Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 176-211).
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X

Nous disons : « Il est difficile de vivre selon la doctrine de Jésus ! » Et comment ne le serait-ce pas, quand nous nous dissimulons soigneusement notre véritable siuation par toute l’organisation de notre vie, quand nous nous évertuons à nous persuader que notre situation n’est pas du tout telle qu’elle est, mais qu’elle est autre ? Nous appelons cela la foi, nous en faisons quelque chose de sacré et nous tâchons d’attirer les hommes par tous les moyens à cette foi frelatée, — par menaces, la flatterie, le mensonge, l’action sur les sens. Dans cet entêtement à nous confier à ce qui est contraire au bon sens et à la raison, nous arrivons à un tel degré d’aberration, que nous prenons pour un indice de la vérité l’absurdité même de l’objet pour lequel nous sollicitons la confiance des hommes. Ne s’est-il pas trouvé un chrétien qui a dit : « Credo quia absurdum » et d’autres chrétiens qui répètent cela avec enthousiasme, supposant que l’absurde est le meilleur moyen d’enseigner aux hommes la vérité. Il n’y a pas longtemps, — un homme d’esprit et de beaucoup d’érudition me dit, en causant avec moi, que la doctrine chrétienne n’a pas d’importance comme règle morale de la vie. Tout cela se trouve, me dit-il, chez les stoïciens, chez les brahmines, dans le Talmud. La substance de la doctrine chrétienne n’est pas là, mais dans la doctrine théosophique formulée dans les dogmes.

C’est-à-dire : ce qui m’est cher dans la doctrine chrétienne, ce n’est pas ce qu’elle contient d’éternel et d’humanitaire, d’indispensable à la vie raisonnable ; ce qui m’est cher et important dans le christianisme, c’est ce qui est impossible à comprendre — donc inutile — ce au nom de quoi des milliers d’hommes ont été tués.

Nous nous sommes formé une fausse conception de notre vie et de la vie universelle basée uniquement sur notre méchanceté et nos passions personnelles, et nous considérons notre foi dans cette fausse conception, que nous rattachons extérieurement à la doctrine de Jésus, comme ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire pour la vie. Sans cette foi dans ce qui est un mensonge, soutenu par des hommes pendant des siècles, cette fausse conception de notre vie ainsi que la vérité de la doctrine de Jésus auraient été mises à nu depuis longtemps.

C’est terrible à dire, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église qui a poussé dessus n’avaient jamais existé, — ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine raisonnable qui enseigne le vrai bien de la vie. Les doctrines morales des prophètes du monde entier n’auraient pas été lettre close pour eux. Ils auraient eu leurs petits docteurs de la vérité, et ils leur auraient donné leur confiance. Aujourd’hui, toute la vérité est révélée et cette vérité a tellement épouvanté ceux dont les œuvres étaient méchantes qu’ils l’ont déguisée en mensonge et que les hommes ont perdu confiance dans la vérité. Dans notre société européenne, les paroles de Jésus : Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité, et quiconque est enfant de la vérité entend ma parole, ont été depuis longtemps écartées par la réponse de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Ces paroles, citées comme une amère, et profonde ironie contre un Romain, nous les avons prises au sérieux et nous en avons fait un article de foi.

Dans notre monde tous les hommes vivent, non seulement sans vérité, non seulement sans le moindre désir de la connaître, mais avec la ferme conviction qu’entre toutes les occupations oiseuses, la plus oiseuse est la recherche de la vérité qui règle la vie humaine.

La doctrine qui règle la vie — ce qui chez tous les peuples — jusqu’à nos sociétés européennes était toujours considéré comme la chose la plus importante, ce dont Jésus disait : « une seule chose est nécessaire, » — c’est là précisément ce que nous dédaignons. Une institution appelée l’Église à laquelle personne, même ceux qui en font partie, ne croit plus depuis longtemps, — s’en occupe seule.

L’unique fenêtre par où pénètre la lumière vers laquelle se dirigent les regards de tous ceux qui réfléchissent et souffrent — est obstruée. Aux questions : Que suis-je, que dois-je faire ? ne pourrai-je pas alléger mon fardeau selon la doctrine de ce Dieu qui, d’après vos propres paroles, est venu nous sauver ? — on répond : Remplis les prescriptions des autorités et crois à l’Église. Mais pourquoi donc la vie est-elle pleine de maux ? demande une voix désespérée : pourquoi tout ce mal ? ne puis-je pas m’abstenir d’y participer ? Se peut-il qu’il soit impossible d’alléger tous ces maux qui pèsent sur moi ? On repond que c’est impossible. Ton désir de vivre bien et d’aider les autres à faire de même — n’est qu’orgueil — tentation ! Une chose est possible — te sauver, sauver ton âme pour la vie future. Et si tu ne veux pas prendre part à notre vie misérable — tu n’as qu’à en sortir. Cette voie est ouverte à chacun, — dit la doctrine de l’Église, mais sache qu’en choisissant cette voie, tu dois ne plus prendre part à la vie du monde, mais cesser de vivre et te suicider petit à petit. Il n’y a que deux voies, nous disent nos maîtres : croire et obéir aux puissances, prendre notre part du mal que nous avons organisé, ou bien quitter le monde ; nous enfermer dans un couvent, nous priver de sommeil et de nourriture, ou bien pourrir sur un pilier, comme le Stylite ; se coucher et se redresser en faisant des saluts à la messe, sans jamais rien faire pour les hommes, ou déclarer la doctrine de Jésus impossible à pratiquer ; accepter l’iniquité de la vie sanctionnée par l’Église, ou bien enfin renoncer à la vie, ce qui équivaut à un lent suicide.

Quelque surprenante que paraisse à quiconque a compris la doctrine de Jésus l’erreur en vertu de laquelle on affirme qu’elle est excellente, mais impossible à pratiquer, — il est une erreur encore plus surprenante, c’est celle en vertu de laquelle on affirme qu’un homme qui veut pratiquer cette doctrine, non en paroles, mais en réalité, doit se retirer du monde.

Cette erreur, qu’il vaut mieux pour un homme s’éloigner du monde que s’exposer aux tentations, est une ancienne erreur depuis longtemps connue des Hébreux, complètement étrangère pourtant non seulement à l’esprit du christianisme, mais même au judaïsme. C’est contre cette erreur qu’a été écrite, longtemps encore avant Jésus, cette histoire charmante et d’une sagesse profonde du prophète Jonas, que Jésus aimait tant à citer. L’idée de la narration est la même depuis le commencement jusqu’à la fin : Jonas, le prophète, veut rester seul juste et vertueux et il s’éloigne des hommes pervers. Mais Dieu lui signifie qu’en sa qualité de prophète il doit communiquer aux hommes égarés sa connaissance de la vérité, c’est pourquoi il doit non pas fuir ces hommes, mais vivre en communion avec eux. Jonas est dégoûté de la dépravation des habitants de Ninive et les fuit, mais Jonas a beau fuir sa vocation, Dieu le ramène par l’entremise de la baleine, chez les Ninivites et la volonté de Dieu s’accomplit, c’est-à-dire que les Ninivites reçoivent par Jonas la loi de Dieu, — et leur vie s’améliore. Non seulement Jonas ne se réjouit pas d’être l’instrument de la volonté de Dieu, mais il boude, il jalouse Dieu à l’égard des Ninivites, il aurait voulu être seul raisonnable et bon. Il s’éloigne dans le désert, s’apitoie sur son sort et adresse des reproches à Dieu. Et alors Jonas voit pousser en une nuit une plante de citrouille qui le garantit du soleil, et la nuit suivante un ver ronge cette plante. Jonas adresse des reproches encore plus amers à Dieu parce que la citrouille qui lui était si chère a péri. Alors Dieu lui dit : Tu regrettes la citrouille que tu appelles tienne, elle a poussé et péri en une nuit, et moi n’aurais-je pas pitié d’un immense peuple qui périssait en vivant comme les bêtes, sans savoir distinguer sa droite de sa gauche ? Ta connaissance de la vérité n’était nécessaire que pour que tu la transmettes à ceux qui ne la possédaient pas.

Jésus connaissait cette narration et la citait souvent ; mais nous trouvons en outre dans les Évangiles le récit d’après lequel Jésus, après son entrevue avec Jean qui s’était retiré au désert, fut sujet à céder à la même tentation avant de commencer sa prédication ; comment il fut conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable (le mensonge) et comment il triompha des mensonges et revint en Galilée ; comment dès lors, n’évitant pas les hommes les plus dépravés, il passa sa vie au milieu des péagers, des pharisiens et des pécheurs leur enseignant la vérité[1].

D’après la doctrine de l’Église même, Jésus Homme-Dieu nous a donné l’exemple de la vie.

Toute sa vie — celle qui nous est connue — Jésus la passe dans la mêlée de la vie avec des péagers, des Madeleines, à Jérusalem avec les pharisiens. Les commandements principaux de Jésus sont : l’amour du prochain et la propagation de la doctrine. L’un et l’autre exigent une communion constante avec le monde. Et tout à coup on en tire la déduction que, selon la doctrine de Jésus, il faut s’éloigner de tout le monde, n’avoir affaire à personne — devenir stylite. Il s’ensuit que, pour imiter Jésus, il faut faire tout le contraire de ce qu’il a enseigné et de ce qu’il a fait.

La doctrine de Jésus, d’après les explications de l’Église, s’offre aux gens du monde et aux moines, non comme une règle de la vie — qui la rend meilleure pour soi-même et pour les autres, mais comme une doctrine qui enseigne à quoi doivent croire les hommes du monde pour que, tout en vivant mal, ils puissent tout de même se sauver dans l’autre vie ; pour les moines, c’est la science de se rendre l’existence encore plus dure qu’elle ne l’est.

Mais Jésus n’enseigne pas cela. Jésus enseigne la vérité, et si la vérité métaphysique est la vérité, elle restera telle dans la pratique. Si la vie en Dieu est la seule vraie vie, bienheureuse en elle-même, elle l’est aussi ici-bas, malgré tous les hasards de la vie.

Si la vie ici-bas, organisée d’après la doctrine de Jésus, ne réalisait pas la vie bienheureuse, sa doctrine ne serait pas la vérité.

Jésus n’invite pas à passer du mieux au pis, — au contraire — du pis au mieux. Il a pitié des hommes qui lui paraissent comme des brebis éperdues périssant sans berger. Il leur promet un berger et un bon pâturage. Il dit que ses disciples seront persécutés pour sa doctrine et qu’ils doivent endurer et supporter les persécutions du monde avec fermeté. Mais Il ne dit pas qu’en suivant sa doctrine ils souffriront plus qu’en suivant la doctrine du monde ; au contraire, il dit que ceux qui suivront la doctrine du monde seront malheureux, et ceux qui suivront sa doctrine seront bienheureux.

Jésus n’enseigne pas le salut par la foi en l’ascétisme, c’est-à-dire par des chimères, ou bien par des tortures volontaires, mais il enseigne la vie qui, tout en nous sauvant du néant de la vie personnelle, nous donne dans ce monde moins de souffrances et plus de joies que la vie personnelle.

Jésus, en proclamant sa doctrine, dit aux hommes qu’en la pratiquant même au milieu de ceux qui ne pratiquent pas, ils n’en seront pas plus malheureux, mais au contraire bien plus heureux que ceux qui ne la pratiquent pas. Jésus dit qu’il y a un calcul mondain infaillible, c’est ne pas avoir souci de la vie mondaine.

(Marc, x, 28-31). Pierre dit à Jésus : Voici, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi (Matth., xix, 27), qu’en sera-t-il pour nous ? (Marc, x, 29). Jésus répond : Je vous le dis en vérité, il n’est personne qui, ayant quitté à cause de moi, et à cause de l’Évangile, sa maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son frère, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses terres ne reçoive au centuple, présentement, dans ce siècle-ci, au milieu des persécutions, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants et des terres et dans le siècle à venir la vie éternelle. (Luc, v, 10-11, xviii, 28-30.)

Jésus déclare, il est vrai, que ceux qui le suivront doivent s’attendre à être persécutés par ceux qui ne le suivront pas, mais Il ne dit pas que ses disciples resteront en perte pour cela. Au contraire, Il dit que ses disciples auront ici, dans ce monde, plus de joies que ceux qui ne le suivront pas.

Que Jésus le dise et le pense, c’est hors de doute, vu la clarté de ses paroles à ce sujet, vu le sens de toute sa doctrine, vu toute son existence, ainsi que celle de ses disciples. Mais est-ce bien vrai ?

En approfondissant abstraitement la question de savoir laquelle des deux situations sera la meilleure : celle des disciples de Jésus ou celle des disciples du monde, on ne peut pas ne pas voir que la situation des disciples de Jésus doit être meilleure, uniquement parce que les disciples de Jésus, en faisant le bien à tout le monde, n’éveilleront pas la haine des hommes. Les disciples de Jésus, ne faisant de mal à personne, ne peuvent être persécutés que par les méchants ; les disciples du monde, au contraire, doivent être persécutés par tous, vu que la loi des disciples du monde est la loi de la lutte, c’est-à-dire de la persécution mutuelle. Quant aux souffrances accidentelles, elles sont les mêmes pour les uns comme pour les autres, avec cette différence que les disciples de Jésus y seront préparés, et que les disciples du monde emploieront toutes les forces de leur âme à les éviter, et encore, que les disciples de Jésus, en souffrant, sentiront que leurs souffrances sont utiles au monde et que les disciples du monde ne sauront pas pourquoi ils souffrent. En raisonnant abstraitement, la situation des disciples de Jésus doit être plus avantageuse que la situation des disciples du monde. Mais en est-il ainsi en réalité ?

Pour vérifier cela, que chacun se souvienne de tous les moments pénibles de sa vie, de toutes les souffrances physiques et morales qu’il a endurées et qu’il endure, et qu’il se demande au nom de quoi il a enduré toutes ces calamités. Est-ce au nom de la doctrine du monde ou de celle de Jésus ? Que tout homme sincère se souvienne bien de toute sa vie et il s’apercevra que jamais, pas une seule fois, il n’a souffert en pratiquant la doctrine de Jésus ; la majeure partie des malheurs de sa vie sont provenus uniquement de ce que, contrairement à son inclination, il a suivi la doctrine du monde qui l’attirait.

Dans ma vie exceptionnellement heureuse au point de vue mondain, je puis compter une telle quantité de souffrances endurées au nom de la doctrine du monde, qu’elles suffiraient à tel ou tel martyr de la doctrine de Jésus. Tous les moments les plus pénibles de ma vie, à commencer par les orgies et les duels d’étudiants, les guerres, les maladies et les conditions anormales et insupportables dans lesquelles je vis maintenant, tout cela n’est que martyre subi au nom de la doctrine du monde. Oui, je parle de ma vie exceptionnellement heureuse au point de vue du monde. Et combien de martyrs ont souffert et qui souffrent en ce moment, pour la doctrine du monde, des souffrances qu’il me serait difficile d’énumérer !

Nous ne voyons pas ce que présente de difficultés et de dangers la pratique de la doctrine du monde, uniquement parce que nous sommes persuadés que cela ne peut être autrement.

Nous nous sommes persuadés que toutes ces calamités que nous nous infligeons nous-mêmes sont les conditions inévitables de notre vie, et nous ne pouvons comprendre que Jésus enseigne précisément comment il faut faire pour nous en débarrasser et rendre notre vie heureuse.

Pour être en mesure de répondre à la question : laquelle des deux conditions est la plus heureuse ? il faut que nous puissions nous débarrasser, ne fût-ce qu’en idée, de cette fausse manière de voir, etc., jeter, sans arrière-pensée, un coup d’œil sur nous-mêmes et autour de nous.

Traversez la foule de nos grandes villes et observez ces figures hâves, maladives et bouleversées ; souvenez-vous de votre existence et de celle de tous les gens dont l’histoire vous est connue ; souvenez-vous de toutes ces morts violentes, de ces suicides dont vous avez entendu parler et demandez-vous : au nom de quoi toutes ces souffrances, ces morts, ces désespoirs qui mènent au suicide ? Et vous verrez, quelque étrange que cela vous paraisse d’abord, que les neuf dixièmes des souffrances humaines sont supportées par les hommes au nom de la doctrine du monde, que toutes ces souffrances sont inutiles et auraient pu ne pas exister, que la majorité des hommes sont des martyrs de la doctrine du monde.

Dernièrement, par une journée pluvieuse d’automne, je passais en tramway par le marché dit de la Tour de Soukhares, à Moscou ; sur un parcours d’une demi-verste la voiture fendait une foule compacte qui aussitôt reformait ses rangs. Depuis le matin jusqu’au soir, ces milliers d’hommes, dont la grande majorité est affamée et déguenillée, piétinent dans la boue, s’injuriant, se haïssant et se filoutant les uns les autres. Il en est ainsi sur tous les marchés de Moscou. La soirée, ces gens-là la passeront dans des cabarets et des tripots ; la nuit, dans leurs bouges et leurs taudis.

Réfléchissez à la vie de tous ces hommes, à la situation qu’ils ont abandonnée pour choisir celle dans laquelle ils se sont placés eux-mêmes ; réfléchissez à ce travail sans trêve qui pèse sur ces gens, hommes et femmes, et vous verrez que ce sont de vrais martyrs.

Tous ces gens ont abandonné leur maison., leur champ, leurs parents, leurs pères, souvent leurs femmes et leurs enfants ; ils ont renoncé à tout ce qui constitue la vie elle-même, et ils sont venus dans les villes pour acquérir ce qui, selon la doctrine du monde, passe pour indispensable à chacun d’eux. Et tous ces gens, ces malheureux que l’on compte par dizaine de milliers dorment dans des abris de nuit et subsistent d’eau-de-vie et d’aliments pourris.

À commencer par les ouvriers des fabriques, les cochers de fiacre, les couturières, les lorettes jusqu’aux riches marchands et aux ministres avec leurs femmes, — tous endurent l’existence la plus pénible et la plus anormale sans avoir pu acquérir ce qui passe pour indispensable à chacun d’eux, selon la doctrine du monde.

Cherchez parmi ces hommes et trouvez, depuis le gueux jusqu’au richard, un homme qui se contente de ce qu’il gagne pour se procurer tout ce qu’il considère indispensable selon la doctrine du monde, et vous verrez que vous n’en trouverez pas un sur mille. Chacun s’épuise à vouloir acquérir ce qui lui est inutile, mais ce qui est exigé selon la doctrine du monde et ce qu’il se sent malheureux de ne pas posséder, et à peine s’est-il procuré cet objet qu’il lui en faut un autre, puis encore un autre et ainsi dure sans fin ce travail de Sisyphe, qui détruit la vie des hommes. Prenez l’échelle des fortunes depuis les individus qui ont à dépenser par an 300 roubles jusqu’à ceux qui en ont 50,000 et rarement vous trouverez quelqu’un qui ne s’épuise et ne plie sous l’effort fait pour gagner 400 roubles s’il en a 300, 500 s’il en a 400 et ainsi de suite à l’infini.

Et il n’y en a pas un seul qui, possédant 500 roubles, adopte volontiers le genre de vie de celui qui en a 400. Lorsque ce fait se rencontre, on s’aperçoit qu’il a pour cause non le désir de se faciliter l’existence, mais d’amasser de l’argent et de le mettre en sûreté. Chacun veut encore et encore alourdir le fardeau de son existence, — déjà assez lourd, et livrer son âme, sans réserve, tout entière, à la doctrine du monde. Aujourd’hui, on s’achète un pardessus et des galoches, demain une montre avec chaîne, après-demain on s’installe dans un appartement avec ottomane et lampe de bronze, puis on achète des tapis et des robes en velours, puis une maison, des trotteurs, des tableaux, des dorures, et puis on tombe malade, surmené par un travail excessif — et on meurt. Un autre continue la même tâche et donne sa vie en sacrifice à ce même Moloch ; — il meurt sans savoir lui-même pourquoi il a vécu de la sorte.

Mais peut-être cette existence a-t-elle de l’attrait par elle-même ?

Comparons-la avec ce que les hommes ont toujours appelé le bonheur et vous verrez qu’elle est hideuse. En effet, quelles sont les conditions principales du bonheur terrestre — celles contre lesquelles personne ne fera d’objection ?

Une des premieres conditions de bonheur généralement admises par tout le monde est une existence qui ne rompe pas le lien de l’homme avec la nature, c’est-à-dire une vie où l’on jouit du ciel, du soleil, de l’air pur, de la terre couverte de végétaux et peuplée d’animaux. De tout temps les hommes ont considéré comme un grand malheur d’être privés de tout cela. Voyez donc ce qu’est l’existence des hommes qui vivent selon la doctrine du monde. Plus ils ont réussi, suivant la doctrine du monde, plus ils sont privés de ces conditions de bonheur. Plus leur succès mondain est grand, moins ils jouissent de la lumière du soleil, des champs, des bois, de la vue des animaux domestiques et sauvages. Beaucoup d’entre eux — les femmes presque toutes, arrivent à la vieillesse n’ayant vu que deux ou trois fois dans leur vie le lever du soleil — la matinée et jamais les champs et les forêts autrement que du fond de leur calèche ou de leur wagon ; jamais elles n’ont rien planté ni semé, jamais elles n’ont élevé ni une vache, ni un cheval, ni un poulet, et elles n’ont pas la moindre idée de la façon dont naissent, grandissent et vivent les animaux.

Ces gens ne voient que des tissus, des pierres, des bois façonnés par le travail des hommes et encore non pas à la lueur du soleil, mais sous un éclairage artificiel ; ils n’entendent que le bruit des machines, des équipages, des canons, le son des instruments de musique ; ils respirent des parfums distillés et la fumée du tabac ; ils mangent, grâce à la faiblesse de leurs estomacs et à leur goût depravé, des aliments pour la plupart pesants et faisandés. Leur déplacement d’un endroit à un autre ne change rien à leur situation. Ils voyagent dans des boîtes fermées. À la campagne, à l’étranger où ils se rendent, ils ont toujours sous leurs pieds les mêmes tissus, les mêmes pierres ; les mêmes draperies leur cachant la lumière du soleil, les mêmes valets, cochers et portiers leur interceptent toute communication avec les hommes, la terre, la végétation, les animaux. Quelque part qu’ils aillent, ils sont privés comme des captifs de ces conditions du bonheur. Comme des prisonniers se consolent avec un brin d’herbe qui pousse dans la cour de leur prison, — avec une araignée ou une souris, ainsi ces gens-là se consolent quelquefois avec des plantes d’appartement étiolées, avec un perroquet, un caniche, un singe, que tout de même ils n’élèvent ni ne nourrissent eux-mêmes.

Une autre condition indubitable de bonheur, c’est le travail ; premièrement le travail qu’on a librement choisi et qu’on aime, secondement le travail physique qui procure l’appétit et le sommeil tranquille et profond. Eh bien, ici encore, plus est grande la part de ce prétendu bonheur qui échoit aux hommes selon la doctrine du monde, plus ces hommes sont privés de cette condition de bonheur. Tous les heureux de notre monde — les dignitaires, les richards, sont complètement privés de travail comme les détenus et luttent sans succès avec des maladies provenant de l’absence de travail physique, ainsi qu’avec l’ennui qui les poursuit (je dis sans succès, parce que le travail n’est un plaisir que quand il est nécessaire, et eux n’ont besoin de rien), ou bien ils font un travail qui leur est odieux, comme les banquiers, les procureurs, les gouverneurs, les ministres et leurs femmes qui organisent des soirées, des raouts, et imaginent des toilettes pour eux et leurs enfants (je dis odieux, parce que je n’ai encore jamais rencontré parmi eux personne qui fût content de son travail et qui s’en occupât avec une satisfaction au moins égale à celle du portier qui nettoie la neige devant la maison). Tous ces favoris de la fortune sont ou privés de travail, ou attachés à un travail qu’ils n’aiment pas, c’est-à-dire se trouvent dans la situation des condamnés aux travaux forcés.

La troisième condition indubitable du bonheur — c’est la famille. Eh bien, plus les hommes sont esclaves des succès mondains et moins ce bonheur est leur partage. La majorité sont des libertins qui renoncent sciemment aux joies de la famille et n’en ont que les soucis. S’ils ne sont pas des libertins, leurs enfants ne sont pas une joie pour eux, mais un fardeau, et ils s’en privent eux-mêmes, en s’efforçant par tous les moyens, quelquefois les plus cruels, de rendre leur union inféconde. S’ils ont des enfants, ils se privent de la joie d’être en communion avec eux.

D’après leurs coutumes, ils doivent les confier à des étrangers, la plupart du temps ; au début, à des hommes complètement étrangers à leur nation, puis à des établissements d’instruction publique, de sorte que de la vie de famille ils n’ont que les chagrins — des enfants qui, dès leur jeunesse, deviennent aussi malheureux que leurs parents, et qui, à l’égard de leurs parents, n’ont qu’un sentiment, celui de souhaiter leur mort pour en hériter[2]. Ils ne sont pas enfermés dans une prison, mais les conséquences de leur genre de vie, par rapport à la famille, sont plus douloureuses que la privation de la famille qu’on inflige aux gens enfermés dans les prisons.

La quatrième condition du bonheur, — c’est le commerce libre et affectueux avec les hommes dont le monde est rempli. Eh bien, plus on est haut placé sur l’échelle sociale, plus on est privé de cette condition essentielle du bonheur. Plus on monte et plus le cercle des hommes avec lesquels il est permis d’entretenir des relations se resserre et se rétrécit ; plus on monte et plus le niveau moral et intellectuel des hommes qui forment ce cercle s’abaisse.

Le paysan avec sa femme est libre d’entrer en relation avec chacun, et si un million d’hommes ne veulent avoir rien de commun avec eux, il leur reste 80 millions d’ouvriers comme eux avec lesquels ils peuvent fraterniser depuis Archangel jusqu’à Astrakhan, sans attendre de visite ou de présentation. Pour un employé et sa femme, il y a des centaines d’hommes qui sont ses égaux ; mais les employés supérieurs ne les admettent pas et, à leur tour, ceux-ci excluent leurs inférieurs. Pour un homme du monde opulent et sa femme, il n’existe que quelques dizaines de familles de la société. Le reste leur est étranger. Pour le ministre et le richard et leur famille — il n’y a plus qu’une dizaine de gens aussi riches et aussi importants qu’eux. Pour les empereurs et les rois, le cercle se resserre encore. N’est-ce pas la détention cellulaire, qui n’admet pour le détenu que des relations avec deux ou trois geôliers ?

Enfin, la cinquième condition du bonheur, c’est la santé et une mort sans maladie. Et de nouveau plus un homme a monté les degrés de l’échelle sociale, plus il est privé de cette condition de bonheur.

Prenez un couple de fortune moyenne dans la société et un couple de paysans dans les mêmes conditions et comparez-les ; malgré les privations et le travail accablant dont les paysans sont surchargés, non pas par leur faute, mais grâce à l’injustice du sort qui leur est fait, vous trouverez chez les uns hommes et femmes bien portants, chez les autres hommes et femmes de plus en plus maladifs. Énumérez dans votre mémoire les richards et leurs femmes que vous connaissez et que vous avez connus, et vous verrez que la majorité se compose de malades. Parmi eux, un homme bien portant qui ne se traite pas constamment et périodiquement, en été, est une exception tout aussi rare qu’un malade dans la classe des ouvriers. Tous ces favoris de la fortune commencent par l’onanisme, qui est devenu dans leurs mœurs une condition naturelle du développement. — Ils sont tous « édentés », grisonnants ou chauves à un âge ou l’ouvrier commence à prendre toute sa vigueur. Presque tous sont affligés de maladies de nerfs, de l’estomac ou des parties génitales provenant d’excès de table, d’ivrognerie, de luxure ou de médicamentation perpétuelle ; et ceux qui ne meurent pas jeunes passent la moitié de leur existence à se traiter, à s’injecter de la morphine, et deviennent de malheureux perclus ne pouvant subsister par eux-mêmes et menant une existence de parasites comme ces fourmis qui sont nourries par des esclaves. Dressez une liste de leurs morts : l’un se brûle la cervelle, l’autre tombe en pourriture à la suite de la syphilis ; un vieux se tue à force de prendre des excitants, un jeune en se faisant rosser pour réveiller la volupté ; l’un est rongé par les poux, l’autre par les vers ; ceux-là succombent à force de libations, ceux-ci à force de gloutonnerie, d’autres par abus de morphine ou à la suite d’un avortement artificiel. Les uns après les autres, ils périssent victimes de la doctrine du monde. Et on se presse en foule à leur suite ; comme des martyrs, ils vont au-devant des souffrances et de la perdition.

Une vie après l’autre est jetée sous le char de cette idole ; le char passe en broyant leurs existences, et de nouvelles victimes se précipitent, en masse, sous les roues avec des malédictions, des gémissements et des lamentations !

L’accomplissement de la doctrine de Jésus est difficile ! Jésus dit : « Quiconque veut me suivre, qu’il laisse sa maison, ses champs, ses frères, et qu’il me suive, moi, qui suis Dieu ; et celui-là recevra dans ce monde cent fois plus de maisons, de champs, de frères, et en outre la vie éternelle. » Et personne ne bouge. La doctrine du monde dit : « Abandonne ta maison, ton champ, tes frères ; abandonne la campagne pour une ville pourrie, passe ta vie à travailler comme étuviste, nu, savonnant les dos d’autrui, ou comme apprenti de bazar à compter toute ta vie les kopecks d’autrui dans un sous-sol, ou, en qualité de procureur au tribunal, à rédiger toute ta vie des papiers destinés à empirer le sort des malheureux, ou, comme ministre, à signer perpétuellement à la hâte des circulaires inutiles, ou, à la tête d’une armée, à tuer des hommes toute ta vie ; vis de cette vie hideuse qui se termine toujours par une mort cruelle, et tu ne recevras rien ni dans ce monde ni dans l’autre. » Voilà ce que dit cette doctrine, et tout le monde accourt. Jésus a dit : « Prends ta croix et suis-moi, c’est-à-dire supporte avec soumission le sort qui t’est tombé en partage et obéis-moi, moi qui suis ton Dieu. » Personne ne bouge. Mais que le dernier des hommes galonné, dont la spécialité est de tuer ses semblables, ait la fantaisie de dire : « Prends, non pas ta croix, mais ton havresac et ta carabine, et marche à une mort certaine assaisonnée de toutes sortes de souffrances, » et tout le monde accourt.

Abandonnant famille, parents, femmes, enfants, affublés de costumes grotesques et se plaçant sous les ordres du premier venu d’un rang plus élevé, affamés, transis, éreintés par des marches forcées, ils vont sans savoir où, comme un troupeau de bœufs à la boucherie ; mais ce ne sont pas des bœufs, ce sont des hommes.

Ils se demandent pourquoi et, sans recevoir de réponse, avec le désespoir dans le cœur, ils marchent et meurent de froid, de faim, de maladies contagieuses, jusqu’au moment où on les place à la portée des balles et des boulets en leur commandant de tuer de leur côté des hommes qu’ils ne connaissent pas. Ils tuent et on les tue. Et aucun d’eux ne sait à quelle fin ni pour quelle raison. Un ambitieux quelconque n’a qu’à brandir l’épée en prononçant des paroles ronflantes pour qu’on se précipite en masse à la mort ; et personne ne trouve que c’est difficile. Non seulement les victimes, mais leurs parents ne trouvent pas que cela soit difficile. Eux-mêmes encouragent leurs enfants à le faire. Il leur paraît que non seulement cela doit être ainsi et qu’on ne peut faire autrement, mais encore que c’est admirable et moral.

On pourrait croire que la pratique de la doctrine de Jésus est difficile, effrayante et cruelle, si la pratique de la doctrine du monde était facile, agréable et sans danger. Mais la doctrine du monde est bien plus difficile, plus dangereuse et plus cruelle que la doctrine de Jésus.

Jadis, il y a eu, dit-on, des martyrs pour la cause de Jésus ; mais c’étaient des exceptions. On en compte environ trois cent quatre-vingt mille, — volontaires et involontaires, en dix-huit cents ans ; mais dénombrez les martyrs du monde, — et, pour chaque martyr chrétien, vous trouverez un millier de martyrs de la doctrine du monde dont les souffrances ont été cent fois plus cruelles. Le nombre des victimes de la guerre dans notre siècle seulement s’élève à trente millions d’hommes.

Ce sont là des martyrs de la doctrine du monde qui, s’ils avaient non pas suivi la doctrine de Jésus, mais seulement refusé de suivre la doctrine du monde, auraient évité les souffrances et la mort.

Qu’un homme cesse d’avoir foi dans la doctrine du monde, qu’il ne croie pas indispensable de porter des bottes vernies et une chaîne, d’avoir un salon inutile, de faire toutes les sottises que recommande la doctrine du monde, et il ne connaîtra jamais le travail abrutissant, les souffrances au-dessus de ses forces, — ni les soucis et les efforts perpétuels sans trêve ni repos ; il restera en communion avec la nature, il ne sera privé ni du travail qu’il aime, ni de sa famille, ni de sa santé, et ne périra pas d’une mort cruelle et bête.

Ce n’est pas ce genre de martyr qu’il faut être au nom de la doctrine de Jésus ; ce n’est pas là ce qu’enseigne Jésus. Il enseigne le moyen de mettre un terme aux souffrances que les hommes endurent au nom de la fausse doctrine du monde.

La doctrine de Jésus a un sens métaphysique profond ; elle a un sens humanitaire ; mais elle a aussi un sens des plus simples, des plus clairs, des plus pratiques pour la vie de chaque individu. On peut dire à ce point de vue que Jésus enseigne aux hommes à ne pas faire de sottises.

Voilà le sens de la doctrine de Jésus, le plus simple et le plus accessible à chacun.

Jésus dit : Ne te mets pas en colère, ne considère personne comme au-dessous de toi, — parce que c’est insensé. Si tu te fâches, si tu offenses les gens, — tant pis pour toi. Jésus dit encore : Ne cours pas après les femmes, prends-en une et vis avec elle ; tu t’en trouveras bien. Il dit encore : Ne te lie jamais par des promesses envers personne et pour quoi que ce soit, afin de ne pas être contraint à commettre des sottises ou des crimes. Puis il dit : Ne rends pas le mal pour le mal, de peur que le mal ne fonde sur toi avec une force redoublée, comme le tronc suspendu au-dessus d’un rayon de miel, qui assomme l’ours quand il le repousse. Et enfin, Il dit encore : Ne considère pas les hommes comme des étrangers parce qu’ils demeurent dans un autre pays et qu’ils parlent une langue différente de la tienne. Si tu les regardes comme des ennemis, eux aussi te regarderont comme un ennemi et tu t’en trouveras mal. Ainsi, ne commets pas toutes ces sottises et tu seras plus heureux.

Tout cela est fort beau, dit-on ; mais le monde est ainsi fait que se mettre en opposition avec son organisation est encore plus calamiteux que de vivre d’accord avec elle.

Qu’un homme refuse d’entrer au service militaire, et il sera enfermé dans une forteresse, — peut-être fusillé. Qu’un homme ne se mette pas à l’abri du besoin en n’amassant pas ce qui est nécessaire pour lui et pour sa famille, lui et sa famille mourront de faim. C’est ainsi que raisonnent les gens qui s’efforcent de défendre l’organisation sociale ; mais eux-mêmes ne pensent pas ainsi. Ils disent cela uniquement parce qu’ils ne peuvent pas nier la vérité de la doctrine de Jésus qu’ils professent en paroles, et parce qu’il faut qu’ils se justifient d’une manière quelconque de ne pas la pratiquer. Non seulement ils ne pensent pas ce qu’ils disent, mais ils n’ont jamais le moins du monde réfléchi à ce sujet. Ils ont foi dans la doctrine du monde et allèguent seulement l’excuse qui leur a été enseignée par l’Église ; — que, pour pratiquer la doctrine de Jésus, il faut beaucoup souffrir ; — c’est pourquoi ils n’ont même jamais essayé de pratiquer la doctrine de Jésus.

Nous voyons les innombrables souffrances auxquelles se soumettent les hommes au nom de la doctrine du monde, tandis que des souffrances au nom de la doctrine de Jésus, — nous n’en voyons plus jamais de notre temps. Trente millions d’hommes ont péri dans les guerres, au nom de la doctrine du monde ; des milliards d’êtres ont péri, emportés par l’existence tuante organisée sur les principes de la doctrine du monde ; mais je ne sache pas que, de nos jours, il s’en soit rencontré des millions, des milliers, quelques dizaines ou même un seul qui ait péri d’une mort cruelle, ou qui ait vécu, souffrant la faim et le froid pour la doctrine de Jésus. Ces souffrances ne sont qu’une puérile excuse qui prouve à quel point nous connaissons mal la doctrine de Jésus. Non seulement nous ne la suivons pas ; mais encore nous ne l’avons jamais prise au sérieux. L’Église a pris la peine de nous l’expliquer de telle sorte qu’elle nous apparaît, non pas comme la doctrine de la vie heureuse, mais comme un épouvantail.

Jésus appelle les hommes à une source d’eau qui est là tout près d’eux. Les hommes sont brûlés par la soif ; ils mangent de la pourriture, ils boivent leur sang ; mais leurs docteurs leur ont dit qu’ils périraient s’ils allaient à cette source où les appelle Jésus. Et les hommes les croient ; ils se tourmentent et meurent de soif à deux pas de la source sans oser en approcher. Il suffit d’avoir foi dans les paroles de Jésus, qui dit qu’il a apporté le vrai bien sur la terre ; de croire qu’il peut nous donner à nous, qui sommes brûlés par la soif, une source d’eau vive, et d’aller à cette source, pour s’apercevoir combien l’imposture de l’Église est astucieuse et nos souffrances insensées quand notre salut est si près. Il suffit d’accepter franchement et simplement la doctrine de Jésus pour mettre au jour l’horrible mensonge dans lequel nous vivons tous et chacun en particulier.

Une génération après l’autre s’efforce de trouver la sécurité de son existence dans la violence et de se garantir ainsi la propriété. Nous croyons voir le bonheur de notre vie dans la puissance, la domination et l’abondance des biens. Nous sommes tellement habitués à cela, que la doctrine de Jésus, qui enseigne que le bonheur des hommes ne peut pas dépendre du pouvoir et de la fortune, et que le riche ne peut pas être heureux, nous semble exiger trop de sacrifices. C’est là une erreur. Jésus nous enseigne à ne pas faire ce qui est le pis, mais à faire ce qui est le mieux pour nous, ici-bas, dans cette vie. Poussé par son amour pour les hommes, il leur enseigne l’abrogation des garanties basées sur la violence, et l’abstention de la propriété, tout comme nous enseignons aux gens du peuple, dans leur propre intérêt, à s’abstenir des querelles et de l’intempérance. Il dit qu’en vivant sans se défendre contre la violence et sans avoir de propriété, les hommes vivront plus heureux, et il confirme ses paroles par l’exemple de sa vie. Il dit qu’un homme qui vit suivant sa doctrine doit être prêt à subir à chaque instant la violence des autres ; à mourir de faim et de froid et à ne pas compter sur une seule heure. Voilà ce qui nous paraît exiger une somme par trop grande de sacrifices ; ce n’est pourtant que l’exposé des conditions dans lesquelles l’homme existe et existera toujours.

Un disciple de Jésus doit être préparé à tout, surtout aux souffrances et à la mort. Mais le disciple du monde n’est-il pas dans la même situation ? Nous avons si fort l’habitude de nos chimères, que tout ce que nous faisons pour les soi-disant garanties de notre existence (nos armées, nos forteresses, nos approvisionnements, nos garde-robes, nos traitements médicaux, nos immeubles, notre argent) nous paraît quelque chose de stable, une garantie réelle de notre existence. Nous oublions ce qui arriva à celui qui résolut de bâtir des greniers afin de s’assurer l’abondance pour longtemps ; il mourut dans la nuit. Tout ce que nous faisons pour assurer notre existence ressemble absolument à ce que fait l’autruche quand elle s’arrête et cache sa tête pour ne pas voir comment on va la tuer. Nous faisons pis que l’autruche ; pour établir les garanties douteuses (dont nous-mêmes ne profiterons même pas) d’une vie incertaine dans un avenir qui est incertain, nous compromettons sûrement une vie certaine, dans le présent qui est certain.

L’illusion consiste dans la ferme persuasion que notre existence pourrait être garantie par la lutte avec les autres. Nous sommes tellement habitués à cette chimère des soi-disant garanties de notre existence et de notre propriété, que nous ne remarquons pas tout ce que nous perdons pour les établir. — Nous perdons tout, — toute la vie. Toute la vie est engloutie par le souci des garanties de la vie, par les préparatifs pour la vie, de sorte qu’il ne reste absolument rien de la vie.

Il suffit de se détacher pour un instant de ses habitudes et de jeter un coup d’œil à distance sur notre vie, pour voir que tout ce que nous faisons pour la soi-disant sécurité de notre existence, nous ne le faisons pas du tout pour nous l’assurer, mais uniquement pour oublier dans cette occupation que l’existence n’est jamais assurée et ne peut jamais l’être. Mais c’est peu dire que d’affirmer que nous sommes notre propre dupe, et que nous compromettons notre vie réelle pour une vie imaginaire ; nous détruisons, le plus souvent, dans ces tentatives, cela même que nous voulons assurer. Les Français prennent les armes en 1870 pour garantir leur existence, et cette tentative a pour conséquence la destruction de centaines de milliers de Français ; tous les peuples qui prennent les armes font la même chose. Le richard croit son existence garantie parce qu’il possède de l’argent, et cet argent attire un malfaiteur qui le tue. Le malade imaginaire garantit sa vie par des médicaments, et ces médicaments le tuent lentement ; s’ils ne le tuent pas, ils le privent évidemment de la vie, comme ce paralytique qui s’en était privé pendant trente-cinq ans en attendant l’ange au bord de la piscine. La doctrine de Jésus, qui enseigne qu’il n’est pas possible d’assurer sa vie, mais qu’il faut être prêt à mourir à chaque instant, est indubitablement préférable à la doctrine du monde, qui enseigne qu’il faut assurer sa vie ; préférable, parce que l’impossibilité d’éviter la mort et d’assurer la vie reste exactement la même pour les disciples de Jésus comme pour ceux du monde ; mais la vie elle-même, selon la doctrine de Jésus, n’est plus absorbée par l’occupation oiseuse des soi-disant garanties de l’existence ; elle est affranchie et peut être vouée au seul but qui lui soit propre, le bien pour soi-même et pour les autres. Le disciple de Jésus sera pauvre, oui, c’est-à-dire qu’il jouira toujours de tous les dons que Dieu a prodigués aux hommes. Il ne ruinera pas son existence. Nous avons appelé la pauvreté d’un mot qui est synonyme de calamité, mais, en réalité, est un bonheur, et nous aurons beau l’appeler calamité, elle n’en sera pas moins un bonheur. Être pauvre veut dire : ne pas vivre dans les villes, mais à la campagne ; ne pas rester enfermé dans ses chambres, mais travailler dans les bois, aux champs, avoir la jouissance du soleil, du ciel, de la terre, des animaux ; ne pas se creuser la tête à inventer ce qu’on mangera pour éveiller l’appétit, à quels exercices on se livrera pour avoir de bonnes digestions. Être pauvre, c’est avoir faim trois fois par jour, s’endormir sans passer des heures entières à se retourner sur ses oreillers en proie à l’insomnie, avoir des enfants et ne pas s’en séparer, être en relation avec chacun, et, ce qui est essentiel, ne jamais rien faire de ce qui vous déplaît, et ne pas craindre ce qui vous attend. Le pauvre sera malade et souffrant, il mourra comme le reste (à en juger par les malades et les mourants de la classe pauvre), — moins péniblement que les riches ; mais il vivra plus heureusement, sans aucun doute. Être pauvre, c’est précisément ce qu’enseignait Jésus, c’est la condition sans laquelle on ne peut entrer dans le royaume de Dieu ni être heureux ici-bas.

Mais personne ne vous nourrira et vous mourrez de faim, réplique-t-on. — À cette objection, Jésus a répondu par une courte sentence (cette sentence est commentée de façon à justifier l’oisiveté du clergé) (Matth. x, 10 ; Luc, x, 7).

Il dit : « Ne préparez ni un sac pour le chemin, ni deux habits, ni souliers, ni bâton ; car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. » — « Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant de ce qu’il y aura chez eux ; car celui qui travaille mérite sa récompense. »

Celui qui travaille mérite (ἄξιοϛ ἐστί signifie mot pour mot — peut et doit avoir) sa nourriture. C’est une très courte sentence ; mais, pour quiconque la comprendra comme la comprenait Jésus, il ne peut plus être question du danger de mourir de faim dont tout homme qui ne possède aucune propriété serait menacé. Pour comprendre ces mots dans leur vrai sens, il faut avant tout se détacher complètement de l’idée devenue habituelle, grâce au dogme de la Rédemption, que la félicité de l’homme consiste dans le désœuvrement. Il faut rétablir ce point de vue, naturel à tous les hommes non dégénérés, que la condition indispensable du bonheur de l’être humain est le travail, non pas l’oisiveté, que l’homme ne peut pas ne pas travailler. Il faudrait déraciner ce sauvage préjugé, que la position d’un homme qui touche de l’argent à terme, c’est-à-dire qui a une place du gouvernement, ou une propriété foncière, ou des titres de rente avec coupons, grâce auxquels il a la possibilité de ne rien faire, est une position heureuse et naturelle. Il faut rétablir dans les cerveaux humains la manière d’envisager le travail, qui est celle de tous les hommes non corrompus, et qui était celle de Jésus quand Il disait que l’ouvrier mérite d’avoir sa nourriture. Jésus ne pouvait pas se représenter des hommes envisageant le travail comme une malédiction et, par conséquent, Il ne pouvait pas se représenter un homme ne travaillant pas ou désireux de ne pas travailler. Il suppose toujours que son disciple travaille. C’est pourquoi Il dit : Si l’homme travaille, son travail le nourrit. Et si quelqu’un s’approprie le travail d’autrui, il prend à sa charge la nourriture de celui qui travaille, précisément parce qu’il profite de son travail. Ainsi, celui qui travaille aura toujours sa nourriture : il n’aura pas de propriété ; mais, quant à la nourriture, cela n’est pas sujet à question.

La différence entre la doctrine de Jésus et celle du monde par rapport au travail est celle-ci : d’après la doctrine du monde, le travail est un mérite particulier de l’homme ; il lui permet d’entrer en règlement de comptes avec les autres, et de demander un salaire proportionné à la quantité qu’il en fournit ; d’après la doctrine de Jésus, le travail, la peine est la condition inévitable de la vie humaine, et la nourriture est une conséquence inévitable du travail. Le travail produit la nourriture ; la nourriture, le travail. Quelque méchant que soit le maître, il nourrira l’ouvrier, comme il nourrira le cheval qui travaille pour lui ; il le nourrira pour que l’ouvrier puisse travailler le plus possible, c’est-à-dire qu’il concourt précisément à ce qui constitue le bien de l’ouvrier.

« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme rançon de plusieurs. »

D’après la doctrine de Jésus, chaque individu pris séparément, indépendamment du monde en général aura la vie la plus heureuse, s’il a compris sa vocation qui consiste à ne pas exiger qu’on le serve, mais à travailler toute sa vie pour les autres, à donner sa vie comme rançon pour plusieurs. Un homme qui agit ainsi mérite d’avoir sa nourriture, c’est-à-dire ne peut manquer de l’avoir. Par les mots : « L’homme n’est pas venu au monde pour être servi, mais pour servir les autres, » Jésus établit la base qui garantit indubitablement l’existence matérielle de l’homme, et par les mots : « Celui qui travaille est digne de nourriture, » il écarte cette objection si habituelle contre la possibilité de pratiquer sa doctrine, objection qui consiste à dire qu’un homme qui pratiquerait la doctrine de Jésus au milieu de ceux qui ne la pratiquent pas risquerait de périr de faim et de froid. Jésus montre que l’homme n’assure pas sa subsistance en accaparant la part des autres, mais en se rendant utile, indispensable aux autres. Plus il se rendra nécessaire aux autres, plus son existence sera garantie.

Dans l’organisation actuelle du monde, des millions d’ouvriers qui ne possèdent aucune propriété et ne pratiquent pas la doctrine de Jésus, c’est-à-dire ne travaillent pas pour le prochain, — ne meurent pas de faim. Comment peut-on donc objecter contre la doctrine de Jésus que ceux qui pratiqueraient sa doctrine, c’est-à-dire qui travailleraient pour le prochain, mourraient de faim. L’homme ne peut pas mourir de faim quand il y a du pain chez le riche. En Russie, il y a des millions d’hommes qui vivent sans rien posséder, uniquement par leur travail.

Un chrétien aura son existence tout aussi garantie chez les païens que chez des chrétiens. Il travaillera pour les autres ; donc il leur sera nécessaire ; c’est pourquoi il sera nourri. Un chien même, s’il est utile, est nourri et soigné ; comment ne nourrirait-on pas et ne soignerait-on pas un homme qui est nécessaire à tout le monde ?

Mais un homme malade, ou qui a famille et enfants, ne peut pas travailler ; — alors, on cessera de le nourrir, — diront ceux qui voudraient à toute force prouver la légitimité de la vie animale. Ils le diront, ils le disent ; mais ils ne voient pas qu’eux-mêmes, eux qui voudraient agir comme ils disent, ne le peuvent pas et agissent tout différemment. Ces mêmes gens, ceux qui n’admettent pas que la doctrine chrétienne soit praticable, — la pratiquent. Ils ne cessent pas de nourrir un mouton, un bœuf, un chien malade. Même une vieille rosse, ils ne la tuent pas ; mais ils lui donnent un travail mesuré à sa force. Ils nourrissent des familles d’agneaux, de pourceaux, de caniches, dans l’espoir d’en tirer parti. — Comment ne nourriraient-ils pas un homme utile quand il tombe malade, et comment ne trouveraient-ils pas du travail dans la mesure de leur force pour un vieillard et un enfant, et comment ne se feraient-ils pas éleveurs d’enfants qui travailleront plus tard pour eux ?

Non seulement ils le feront, mais ils ne font que cela. Les neuf dixièmes des hommes (le bas peuple, par exemple) sont élevés par un dixième de gens riches, comme on élève le bétail. Et quelque profondes que soient les ténèbres dans lesquelles vivent ces gens, quelque mépris qu’ils aient pour les neuf dixièmes de l’humanité, ce dixième de gens qui ont le pouvoir ne privent jamais les neuf dixièmes de leur nourriture, quoiqu’ils puissent le faire. Ils ne privent pas le bas peuple du nécessaire, afin qu’il puisse se multiplier et travailler pour eux. De nos jours, cette petite minorité de gens riches se comporte de façon que les neuf dixièmes en question soient nourris régulièrement, c’est-à-dire qu’ils puissent fournir le maximum de travail, se multiplier et donner un nouveau contingent de travailleurs.

Les fourmis mêmes veillent à la fécondité et à l’élevage de leurs petites vaches à traire. Comment les hommes ne veilleraient-ils pas à la multiplication de ceux qui travaillent pour eux ? Les ouvriers sont nécessaires. Et ceux qui profitent du travail seront toujours très soucieux que ces ouvriers ne fassent pas défaut.

L’objection contre la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus, qui consiste à dire que si je n’acquiers rien pour moi-même et ne le mets pas en réserve, personne ne voudra nourrir ma famille, est juste, mais seulement par rapport aux gens désœuvrés, inutiles, — par conséquent nuisibles, — comme la majorité de notre classe opulente. Personne ne se souciera d’élever des oisifs, excepté des parents insensés, parce que les gens oisifs ne sont nécessaires à personne, pas même à eux-mêmes, tandis que des ouvriers, les hommes les plus méchants les nourriront et les élèveront. On élève les veaux, et l’homme est une bête de travail plus utile que le bœuf, comme nous en fournissent la preuve les tarifs des bazars d’esclaves. C’est pourquoi les enfants ne peuvent jamais rester sans entretien.

L’homme n’est pas au monde pour que l’on travaille pour lui, mais pour travailler lui-même pour les autres. Celui qui travaillera aura sa nourriture.

Ce sont là des vérités corroborées par la vie de l’univers entier.

Jusqu’ici, toujours et partout où l’homme travaillait, il recevait sa provende. Et cette nourriture était assurée à l’ouvrier qui travaillait malgré lui, de mauvaise volonté ; car l’ouvrier ne désirait qu’une chose : se débarrasser du travail, acquérir le plus possible et faire porter le joug à celui qui le lui imposait tout à l’heure. Un semblable ouvrier, envieux, méchant, et travaillant à contre-cœur, ne manquait jamais de nourriture et se trouvait même être plus heureux que celui qui ne travaillait point, mais vivait du travail d’autrui. Combien ne serait-il donc pas plus heureux, l’ouvrier qui travaillerait suivant la doctrine de Jésus, dans l’unique but de travailler le plus possible, ne souhaitant pour son travail que le moins possible ? Combien sa position s’améliorerait, quand, peu à peu, il verrait augmenter autour de lui le nombre des hommes qui suivraient son exemple. Les services rendus seraient alors réciproques.

La doctrine de Jésus sur le travail et ses fruits trouve son expression dans le récit des cinq pains et des sept mille hommes rassassiés avec deux poissons et cinq pains.

L’humanité jouira de la plus grande somme de bien-être accessible aux hommes sur la terre, non pas lorsque chacun s’efforcera de s’approprier le plus possible et de consommer tout à lui seul, mais quand on agira comme Jésus l’a enseigné au bord de la mer.

Il fallait nourrir quelques milliers d’hommes. Un des disciples de Jésus lui dit qu’il avait vu chez un garçon quelques poissons ; il y avait de plus quelques pains apportés par les disciples. Jésus comprit que quelques-uns de ces gens, venus de loin, avaient apporté des provisions, d’autres, non. (La preuve que plusieurs d’entre les assistants avaient apporté des provisions, c’est que, selon tous les quatre évangélistes, après le repas, les restes furent rassemblés dans douze paniers. Si personnes n’avait rien apporté, excepté le garçon, par quel hasard aurait-on trouvé douze paniers sur la prairie ?)

Si Jésus n’avait pas fait ce qu’il a fait, c’est-à-dire le miracle d’avoir rassasié quelques milliers de gens avec cinq pains, tout se serait passé à cette occasion exactement comme cela se passe maintenant dans le monde. Ceux qui avaient des provisions auraient mangé ce qu’ils avaient ; ils auraient mangé tout par gloutonnerie ou par avidité pour que rien ne reste. Les avares auraient peut-être serré les restes pour les rapporter à la maison. Ceux qui n’avaient rien seraient restés affamés, épiant avec haine et envie les mangeurs ; peut-être que quelques-uns d’entre eux auraient volé des provisions à ceux qui s’en étaient pourvus, provoquant ainsi des querelles et des rixes, et les uns s’en seraient retournés chez eux repus, et les autres affamés et irrités. C’eût été exactement ce qui se passe dans notre existence.

Mais Jésus savait bien ce qu’il voulait faire (comme il est dit dans l’Évangile). Il commanda à tous de s’asseoir en cercle, engagea ses disciples à offrir leurs provisions à ceux qui n’avaient rien, et recommanda aux autres de faire de même. Il en résulta que, quand tous ceux qui avaient des provisions suivirent l’exemple des disciples de Jésus, c’est-à-dire offrirent aux autres ce qu’ils avaient, — tout le monde mangea modérément, et, quand le cercle fut fermé, les premiers qui n’avaient pas mangé eurent encore assez. Tout le monde fut ainsi rassasié, et il resta beaucoup de morceaux, assez pour remplir douze paniers.

Jésus enseigne aux hommes à agir dans la vie selon la raison et la conscience ; car c’est la loi de l’être raisonnable pris séparément, comme celle de toute l’humanité.

Le travail est la condition inévitable de la vie des hommes ; le travail est la source du vrai bien pour l’humanité. C’est pourquoi il est contraire au vrai bien de ne vouloir partager avec personne le fruit de son travail. L’abandon du fruit de son travail aux autres contribue au bien de tous les hommes.

Si les hommes ne s’arrachent pas la nourriture les uns aux autres, ils mourront de faim, — me rétorque-t-on. Il me semble qu’il serait plus juste de dire le contraire : si les hommes s’entr’arrachent leur subsistance, il y aura des hommes qui mourront de faim, — comme c’est le cas en effet.

Chaque homme, qu’il vive selon la doctrine de Jésus ou selon la doctrine du monde, n’a la vie sauve que grâce aux soins d’autres hommes. Depuis sa naissance, l’homme est soigné, surveillé et nourri par les autres ; mais, selon la doctrine du monde, l’homme a le droit d’exiger que d’autres continuent à le nourrir, lui et sa famille. Selon la doctrine de Jésus, l’homme, dès sa naissance, est également soigné, nourri, allaité par d’autres ; mais, pour que ces autres continuent à le soigner et le nourrir, il tâche lui-même de servir les autres, de se rendre aussi utile que possible et par là indispensable à tout le monde. Les hommes qui suivent la doctrine du monde souhaiteront toujours de se débarrasser d’un individu qui leur est inutile et qu’ils sont obligés de nourrir ; à la première occasion, non seulement ils cesseront de le nourrir, mais ils le tueront comme un être inutile. Dans la doctrine contraire, tous les hommes, quelque méchants qu’ils soient, nourriront et garderont toujours soigneusement quelqu’un qui travaille pour eux.

Quelle est donc la vie la plus sensée, celle qui offre le plus de joies et le plus de sécurité ? Est-ce la vie selon la doctrine du monde ou selon la doctrine de Jésus ?

  1. Luc, xv, 1-2. Jésus est conduit dans le désert pour être tenté par le mensonge. Matth., iv, 3-4. Le mensonge suggère à Jésus qu’Il n’est pas fils de Dieu s’il ne peut pas faire des pains avec les pierres ; Jésus répond : « Je puis vivre sans pain. Je suis vivant par le souffle de Dieu. » Alors le mensonge dit : « Si tu es vivant par le souffle de Dieu, précipite-toi d’une hauteur, tu détruiras la chair, mais l’esprit que t’a soufflé Dieu ne périra point. » Jésus répond : « Ma vie en chair est la volonté de Dieu. Détruire la chair, c’est agir contre la volonté de Dieu, tenter Dieu. » Matth., iv, 8-11. Alors le mensonge lui suggère : « Si c’est ainsi, mets-toi au service de la chair, comme tout le monde, et la chair te donnera satisfaction. » Jésus répond : « Je suis impuissant sur la chair ; ma vie est en Esprit, mais je ne puis détruire la chair parce que l’Esprit est renfermé dans mon corps par la volonté de Dieu. Ainsi, vivant en chair, je ne puis servir que Dieu mon Père. » Et Jésus quitte le désert pour rentrer dans le monde.
  2. Elle est très curieuse, — la justification de cette existence qu’on entend souvent de la bouche des parents. « Je n’ai besoin de rien, dit le père ; cette existence m’est très pénible, mais, par amour pour mes enfants, je continue à la mener ; je fais cela pour eux, c’est-à-dire : Je sais sûrement par expérience que notre existence est un malheur. Par conséquent… j’élève mes enfants de façon qu’ils soient aussi malheureux que moi-même. Et pour cela, par amour pour eux, je les mène dans une ville pleine de miasmes au physique et au moral ; je les place entre les mains d’étrangers qui ne voient dans l’éducation qu’une entreprise lucrative ; je pousse mes enfants dans la corruption physique, morale et intellectuelle. » Et c’est ce raisonnement qui doit servir de justification à l’existence absurde des parents eux-mêmes.