Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 54-72).
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V

La vraie signification de la doctrine de Jésus s’était révélée à moi, tout me le confirmait. Toutefois, je ne pus m’accoutumer de longtemps à cette étrange idée, qu’après dix-huit siècles pendant lesquels la loi de Jésus avait été professée par des milliards d’êtres humains, après dix-huit siècles pendant lesquels des milliers d’hommes avaient consacré leur existence à l’étude de cette loi, je me trouvais la découvrir comme quelque chose de nouveau.

Quelque étrange que cela pût sembler, il en était ainsi. La loi de Jésus : « Ne résistez point au méchant, » m’apparut comme quelque chose de tout nouveau, dont je n’avais eu aucune idée auparavant. Et je me demandais d’où cela pouvait venir ?

J’avais dû avoir certainement quelque fausse idée du sens de la doctrine de Jésus pour avoir pu ainsi la méconnaître.

Et cette fausse idée, je l’avais eue, en effet. Quand je commençai à lire l’Évangile, je ne me trouvais pas dans la situation d’un homme qui, n’ayant jamais rien entendu dire de la doctrine de Jésus, la connaîtrait pour la première fois ; au contraire, il y avait déjà en moi une théorie toute prête sur la manière dont je devais la comprendre. Jésus ne m’apparaissait pas comme un prophète qui me révèle la loi divine, mais comme continuateur et amplificateur de la loi divine absolue que je connaissais déjà. J’avais déjà des notions très précises et très compliquées sur Dieu, le créateur du monde et de l’homme, sur les commandements de Dieu donnés aux hommes par l’intermédiaire de Moïse.

Dans les Évangiles, je rencontrais les paroles : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent, et moi je vous dis : ne résistez point au méchant. » Les mots : « œil pour œil, dent pour dent », exprimaient la loi donnée par Dieu à Moïse. Les mots : « Et moi je vous dis : ne résistez pas au méchant ou au mal, » exprimaient la nouvelle loi qui était une négation de la première.

Si j’avais saisi les paroles de Jésus, tout simplement, dans leur vrai sens, et non pas à travers cette théorie théologique que j’avais déjà sucée à la mamelle, j’aurais immédiatement compris que Jésus abroge l’ancienne loi et donne sa nouvelle loi.

Mais on m’avait enseigné que Jésus n’abroge pas la loi de Moïse, qu’il la confirme, au contraire, tout entière jusqu’au moindre trait de lettre ou iota et qu’il la complète.

Les versets 17-23 du chapitre v de Matthieu, qui affirment cela, m’avaient toujours frappé auparavant, quand je lisais l’Évangile, par leur obscurité et me plongeaient dans le doute. Je me rappelais certains passages de l’Ancien Testament que je connaissais fort bien, surtout les derniers livres de Moïse, dans lesquels se trouvent ces prescriptions minutieuses, absurdes et souvent cruelles dont chacune est précédée par les mots : « Et Dieu dit à Moïse », et il me paraissait singulier que Jésus eût pu confirmer tout ce recueil de lois ; et je ne pouvais comprendre pourquoi il l’avait fait. Mais alors, je laissais tomber la question, sans la résoudre, et j’acceptais de confiance les explications qui m’avaient été inculquées dès l’enfance ; on me disait que les deux lois sont également le produit de l’inspiration du Saint-Esprit, qu’elles s’accordent parfaitement, que Jésus confirme la loi de Moïse, qu’Il la complète et l’amplifie. Quel était le procédé de cette amplification ? comment se résolvaient les contradictions qui sautent aux yeux dans tout l’Évangile, dans ces versets 17-20 et dans les mots : « Et moi je vous dis » ? Je ne m’en rendais pas bien compte alors. Maintenant, après avoir reconnu le sens clair et simple de la doctrine de Jésus, j’ai compris que ces deux lois étaient opposées et qu’il ne peut pas étre question de les accorder, ou de les compléter l’une par l’autre, qu’il faut inévitablement choisir entre les deux et que l’explication des versets 17-20 du ve chapitre de Matthieu, qui m’avait jadis frappé par son obscurité, doit être incorrecte.

En relisant de nouveau ces mêmes versets 17-19, qui m’avaient toujours paru si obscurs, je fus frappé de leur sens simple et clair, qui tout à coup se révéla à moi.

Ce sens se révéla a moi, non parce que je combinais ou transposais quelque chose, mais seulement parce que je rejetais les explications factices qui étaient attachées à ces paroles.

Jésus dit : Matt. v, 17, 18 : « Ne pensez pas que je sois venu pour détruire la loi ou les prophètes (la doctrine des prophètes) ; je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir. »

« Car je vous dis en vérité que le ciel et la terre ne passeront point que tout ce qui est dans la loi ne soit accompli parfaitement jusqu’à un seul iota et à un seul point. »

Et dans le 20e verset, Il ajoute :

« Car je vous dis que si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

Jésus dit : Je ne suis pas venu abolir la loi éternelle pour l’accomplissement de laquelle ont été écrits vos livres et vos prophéties. Je suis venu enseigner l’accomplissement de la loi éternelle, et non de cette loi que vos docteurs, les pharisiens, appellent la loi divine ; je parle, moi, de la loi éternelle qui est plus immuable que la terre et le ciel.

J’exprime la même idée en d’autres termes, uniquement pour détacher la pensée de mes lecteurs de la fausse interprétation habituelle. Si cette fausse interprétation n’avait pas existé, il aurait été impossible de rendre mieux et avec plus de netteté l’idée qui est exprimée dans ces versets.

L’explication que Jésus n’abroge pas la loi est basée sur ce que l’on attribue arbitrairement au mot « loi », dans ce passage, la signification de loi écrite au lieu de loi éternelle, grâce à la comparaison avec le iota de la loi écrite. Mais Jésus ne parle pas de la loi écrite ; sinon, il aurait fait usage de l’expression usitée : la loi et les prophètes qu’il employait toujours en parlant de la loi écrite ; ici, au contraire, il emploie une expression différente : la loi ou les prophètes. Si Jésus avait parlé de la loi écrite, il aurait employé également dans le verset suivant, qui continue sa pensée, l’expression : la loi et les prophètes, et non le mot « la loi » tout court, tel que nous le trouvons dans ce verset : mais il y a plus, Jésus se sert d’après Luc de la même expression, et le contexte rend cette signification inévitable.

D’après Luc (xvi, 15 et suiv.), Jésus dit aux pharisiens qui attribuaient la justice à leur loi écrite : « Pour vous, vous avez grand soin de paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît le fond de vos cœurs ; car ce qui est grand aux yeux des hommes est en abomination devant Dieu. »

« La loi et les prophètes ont duré jusqu’à Jean ; depuis ce temps-là le royaume de Dieu est annoncé aux hommes, et chacun fait effort pour y entrer. » Et, immédiatement après le 17e verset, Il dit : « Or, il est plus aisé que le ciel et la terre passent, que non pas qu’un seul petit trait de la loi manque d’avoir son effet ». Par les mots : « La loi et les prophètes jusqu’à, Jean », Jésus abroge la loi écrite. Par les mots : « Il est plus aisé que le ciel et la terre passent, que non pas qu’un seul petit trait de la loi manque d’avoir son effet, » Jésus confirme la loi éternelle.

Dans la première citation, Il dit : La loi et les prophètes, c’est-à-dire la loi écrite ; dans la seconde, Il dit : la loi tout court, par conséquent, la loi éternelle. Ainsi, il est clair qu’ici la loi éternelle est opposée à la loi écrite[1] tout comme dans le contexte de Matthieu où la loi éternelle est précisée par l’expression : la loi ou les prophètes.

L’histoire du texte de ces versets 17 et 18, d’après les variantes, est très remarquable. Dans la majorité des copies, on voit le mot : « la loi, » tout court, sans l’addition « et les prophètes ». Cette rédaction n’admet plus de fausse interprétation dans le sens de « la loi écrite ». Dans d’autres copies, celle de Tischendorf et dans les versions canoniques, on trouve le mot : prophètes, non pas avec la conjonction « et », mais avec la conjonction « ou » : « La loi ou les prophètes », ce qui exclut également la signification de la loi écrite et indique qu’il s’agit de la loi éternelle.

Dans quelques autres versions, non acceptées par l’Église, on trouve le mot « prophètes » avec la conjonction et, non pas ou, et dans ces mêmes versions, à chaque répétition des mots « la loi », on retrouve de nouveau « et les prophètes ». Jésus, d’après cet arrangement des mots, ne parlerait que de la loi écrite.

Ces variantes fournissent l’histoire des commentaires de ce passage. Le seul sens clair est que Jésus, selon Luc, parle de la loi éternelle ; mais comme, parmi les copistes des Évangiles, il s’est trouvé des gens qui désiraient que la loi écrite de Moïse fût reconnue obligatoire, ils ont ajouté au mot « la loi » les mots : « Et les prophètes », et ils ont changé ainsi le sens de ces paroles.

D’autres chrétiens, qui ne reconnaissaient pas au même degré l’autorité des livres de Moïse, ont supprimé les mots ajoutés, ou bien ont remplacé le mot : « et, καὶ » par le mot « ou,  » et avec cette particule « ou », ce passage est rentré dans le recueil canonique. Néanmoins, malgré la clarté non équivoque du texte, ainsi rédigé, les commentateurs continuent à lui donner le sens qu’il avait avec les additions rejetées par le canon. Ce passage a provoqué d’innombrables commentaires qui s’éloignent d’autant plus de la vraie signification, que le commentateur est moins fidèle au sens le plus simple et le plus immédiat de la doctrine de Jésus. La majorité s’attache au sens apocryphe, qui pourtant est rejeté par le texte canonique.

Pour se convaincre absolument que, dans ces versets, Jésus parle seulement de la loi éternelle, il suffit de pénétrer la signification du mot qui donne lieu aux fausses interprétations. Le mot français loi, en grec νομός, en hébreu thora, a, en français, en grec et en hébreu, deux significations principales : l’une — la loi par elle-même, indépendante de la formule ; la seconde, — la formule écrite de ce que les hommes reconnaissent comme la loi. La différence entre ces deux acceptions existe dans toutes les langues.

En grec, dans les Épîtres de Paul, cette différence est même indiquée par l’emploi de l’article. Sans article, Paul emploie ce mot le plus souvent dans le sens de la loi divine éternelle.

Chez les anciens Hébreux, chez les Prophètes, chez Isaïe, le mot loi « thora » est toujours employé dans le sens de révélation une et éternelle, non formulée, dans le sens d’intuition divine. Ce même mot « thora » commence à être employé pour la première fois chez Esdras et, plus tard, à l’époque du Talmud, pour désigner les cinq livres de Moïse, intitulés « Thora », dans le même sens qu’on donne chez nous au mot Bible, mais avec cette différence que nous avons des mots pour distinguer entre Bible et loi divine, tandis que, chez les Juifs, le même mot sert à, exprimer les deux idées.

C’est pourquoi Jésus, en se servant du mot loi, « thora », l’emploie tantôt comme Isaïe et les autres prophètes, en lui donnant le sens de « loi divine » éternelle et, dans ce cas, la confirme ; tantôt dans le sens de la loi écrite du Pentateuque et, dans cet autre cas, la rejette. Pour bien marquer la différence, quand il se sert de ce mot dans le sens de loi écrite, il ajoute toujours « et les prophètes » ou bien le mot votre (loi) qui précède le mot loi.

Quand il dit : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, c’est là toute la loi et les prophètes, » il parle de la loi écrite. Il dit que toute la loi écrite peut être réduite à cette seule expression de la loi éternelle, et par ces mots il abroge la loi écrite.

Quand il dit (Luc, xvi, 16) : « La loi et les prophètes ont duré jusqu’à Jean, » il parle de la loi écrite et, par ces mots, il l’abroge.

Quand il dit (Jean, vii, 19) : « Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi, et néanmoins nul de vous n’accomplit la loi » (Jean, viii, 17) : « Il est écrit dans votre loi. » (Jean, xv, 25) : « Afin que la parole qui est écrite dans leur loi », il parle de la loi écrite, de cette loi qu’il renie, de cette loi qui le condamne à mort (Jean, xix, 7) : « Les Juifs lui répondirent : Nous avons la loi, et d’après notre loi, il doit mourir. » Évidemment, cette loi judaïque, en vertu de laquelle on envoyait au supplice, n’est pas la loi qu’enseignait Jésus.

Mais quand Jésus dit : « Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour vous enseigner à l’accomplir, car rien ne peut être changé dans la loi, mais tout doit être accompli, » il ne parle pas de la loi écrite, mais de la loi divine et éternelle.

Admettons que tout cela n’est que preuves formelles ; admettons que j’aie soigneusement combiné les contextes et les variantes, que j’aie éludé tout ce qui combat mon explication ; admettons que les commentaires de l’Église soient clairs et convaincants, et qu’en effet, Jésus n’ait pas abrogé la loi de Moïse, mais l’ait maintenue. Admettons cela. Mais alors, Jésus qu’enseigne-t-il ? D’après l’Église, il enseigne qu’il est la seconde personne de la Trinité, fils de Dieu le Père, qu’il est descendu sur la terre pour racheter par sa mort le péché d’Adam. Cependant, quiconque a lu les Évangiles sait que Jésus n’y dit rien de semblable ou parle très vaguement à ce sujet. Admettons que nous ne savons pas lire et que cela s’y trouve. Dans tous les cas, les passages où Jésus affirme qu’il est la seconde personne de la Trinité et qu’il rachète les péchés de l’humanité forment la partie la plus minime et la moins claire de l’Évangile.

En quoi consiste donc tout le reste de la doctrine de Jésus ? Impossible de nier, et tous les chrétiens l’ont toujours reconnu, que la doctrine de Jésus règle en substance la vie des hommes, leur enseigne comment ils doivent vivre en commun.

Reconnaître que Jésus enseignait aux hommes une nouvelle manière de vivre entre eux, c’est nécessairement se représenter certains hommes au milieu desquels il enseignait.

Représentons-nous des Russes, des Anglais, des Chinois, des Indiens ou même de sauvages insulaires et nous verrons que chaque peuple a toujours des règles pratiques, des lois qui régissent son existence ; par conséquent, si un maître enseigne une nouvelle loi il abolit par cela même l’ancienne ; il ne peut enseigner sans l’abolir. Il en sera partout ainsi : en Angleterre, en Chine et chez nous.

Ce maître abolira inévitablement des lois que nous sommes habitués à considérer comme presque sacrées ; chez nous, toutefois, il pourrait arriver qu’un réformateur qui viendrait enseigner une nouvelle loi n’abolisse que nos lois civiles, le code officiel, nos coutumes, sans toucher à ce que nous considérons comme nos lois divines, quoique cela soit difficile à supposer.

Mais au milieu du peuple juif qui n’avait qu’une loi — toute divine, — loi qui englobait toute la vie dans ses moindres détails, au milieu d’un pareil peuple, qu’aurait pu enseigner un réformateur qui aurait déclaré d’avance que toute cette loi était inviolable ?

Admettons que cela n’est pas non plus concluant. Essayons d’interpréter les paroles de Jésus comme une affirmation de toute la loi de Moïse ; mais alors, qui sont donc ceux que Jésus a combattus pendant tout son ministère, qu’il a accablés en les appelant pharisiens, scribes, docteurs de la loi ?

Quels sont donc ceux qui ont repoussé la doctrine de Jésus et, leurs grands prêtres en tête, l’ont crucifié ?

Si Jésus approuvait la loi de Moïse, ou étaient donc les vrais observateurs de cette loi, qui la pratiquaient sincèrement et que Jésus approuvait pour cela ? Se peut-il qu’il n’y en eût pas un seul ? Les pharisiens, nous dit-on, étaient une secte. Où étaient donc les vrais justes ?

Dans l’Évangile de Jean, tous les ennemis de Jésus sont appelés directement « les Juifs ». Ils sont opposés à la doctrine de Jésus ; ils lui sont hostiles, parce qu’ils sont Juifs. Mais, dans les Évangiles, ce ne sont pas seulement les pharisiens et les sadducéens qui figurent comme ennemis de Jésus : on mentionne les docteurs de la loi, les gardiens de la loi de Moïse, les scribes, les interprètes de la loi, les anciens, ceux qui sont toujours considérés comme les représentants de la sagesse d’un peuple.

Jésus dit : « Je ne suis pas venu exhorter les justes à l’expiation, au changement de leur vie (μετάνοια), mais les pécheurs. » Où donc étaient ces justes ? Serait-ce Nicodème seul ? Lui aussi, nous est représenté comme un homme bon, mais égaré.

Nous sommes tellement habitués à cette explication, au moins étrange, que Jésus fut crucifié par les pharisiens et quelques méchants Juifs, qu’il ne nous vient pas à l’esprit de nous demander : « Ou étaient donc les vrais, les bons Juifs, ces Juifs qui pratiquaient la loi ? »

Il suffit de se poser cette question pour que tout devienne parfaitement clair. Jésus, qu’il soit Dieu ou homme, apporta sa doctrine dans le monde au milieu d’un peuple qui possédait des lois réglant toute son existence et appelée loi de Dieu. Comment Jésus pouvait-il ne pas réprouver cette loi ?

Chaque prophète, chaque fondateur de religion rencontre toujours, en révélant aux hommes la loi divine, des institutions qui déjà, sont regardées comme la loi de Dieu ; il ne peut donc pas éviter le double emploi du mot « loi », qui exprime à la fois ce que ses auditeurs considèrent faussement comme la loi de Dieu « votre loi » et celle qu’il vient leur annoncer, la vraie loi, la loi divine, éternelle. Non seulement un réformateur ne peut pas éviter le double emploi de ce mot ; mais, souvent, il ne veut pas l’éviter, et confond sciemment les deux idées, indiquant par là que dans cette loi, fausse en bloc, confessée par ceux qu’il convertit, il y a néanmoins des vérités éternelles.

Chaque réformateur prend précisément ces vérités-là, connues de ceux à qui il prêche, comme base de son enseignement. C’est précisément ce que fait Jésus, au milieu des Juifs chez lesquels les deux lois s’appellent indistinctement Thora. Jésus reconnaît que la loi de Moïse et plus encore les écrits des prophètes, Ésaïe surtout, dont il cite constamment les paroles, contiennent des vérités divines, éternelles, qui concordent avec la loi éternelle (par exemple, le commandement : « Aime Dieu et le prochain »), et il les prend comme base de sa doctrine.

Jésus exprime bien des fois cette même pensée ; (Luc, x, 26), il dit : « Qu’est-il écrit dans la loi ? Comment lis-tu ? » Dans la loi, on peut aussi trouver la vérité éternelle, si on sait lire.

Et il affirme plus d’une fois que le commandement de la loi mosaïque d’aimer Dieu et le prochain est aussi le commandement de la loi éternelle. Après toutes les paraboles à l’aide desquelles Jésus explique le sens de sa doctrine aux disciples, il prononce, en terminant, ces paroles qui ont rapport à tout ce qui précède (Matth., xiii, 52) :

« C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux (la vérité) est semblable à un père de famille, qui tire de son trésor (indistinctement) des choses nouvelles et anciennes. »

L’Église comprend exactement ces paroles, comme les avait aussi comprises saint Irénée ; mais, en même temps, elle leur attribue tout à fait arbitrairement et en faisant violence au vrai sens la signification que tout l’ancien est sacré. Le sens limpide est celui-ci : quiconque cherche le bien, ne prend pas seulement le nouveau, mais l’ancien, et parce qu’une chose est ancienne on ne doit pas la rejeter. Par ces paroles, Jésus entend qu’il ne renie pas ce qu’il y a d’éternel dans l’ancienne loi. Mais, quand on lui parle de toute la loi, ou bien des formalités exigées par cette loi, — il dit : qu’on ne peut pas verser du vin nouveau dans de vieilles outres. Jésus ne pouvait pas affirmer toute la loi, mais il ne pouvait pas non plus renier toute la loi et les prophètes ; cette loi, dans laquelle il est dit : aime le prochain comme toi-même, — et ces prophètes dont les paroles lui servaient souvent à exprimer sa pensée.

Eh bien ; au lieu de cette explication, claire et simple, des paroles de Jésus, on nous offre une explication embrouillée qui introduit des contradictions là où il n’y en a pas, réduisant ainsi à rien le sens de la doctrine de Jésus et rétablissant de fait la doctrine de Moïse dans toute sa sauvage cruauté.

Selon tous les commentaires de l’Église, surtout depuis le ve siècle, Jésus n’a pas aboli la loi écrite, il l’a affirmée. Mais comment l’a-t-il fait ? Comment la loi de Jésus peut-elle être une avec la loi de Moïse ? À cela point de réponse. Tous les commentaires font usage d’un jeu de mots pour dire que Jésus a accompli la loi de Moïse en ce que les prophéties se sont accomplies dans sa personne ; que Jésus a accompli la loi par notre entremise, par notre foi en Lui. Et la seule question essentielle pour chaque croyant : comment fondre deux lois opposées qui doivent régler la vie des hommes ? reste sans la moindre tentative d’explication. Ainsi la contradiction entre le verset où il est dit que Jésus n’est pas venu abolir la loi, mais l’accomplir et celui où il est dit : « Vous avez appris œil pour œil… et moi je vous dis… » la contradiction de la doctrine de Jesus avec tout l’esprit de la doctrine de Moïse, subsiste entière dans toute sa force.

Que tous ceux qui s’intéressent à cette question parcourent les commentaires de l’Église sur ce passage, à dater de Jean Chrysostome jusqu’à nos jours. Ce n’est qu’après avoir lu ces longues explications, qu’ils seront absolument convaincus, non seulement de l’absence complète d’une solution quelconque de cette contradiction, mais de la présence d’une nouvelle contradiction factice surgissant là où il n’y en avait pas.

Voici ce que dit Chrysostome, répliquant à ceux qui repoussent la loi de Moïse (Commentaires de l’Évangile de Matth., de J. Chrys.).

« Plus loin, en analysant l’ancienne loi dans laquelle il est ordonné d’arracher œil pour œil, dent pour dent, j’entends rétorquer aussitôt : Comment peut-il être miséricordieux, celui qui dit cela ? Que répondrons-nous ? Que c’est, au contraire, la plus grande expression de la miséricorde divine.

« Il n’a pas établi cette loi pour que nous nous arrachions les yeux les uns aux autres, mais parce que la crainte d’être nous-mêmes victimes de ce forfait nous empêche de le commettre à l’égard des autres. Pareillement, quand il menaçait d’extermination les habitants de Ninive, il ne voulait pas les perdre ; car, s’il l’avait voulu, il aurait dû se taire, mais seulement les rendre meilleurs en leur faisant peur et renoncer à sa colère. De même pour ceux qui seraient assez audacieux pour vouloir arracher les yeux à quelqu’un. Il a décrété un châtiment pour que, s’ils ne voulaient pas s’abstenir eux-mêmes de ce forfait, la crainte, au moins, les empéchât d’ôter la vue à leurs semblables. Si c’est une cruauté, c’est également une cruauté de défendre le meurtre et l’adultère. Mais cela ne peut être que l’avis des fous, arrivés au dernier degré d’aberration mentale. Et moi, j’ai si peur d’appeler ces commandements cruels, que, fidèle au bon sens humain, je considérerais comme une iniquité tout ce qui serait en contradiction avec ce commandement. Tu dis que Dieu est cruel parce qu’il commande d’arracher œil pour œil, et moi je dis, que s’il ne l’avait pas commandé, alors beaucoup de gens auraient pu, avec plus de raison, l’appeler comme tu l’appelles. »

Jean Chrysostome reconnaît décidément que la loi « œil pour œil » est divine, et le contraire de la loi : « œil pour œil, » c’est-à-dire la doctrine de Jésus : « Ne résistez point au méchant, » une iniquité.

« Admettons, dit plus loin Jean Chrysostome, que toute la loi est abolie et que personne ne croit plus les punitions établies par la loi, que tous les vicieux soient libres de vivre selon leurs penchants, tous les libertins, les meurtriers, les voleurs, les parjures ; ne serait-ce pas une corruption générale ? Les villes, les marchés, les maisons, la terre, la mer et l’univers entier ne se rempliraient-ils pas de meurtres et de forfaits ? Cela est évident pour chacun. Si les mauvaises intentions sont difficilement contenues, même en présence de la loi, de la crainte et des menaces, qu’est-ce qui empêcherait les hommes de perpétrer le mal si cet obstacle était supprimé ? Quelles ne seraient pas les calamités qui affligeraient la vie humaine ? Non seulement, c’est une cruauté de laisser les méchants à leur œuvre, mais encore de laisser souffrir innocemment sans défense un homme qui n’aurait pas commis la moindre injustice. Dis-moi, peut-on concevoir quelque chose de plus inhumain qu’un homme qui, ayant réuni de toutes parts des hommes méchants et les ayant armés de glaives, leur aurait ordonné de parcourir la ville en massacrant tous ceux qu’ils rencontreraient ? Au contraire, si un autre homme, employant la force, avait lié ces brigands et les avait jetés en prison, sauvant ainsi des mains de ces forcenés tous ceux que menaçait la mort ; peut-on concevoir quelque chose de plus humain ? »

Jean Chrysostome ne dit pas quelle sera la mesure de cet autre homme dans la définition du méchant. Et si cet autre était lui-même méchant et allait jeter en prison les bons ?

« Maintenant, appliquez ces exemples à la loi : Celui qui commande d’arracher « œil pour œil, » impose cette menace comme de fortes entraves aux âmes des vicieux, et ressemble à l’homme qui a lié ces méchants armés de glaives ; celui, par contre, qui n’aurait décrété aucun châtiment aux criminels les aurait armés d’audace et serait semblable à l’homme qui distribue aux brigands des glaives en les envoyant parcourir toute la ville. »

Si Jean Chrysostome reconnaît la loi de Jésus, il doit dire : Qui est-ce qui arrachera les yeux et les dents ? qui est-ce qui jettera en prison ? Si celui qui commande d’arracher œil pour œil, c’est-à-dire Dieu lui-même, le faisait, il n’y aurait pas de contradiction ; mais ce sont des hommes qui doivent le faire, et le Fils de Dieu a dit aux hommes qu’ils ne devaient pas le faire. Dieu commande d’arracher, et le Fils de ne pas arracher ; il faut reconnaître l’un ou l’autre, et Jean Chrysostome, et après lui toute l’Église, reconnaissent le commandement de Dieu le Père, c’est-à-dire de Moïse, et renient celui du Fils, c’est-à-dire du Christ, dont ils professent, soi-disant, la doctrine.

Jésus abolit la loi de Moïse et donne sa loi. Pour un homme qui croit à Jesus il n’y a pas la moindre contradiction. Cet homme ne fait aucune attention à la loi de Moise, il croit à celle de Jésus et la pratique. Pour quiconque croit à la loi de Moïse, il n’y a pas non plus de contradiction. Les Hébreux considèrent les paroles de Jésus comme insensées et croient à la loi de Moïse. La contradiction surgit seulement pour ceux qui veulent vivre d’après la loi de Moïse en se couvrant de la loi de Jésus, — pour ceux que Jésus appelait hypocrites, — race de vipères.

Au lieu de reconnaître comme vérité divine l’une des deux : la loi de Moise ou celle de Jésus, on leur reconnaît cette qualité à toutes les deux.

Mais quand la question se pose par rapport aux actes de la vie pratique, nous repoussons carrément la loi de Jésus et nous suivons celle de Moïse.

Cette fausse interprétation, quand on en a bien sondé l’importance, est la cause de l’effrayant et terrible drame de la lutte du mal et des ténèbres avec le bien et la lumière.

Au milieu du peuple juif, hébété par d’innombrables règlements formalistes institués par les lévites sous la rubrique de lois divines, dont chacune est précédée de ces mots : « Et Dieu dit à Moïse, » — apparaît Jésus. Tout est réglé, jusqu’aux moindres détails, non seulement les rapports de l’homme avec Dieu, les sacrifices, les fêtes, les jeûnes, les rapports des hommes entre eux, de peuple à peuple, les relations civiles, celles de famille, tous les détails de la vie individuelle, la circoncision, la purification du corps, des vases, des vêtements ; tout est reconnu commandement de Dieu, loi divine. Que peut donc faire, je ne dis pas Jésus-Dieu, mais un prophete, un réformateur, en fait d’enseignement, au milieu d’un pareil peuple, s’il n’abolit pas cette loi qui a déjà tout réglé jusqu’aux moindres détails ? Jésus, comme tous les prophètes, prend dans ce que les hommes considèrent comme la loi de Dieu ce qui est véritablement la loi de Dieu ; il prend la base, rejette tout le reste et établit sur cette base la révélation de la loi éternelle. Il n’est pas nécessaire de tout abolir, mais inévitable d’abroger la loi qui est considérée comme également obligatoire dans tous ses détails. Jésus fait cela et on Lui reproche de détruire ce que l’on prend pour la loi divine et on Le condamne pour cela à la peine de mort. Mais sa doctrine est conservée par ses disciples, elle traverse les siècles et se transmet dans d’autres milieux. Dans ces milieux, avec les siècles, la nouvelle doctrine disparaît sous des dogmes hétérogènes, des commentaires obscurs et des explications factices. De pitoyables sophismes humains remplacent la révélation divine. Au lieu de : « Dieu dit à Moïse, » on met : « Il nous a plu à nous et au Saint-Esprit. » Et de nouveau la lettre couvre l’esprit. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est que la doctrine de Jésus est amalgamée avec toute cette Thora, loi écrite qu’il ne pouvait pas ne pas renier. Cette Thora est déclarée inspiration de son Esprit de vérité, c’est-à-dire du Saint-Esprit, et Jésus se trouve ainsi pris lui-même dans les filets de sa propre révélation. Et toute sa doctrine est réduite à néant.

Voilà comment, après dix-huit cents ans, il m’arriva cette chose singulière que je dus découvrir le sens de la doctrine de Jésus comme quelque chose de nouveau.

Mais non, je ne dus pas découvrir, je dus faire ce qu’ont fait et ce que font tous les hommes qui cherchent Dieu et sa loi ; je dus retrouver ce qui est la loi éternelle au milieu de ce que les hommes appellent de ce nom. »

  1. Il y a plus, Jésus, comme s’il voulait qu’il ne restât pas le moindre doute au sujet de la loi dont il parle, cite immédiatement, en connexion avec ce passage, l’exemple le plus décisif de la négation de la loi de Moise par la loi éternelle, par cette loi de laquelle pas un iota ne peut disparaitre. Il cite, de toutes les sentences de l’Évangile, celle qui est en opposition la plus absolue avec la loi de Moïse, Luc, xvi, 18 : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère, c’est-à-dire : selon la loi écrite, le divorce est permis, selon la loi éternelle, — il est interdit.