ce serait fort étrange en effet ; haïr une personne que je connais si peu et qui est aimée de M. Brudnel !

— C’est peut-être pour cela, dit la duègne avec un méchant sourire.

— Hein ? fis-je en fronçant le sourcil et en la regardant bien en face.

Elle fut déconcertée. — Excusez une étrangère, reprit-elle d’un ton mielleux ; je peux dire des mots dont je ne sens pas la conséquence.

— Vous parlez au contraire très bien le français, mademoiselle.

— Vous êtes trop indulgent, monsieur le docteur ; mais vous disiez ne pas connaître ma maîtresse. C’était possible il y a deux jours. À présent vous la connaissez très bien, elle vous a raconté toute son histoire, elle me l’a dit. Je l’en ai blâmée, elle n’avait pas besoin de vous dire tout cela ; mais enfin vous le savez, et vous comprenez aussi bien que moi pourquoi elle est malade.

— Je ne sais pas du tout si elle est malade. Je crois qu’elle ne mange pas assez et qu’elle danse trop. C’est à vous d’obtenir un peu d’équilibre entre la recette et la dépense.

— Elle danse trop, la pauvre âme ! et à quoi voulez-vous qu’elle emploie les forces de son beau corps ? avec quoi voulez-vous qu’elle étourdisse son cœur, affamé d’amour ?

— Voilà de belles phrases, señora ; mais je ne puis avoir d’opinion sans examen, et, comme Mme  Brudnel s’y refuse, je crois devoir attendre le retour de son mari.

— Son mari ! Vous savez bien qu’il n’est ni mari ni amant ? Vous êtes médecin, vous, et vous ne devez pas refuser une consultation.

— On ne me la demande pas.

— Si fait. Ce matin elle ne s’y refuse plus.

— En ce cas, dites à madame que j’attends ses ordres.

Dolorès vit que je me méfiais d’elle, elle sortit et revint au bout d’un instant avec ce billet de Manoela : « prière au docteur de venir me voir. »

Je serrai le billet pour le montrer au besoin à sir Richard. Je ne sais ce que je craignais de la part de la duègne.

Je trouvai Manoela plus pâle que de coutume, enveloppée de son peignoir de cachemire blanc, les cheveux à peine noués ; elle était vraiment séduisante avec son air abattu et ses yeux chargés de langueur.

Je me livrai résolument aux périls de l’auscultation. Le médecin sauva le jeune homme, je fus attentif et lucide, je constatai un commencement apparent d’hypertrophie du cœur. Je défendis la danse, je prescrivis un régime, je me retirai en disant que ce n’était rien, qu’il fallait cependant m’obéir.

Une heure après, je vis revenir chez moi la Dolorès. — Voyons, monsieur le docteur, dit-elle, est-ce bien vrai que ce n’est rien ?

— Il faut dire toujours au malade que ce n’est rien ; mais, puisque j’ai défendu la danse, c’est qu’il y a quelque chose. Je vous rends responsable de ma prescription.

— Oh ! soyez tranquille, docteur, j’y veillerai. D’ailleurs elle est soumise au fond, elle ne dansera plus ; mais que fera-t-elle donc pour se distraire et remuer un peu ? Si nous pouvions sortir en voiture ?

— M. Brudnel a dû vous donner des ordres à cet égard ?

— C’est à vous qu’il a donné toutes les instructions.

— Mes instructions se bornent à la prière d’être toujours aux ordres de madame en ce qui concerne ma profession, et à la défense de sortir avec elle.

— Vous n’êtes pas chargé de l’empêcher de sortir sans vous ?

— Je n’aurais pas accepté le métier de geôlier.

— En ce cas,… mais non, elle ne voudra pas lui désobéir.

— Qu’elle lui écrive ! Il n’est pas si loin. Je vais lui écrire de mon côté le résultat de mon examen. La permission arrivera dans deux jours ; mais je vous avoue qu’il vaudrait mieux attendre quelques jours de plus et ne pas inquiéter M. Brudnel. Le mal n’est pas si prononcé qu’il y ait péril en la demeure.

— Oui, parce que vous croyez que M. Brudnel…

— Eh bien ?

— Je ne peux rien dire.

— Alors ne dites rien.

Elle sortit comme dépitée, et rentra aussitôt. — Je veux tout dire, s’écria-t-elle. Il faut que vous sauviez ma chère maîtresse ; il faut que vous engagiez M. Brudnel à lui dire la vérité.

— Quelle vérité ?

— C’est qu’il ne l’épousera pas ; il ne l’épousera jamais.

— Il ne l’a donc pas réellement promis ?

— Pas si réellement que Manoela se l’imagine. En tout cas, il a promis malgré lui, dans des momens de tendresse et de pitié. Au fond, il n’est pas amoureux de Manoela, il ne l’a jamais été. Il a bien été quelquefois ému auprès d’elle dans les commencemens, elle était si jolie et elle l’aimait tant ! Mais ces Anglais ! cela vous a une tête de fer. Il s’était juré, en la sauvant de son père, de ne pas l’aimer trop ; il s’est tenu parole. Il est arrivé pourtant une chose qu’il n’avait pas prévue, c’est qu’elle lui serait si fidèle et si dévouée qu’il s’habituerait à ses soins, à son charmant caractère, et qu’il ne pourrait plus se passer de son amitié ; mais son amour, il le craint, il le fuit et il voudrait pouvoir l’éteindre en soufflant dessus. Le mariage lui ferait une obligation d’y répondre. Eh bien ! pour une fille qui a attendu si longtemps, un homme de l’âge de M. Brudnel, habitué d’ailleurs à la regarder comme sa fille… Non, il croira commettre un inceste, et puis une autre raison encore ! s’il fait accepter à sa sœur le remboursement que vous savez, il sera peut-être gêné, et avec une femme qu’il a habituée à être sultane, c’est-à-dire à n’être que dépense et non-valeur dans un ménage… Vous voyez, voilà bien des raisons. D’ailleurs, qu’il épouse ou n’épouse pas, jamais il ne consentira à ce que Manoela soit libre d’aller et venir comme les autres femmes. Il n’a pas confiance en elle ; il croit qu’elle ne doit sa vertu qu’à l’isolement où il la tient. Il croit qu’elle a la tête faible, le cœur facile, les sens…

— Et peut-être ne se trompe-t-il pas ?

— Il ne se trompe pas, si elle doit être la femme d’un vieillard. Autrement il se trompe. Manoela est plus forte et plus digne qu’il ne pense !

— C’est possible, mais tout cela ne me regarde pas. M. Brudnel ne m’ayant pas fait de confidences, je n’ai pas le droit de conseil, et vous eussiez pu m’épargner des révélations que la délicatesse m’oblige à lui communiquer, s’il me questionne.

— Dites-lui tout ! s’écria la Dolorès. Si je l’avais osé, il y a longtemps que je lui aurais parlé comme je vous parle, car, je le vois bien, il faut que le sort de Manoela soit changé ou qu’elle meure.

Là-dessus Dolorès fit une sortie dramatique, et je restai fort embarrassé de mon rôle. Il était des plus délicats et compliqué d’un intérêt personnel que je ne pouvais plus me dissimuler. La Dolorès, avec un cynisme caché sous son emphase naturelle, avait mis le doigt sur la plaie du futur ménage. La fiancée avait trop attendu pour ne point arriver à explosion, le fiancé avait trop dompté les dangers de l’intimité pour retrouver la passion nécessaire à une union aussi disproportionnée.

II.

Le soir, on me rappela dans les appartemens. Je trouvai Manoela plus malade que le matin, et le lendemain elle le fut encore davantage. Les symptômes, sans être alarmans, étaient plus caractérisés. Je dus la revoir dans la journée et le soir encore. Je pris le parti d’écrire à M. Brudnel.

Il venait d’écrire de son côté à Manoela sous mon couvert. « Ma sœur est morte, acceptant la restitution pure et simple de la somme qu’elle m’avait prêtée. Pour satisfaire au plus tôt ses héritiers, je dois partir pour Bordeaux aussitôt après les funérailles, c’est-à-dire demain soir. J’espère être auprès de vous dans huit ou dix jours. Patience, ma chère fille, votre ami Richard vous bénit. »

Cette lettre laconique me fut aussitôt communiquée par Manoela. — Qu’est-ce que vous en pensez ? me dit-elle.

— Je pense qu’elle n’est pas compromettante, et je n’y vois rien qui confirme les engagemens pris envers vous.

— Il n’y a jamais eu d’engagemens formels, et sir Richard n’écrit jamais autrement.

— Qu’appelez-vous des engagemens formels ?

— Une promesse écrite. Je n’en ai jamais demandé.

— Et c’est le tort que vous avez eu, dit la Dolorès. Le vent emporte les paroles.

— Tu veux me faire douter de lui. Voyons, docteur, vous qui le connaissez si bien et qui l’aimez tant !..

— Je ne peux pas avoir d’opinion, ne sachant pas si ses paroles ont été aussi explicites que vous vous en êtes flattée.

— Mon Dieu ! je ne sais pas non plus, moi !.. Il m’a dit qu’il ne se marierait jamais avec une autre. Oh ! cela, j’en suis bien sûre, il l’a juré.

— Il tiendra parole, mais ce n’est pas une promesse de vous épouser.

— J’en conviens. Pourtant il a consenti à me laisser porter son nom et passer pour sa femme.

— Il y a consenti parce qu’il n’a pu faire autrement, observa la Dolorès. Rappelez-vous comment la chose s’est passée. C’est moi qui ai commencé à vous appeler madame et à dire aux domestiques que vous étiez mariée avec lui. Ma naissance et mes principes ne me permettaient pas de servir une personne indigne de respect. Vous étiez pure, je le sais, mais personne n’eût voulu le croire. M. Brudnel était absent dans ce moment-là. Quand il revint, le pli était pris. Il me gronda de ne vous avoir pas plutôt fait passer pour sa fille. Il était trop tard pour changer ce qui était. Il a subi le rôle que je lui avais donné, mais je ne pense pas que cela l’engage à le ratifier par un mariage.

— Enfin ! s’écria Manoela en s’adressant à moi, elle veut me désespérer, vous voyez ! Et elle me rend plus malade, elle qui prétend m’aimer plus que tout au monde !

— Serez-vous, lui dis-je, réellement désespérée, si vous restez avec sir Richard dans les conditions privilégiées où vous êtes depuis cinq ou six ans ? Que vous manque-t-il ? Rien, pas même la considération, puisqu’il vous a laissée usurper le titre d’épouse. Vous vous ennuyez, vous souffrez d’être trop enfermée ; il s’agit d’obtenir qu’il vous fasse sortir plus souvent et qu’il vous conduise en voiture au lieu de vous accompagner à cheval. Cela ne me paraît pas bien difficile, et dès qu’il vous saura souffrante, il s’empressera de vous satisfaire.

— Certainement, reprit la Dolorès, c’est un homme très bon, et il a beaucoup de tendresse pour elle ; mais appelez-vous donc ces promenades-là le plaisir et le bienfait de la liberté ? Peut-on vivre éternellement tête à tête avec un homme qui n’a plus les besoins et les goûts de la jeunesse ? Jamais de conversations, jamais de visites, jamais de théâtre ni de bal. Voyons, monsieur le docteur, si vous aviez une femme, la tiendriez-vous à l’attache comme cela ?

— Si j’avais une maîtresse, peut-être. Si c’était une femme légitime, j’exigerais qu’elle ne s’occupât que de son ménage et de ses enfans. C’est vous dire que je ne prendrai jamais pour femme une personne qui aura besoin, pour se bien porter, de conversations, de visites, de théâtre et de bal.

— Eh bien ! reprit Dolorès, vous seriez dans le vrai, parce que vous auriez un ménage et des enfans ; votre femme aurait de quoi s’occuper, et elle vous aurait d’ailleurs ! Un homme jeune et beau, on n’est pas triste, on n’est pas malade quand on a une pareille compagnie, tandis que…

— Assez ! dit Manoela, qui était devenue rouge comme le feu et dont la voix tremblait. Tais-toi, Dolorès, tu ne dis que des sottises et des impertinences !

— Tout cela est étranger à mes visites de médecin, observai-je. Parlons de votre santé.

— Ma santé ! s’écria-t-elle ; non, je ne veux pas m’en occuper ! Je veux me laisser mourir, j’ai assez de la vie. — Et comme j’allais la gronder : — Laissez ! reprit-elle avec véhémence. Je vois trop clair à présent. Richard s’imagine peut-être que j’en veux à son rang et à sa fortune… Et vous ! je parie que vous le croyez aussi. Ah ! malheureuse que je suis ! Je l’aimais pour lui-même, pour sa beauté morale, pour son grand esprit, pour sa bonté, qui est immense, pour ses bienfaits, dont j’ai trop abusé, mais surtout pour l’amour vrai et profond que je croyais pouvoir lui inspirer. Vous m’ouvrez les yeux, cruels que vous êtes ! Il ne me juge pas encore digne de lui, il veut continuer l’épreuve, indéfiniment, jusqu’à ce que j’en meure ! Eh bien ! que cela soit ; je mourrai pure, et il me regrettera, tandis que, si je le tourmente, il me prendra en dégoût et en mépris. Tais-toi, Dolorès, je te défends de jamais me parler de lui. Laissez-moi, docteur, je ne veux pas m’occuper de ma santé ; je veux rester esclave, prisonnière, objet de luxe dans mon hamac de soie et mon boudoir capitonné, comme vous disiez ! Est-ce que je mérite autre chose, moi qui n’ai ni intelligence, ni patience, ni instruction, moi avec qui un homme de mérite ne peut pas causer, moi enfin qui ai brisé ma vie le jour où j’ai aimé sans savoir où conduit l’amour ? Est-ce qu’on peut me pardonner cela ? Je me suis laissé enlever, pousser dans les plus ignobles dangers ; je ne comprenais pas, j’étais stupide. Je croyais marcher à l’autel, et j’étais jetée dans un mauvais lieu ! Qu’importe que j’en sois sortie comme j’y étais entrée ? on n’est pas excusable de ne pas savoir. Les demoiselles de qualité savent tout apparemment ; moi, j’étais déshonorée avant de rien connaître ! Et pour cela il faut qu’en dépit d’une longue expiation je sois punie jusqu’à la mort !

Ses sanglots l’étouffèrent ; Dolorès la prit dans ses bras, et, avec une force masculine, la porta sur son lit ; puis elle sortit pour chercher un calmant, je restai seul avec Manoela.

Il me serait impossible de retrouver dans ma mémoire ce que je pus lui dire pour la consoler et lui rendre le courage. J’étais trop ému pour m’en rendre compte. Je crois que je lui donnai raison contre M. Brudnel, et que je l’engageai à rompre un lien qui ne pouvait qu’être fatal à l’un et à l’autre. J’acceptais malgré moi les idées suggérées par la Dolorès, je ne voulais pas supposer que Richard fût résolu à réaliser les espérances qu’il avait données. Je ne me faisais pas scrupule de dénouer l’engagement invoqué, de montrer un avenir plus simple et plus vrai, de la détacher en un mot d’un joug léger en apparence, mais implacable en réalité.

M’entendait-elle ? me comprenait-elle ? Je n’en sais rien. Elle pleurait, les mains dans les miennes, les yeux baissés, voilés par ses longues paupières, la joue brûlante, le cœur oppressé.

Je lui fis prendre la potion, et, la voyant mieux, je voulus m’en aller. — Ne la quittez pas, dit Dolorès, vous voyez que je la fâche et l’irrite malgré moi ; votre présence et vos paroles lui font du bien. Restez encore un peu, vous le devez.

J’eus la lâcheté de rester, même après que la malade, abattue par la potion, se fut endormie. Je pris un livre que je paraissais lire, Dolorès sortit sur la pointe du pied.

Le but de cette fille était visible, elle voulait unir nos destinées ; mais comment l’entendait-elle ? Désirait-elle me faire trahir la confiance de sir Richard et me donner les droits de l’amour, tout en lui réservant les charges du mariage ? Avait-elle deviné mes agitations ? Croyait-elle réellement que Richard n’épouserait pas et serait enchanté de me marier avec sa fille adoptive ? Était-elle une bonne femme romanesque ou une intrigante corrompue ?

Mais, elle, Manoela, était-elle vraiment l’être sincère et désintéressé dont l’avenir pouvait me toucher ? N’était-elle point la complice bien stylée de sa duègne ? Ne prétendait-elle pas être ou la femme riche et honorée de M. Brudnel, ou tout au moins sa fille adoptive magnifiquement choyée, avec un amant discret installé dans la maison ?

Je laissai tomber le livre sur mes genoux, et mes yeux s’attachèrent invinciblement sur cette jeune dormeuse qui semblait devenue indifférente à toutes les choses de ce monde. Le profond sommeil n’était pas simulé. L’opium faisait son œuvre : elle avait la pose naïve d’un enfant vaincu par la fatigue. Aucune pudeur affectée ; le peignoir collé aux flancs, l’épaule découverte, le bras étendu, elle était l’image de la chasteté inconsciente et ne m’inspirait en ce moment aucune ardeur pénible à vaincre. J’examinais surtout les lignes de son visage, qui ne m’étaient pas encore familières, son front étroit comme celui d’une statue grecque, indiquant plus de spontanéité que de raisonnement, sa joue sans éclat, mais pure et veloutée, ses sourcils immobiles, ses paupières rougies par des larmes non simulées, sa poitrine vraiment virginale, ses mains souples, indices de douceur, ses doigts lisses, expression d’un esprit sans calcul et sans égoïsme. Non, ce n’était là ni une intrigante ni une ambitieuse ; tout en elle était sincère, et si le désir ardent de l’amour avait consumé les premières fleurs de sa beauté, c’était à l’insu ou tout au moins en dépit d’elle-même.

Je l’examinais avec l’intérêt du physiologiste. Le cœur calmé ne soulevait plus de ses battemens l’étoffe légère de son peignoir. Était-il atteint d’une lésion inquiétante ? Non, les nerfs seuls étaient assez sérieusement malades, et l’équilibre menaçait de se détruire. Il fallait de l’amour à cette âme tendre, du bonheur à cette organisation refoulée ; mais alors sir Richard, qui avait pu apprécier ses qualités et admirer son dévoûment, devait l’aimer avec passion et la garder avec jalousie. Il eût dû prévoir… Pourquoi la laissait-il seule, confiée à la garde d’un homme de mon âge ? Il me croyait donc bien calme ou bien fort ?

Au bout d’une heure, Manoela s’éveilla. Nous étions toujours seuls ; je voulus rappeler Dolorès ; Dolorès était sortie. Manoela me regarda avec un étonnement vague. Elle resta quelques instans sans se rappeler pourquoi j’étais là et sans vouloir me le demander. Je vis qu’elle faisait des efforts pour se souvenir sans être aidée. C’était au reste l’heure de la sieste. L’appartement, vaste, sombre et frais, portait à l’indolence. L’odeur des roses du jardin pénétrait en dépit des fenêtres fermées avec le chant aigu de la cigale.

— Voyons ! dit Manoela quand la torpeur fut dissipée, je me sens très bien. Est-ce que Dolorès est là ?

— Elle est sortie.

— Ah oui ! je lui avais donné des commissions ; mais je n’ai pas besoin d’elle. Je veux me lever, docteur. Je suis tout habillée, donnez-moi seulement la main. Je suis encore un peu ivre, car je sens bien que vous m’avez donné de l’opium.

Je la conduisis à son fauteuil. — Restez près de moi, dit-elle, je vous suis à charge aujourd’hui pour la dernière fois.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Encore la menace de vous laisser mourir ?

— Non, c’est fini, j’étais folle. Me voilà bien apaisée, bien raisonnable. Ne croyez pas tout ce que dit Dolorès. Je n’ai besoin ni de bals, ni de spectacles, ni de conversations. Je comprends que je ne peux pas épouser sir Richard, et j’y renonce.

— Avec facilité, je trouve ! Il y a une heure, c’était un désespoir…


— J’étais lâche, mais je ne le suis pas toujours. Comprenez mieux ma situation morale. Je ne suis pas éprise de sir Richard, comme vous vous l’imaginez. Je l’aime, oh oui, je l’aime, comme mon père s’il veut n’être que mon père, comme mon mari s’il veut que je sois sa femme, c’est-à-dire que la tendresse qu’il me demandera, je la lui donnerai sans regretter trop celle qu’il ne me demandera pas.

— Vous êtes sûre de ne pas la regretter ?

— Je suis sûre d’arriver à cela avec un peu de temps ; je ne suis pas forte, mais je suis douce, je me soumets toujours. À présent j’en ai l’habitude, et cela me coûte de moins en moins.

— Et vous pensez n’être plus malade quand vous aurez pris votre parti ?

— Je l’espère, et qu’importe d’ailleurs que je sois un peu plus ou moins souffrante ? On s’habitue au devoir. Le mien est de complaire à Richard, de le rendre heureux comme il l’entendra.

— Même d’être sa maîtresse, s’il le désire ?

— Non, il ne le désirera pas. S’il avait un moment d’égoïsme, il ne serait plus lui-même.

— Pourtant s’il l’exigeait ?

— Alors je ne sais plus ; mais le jour où il voudrait m’avilir après m’avoir tant respectée, je mourrais de honte et de chagrin.

— Vous n’avez pas toujours pensé comme cela !

— J’en conviens, mais à présent que j’ai compris tant de choses dont je ne me doutais pas…

— À présent vous rougiriez, vous pleureriez peut-être, mais vous céderiez ?

— Mon Dieu, pourquoi ces questions-là ? Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Rien absolument, c’est le médecin qui vous interroge pour savoir si vous risquez une maladie grave par manque ou par excès de courage.

— Eh bien !.. tenez, docteur, je vous demanderais conseil.

— Vous êtes bien bonne, répondis-je avec un rire amer.

Elle me regarda avec l’étonnement le plus ingénu.

Je sentis mon tort et changeai vite de ton. — Si je vous donnais un conseil, repris-je, vous ne le suivriez pas.

Elle insista, l’impatience me reprit et me domina. — Il est étrange, lui dis-je, qu’une femme demande conseil en pareil cas. Il me semblait que le sentiment de sa dignité devait suffire ; mais vous vous êtes fait un devoir et une vertu de vous mettre toujours hors de cause, sans même songer à faire la plus légitime et la plus nécessaire des réserves. On serait fort embarrassé de donner conseil à une personne qui s’abandonne ainsi, quand la passion allume son imagination malade.

La pauvre fille ne chercha point à se défendre. Au contraire elle me donna trop raison. — Il est certain, dit-elle, que je n’ai pas le mérite de ma vertu, puisque je l’eusse complétement sacrifiée, s’il l’eût exigé, et à présent encore,… je ne me sens aucune énergie contre lui. Je n’ai de protection que son point d’honneur. Que voulez-vous ? ce n’est pas tant l’imagination, comme vous dites, c’est la reconnaissance, c’est un sentiment filial…

— Oh ! ne profanez pas ce mot-là, m’écriai-je, un sentiment filial n’est pas un sentiment bestial.

La jalousie me dévorait. Ma véhémence l’effraya. Elle me regardait avec une stupéfaction qui me troubla au point que je n’entendis pas rentrer Dolorès. Il est vrai qu’elle rentra sans le plus léger frôlement, et qu’elle se tint près de la porte sans bouger. L’étonnement de Manoela achevait de m’irriter. Son innocence me faisait l’effet d’une immoralité incurable ; mais pourquoi la voulais-je morale, moi dont les désirs ne pouvaient être que coupables ? C’est apparemment que je n’espérais plus les vaincre, et que j’aurais voulu trouver en elle la force qui m’abandonnait.

— Tenez, lui dis-je avec dépit, il vous manque l’instinct du respect de soi-même. M. Brudnel n’abusera pas de cette infirmité, mais qu’il n’espère pas vous marier avec un homme qui aura la notion de ce qui vous manque ! Que vous importe après tout ? Vous rencontrerez facilement un nécessiteux sans délicatesse, qui se trouvera heureux de toucher une belle dot et de posséder une jolie femme. Vous ne vous apercevrez pas de sa lâcheté, et vous serez peut-être très heureuse aussi. Il y a des destinées logiques avec elles-mêmes, des dénoûmens naturellement amenés par la force des choses. Les bons conseils et l’indignation des âmes honnêtes n’y peuvent rien changer.

Là-dessus je sortis, sentant que je me trahissais, et me trouvai face à face avec la Dolorès. Je crus qu’elle allait me retenir, et je m’apprêtais à la repousser de mon chemin ; mais elle me fit place, attachant sur moi un regard de pénétration railleuse qui n’excluait pas un sourire de satisfaction.

Je suis perdu, pensais-je en rentrant chez moi, à moins que je n’aie réussi à offenser mortellement l’odalisque, auquel cas sa haine me préservera de ma folie. Je crus avoir atteint ce but, car pendant trois jours non-seulement je ne la vis pas, mais Dolorès ne parut pas chez moi. Je fis demander des nouvelles de madame. Le négrillon vint me dire que madame me remerciait et qu’elle allait très bien. Je ne le croyais guère, car je voyais le jardin silencieux et fermé. Plus de rires, plus de castagnettes sous la tendine. On eût dit que les chiens et les perruches fussent devenus muets. Ou l’on me boudait, ou l’on souffrait davantage. Je n’étais pas sans remords. J’avais bien mal soigné ma malade, lui versant d’une main de l’opium, de l’autre lui déchirant le cœur. J’avais déchiré le mien davantage. Chose étrange, quand j’étais auprès d’elle, tout m’exaspérait ; seul, je me la rappelais bonne et charmante, j’oubliais son irritante situation.

Je cherchais un prétexte pour la revoir, quand je reçus une lettre de M. Brudnel. Je vis dès les premiers mots que la mienne ne lui était point parvenue. Cette lettre était datée de Pau.

« Mon cher docteur, me disait-il, me voici en route pour Bordeaux, où je dois conférer avec mon banquier pour un gros remboursement aux héritiers de ma sœur. C’est une affaire simple et facile, car depuis longtemps la somme est placée entre les mains de ce banquier en prévision de ce qui arrive. Mon revenu sera diminué de beaucoup, mais je rentre dans la liberté de l’avenir, et le présent est encore assez beau ; grâce à ma vie retirée et au peu de folies que j’ai faites depuis quelques années, je n’ai plus de dettes. Rien ne changera donc dans mon existence, vous resterez près de moi, si vous m’aimez comme je vous aime, et ma chère Hélène, dont l’avenir est assuré, ne souffrira d’aucune privation.

« Vous voyez que ma lettre est datée de votre ville, où j’ai dû m’arrêter pour prendre un peu de repos. Je ne veux pas quitter cette ville sans aller me rappeler au souvenir de votre respectable et excellente mère. Elle aura sans doute quelque peine à me reconnaître ; mais, puisqu’elle n’a point oublié mon nom, j’espère bien qu’elle me permettra d’aller lui parler de vous et de lui dire combien vous méritez l’attachement que je vous porte. »

La lettre avait été fermée et rouverte. Il y avait en post-scriptum : « J’ai vu votre mère, elle n’a point vieilli et m’a reconnu avant que je me sois nommé. Nous avons parlé et pleuré ensemble. Oui, mon cher enfant, nous avons pleuré des morts que vous n’avez point connus et qui nous seront éternellement chers. — Et puis… j’ai vu votre sœur…, un ange, — une muse divine ! — Pardonnez-moi, je pars ; je vous écrirai de Bordeaux. À la hâte je vous serre les mains. »

J’avais à peine fini de lire que Dolorès vint me demander s’il n’y avait pas une lettre pour madame dans celle que je venais de recevoir. — Les lettres qui me sont adressées passent donc par vos mains ? lui dis-je. Je n’ai rien pour madame ; mais monsieur me parle d’elle. Priez-la de me recevoir.

— Elle vous attend, docteur. Suivez-moi ; elle s’impatiente !

Je portai la lettre. Manoela me parut très changée, et je lui témoignai quelque inquiétude. — Ce n’est rien, dit-elle. Vous m’avez défendu la danse, et je ne m’en trouve pas mieux ; mais voyons donc la lettre ? Puis-je la lire ?

Elle la lut et la relut. Dolorès lisait tranquillement par-dessus son épaule, et tout de suite après, elle exprima son opinion. — Pas un mot de mariage, dit-elle en s’adressant aussi bien à moi qu’à sa maîtresse. Vous voyez bien qu’il n’y songe plus, si tant est qu’il y ait jamais songé.

Il me répugnait de fouiller avec cette personne dans les secrètes pensées de mon ami. Je gardai le silence malgré les regards supplians de Manoela, qui eût voulu savoir mon opinion. Elle se décida à répondre à Dolorès que Richard parlait de sa liberté reconquise et de son présent assuré.

— C’est au docteur qu’il en parle, reprit Dolorès ; il n’y a pas un mot qui s’adresse à vous.

— Si fait. Je suis toujours sa chère Hélène…

— Qu’il a mise sur son testament, et qu’il continuera à garder dans une belle cage à grilles d’or.

— Voyons, parlez donc ! me dit Manoela.

— Vous avez, lui dis-je en montrant Dolorès, un conseil pénétrant et disert. Je veux rester en dehors des commentaires.

— Va-t’en ! dit-elle à sa duègne ; tu ne plais pas au docteur. Il parlera quand tu n’y seras plus.

Dolorès, souple et comme incapable de rancune, sourit et sortit après avoir dit un mot tout bas à l’oreille de Manoela.

Manoela, avec une candeur sans pareille, répéta le mot dès que nous fûmes seuls. — Le post-scriptum ? dit-elle en se remettant à lire la fin de la lettre de sir Richard. Eh bien ! il a vu votre mère…, il la connaît, il a des secrets avec elle… Ça ne me regarde pas… Et puis votre sœur…, une muse, un ange… Elle est donc bien jolie, votre sœur ?

— Ne parlons point de ma sœur, je vous prie.

— Pourquoi donc pas ? Une muse divine ! c’est-à-dire qu’elle a de grands talens que je n’ai pas ; mais il l’a vue un instant, et il est parti. Je ne peux pas être jalouse de votre sœur.

— Je vous défends de parler de jalousie à propos de ma sœur. Il y a des mots impossibles à associer avec de certaines idées.

— Ah ! grand Dieu ! s’écria Manoela en se levant toute droite, comme vous me méprisez ! Pas digne de prononcer le nom d’une honnête fille !

— Si fait, répondis-je en lui prenant la main et en la faisant rasseoir ; vous êtes une honnête fille aussi, mais vous avez l’esprit troublé, et la triste compagne à qui vous avez donné votre confiance achève de vous égarer. Elle fait naître en vous des idées absurdes. Ne comprenez-vous pas que supposer M. Brudnel épris de ma sœur, c’est faire une mortelle injure à lui et à moi ?

— Pourquoi ? Elle est une sainte et un ange. S’il l’aimait, celle-là, il n’hésiterait pas à la demander en mariage !

— Il ne ferait pas cette chose insensée, repris-je, car il serait refusé avec empressement.

— On le trouverait trop vieux ?

— Ma sœur ne trouverait rien, elle ne veut pas se marier ; mais sa mère et moi, nous la préserverions des ridicules prétentions d’un vieillard.

— Un vieillard ! c’est bon pour moi, je comprends.

— Vous me rendez très malheureux, señora. Vous me forcez à vous blesser sans cesse quand je ne demande qu’à me taire.

— Ne vous taisez pas, mais laissez-moi vous parler de votre sœur. Soyez tranquille, je n’oublierai pas le respect que je lui dois. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne.

— Et son âge ?

— Vingt et un ans.

— Pourquoi ne veut-elle pas se marier ?

— Parce qu’elle veut se consacrer à son art.

— Quoi donc ? La musique peut-être ?

— Oui.

— Et on peut se passer d’amour quand on est musicienne ?

— Apparemment, puisqu’elle s’en passe.

— Elle est jolie véritablement ?

— Elle est remarquablement belle.

— On ne la demande pas en mariage ?

— On la demande beaucoup ; elle a refusé les meilleurs partis.

— Comme cela est singulier ! La musique ! on peut aimer la musique plus que l’amour ! je n’aurais pas cru cela, je ne comprends pas. Elle est dévote peut-être ? elle veut être religieuse ?

— Pas du tout.

— Vous n’avez pas d’autre sœur ?

— Non.

— Et vous la laissez libre de vieillir sans famille ?

— Nous devons respecter sa volonté, parce qu’en elle tout est respectable.

— Et elle ne serait plus respectable, si elle aimait un homme excellent et charmant, un homme de mérite comme Richard ? vous l’en empêcheriez ?

— Oui, car ce serait une déviation du sens naturel, le caprice d’un esprit malade.

— Mais pourquoi ? pourquoi ? il faut me dire pourquoi ?

— Parce que le but du mariage pour une femme jeune, c’est la maternité.

— Ah ! cela !.. dit Manoela en portant la main à son cœur comme si elle eût éprouvé un déchirement… Oui, oui, je ne peux pas parler de cela ! je n’ai jamais osé y songer. Une fois j’y ai pensé passionnément, je voulais adopter, élever quelque petit malheureux, cela m’aurait mieux valu que des singes et des perroquets. Richard n’a pas voulu. Il a cru que je ne saurais pas, ou qu’on dirait que cet enfant était le nôtre. Ah ! je le vois bien, l’attachement que j’ai eu pour lui ne m’a pas réhabilitée. Il ne m’a rendue bonne à rien, utile à personne…

— Ne vous en prenez point à lui. Il a voulu vous marier, c’est vous qui vous êtes acharnée à le retenir près de vous. Votre douceur apparente a caché une profonde obstination, je dirais un calcul habile, si je doutais de votre désintéressement.

— Ah ! vous en doutez peut-être ! Tenez ! je ne veux plus supporter cette existence-là. J’ai la situation d’une fille entretenue. Je vous l’ai dit dès le premier jour, j’en souffre affreusement, il faut en finir !

— Que voulez-vous faire ?

— J’accepterai le premier mari que sir Richard me présentera ; certainement il ne me livrera pas à un malhonnête homme.

— Ce ne sera certes pas son intention ; mais il sera trompé.

— Un honnête homme ne peut pas vouloir de moi ?

— Avec une dot ? certainement non !

— Mais sans dot ?

— Sans dot, l’honnête homme qui vous prendrait ne serait pas un homme raisonnable, à moins qu’il ne fût très riche.

— Parce que je ne sais rien faire, parce que je suis une sultane ; c’est pour cela ! Je comprends, eh bien ! alors je renonce au mariage ; mais je veux m’en aller d’ici, je m’en irai. J’en ai eu cent fois la tentation, à présent j’en ai la volonté.

— Où irez-vous ?

— Quelque part où je pourrai travailler et ne rien devoir à personne.

— Travailler à quoi ?

— C’est vrai, je ne sais rien faire ; pourtant je parle espagnol et français.

— Moins correctement que la Dolorès, qui s’estime heureuse d’être femme de chambre.

— Ma mère gagnait son pain à enluminer des images. On vit de rien à Paris, quand on aime Paris, parce que le plaisir d’y être tient lieu de tout. Oui, oui, j’y retournerai, et je redeviendrai ouvrière. Je serai très heureuse comme cela !

— Peut-être, pourvu que vous ayez quelque avance, cela ira très bien jusqu’à ce que vous rencontriez l’amour qui vous relèvera peut-être, mais qui peut-être aussi vous jettera dans le ruisseau ! Tenez, tous vos projets sont puérils et déraisonnables. Vous avez trop vécu dans le luxe pour vous en passer. Votre santé d’ailleurs est assez compromise pour qu’une vie de privations vous soit supportable. Vous voulez un conseil, ne décidez rien, ayez le courage d’envisager le présent et l’avenir, et consultez franchement sir Richard. Ne lui cachez ni votre maladie, ni vos ennuis, ni vos regrets. C’est à lui seul que vous devez votre confiance, puisque lui seul peut vous accepter pour sa femme ou rendre son adoption moins accablante pour votre esprit, moins nuisible à votre santé. Il ne parle pas de son prochain retour ; mais demain ou après-demain il vous écrira certainement, et vous confirmera la promesse de revenir bientôt.

Je croyais dire la vérité. M. Brudnel n’écrivit pas. Pendant quinze jours, il ne nous donna pas signe de vie.

III.

Depuis que le monde est monde, un homme à qui une jeune et jolie femme confie ses peines de cœur est un homme tenté ou vaincu. D’abord je blâmai M. Brudnel de son silence, et puis je m’en inquiétai, et puis j’eus l’égoïsme de m’en réjouir. Il me sembla qu’une rupture avec son Hélène était imminente, et qu’il n’avait racheté la liberté de se marier que pour légitimer quelque ancienne passion dont Manocla n’avait jamais reçu la confidence. Je fis une sorte d’enquête sévère où je confrontai ses réponses avec celles de Dolorès. Je constatai qu’il n’avait jamais promis le mariage, et je m’assurai tout à fait qu’il n’avait jamais parlé d’amour.

Restait la promesse qu’il avait réellement faite de ne pas épouser une autre personne. Cela pouvait-il être regardé comme un engagement irrévocable ? S’en souvenait-il ? Sa conscience lui ferait-elle un devoir de sacrifier sa vie au caprice d’une enfant qui n’avait aucun droit sur lui ?

Un moment vint, durant cette terrible quinzaine, où je me trouvai complétement désarmé. Manoela était toujours plus souffrante, et je commençais à craindre l’invasion d’un mal sérieux. Elle ne voulait pas s’en occuper, et je la grondais toujours assez brutalement, mais avec une animation qui éclairait de plus en plus la clairvoyante Dolorès. Sans doute, quand je n’étais pas là, elle commentait toutes mes paroles, et forçait sa maîtresse à les interpréter comme des aveux involontaires.

Un soir que nous étions seuls dans son boudoir, je remarquai qu’à tous mes reproches Manoela souriait et me regardait avec des yeux humides comme si je lui eusse dit les choses les plus tendres. J’eus peur, je me hâtai de redevenir amer dans l’ironie ; je crois que je fus même grossier. Je ne sais quelles paroles me vinrent aux lèvres. Tout à coup je sentis dans l’ombre qui nous avait envahis ses deux bras flexibles autour de mon cou.

— Tu me hais donc bien ! me dit-elle en penchant sa joue contre mon visage.

— Malheureuse ! tais-toi, m’écriai-je, ou je croirai…

— Crois ce que tu voudras, reprit-elle précipitamment, et d’une voix ardente : écoute, c’est assez souffrir, c’est assez lutter. Ce n’est pas Richard que j’aime ; je l’ai aimé, je te l’ai dit. Il fallait bien que ce fût vrai, car je ne saurais rien inventer, je n’ai pas assez d’esprit pour cela ; mais je ne me souviens déjà plus de cet amour. Il est comme s’il n’avait jamais existé ; j’en ris à présent en moi-même. Et pourquoi le prendrais-je au sérieux ? Il ne m’a fait commettre aucune faute, cet amour d’enfant qui m’a laissée pure et que je ne saurais jamais me reprocher, puisqu’il m’a préservée de moi-même et relevée à mes propres yeux ! Me voilà, je suis bonne et douce, jolie encore, peut-être destinée à redevenir ce que j’étais à quinze ans, si un peu de bonheur entre dans ma vie. Je n’ai aimé passionnément personne, et je n’ai appartenu à personne. J’ai un trésor de tendresse et de passion en réserve pour qui m’aimera sincèrement. Veux-tu m’aimer ? réponds ! Tu m’aimes, je le sais, je le vois, je le sens. Tes colères, tes duretés, tes sarcasmes, c’est une flamme sortie de toi et qui m’a embrasée malgré toi, malgré le sort, malgré moi-même. Il faut s’aimer ou mourir. Ne te défends plus ; sois aussi brave que moi qui me livre et m’avoue vaincue.

Je me défendais énergiquement. — Taisez-vous, mon Dieu, taisez-vous, lui disais-je. Attendez pour me parler ainsi que sir Richard soit là, et s’il est vrai qu’il ne songe pas, qu’il n’ait jamais songé…

Elle mit ses mains sur ma bouche. — Il faut me dire que vous m’aimez ou ne rien dire du tout, reprit-elle avec une décision extraordinaire. Nous n’avons pas besoin de la permission de Richard, il est trop honnête homme et trop bon pour ne pas m’approuver. Il vous connaît, il n’estime personne plus que vous ; mais comment voulez-vous que je lui ouvre mon cœur, si vous ne me livrez pas le vôtre ? Voyons, un mot divin, je t’aime ! voilà tout ce que je te demande. Ta bouche est-elle impure, la mienne est-elle souillée, que nous ne puissions le dire ensemble ? Que crains-tu de moi ? parle !

— Je crains tout, m’écriai-je, je crains surtout…

— Ah ! oui, je sais ! les bienfaits de Richard, la dot qu’il me destine ! Un honnête homme n’acceptera jamais cela, tu l’as dit dans un moment où tu doutais de moi ; mais tu sais bien, tu vois bien à présent que je n’ai jamais été à lui ni à personne. Il a le droit de me traiter comme si j’étais une fille naturelle, et il faut bien que j’accepte ses bienfaits, puisque je ne sais rien faire pour assurer mon existence.

— Et mon honneur ? lui dis-je avec des lèvres tremblantes et la sueur au front. Qui donc, excepté moi, croira que tu as partagé sa vie et porté son nom sans être sa maîtresse ? Qui croira que j’ai refusé la dot, le paiement de ma honte ? Non, non, ma mère et ma sœur rougiraient de moi. Je ne vous aime pas, je ne veux pas vous aimer ; je ne veux pas être déshonoré !

Je tombai accablé, les coudes sur la table. Je ne voulais plus voir le visage de Manoela, ce visage devenu radieux, irrésistible sous l’influence de la passion. Un combat effroyable se livrait en moi. Je me voyais avili par mes désirs, et je ne pouvais pas m’en aller, fuir cette villa maudite, sauver ma conscience et ma dignité. Un charme diabolique me paralysait ; ma parole luttait encore, mon énergie intérieure était brisée.

Il se fit un moment de silence, puis elle se leva et posa ses mains sur mes épaules. — Oui, dit-elle, j’ai compris, tu as raison, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’épouser. Je suis perdue, je ne puis prendre le rang d’une femme honnête ; il y a des destinées comme cela… J’aurais dû comprendre la vie, et je n’ai songé à rien. J’ai vécu au jour le jour comme ma perruche, sans savoir où me conduisait mon esclavage volontaire. J’ai consenti à être l’odalisque qui ne peut plus être rendue à la dignité de femme légitime. Tant pis pour moi ! Eh bien ! refuse d’être mon mari. Ce n’est pas une raison pour ne pas m’aimer, puisque tu sais, toi, que je suis pure, puisque tu vois que je t’aime à en mourir. Je ne te demande que l’amour. Tout le reste n’est rien à mes yeux. Écoute, je te dirai plus. Je sais que tu m’aimeras mal, avec des soupçons toujours renaissans, avec le secret mépris de ma faiblesse, avec des jalousies insensées, des paroles cruelles, peut-être des momens de haine et de fureur. J’ai déjà vu ce qui se passe en toi, et je m’attends à tout. Eh bien ! je suis résignée à tout. Aime-moi comme tu pourras, je m’estimerai encore heureuse ; ma vie aura un but, j’aurai vécu pour quelqu’un. Ne vois-tu pas que j’ai horreur de n’exister que pour moi-même ?

J’avais levé la tête, je la regardais. Jamais la sincérité n’avait parlé avec une conviction si enthousiaste et si profonde. Je tombai à ses pieds et je la contemplai en silence. Sa beauté était comme divinisée par l’héroïsme de l’amour vrai. Avec sa pâleur mate, que le reflet de la lune rendait bleuâtre, ses grands yeux noirs creusés par la souffrance et son sourire extatique, elle me fit songer à ces martyres que la peinture espagnole a su placer entre les tortures de la vie et les délices du ciel. — Je suis à toi, lui dis-je, tu as vaincu, je t’appartiens. Quel sera l’avenir, je l’ignore ; oublions-le, ne soyons qu’au présent, il est la vérité. Nous nous aimons, et, je veux enfin te le dire, je t’ai aimée toute ma vie ! Oui, je t’aimais à seize ans sans t’avoir jamais vue, nos parens nous destinaient l’un à l’autre, et je t’adorais au collége. Je te voyais dans tous mes rêves, j’étreignais ton fantôme sur mon cœur. J’ai été à Panticosa à travers les glaciers et les précipices pour te voir. Je ne t’ai pas vue, mais je t’ai aperçue à Bordeaux, partant pour l’Espagne avec ton père. Et puis plus tard j’ai couru à Pampelune pour te retrouver. J’ai appris des choses qui m’ont brisé le cœur. J’ai voulu t’oublier. Je t’ai retrouvée aux Pyrénées, et un instant j’ai cru te reconnaître ; mais ton nom d’emprunt et ton accent parisien m’en ont empêché. Depuis que je vis près de toi, je me défends, je me combats, et à présent, au moment où je veux te fuir et te détester, tu me brises ! Eh bien ! me voilà brisé, je t’adore, je deviens fou, tu l’as voulu.

— Oui, je l’ai voulu, répondit-elle en me pressant sur son cœur, et je n’aurai jamais le droit de te le reprocher, car tu t’es défendu comme un lion contre moi. Cette victoire-là n’est pourtant pas le fait de mon habileté, j’ai été sincère, voilà tout. Tu vois bien que l’amour peut se passer d’esprit. Voyons ! dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi cent fois, mille fois. Je veux savourer ce mot-là, qui est toute ma vie. Tiens ! dis-le, je sens que quand je ne l’entendrai plus, je mourrai.

Je le lui répétai mille fois en couvrant ses mains et ses cheveux de baisers ardens et chastes, car le premier élan de l’amour vrai est quelque chose de paternel. L’homme sent alors le besoin de diviniser et d’adorer la faiblesse qui se réfugie dans son sein. Jusque-là j’avais été à la fois enfiévré et honteux de la soif d’amour si ingénument avouée par ma jeune malade. Je m’étais senti brûlé en même temps qu’humilié à l’idée de ces flammes que le premier venu pouvait éteindre… Ravie et calme entre mes bras, Manoela réhabilitait ma défaite : elle ne se livrait pas au démon, elle me faisait monter avec elle à la région des anges.

Pauvre fille inconsciente comme la colombe, mais comme elle ardente et douce ! Je l’avais méconnue en la supposant capable d’un calcul. Elle se livrait tout entière sans vouloir regarder derrière elle, et c’était bien son âme qu’elle donnait sans être entraînée par les sens. Les sens ! il semblait qu’elle n’eût jamais compris leur langage, jamais écouté leurs suggestions. Entourée de mes bras, serrée contre ma poitrine, elle n’avait ni fièvre, ni tressaillement, ni rougeur. Elle répétait : Tu m’aimes ! avec une candeur inouie, et au moment où ma propre fièvre me dominait, frappé de son regard immatériel et de son sourire enfantin, je retombais agenouillé comme un dévot devant sa madone.

Nous fûmes tout à coup surpris d’un mouvement inusité dans la maison. Je courus vers la fenêtre. — Qu’as-tu ? me dit Manoela ; que crains-tu ?

— Il me semblait avoir entendu le bruit d’une voiture. Si M. Brudnel revenait ?

— Il ne pourrait pas revenir sans que nous fussions avertis. Dolorès veille.

— Ah ! cette Dolorès ! tu la chasseras, n’est-ce pas ? Elle m’est odieuse ; c’est ton mauvais génie !

— Je la chasserai, si tu le veux, mais tu n’es pas juste envers elle. C’est à elle que je dois le bonheur d’avoir compris que ta haine était de l’amour. Je ne voulais pas la croire ; elle m’a conseillé de te parler franchement. Je l’ai osé au risque d’être méprisée, et voilà que le ciel est descendu sur moi ! Ah ! béni soit le courage que Dolorès m’a inspiré !

— Mais cette fille ne t’avait pas conseillé de te livrer sans conditions ? Elle espère que j’accepterai les dons de Richard, et qu’elle restera près de toi.

— Qu’elle espère et calcule ce qu’elle voudra, qu’est-ce que cela nous fait ? Si elle m’a donné de mauvais conseils, trouves-tu que je les aie suivis ?

— Ah ! pardonne-moi, m’écriai-je en retombant à ses pieds. Ta loyauté est au-dessus de tout, je le vois bien, et je suis lâche quand j’en doute !

— Tu crois donc en moi ? dit-elle en mettant ses petites mains dans les miennes. Enfin, mon Dieu, soyez béni ! Oh ! que je suis heureuse !

— Je vous en fais mon compliment, señora ! — dit une voix sèche et glaciale qui partait du fond de l’appartement et qui se rapprochait en parlant. Nous vîmes se dessiner, dans le rayon de lune qui se projetait entre nous et la porte, la pâle silhouette de sir Richard Brudnel.

Je fis un mouvement pour dégager mes mains de celles de Manoela ; elle les raidit de toute sa force. — Non ! s’écria-t-elle, reste ainsi pour qu’il voie bien comme nous nous aimons ! Est-ce que je voudrais le tromper ? — Mais comme sir Richard, tournant le dos brusquement, se disposait à sortir, elle me lâcha, courut à lui et le retint. — Mon ami, mon père, lui dit-elle, pardonnez-moi d’avoir donné mon cœur sans vous consulter ; mais bénissez mon amour, qui est toujours digne de votre protection.

— Toujours digne,… reprit Brudnel d’une voix altérée, signifie que votre honneur a tenu à peu de chose, au hasard de mon intervention. Ce n’est pas la première fois que le hasard seul vous protège, Manoela. Mettez-vous donc sous la protection de ce dieu-là, la mienne ne suffirait pas.

C’était la première fois que j’entendais sir Richard dire une parole dure. — Nous sommes perdus, pensai-je, il l’aimait. — Manoela fit la même réflexion, car elle baissa la tête, et resta interdite.

J’étais résolu, quoi qu’il arrivât, à ne pas la laisser outrager. Je me contenais pourtant. Je voulais tout savoir, j’avais repris l’empire de moi-même, j’attendais une explosion ; mais déjà sir Richard avait recouvré également son sang-froid. Il m’adressa la parole comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé. — Je vous demande pardon, me dit-il avec politesse, de m’être oublié jusqu’à gronder cette enfant devant vous. Nous aurons à parler d’elle ensemble ; pour le moment, je me retire, je suis fatigué. Je croyais vous faire plaisir en accourant vers vous, la froideur de votre accueil me prouve que, pour vous du moins, docteur, je suis de trop. Je ne m’en fâche pas. Je sais qu’en de certaines circonstances les meilleurs amis sont importuns. Oh ! mon Dieu ! je ne me fâche de rien. Je blâme la précipitation, l’absence de confiance, voilà tout ; mais après le blâme vient toujours le pardon, et c’est sur quoi vous pouvez compter l’un et l’autre.

Ayant ainsi parlé avec une nuance d’ironie, il voulut encore nous quitter sans nous entendre.

Manoela se mit devant la porte. — Vous ne vous en irez pas comme cela, lui dit-elle. Grondez-moi, je le mérite certainement, puisque vous voilà fâché ; j’accepte tous les reproches, mais je veux me justifier, tout au moins m’expliquer. Vous êtes fatigué, cher ami, vous allez vous reposer ici, on vous apportera votre thé, nous resterons à vous servir, et après nous causerons, nous vous dirons tout !

— Mais je sais tout, reprit M. Brudnel avec une bonhomie railleuse en se jetant sur un fauteuil. J’ai tout entendu, Dolorès m’a supplié de vous écouter afin de juger de la situation. Si je me suis mêlé à votre entretien, c’est parce que je voulais vous épargner une faute sérieuse, celle de vous lier irrévocablement l’un à l’autre sans vous souvenir de votre meilleur ami. Sonnez, ma chère enfant, nous voici très calmes, je pense, on peut demander de la lumière.

Je restai muet pendant que Manoela faisait servir le thé et parlait à sir Richard de son voyage avec une entière liberté d’esprit. La Dolorès allait et venait rapidement, scrutant avec une muette angoisse les paroles et les contenances. Il était évident qu’elle nous avait trahis, voulant frapper un grand coup, détacher Manoela de sa chaîne et forcer Richard à nous marier.

Quand elle fut sortie, M. Brudnel, qui n’avait pas encore levé les yeux sur nous, alla fermer les portes et nous regarda en riant. Ce rire me parut forcé et me déchira le cœur. — Eh bien ! mes enfans, dit-il, nous voilà seuls et réconciliés d’avance. Vous voulez une explication, je vais vous donner l’exemple de la franchise… Oui ! de la franchise la plus entière.

Il s’assit, et parla ainsi :

« Je sais, docteur, que Manoela, il faut devant vous lui donner son vrai nom, vous a raconté très fidèlement toute son histoire. Je n’ai absolument rien à rectifier ; je dois seulement éclaircir un point resté douteux dans son esprit, dans le vôtre par conséquent. Elle a cru que par momens, dans le cours de notre longue et très innocente intimité, j’avais subi en dépit de moi-même l’empire de sa beauté. Elle s’est absolument trompée ; je n’ai jamais été, je le dis à ma honte, je ne suis pas amoureux d’elle. Je ne lui ai jamais promis qu’une chose, c’est de ne pas me marier avec une autre ; je croyais ne me marier jamais. Vous cachez mal certain sourire, mon cher docteur, vous pensez que j’exagère un peu mon invraisemblable et stupide indifférence. Vous me faites bien l’honneur de croire que j’aurais su résister, même à la plus violente tentation, plutôt que de profaner la sainteté de mon adoption ; mais vous croyez que dans tous les cas mon rôle est maintenant d’échapper au ridicule, et que j’affecte une philosophie qui me coûte un peu. Je vais vous prouver que je suis un véritable Anglais, flegmatique au besoin dans certaines crises. Sachez donc que je revenais ici ce soir avec la ferme résolution d’épouser ma fille adoptive, si elle me faisait l’honneur d’oublier mon âge pour agréer mon nom et ma fortune. Et j’avais pris de sang-froid cette résolution suprême pour des raisons auxquelles Manoela était absolument étrangère. Ces raisons étranges, mais bien graves, je puis, je dois, je veux vous les dire.

« Un hasard imprévu, inespéré, m’a fait retrouver ma fille, ma vraie fille, perdue, cachée pour moi dès sa naissance. J’ai fait le doux projet de me réunir à elle, de vivre auprès d’elle, n’importe où, mais pour toujours. Cette découverte a mis en moi un espoir, un orgueil, une joie immenses ; mais cette fille adorée, que je ne peux avouer de longtemps peut-être, je ne puis l’avoir près de moi sans que la calomnie, le soupçon tout au moins ne vienne souiller sa réputation. La même injustice a atteint malgré moi la pauvre Manoela. Eh bien ! il fallait empêcher un de ces malheurs et réparer l’autre. En épousant Manoela très ostensiblement, j’assurais la considération qui lui est due ; j’offrais pour amie à ma fille une compagne légitime. Ma maison était purifiée à tous les yeux par ce mariage, et le bonheur pouvait nous y réunir tous. J’arrive donc ici, après avoir fait des prodiges d’activité, croyant y apporter la meilleure des solutions ; mais l’amour va encore plus vite que la raison, et je vous surprends au milieu d’une solution toute différente. J’en ai été désappointé un instant à cause de ma fille ; mais le mal est très réparable. Je ferai un autre mariage, un mariage très sérieux, et quant au vôtre, mes enfans, je suppose qu’après ce que je viens de dire le docteur n’y verra plus d’obstacles et n’acceptera pas en égoïste le sacrifice romanesque qui lui était imprudemment offert. J’ai dit. Qu’avez-vous à répondre ? »

— Rien ! répondit Manoela en lui baisant la main. Vous êtes un ange de bonté, et, comme toujours, mon âme se prosterne devant la vôtre. Vous vouliez me faire l’honneur, sachant si bien le peu que je vaux, de m’élever jusqu’à vous. Je m’en étais follement flattée jusqu’au moment où l’amour véritable et complet a remplacé en moi l’amour filial. Alors j’ai compris qu’il y avait eu de l’ambition dans mon dévoûment pour vous, non pas de l’ambition cupide, vous savez bien que je ne connais pas ce sentiment-là, mais l’amour-propre de fixer un homme tel que vous… Oui, certainement, il y a eu de cela en moi à mon insu. La sévérité du docteur avec moi m’a éclairée. Il m’a fait comprendre que, si vous m’épousiez jamais, ce serait par point d’honneur et nullement par inclination. Je me suis jugée et blâmée, et à présent je le remercie. Je m’applaudis de n’être plus un obstacle dans votre vie. Je reste fière de vos bontés au lieu d’en être humiliée, et pour ce qui me concerne…, eh bien !..

— Eh bien ! reprit sir Richard, voilà de quoi il faut me parler, quelque délicat que soit le sujet. Nous sommes tous trois des personnes chastes et bien intentionnées. Il n’est rien que nous ne puissions nous dire, n’ayant pas de reproches sérieux à nous faire les uns aux autres. Je sais, Manoela, que vous aimez sans calcul et que vous l’avouez sans conditions. J’ai entendu ! j’ai écouté ! C’est grand de votre part ; mais je ne crois pas avoir démérité dans mon rôle de père vis-à-vis de vous, et je vous supplie de ne pas vous estimer si peu que de vous livrer à la destinée sans aucune garantie. Ne dites plus rien, mon enfant. Je sais que quand votre cœur est surexcité, il trouve l’éloquence que vous n’avez jamais voulu étudier dans les livres. Vous sentiez apparemment que vous n’en aviez pas besoin. Vous êtes… ce que vous êtes ! une admirable nature d’enfant, héroïque parce que vous ne regardez jamais le danger. Enfin vous êtes vous-même, différente de tous les autres types, capable de rouler dans les abîmes sans avoir eu la pensée du mal. Il ne faut pas que cela soit, c’est à Laurent Bielsa de le comprendre, et jusqu’ici je n’ai pu lui arracher un monosyllabe.

Je me décidai enfin à rompre le silence, bien que je ne fusse pas éclairé à mon gré par tout ce qui venait de se passer. Je priai M. Brudnel de me laisser lui parler seul à seul, et Manoela fit le mouvement de se retirer.

— Non ! s’écria M. Brudnel, dont les joues se colorèrent vivement et dont les yeux prirent un soudain éclat. Je ne veux pas de confidences que l’un de nous trois ne pourrait pas entendre. Ou je suis un honnête homme en qui l’on a une confiance absolue, ou nous jouons ici une infâme comédie ! Parlez, Laurent, parlez devant elle, je le veux, je l’exige ! J’ai le droit de conseil, j’ai le devoir de bien conseiller ; mais vous ne dépendez que de vous-mêmes. Faudra-t-il répéter… ah ! j’en rougis ! que je n’ai aucun autre droit sur l’un de vous !

Je saisis ses mains tremblantes et les pressai contre ma poitrine.

— Ne me prenez pas pour un lâche, m’écriai-je, je vous estime et vous vénère. Jamais je n’aurais accepté le sacrifice de Manoela, ou, si, égaré par la passion, j’eusse oublié mon devoir, j’aurais promptement réparé ma faute. J’ai foi en elle, j’ai foi en vous. Si je vous semble hésitant et troublé, c’est que j’ai une autre crainte, une crainte poignante ; faut-il donc que je vous la dise, ne pouvez-vous la deviner ? Vous parliez d’héroïsme, c’est vous qui êtes capable d’héroïsme et qui savez joindre aux actions stoïques toute la puissance du savoir-vivre. Tenez ! si j’ai été abusé par tout ce que l’on m’a forcé d’entendre, si mon bonheur vous coûte un regret, si, aveugle et sourd que j’étais, j’ai payé d’ingratitude votre loyale amitié, je ne veux pas rester une heure de plus ici. Je renonce à Manoela, je ne la reverrai jamais.

— C’est bien, mon ami, répondit M. Brudnel, je vous retrouve et vous reconnais ; mais, rassurez-vous, je ne suis point un héros, je suis un homme raisonnable, je suis content de vous avoir prouvé que Manoela mérite votre attachement sérieux, puisque je n’eusse point hésité à lui donner mon nom. Il eût été malheureux pour moi de ne pas savoir qu’elle vous aime. Sa reconnaissance filiale l’eût peut-être entraînée à se sacrifier. Voilà pourquoi, dans des circonstances si graves pour notre avenir à tous trois, je ne me suis pas fait scrupule de vous surprendre. Tout est donc pour le mieux. Nous nous connaissons maintenant, et rien ne troublera plus notre amitié. Permettez-moi maintenant de me retirer, je suis réellement fatigué de mes rapides voyages, et je lutte contre le sommeil. Demain nous parlerons de la santé de Manoela. Je ne la crois ébranlée que par des causes morales qui n’existent déjà plus…

— Et la vôtre ? lui dis-je, frappé de l’altération de ses traits soudainement détendus.

— Oh ! ne parlons plus de cela, répondit-il en retrouvant sa vivacité enjouée, j’ai un but dans la vie à présent ! J’ai ma fille, je veux vivre et je vivrai !

Je le suivis à son appartement, mais il refusa mes soins et me congédia avec des paroles affectueuses et douces.

Je retournai dire à Manoela en peu de mots que la parole donnée était sacrée pour moi, mais que, jusqu’à notre mariage, je ne voulais plus la revoir qu’en présence de M. Brudnel.

— Tout ce que tu veux est bien, me répondit-elle ; va en paix et que Dieu te bénisse pour le bonheur que tu me donnes !

J’étais tellement brisé de tant d’émotions que je dormis profondément. Il y avait si longtemps que je ne dormais plus ! Depuis quinze nuits, je me débattais dans des problèmes insolubles. La solution était venue brusque, impérieuse, sans appel et comme fatale. Quelle qu’elle fût, c’était la fin de mes angoisses, je me l’imaginais du moins.

Hélas ! mes souffrances réelles, mon supplice incomparable à tout autre, allaient commencer.

George Sand.
(La quatrième partie au prochain n°.)
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.