Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/Texte intégral


MA

RELIGION

PAR

LE COMTE LÉON TOLSTOÏ


DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE FISCHBACHER

Société anonyme

33, rue de Seine, 33

1885



Je n’ai pas toujours eu les idées religieuses qui se trouvent exposées dans cet ouvrage.

Pendant trente-cinq années de ma vie, j’ai été nihiliste, dans l’exacte acception du mot, c’est-à-dire non pas un socialiste révolutionnaire, mais un homme qui ne croit à rien.

Il y a cinq ans, la foi me vint ; je crus à la doctrine de Jésus et toute ma vie changea subitement. Je cessai de désirer ce que je désirais auparavant et je me mis au contraire à désirer ce que je n’avais jamais désiré. Ce qui, auparavant, me paraissait bon, me parut mauvais, et ce qui me paraissait mauvais me parut bon.

Il m’arriva ce qui arrive à un homme qui, sorti pour affaire, décide, chemin faisant, que l’affaire ne lui importe guère et retourne chez lui. Tout ce qui était à sa droite se trouve alors à sa gauche, et tout ce qui était à sa gauche se trouve à sa droite ; au lieu de vouloir s’éloigner de la maison, il désire s’en rapprocher le plus possible.

Ma vie et mes désirs subirent une transformation complète ; le bien et le mal prirent pour moi une signification inverse. Pourquoi cela ? Parce que je compris la doctrine de Jésus autrement que je l’avais comprise jusque-là.

Je n’ai pas l’intention d’expliquer la doctrine de Jésus ; je veux seulement raconter comment j’arrivai à comprendre ce qu’il y a dans cette doctrine de simple, de clair, d’évident, d’indubitable ; comment je compris dans cette doctrine ce qui s’adresse à tous les hommes, et comment ce que je compris bouleversa mon âme et me donna la paix et le bonheur.

Je ne veux pas commenter la doctrine de Jésus ; je ne désirerais qu’une chose, c’est qu’il fût interdit de la commenter.

Toutes les Églises chrétiennes ont toujours reconnu que tous les hommes, inégaux au point de vue de l’érudition et de l’intelligence, sont égaux devant Dieu, savants et ignorants ; que la vérité divine est accessible à chacun. Jésus a même dit que la volonté de Dieu est que ce qui est caché aux savants soit révélé aux ignorants.

Chacun ne peut pas être initié aux profonds mystères de la dogmatique, de l’homélitique, de la liturgique, de l’herméneutique, de l’apologétique, etc. ; mais chacun peut et doit comprendre ce que Jésus-Christ disait aux millions de gens simples et ignorants qui ont vécu et à ceux qui vivent encore aujourd’hui.

Eh bien ! ce que Jésus disait à tous ces gens simples qui n’avaient pas la possibilité de s’adresser aux commentaires de Paul, de Clément, de Chrysostôme et d’autres, voilà ce que je ne comprenais pas, et voilà ce que j’ai compris maintenant et ce que je veux dire à tous.

Le larron en croix crut en Christ et fut sauvé. Si le larron, au lieu d’être mort sur la croix, en fût descendu et eût raconté aux hommes comment il crut au Christ, n’en serait-il pas résulté pour tous un bien immense ?

Comme le larron en croix, je crus à la doctrine de Jésus et cette foi me sauva. Ce n’est pas une vaine comparaison, c’est l’expression fidèle de l’état de mon âme, jadis remplie de désespoir et d’épouvante devant la vie et la mort, maintenant pleine de calme et de bonheur.

Comme le larron, je savais que ma vie passée et présente était vile ; je voyais que la majorité des hommes autour de moi vivaient mal. Je savais, comme le larron, que je suis malheureux et que je souffre, que tous les hommes autour de moi souffrent et se sentent malheureux, et je ne voyais devant moi que la mort qui pouvait me sauver de cet état. Comme le larron cloué à sa croix, j’étais cloué à cette vie de souffrance et de maux par une force inconnue. Et comme le larron voyait venir les horribles ténèbres de la mort après les souffrances et les maux d’une vie insensée, je voyais se dérouler devant moi la même perspective.

En tout cela je me sentais semblable au larron ; il y avait pourtant une différence dans notre situation ; il allait mourir, et moi je vivais encore. Le larron mourant pensait trouver peut-être son salut au delà de la tombe, tandis que j’avais devant moi la vie réelle et son mystère d’outre-tombe. Je ne comprenais rien à cette vie ; elle me semblait affreuse, et, tout à coup, j’entendis les paroles de Jésus ; je les compris, et la vie et la mort cessèrent de me sembler un mal ; au lieu du désespoir, je goûtai une joie et un bonheur que la mort ne pouvait détruire.

Quelqu’un pourra-t-il se scandaliser que je raconte comment cela m’arriva ?

I

J’explique ailleurs, dans deux grands ouvrages, pourquoi je ne comprenais pas la doctrine de Jésus et comment j’arrivai à la comprendre. Ces ouvrages sont une critique de la théologie dogmatique et une nouvelle traduction des quatre Évangiles suivie d’une nouvelle concordance.

Dans ces écrits, je tache de débrouiller méthodiquement, pas à pas, tout ce qui cache la vérité aux hommes ; je traduis à nouveau, verset par verset, les quatre évangiles, je les confronte et je les réunis en une nouvelle concordance.

Ce travail dure depuis six ans. Chaque année, chaque mois, je découvre de nouvelles clartés qui corroborent la pensée fondamentale ; je corrige les erreurs qui ont pu se glisser dans mon étude, et je mets la dernière main à ce qui est fait.

Ma vie, dont le terme n’est plus éloigné, finira sans doute avant que j’aie pu terminer mon œuvre. J’ai la conviction qu’elle rendra de grands services ; aussi ferai-je mon possible pour la mener à bonne fin.

Il ne s’agit pas ici de ce travail tout extérieur sur la théologie et les Évangiles, mais d’un travail tout intérieur, d’une nature bien différente. Rien de systématique, de méthodique, mais une clarté soudaine qui me fit apparaître la vraie doctrine évangélique dans toute sa simple beauté.

Ce fut quelque chose de semblable à ce qui arriverait à un homme qui chercherait en vain, d’après un dessin erroné, à restaurer une statue avec un tas de petits morceaux de marbre et qui, soudain, devinerait, d’après un des plus grands morceaux, qu’il s’agit d’une tout autre statue ; il se mettrait alors à en recomposer une nouvelle, et, au lieu du désaccord primitif, il trouverait, en suivant les sinuosités de chaque débris, comment ces morceaux se raccordent entre eux pour former un tout.

C’est exactement ce qui m’arriva et c’est ce que je veux raconter.

Je veux dire comment je trouvai la clef du vrai sens de la doctrine de Jésus, et comment le doute fut absolument chassé de mon âme par la vérité.

Voici comment je fis cette découverte : Depuis mon enfance, depuis que je commençais à lire l’Évangile, ce qui me touchait et m’attirait le plus, était la partie de la doctrine de Jésus où il enseigne l’amour, l’humilité, l’abnégation et le devoir de rendre le bien pour le mal.

Telle a toujours été pour moi la substance du christianisme ; mon cœur y reconnut la vérité malgré mon scepticisme et mon désespoir, et c’est là ce qui me porta à me soumettre une religion confessée par toute une population laborieuse qui y trouve le sens de la vie, ― à la religion enseignée par l’Église orthodoxe. Mais, en faisant ma soumission à cette Église, je m’aperçus bientôt que je ne trouverais pas dans sa doctrine la confirmation de cette substance même du christianisme ; ce qui était pour moi l’essentiel me parut l’accessoire dans la doctrine de l’Église.

Ce qui était pour moi le plus important, dans l’enseignement de Jésus, ne l’était pas pour l’Église.

Sans doute, pensais-je, l’Église reconnaît dans le christianisme, outre le côté intérieur de l’amour, de l’humilité et de l’abnégation, un sens dogmatique extérieur. Ce sens, me disais-je, m’est étranger, me repousse même, mais il n’est pas mauvais, pernicieux en soi.

Cependant plus j’avançais dans la vie, me soumettant à la doctrine de l’Église, et plus je voyais qu’il y avait dans ce point particulier quelque chose de plus grave qu’il ne m’avait semblé dès le début.

Ce qui me repoussait dans la doctrine de l’Église, c’étaient et l’étrangeté de ses dogmes et l’approbation, — le soutien qu’elle donnait aux persécutions, à la peine de mort, aux guerres suscitées par l’intolérance commune à toutes les Églises, qui s’excluent les unes les autres ; mais ce qui ébranla principalement ma confiance en elle fut son indifférence pour ce qui me paraissait essentiel dans l’enseignement de Jésus et sa partialité pour ce qui me paraissait secondaire.

Je sentais qu’il y avait là quelque chose de faux, mais il m’était impossible de découvrir ce qui était faux, surtout parce que la doctrine de l’Église ne niait pas ce qui me semblait essentiel dans la doctrine de Jésus ; elle le reconnaissait en plein, mais s’arrangeait de façon à ne pas lui accorder la première place.

Je ne pouvais pas accuser l’Église de nier l’essence de la doctrine de Jésus, mais elle la reconnaissait d’une façon qui ne me satisfaisait pas.

L’Église ne me donnait pas ce que j’attendais d’elle.

J’avais passé du nihilisme à l’Église, uniquement parce que je sentais l’impossibilité de vivre sans religion, c’est-à-dire sans la science de ce qui est bien et mal, en dehors de mes instincts animaux.

J’espérais trouver cette science dans le christianisme ; mais le christianisme tel qu’il m’apparut alors n’était qu’une certaine disposition d’âme, très vague, de laquelle il était impossible de déduire des règles claires et obligatoires pour se guider dans la vie.

C’était ce que je cherchais, et c’est à l’Église que je le demandais. Mais l’Église m’offrait des règles où je ne trouvais guère la pratique de la vie chrétienne qui m’était si chère, elle m’en éloignait plutôt. Je ne pouvais pas me faire disciple de l’Église. Ce qui m’était cher et indispensable, c’était une existence basée sur la vérité chrétienne, et l’Église m’offrait des règles complètement étrangères à cette vérité que j’aimais.

Les règles de l’Église touchant les articles de foi, les dogmes, l’observance des sacrements, des carêmes, des prières ne m’étaient pas nécessaires et je n’y voyais pas les règles basées sur la vérité chrétienne.

Il y a plus, les règles de l’Église affaiblissaient, anéantissaient souvent cette disposition chrétienne de mon âme, qui seule donnait un sens à ma vie.

Ce qui me troublait le plus, c’est que toutes les misères de l’humanité, l’habitude de se juger les uns les autres, de juger les nations et les religions, les guerres et les massacres qui en étaient la conséquence, — tout cela se faisait avec l’approbation de l’Église. La doctrine de Jésus qui dit : « Ne jugez pas, soyez humbles, pardonnez les offenses, résignez-vous, aimez, » était préconisée par l’Église, en paroles, mais en même temps l’Église approuvait ce qui était incompatible avec cette doctrine.

Était-il possible que la doctrine de Jésus admît nécessairement une pareille contradiction ?

Je ne pouvais le croire !

En outre, ce qui me paraissait toujours étonnant, c’est que tout ce que je connaissais de l’Église, les passages sur lesquels elle basait l’affirmation de ses dogmes étaient les passages les moins clairs. Au contraire, les passages d’où découlaient les lois morales étaient les plus clairs, les plus précis. Et pourtant, les dogmes et les devoirs du chrétien selon ces dogmes étaient précisés d’une façon formelle par l’Église, tandis que la recommandation d’obéir à la loi morale était faite dans les termes les plus vagues et les plus mystiques.

Était-ce là ce qu’avait voulu Jésus ? Les Évangiles seuls pouvaient dissiper mes doutes.

Je les lisais donc et les relisais.

Dans les Évangiles, le sermon sur la Montagne se dégageait toujours pour moi de tout le reste comme quelque chose d’exceptionnel. Aussi c’est ce que je lisais le plus souvent. Nulle part Jésus ne parle avec autant de solennité, nulle part il ne donne des règles morales plus claires, plus accessibles, qui trouvent plus d’écho dans le cœur de chacun ; nulle part il ne s’adresse à une foule plus grande de gens du peuple.

S’il existait des principes chrétiens clairs et précis, c’est ici qu’ils devaient être formulés. Je cherchai donc la solution de mes doutes dans les trois chapitres de Matthieu, v, vi et vii, dans le sermon sur la Montagne.

Je le relisais bien souvent, et chaque fois j’éprouvais le même enthousiasme, le même attendrissement à la lecture de ces versets qui exhortent à présenter la joue, à abandonner sa tunique, à être en paix avec tout le monde, à aimer ses ennemis, mais aussi le même désappointement.

Les Paroles de Dieu addressées à chacun n’étaient pas claires. Elles exhortaient à un renoncement par trop absolu qui anéantissait la vie même, comme je la comprenais, et par conséquent renoncer à tout ne pouvait pas, me semblait-il, être la condition essentielle du salut. Et du moment que cela cessait d’être une condition absolue, il ne restait plus rien de précis et de clair.

Je ne lisais pas seulement le sermon sur la Montagne, je lisais tous les Évangiles et tous les commentaires théologiques des Évangiles. Les explications théologiques qui disaient que les sentences du sermon sur la Montagne servent à indiquer le degré de perfection auquel doit tendre l’homme, mais que l’homme déchu, plongé dans le péché, ne peut pas y atteindre ; que le salut de l’homme est dans la foi, la prière et la grâce, — ces explications ne me satisfaisaient pas.

Je ne pouvais pas les admettre. Je trouvais singulier que Jésus, connaissant d’avance l’impossibilité pour un homme de pratiquer sa doctrine par ses propres forces, donnât pourtant des règles aussi claires qu’admirables, qui s’adressent directement à chaque homme en particulier.

En lisant ces règles, je me sentais pénétré de la joyeuse assurance que je pouvais, à l’instant, sur l’heure, commencer à pratiquer tout cela. Je le désirais vivement, je l’essayais ; mais alors je me souvenais involontairement de la doctrine de l’Église qui dit : L’homme est faible, il ne peut pas pratiquer cela, et aussitôt je me sentais faiblir.

On me répétait : il faut croire et prier, mais je sentais ma foi chancelante, ce qui m’empêchait de prier. On me disait : il faut prier parce que Dieu donne la foi, cette foi qui provoque la prière, qui donne la foi, qui provoque la prière et ainsi de suite, indéfiniment.

La raison et l’expérience me démontraient que ce moyen n’était pas efficace.

Il me semblait toujours que la seule chose efficace était mon effort pour observer la doctrine de Jésus.

Et voilà qu’après bien des recherches infructueuses, bien des études approfondies de tout ce qui avait été écrit pour et contre la divinité de la doctrine de Jésus, après bien des doutes et des souffrances, je restais de nouveau seul, vis-à-vis de mon cœur et du livre mystérieux.

Je ne parvenais pas à y trouver le sens qu’y trouvaient les autres, ni à découvrir celui que je cherchais ; je pouvais encore moins y renoncer. Ce fut seulement après avoir également repoussé les explications de la savante critique et celles de la savante théologie, après avoir rejeté tout cela, selon la parole de Jésus : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux, » (Matth., xviii, 3), ce fut alors que je compris tout à coup ce que je ne comprenais pas auparavant.

Je compris cela, non pas en confrontant et en expliquant les textes, ou grâce à quelque combinaison profonde et ingénieuse, bien au contraire ; je compris tout, parce que j’oubliai toute espèce de commentaires.

Le passage qui devint pour moi la clef de tout fut celui qui est renfermé dans les 38e et 39e versets de Matth., v. « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent : Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire. »

Un jour, le sens exact et simple de ces paroles m’apparut ; je compris que Jésus ne dit ni plus ni moins que ce qu’il dit. Et aussitôt je vis, non pas quelque chose de nouveau, — je vis tomber tout ce qui m’obscurcissait la vérité, et la vérité se montra à moi dans toute sa grandeur.

Vous savez ce qui a été dit aux anciens : « Œil pour œil, dent pour dent. » Et moi je vous dis : « Ne résistez même pas à celui qui vous fait du mal. »

Ces paroles me parurent subitement toutes nouvelles, comme si je ne les avais jamais lues auparavant.

Avant cela, en effet, à la lecture de ce passage, je laissais passer, chaque fois, sans les voir, par suite d’une singulière aberration, les mots : « moi, je vous dis : ne résistez pas au méchant. » C’était exactement comme si ces paroles n’avaient jamais existé, ou n’avaient jamais eu un sens précis.

Plus tard, dans mes entretiens avec un grand nombre de chrétiens familiers avec l’Évangile, il m’arriva fréquemment de remarquer le même aveuglement par rapport à ces paroles. Personne ne s’en souvenait, et souvent, en causant de ce passage, des chrétiens prenaient l’Évangile pour vérifier si ces paroles s’y trouvaient en effet.

C’est ainsi que, moi aussi, je ne les remarquais pas, et ne commençais à comprendre que les paroles suivantes : « Mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre, etc. » (Matth., v, 39 et suivants.)

En chaque fois ces mots me paraissaient un appel à des souffrances et à des privations contraires à la nature humaine. Ces paroles m’attendrissaient. Je sentais que c’eût été beau de les pratiquer, mais je sentais également que jamais je n’aurais la force de le faire.

Je me disais : Eh bien, oui, je présenterai la joue, ― on me frappera une seconde fois ; je donnerai et on m’enlèvera tout ce que j’ai. La vie me sera impossible. Et la vie m’est donnée, pourquoi m’en priverais-je ? Jésus ne peut pas exiger cela. Je raisonnais ainsi jadis, persuadé que par ces paroles Jésus exalte les souffrances et les privations et se sert, en les exaltant, de termes exagérés manquant de précision et de clarté ; mais quand j’eus compris les paroles exhortant à ne pas résister au méchant, je vis que Jésus n’exagère pas et ne veut pas les souffrances pour les souffrances, mais formule avec beaucoup de précision et de clarté exactement ce qu’il veut dire.

Il dit : Ne résistez pas au méchant, et, en faisant cela, sachez que vous pourrez rencontrer des gens qui après vous avoir frappé sur une joue, sans éprouver de résistance, vous frapperont sur l’autre, après vous avoir enlevé la tunique, vous enlèveront le manteau, après avoir profité de votre travail, vous forceront à travailler encore, prendront sans vous rendre. Et voici, quand vous aurez passé par tout cela, tout de même ne résistez pas au méchant. À ceux qui vous infligeront les injures et la violence, faites le bien malgré tout. Et quand j’eus compris ces mots tels qu’ils sont dits, aussitôt tout ce qui était obscur devint clair et ce qui semblait exagéré devint parfaitement raisonnable.

Je compris pour la première fois que le pivot de toute l’idée est dans les mots : « Ne résistez pas au méchant ; » que ce qui suit n’est que le développement et le commentaire de cette affirmation. Je compris que Jésus n’exhorte pas du tout à présenter la joue et à céder son manteau, pour s’imposer des souffrances, mais qu’il exhorte à ne pas résister au méchant, et ajoute que la pratique de cette règle pourrait être accompagnée de souffrances.

Ainsi un père qui envoie son fils faire un voyage lointain lui recommande de ne pas s’arrêter en chemin, mais ne lui enjoint pas de passer des nuits blanches, de se priver de nourriture, de s’exposer à la pluie et au froid. Il lui dit : « Va ton chemin, sans t’arrêter quand même tu serais trempé ou transi. » De même Jésus ne dit pas : « Présentez la joue, souffrez ; » il dit : « Ne résistez pas au méchant, et, quoi qu’il arrive, ne résistez pas. »

Ces paroles : « Ne résistez pas au mal ou au méchant, » comprises dans leur signification exacte, furent véritablement pour moi la clef qui m’ouvrit tout. Et il me parut étonnant que j’aie pu comprendre à l’inverse ces paroles si claires et si précises : « Vous avez appris : « Dent pour dent, » et moi je dis : « Ne résiste pas au méchant, et, quelque violence que te fasse le méchant, supporte, cède tout ce que tu as, mais ne lui résiste pas. » Qu’est-ce qui peut être plus clair, plus intelligible et plus précis que cela ?

Je n’eus qu’à saisir le sens simple et exact de ces mots, tels qu’ils sont dits, pour qu’aussitôt, dans toute la doctrine de Jésus, non seulement dans le sermon sur la Montage, mais aussi dans les quatre Évangiles, tout ce qui semblait embrouillé devînt clair, ce qui semblait contradictoire s’accordât, et surtout ce qui semblait superflu devînt indispensable.

Tout se fondit dans un ensemble harmonieux, chaque partie complétant l’autre, comme les morceaux d’une statue brisée que l’on rajuste selon les règles.

Dans le sermon sur la Montagne, ainsi que dans tout l’Évangile, de tous les côtés, je voyais s’affirmer la même doctrine : « Ne résistez pas au méchant. »

Dans ce sermon, comme dans tant d’autres passages, partout Jésus se représente ses disciples, c’est-à-dire des gens qui observent la règle de ne pas résister au méchant, comme présentant la joue, cédant leur manteau, persécutés, suppliciés et mendiants.

Partout Jésus répète plus d’une fois que quiconque n’a pas pris sa croix, n’a pas renoncé à tout, autrement dit, celui qui n’est pas prêt à supporter toutes les conséquences du commandement : « Ne résiste pas au méchant, » ne peut être son disciple.

À ses disciples, Jésus dit : « Soyez mendiants, soyez prêts à endurer, sans résister au méchant, persécutions, supplices et trépas. » Lui-même se prépare à souffrir et à mourir sans résister au méchant, réprimande Pierre qui en exprime sa tristesse, et enfin meurt en exhortant à ne pas résister et à être toujours fidèle à sa doctrine.

Tous ses premiers disciples observent cette règle et passent leur vie dans la misère, les persécutions, et ne rendent pas le mal pour le mal.

Ainsi donc, Jésus disait bien ce qu’il disait. On peut déclarer que la mise en pratique de cette règle est fort pénible ; on peut contester que chacun se sente heureux en la pratiquant ; on peut dire, comme les incrédules, que Jésus était un rêveur, un idéologue qui formulait des règles impraticables, mais il est impossible de ne pas reconnaître qu’il a exprimé d’une façon absolument claire et précise ce qu’il a voulu dire, savoir : qu’un homme ne peut pas, selon sa doctrine, résister au méchant, et que, par conséquent, quiconque a adopté sa doctrine ne résistera pas au méchant. Néanmoins, ni les croyants ni les incrédules n’admettent cette signification simple et claire des paroles de Jésus.

II

Quand je vis clair dans ces mots : « Ne résiste pas au méchant, » ma conception de la doctrine de Jésus changea du tout au tout et je fus consterné, non de ne pas l’avoir comprise, mais de l’avoir aussi étrangement comprise jusque-là.

Je savais et nous savons tous, que la vraie signification de la doctrine de Jésus se trouve dans l’amour du prochain. Dire : « Présenter la joue, aimer ses ennemis, c’est exprimer l’essence même du christianisme. Je savais cela depuis mon enfance ; mais pourquoi ne comprenais-je pas tout simplement ces simples paroles ? pourquoi y cherchais-je je ne sais quel sens allégorique ? Ne résiste pas au méchant veut dire : ne résiste jamais, c’est-à-dire n’oppose jamais la violence, autrement dit : ne commets jamais rien qui soit contraire à l’amour. Et si, profitant de cela, on t’insulte, supporte l’insulte et, malgré tout, n’aie jamais recours à la violence.

Jésus l’a dit en paroles si claires et si simples qu’il est impossible de le dire plus clairement.

Comment se fait-il donc que croyant, ou tâchant de croire que ce sont les paroles de Dieu, je soutenais l’impossibilité de les observer par mes propres forces ?

Quand mon maître me dit : Va fendre du bois, et que je réponds : c’est au-dessus de mes forces, je dis une de ces deux choses : ou bien que je ne crois pas à ce que dit mon maître, ou que je ne veux pas faire ce qu’il m’ordonne.

Eh bien, comment pourrai-je dire du commandement de Dieu, si simple et si clair, qu’il m’est impossible de le pratiquer sans le secours d’une force surnaturelle ? Comment pourrai-je parler ainsi, alors que je n’ai même pas fait le moindre effort pour lui obéir ?

Dieu, dit-on, est descendu sur la terre pour sauver les hommes. Le salut consiste en ce que la seconde personne de la Trinité, Dieu le Fils, en souffrant pour les hommes, a racheté leur péché devant le Père et a donné aux hommes l’Église, au sein de laquelle repose la grâce qui se transmet aux croyants ; mais, en outre, Dieu le Fils a donné aux hommes une doctrine et l’exemple de sa vie pour leur salut.

Comment pouvais-je donc dire que les règles de la vie, qu’il a formulées clairement et simplement pour tout le monde sont difficiles à pratiquer, qu’il est même impossible de les pratiquer sans secours surnaturel ?

Non seulement il n’a pas dit cela, mais il a formellement déclaré que celui qui ne les pratiquerait pas n’entrerait pas dans le royaume de Dieu. Et jamais il n’a dit que la pratique en serait pénible, mais au contraire, il s’est ainsi exprimé : « Mon joug est doux et mon fardeau est léger. » (Matth., xi, 30.)

Et Jean l’évangéliste a dit : « Ses commandements ne sont point pénibles. » (I, saint Jean, v, 3.)

Puisque Dieu déclare qu’il est facile de pratiquer sa loi, puisqu’il l’a pratiquée lui-même, comme homme, et que ses disciples ont fait comme lui, comment encore une fois pourrais-je parler d’impossibilité de la pratiquer sans secours surnaturel ?

Si quelqu’un mettait en œuvre toute son intelligence pour anéantir une loi quelconque, que pourrait-il dire de plus fort, si ce n’est que cette loi est essentiellement impraticable, que l’idée du législateur lui-même, au sujet de sa loi, était de la juger impraticable et irréalisable sans secours surnaturel ? C’est exactement ce que je pensais jadis du commandement : « Ne résistez pas au méchant. » Et je me mis à me rappeler comment et quand m’entra dans la tête cette singulière idée que la loi de Jésus est divine, mais qu’elle ne peut pas être pratiquée. Et, en approfondissant mon passé, je compris que cette idée ne m’avait jamais été communiquée dans toute sa crudité (elle m’aurait repoussé) mais qu’insensiblement je m’en étais imbu dès mon enfance, et que toute ma vie ultérieure n’avait fait qu’affermir en moi cette étrange erreur.

Dès mon enfance, on m’avait enseigné que Jésus est Dieu et que sa doctrine est divine, mais en même temps on m’apprenait le respect des institutions qui garantissent par la violence ma sécurité contre le méchant ; on m’enseignait à considérer ces institutions comme sacrées. On m’enseignait à résister au méchant, on m’inculquait l’idée que c’est humiliant de céder au méchant, et louable de lui résister. On m’apprenait à juger et à punir. Puis on m’enseignait le métier des armes, c’est-à-dire à résister au méchant par l’homicide ; on appelait l’armée dont je faisais partie : « Armée christophile, » et on implorait sur elle la bénédiction chrétienne.

Depuis mon enfance jusqu’à l’âge viril, on m’a appris à vénérer ce qui est en contradiction flagrante avec la loi de Jésus : Riposter à l’agresseur, se venger par la violence pour offenses contre ma personne, ma famille et mon peuple. Non seulement on ne blâmait pas cela, mais on m’habituait à considérer que tout cela était bien et point contraire à la loi de Jésus.

Tout ce qui m’entoure : ma sécurité et celle de ma famille, ma propriété, tout cela reposait donc sur une loi réprouvée par Jésus, sur la loi : « Dent pour dent. »

Mes maitres spirituels enseignaient que la loi de Jésus est divine, mais que la pratique en est impossible, vu la faiblesse humaine, et que seule la grâce de Jésus-Christ peut aider à la pratiquer. Et cet enseignement concordait avec celui que je recevais dans les institutions séculières, avec toute l’organisation sociale qui m’entourait.

Cette idée de la doctrine de Dieu reconnue impraticable me pénétra peu à peu à un tel point, me devint si habituelle et était si bien d’accord avec mes passions que je n’avais jamais remarqué jusqu’à présent la contradiction dans laquelle je me trouvais.

Je ne voyais pas qu’il était impossible de confesser Jésus-Christ, Dieu, dont la doctrine a pour base : « Ne résistez pas au méchant, » et en même temps de travailler avec préméditation à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’État, des armées, d’organiser, en un mot, une existence contraire à la doctrine de Jésus, et d’adresser des prières à ce même Jésus pour qu’il fasse en sorte que nous observions son commandement de pardonner et de ne pas résister au méchant.

Je n’avais pas encore pensé à ce qui me paraît clair maintenant, que c’eût été bien plus simple d’organiser la vie selon la loi de Jésus et de demander ensuite dans nos prières des tribunaux, des massacres et des guerres, si tout cela était indispensable à notre bonheur.

Je compris alors ce qui avait fait naître mon erreur. Elle provenait de ce que je confessais Jésus en parole et que je le reniais en fait.

La proposition : « Ne résistez pas au méchant » est le centre de la doctrine ; seulement elle n’est pas une simple sentence, mais une règle dont la pratique est obligatoire.

Elle est véritablement la clef qui ouvre tout, mais à condition que la clef sera poussée jusqu’au fond de la serrure.

Reconnaître cette proposition comme une sentence impossible à pratiquer sans secours surnaturel, c’est supprimer toute la doctrine.

Comment ne paraîtrait-elle pas impossible, cette doctrine dont on a supprimé la base, la proposition qui cimente le tout ? Les incrédules la trouvent tout bonnement absurde et elle doit leur sembler telle.

Installer une machine à vapeur, chauffer la chaudière, la faire marcher et ne pas réunir la courroie de transmission à la machine, c’est exactement ce qu’on a fait avec la doctrine de Jésus, en enseignant qu’on peut être chrétien sans observer le commandement : « Ne résistez pas au méchant. »

Il y a quelque temps, je lisais avec un rabbin juif le chap. v de Matthieu, en hébreu. Presque à chaque verset le rabbin disait : ceci se trouve dans la Bible, ceci dans le Talmud, et il m’indiquait dans la Bible et dans le Talmud des sentences ressemblant de très près aux propositions du sermon sur la Montagne.

Quand nous arrivâmes au verset : « Ne résistez pas au méchant, » il ne dit pas : ceci se trouve dans le Talmud, mais me demanda en souriant : « Et les chrétiens observent-ils ce commandement ? Présentent-ils la joue ? » Je n’avais rien à répondre — d’autant plus qu’à ce moment-là les chrétiens, loin de présenter la joue, battaient les Juifs sur les deux joues.

Je lui demandai s’il y avait quelque chose de semblable dans la Bible ou dans le Talmud.

« Non, me répondit-il, rien de semblable, mais vous, dites-moi si les chrétiens observent cette loi ? » Cette question était une manière de me dire que la présence d’un commandement dans la loi chrétienne, que, non seulement personne n’observe, mais encore qui est reconnu par les chrétiens eux-mêmes comme impratiquable, est l’aveu de la sottise et de la nullité de ce commandement.

Je n’eus rien à répondre au rabbin.

Maintenant, après avoir compris le sens exact de la doctrine, je vois distinctement l’étrange contradiction dans laquelle je me trouvais.

Après avoir reconnu la divinité de Jésus-Christ et de sa doctrine, après avoir organisé en même temps toute ma vie contrairement à cette doctrine, quel autre parti me restait-il à prendre si ce n’est de reconnaître la doctrine impraticable ?

En parole, j’avais reconnu la doctrine de Jésus sacrée ; en fait, je professais une doctrine nullement chrétienne, je reconnaissais, adorais des institutions antichrétiennes qui étreignaient ma vie de tous côtés.

Tout l’Ancien Testament dit que les malheurs du peuple hébreu provenaient de ce qu’il croyait à de faux dieux et non pas au vrai Dieu. Samuel dans son livre Ier, chapitres viii et xii, accuse le peuple d’avoir ajouté à toutes ses autres apostasies celle d’avoir élu à la place de Dieu, qui était leur roi, un homme sur lequel ils comptaient pour leur délivrance.

« Ne vous fiez pas au « tohu ou néant, » dit Samuel au peuple (chap. xii, verset 21), il ne peut vous apporter ni secours, ni délivrance parce que c’est le « tohu, le néant. » Pour ne pas périr, vous et votre roi, restez fidèles à Dieu seul.

Eh bien précisément la foi dans le « tohu, » dans ces idoles creuses m’avait voilé la vérité. En travers du chemin qui mène à la vérité, interceptant sa lumière, se dressait devant moi le « tohu » que je n’avais pas la force d’abattre.

Un de ces jours, je me dirigeais vers la porte Borovitzky (à Moscou) ; sous la porte se tenait un vieux mendiant boiteux, les oreilles bandées d’un torchon. Je tirai ma bourse pour lui faire l’aumône. Au même instant je vis déboucher du Kremlin, au pas de course, un jeune grenadier à la face colorée, à l’air martial, vêtu du pardessus réglementaire en peau de mouton, fourni par l’État.

Le mendiant ayant aperçu le soldat se leva effrayé et se mit à courir à cloche-pied vers le jardin Alexandre.

Le grenadier, après une vaine tentative pour le rejoindre, s’arrêta, vociférant contre le gueux qui s’était établi sous la porte contrairement au règlement.

J’attendis le grenadier. Quand il fut près de moi, je lui demandai s’il savait lire.

— Oui, et quoi ?

— As-tu lu l’Évangile ?

— Oui.

— Et te souviens-tu de ces paroles : « Et qui nourrira l’affamé… » Je lui citai le passage. Il s’en souvenait et m’écouta jusqu’au bout. Je voyais qu’il était troublé. Deux passants s’étaient arrêtés, prêtant l’oreille.

Le grenadier paraissait vexé de sentir que, pour avoir fait son devoir, pour avoir chassé les passants d’un endroit où il était interdit de s’arrêter, il se trouvait inopinément en faute. Il était troublé et cherchait une excuse. Tout à coup son regard intelligent s’anima, il me regarda par-dessus l’épaule, comme quand on s’éloigne :

— Et le règlement militaire, le connais-tu ? fit-il.

Je répondis que non.

— Eh bien, alors, tu n’as rien à dire, rétorqua le grenadier avec un mouvement de tête victorieux, et, ramenant sa pelisse de mouton, il se dirigea crânement vers son poste.

C’est le seul homme que j’aie rencontré dans toute ma vie qui ait résolu avec une logique serrée l’éternelle question qui se dressait devant moi au milieu de notre état social et se dresse devant tout homme qui se dit chrétien.

III

On a tort de dire que la doctrine chrétienne concerne le salut personnel seul, mais ne concerne pas les questions d’État.

Ce n’est que l’affirmation hardie d’un mensonge évident qui tombe de lui-même à la premiere réflexion sérieuse. C’est bien, me disais-je ; je ne résisterai pas au méchant, je présenterai la joue dans la vie privée, mais voici venir l’ennemi, ou bien voici une nation opprimée, je suis appelé à prendre part à la lutte contre les méchants. Je dois aller les tuer. Et il est inévitable pour moi de décider la question : Servir Dieu ou le « tohu. » Aller à la guerre ou n’y pas aller ?

Supposons que je sois paysan ; on me nomme maire de village, ou juge, ou juré, on m’oblige à prêter serment, à juger, à condamner. Que dois-je faire ? De nouveau il faut que je choisisse entre la loi divine et la loi humaine.

Supposons que je sois moine ; j’habite un couvent, des paysans voisins ont empiété sur nos pâturages, je suis délégué pour entrer en lutte avec le méchant, je dois plaider en justice contre les paysans. De nouveau je dois choisir. Pas un homme n’échappe à ce dilemme.

Je ne parle pas des gens de notre condition dont la vie tout entière consiste à résister au méchant en qualité de militaires, de juges, d’administrateurs. Il n’y a pas de bourgeois si obscur qui ne se trouve dans le cas de choisir entre servir Dieu, sa loi ou le « tohu » en pratiquant les institutions de l’État. Mon existence particulière est enchevêtrée dans celle de l’État, et l’existence sociale, organisée par l’État, exige de moi une activité antichrétienne, directement contraire aux commandements de Jésus. Actuellement, avec la conscription et la participation de chacun au jury, ce dilemme se dresse devant tous, impitoyable. Chacun doit prendre l’arme meurtrière : la carabine, l’épée et même s’il ne procède pas au meutre il faut que la carabine soit chargée, le sabre affilé, c’est-à-dire qu’il doit se déclarer prêt à devenir meurtrier.

Chaque citoyen doit se rendre au tribunal et participer aux jugements, aux condamnations, c’est-à-dire que chacun doit renier le commandement de Jésus : « Ne résistez pas au méchant, » et y renoncer non seulement en parole, mais en fait.

La question du grenadier : l’Évangile ou le règlement militaire, la loi divine ou la loi humaine, est là en face de l’humanité, aujourd’hui comme du temps de Samuel. Elle s’imposait également à Jésus lui-même et à ses disciples ; elle s’impose de nos jours à ceux qui veulent être chrétiens, ― et elle était là devant moi.

La loi de Jésus, avec sa doctrine d’amour, d’humilité, de renoncement, touchait mon cœur et m’attirait maintenant comme auparavant. Mais de tous côtés dans l’histoire et dans les événements actuels, dans ma vie personnelle, je vois la loi opposée, celle que mon cœur, ma conscience, ma raison repoussent, mais qui encourage mes instincts brutaux. Je sentais que si j’adoptais la loi de Jésus, je resterais seul, je pourrais passer de mauvais moments, je serais persécuté et affligé, juste comme l’a annoncé Jésus. Mais que j’adopte la loi humaine — tout le monde m’approuvera, je serai tranquille, protégé et j’aurai à ma disposition toutes les ressources de l’intelligence pour mettre ma conscience à l’aise. Je rirai et je me réjouirai, juste comme l’a dit Jésus.

Je sentais cela, c’est pourquoi, non seulement je n’approfondissais pas le sens de la loi de Jésus, mais je tâchais de la comprendre de façon qu’elle ne m’empêchât pas de vivre de ma vie animale. C’était ne pas vouloir la comprendre du tout.

Dans ce parti pris de ne pas comprendre, j’arrivais à un degré d’aberration qui m’étonne maintenant.

Je citerai, comme exemple, mon ancienne manière de comprendre les mots : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugé. » (Matth., vii, 1.) « Ne jugez point, et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point, et vous ne serez pas condamnés. » (Luc, vi, 37.)

Les tribunaux dans lesquels je faisais mon service et qui garantissaient ma propriété et ma sécurité me semblaient une institution si indubitablement sacrée et tellement d’accord avec la loi divine, que jamais il ne m’était venu en tête que les paroles citées eussent une signification autre que de ne pas médire du prochain. Jamais je ne m’étais douté que, dans ces paroles, Jésus eût pu parler des tribunaux, tribunaux d’arrondissement, de police correctionnelle et criminelle, des juges de paix, etc.

C’est seulement quand je compris dans leur sens direct les mots : « Ne résistez pas au méchant, » que surgit en moi la question de savoir quel était l’avis de Jésus par rapport à tous ces tribunaux. Et, ayant compris qu’il devait les réprouver, je me posai la question : Ces paroles ne veulent-elles pas dire : « Non seulement ne jugez pas le prochain, ne médisez pas, mais ne le jugez pas en cours d’assises, ― ne jugez pas le prochain dans les tribunaux que vous instituez ? »

Chez Luc, chap. vi, depuis 37 jusqu’à 49, ces paroles sont dites immédiatement après la doctrine qui exhorte à ne pas résister au méchant et à rendre le bien pour le mal.

Aussitôt après les paroles : « Soyez donc pleins de miséricorde, comme votre père est plein de miséricorde, » il est dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point et vous ne serez point condamnés. »

Cela ne veut-il pas dire, en outre : « Ne jugez pas le prochain, » ― n’instituez point de tribunaux et n’y jugez pas le prochain ? Et je n’eus qu’à me poser cette question pour qu’aussitôt mon cœur et mon bon sens me répondissent affirmativement.

Pour montrer combien j’étais éloigné jadis de la vraie interprétation, je ferai l’aveu d’une sottise dont je rougis encore. Quand je lisais l’Évangile comme un livre divin, déjà à l’époque où j’étais devenu croyant, il m’arrivait, en rencontrant mes amis, les procureurs, les juges, de leur dire en manière de plaisanterie : « Et vous jugez toujours ? quoiqu’il soit dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ! » J’étais tellement certain que ces paroles ne pouvaient signifier autre chose que la défense de médire, que je ne comprenais pas l’horrible blasphème que je commettais en disant cela.

J’en étais arrivé à un point que, persuadé que ces paroles ne signifient pas ce qu’elles signifient, je les citais dans leur vrai sens, en manière de plaisanterie.

Je vais raconter en détail comment s’effacèrent en moi toutes traces de doute sur le sens de ces paroles qui ne peuvent avoir qu’une signification : Jésus réprouve l’institution de toute espèce de tribunaux humains quels qu’ils soient. ― Il n’a pu dire rien d’autre en s’exprimant ainsi.

La première chose qui me frappa quand je compris le commandement : « Ne résistez pas au méchant » dans son sens direct, c’est que les tribunaux, loin d’être conformes à ce commandement, lui sont absolument contraires, comme au sens général de toute la doctrine, et que par conséquent si Jésus avait pensé aux tribunaux, il avait dû les réprouver.

Jésus dit : « Ne résistez pas au méchant » ; le but des tribunaux est de résister au méchant. Jésus exhorte à rendre le bien pour le mal ; les tribunaux rendent le mal pour le mal. Jésus dit : ne faites pas de distinction entre les bons et les méchants ; les tribunaux ne font que cela. Jésus dit : Pardonnez à tout le monde. Pardonnez non pas une ou sept fois, mais sans fin. Aimez vos ennemis, faites le bien à ceux qui vous haïssent ; les tribunaux ne pardonnent pas, ils punissent, ne rendent pas le bien, mais le mal à ceux qu’ils considèrent comme les ennemis de la société.

Il ressortait de tout cela que Jésus devait réprouver les institutions judiciaires.

Peut-être, me disais-je, Jésus n’avait-il pas eu affaire aux cours de justice et n’y avait-il pas pensé ; mais je vois qu’on ne peut pas faire cette supposition. Jésus, dès sa naissance et jusqu’à sa mort, avait eu affaire aux tribunaux d’Hérode, du Sanhédrin et des grands prêtres.

En effet, je vois que Jésus parle souvent des cours de justice comme d’un mal. Il dit à ses disciples qu’on les jugera devant elles et leur enseigne comment ils devront s’y comporter. Il disait de lui-même qu’on le condamnerait en justice et montrait l’attitude qu’il fallait garder devant les juges. Il s’ensuit que Jésus avait pensé aux institutions judiciaires qui devaient le condamner, lui et ses disciples ; qui condamnent et ont condamné des millions d’hommes.

Jésus voyait ce mal et le visait directement. Quand on va mettre à exécution la sentence prononcée contre la femme adultère, il nie absolument la justice humaine ; il démontre que l’homme n’est pas juge, puisqu’il est lui-même coupable. Et cette pensée il la formule plusieurs fois, en disant qu’avec un œil trouble on ne peut pas distinguer un grain de sable dans l’œil d’un autre et qu’un aveugle ne peut pas conduire un aveugle. Il va jusqu’à signaler les conséquences de cette aberration : le disciple deviendra comme son maître.

Peut-être, cependant, après s’être prononcé à l’occasion du jugement de la femme adultère, après avoir indiqué dans la parabole de la poutre et du brin de paille l’incompétence de tout être humain, admet-il, quand même, l’appel à la justice des hommes dans les cas où l’on a besoin de se garantir des méchants ; mais je vois que cela est inadmissible.

Dans le sermon sur la Montagne, il dit en s’adressant à la foule : « Et si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. » (Matth., v, 40.)

Peut-être encore Jésus ne parle-t-il que des rapports personnels dans lesquels il convient que chaque homme se place vis-à-vis des institutions judiciaires, mais ne nie-t-il pas la justice et admet-il dans une société chrétienne des individus qui jugent les autres en corps constitués.

Je vois que c’est encore inadmissible. Jésus, dans sa prière, exhorte tous les hommes sans exception à pardonner, afin que leurs fautes leur soient également remises. Et cette pensée, il l’exprime souvent. Il est clair que chacun, en priant et avant d’apporter son offrande, doit pardonner à tout le monde.

Comment donc un homme qui, d’après sa religion, doit pardonner sans fin à tout le monde pourrait-il juger et condamner ? Ainsi je vois que, selon la doctrine de Jésus, il ne saurait y avoir de juge chrétien qui condamne.

Mais peut-être, d’après le rapport qui existe entre les mots : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés, » et les paroles précédentes ou subséquentes, pourrait-on conclure que Jésus, en disant : « Ne jugez pas, » ne pensait pas aux institutions judiciaires ?

Cela n’est pas non plus le cas ; au contraire, il est clair, d’après le rapport des phrases, qu’en disant : « Ne jugez point, » Jésus parle précisément des institutions judiciaires. Selon Matthieu et Luc, avant de dire : « Ne jugez point, ne condamnez point » il dit : de ne point résister au mal. Et plus haut, selon Matthieu, il répète les termes de l’ancienne loi criminelle hébraïque : Œil pour œil, dent pour dent. Et après cette réference à la loi criminelle, il dit : Mais vous, ne faites pas ainsi, ne résistez pas aux méchants. Et puis il dit : ne jugez point. Donc Jésus parle précisément de la loi criminelle humaine et la réprouve par les mots : « Ne jugez point. »

En outre, d’après Luc, il dit non seulement : « Ne jugez point, » mais « Ne jugez point et ne condamnez point. » Ce n’est pas pour rien qu’il ajoute ce mot dont le sens est presque le même. L’adjonction de ce mot ne peut avoir qu’un but : celui d’éclairer le sens qu’il convient d’attribuer au premier mot.

S’il avait voulu dire : Ne jugez pas le prochain. il aurait ajouté ce mot : « le prochain, » mais il ajoute le mot qui se traduit par : ne condamnez point, et après cela il dit : « Et vous ne serez point condamnés, pardonnez à chacun et vous serez pardonnés. »

On pourra tout de même insister, dire que Jésus, en s’exprimant ainsi, ne pensait pas aux tribunaux et que c’est moi qui prête à ses paroles la pensée qui me convient.

Je me réfère aux premiers disciples de Jésus, aux apôtres pour voir comment ils considéraient les cours de justice, s’ils les reconnaissaient et les approuvaient.

Dans son chapitre iv, 11, 12, l’apôtre Jacques dit : « Mes frères ne parlez point mal les uns des autres. Celui qui parle contre son frère, et qui juge son frère, parle contre la loi et juge la loi. Or, si vous jugez la loi, vous n’en êtes plus observateur, mais vous vous en rendez le juge. Il n’y a qu’un législateur et qu’un juge qui peut sauver et qui peut perdre. Mais vous, qui êtes-vous pour juger votre prochain ? »

Le mot traduit par le verbe médire est le mot Καταλαλέω. Or, il n’est pas douteux que ce mot veuille dire accuser. C’est la vraie signification, ce dont chacun peut se convaincre en ouvrant le dictionnaire.

Dans la traduction, nous lisons : « Celui qui parle contre son frère..., parle contre la loi. » Involontairement on se demande pourquoi ? J’aurais beau médire d’un frère, je ne médis pas de la loi, mais si j’accuse mon frère, si je le fais comparaître en justice, il est évident que par là j’accuse la loi de Jésus d’insuffisance, et que j’accuse et juge la loi. Alors il est clair que je ne pratique plus la loi, mais que je m’en fais juge. « Mais le juge, dit Jésus, est celui qui peut sauver. » Comment donc moi qui ne suis pas en mesure de sauver, comment me ferais-je juge et punirais-je ?

Tout ce passage parle de la justice humaine et la nie. Toute l’épître est pénétrée de la même pensée. Dans le iie chapitre, depuis 1 jusqu’à 15, nous lisons : « Mes frères, etc., 13, « car celui qui n’aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde ; mais la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement. » (Ces derniers mots : « la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement » ont été traduits de manière à montrer que le jugement est compatible avec le christianisme, mais qu’il doit être miséricordieux.)

Jacques exhorte ses frères à ne pas faire acception de personnes. Si vous avez égard à la condition des personnes, vous commettez un péché, vous êtes comme des juges prévaricateurs dans un tribunal. Vous jugez qu’un mendiant est le rebut de la société, tandis qu’au contraire c’est le riche qui en est le rebut. C’est lui qui vous opprime et vous traîne devant les juges. Si vous vivez d’après la loi de l’amour du prochain, d’après la loi de la miséricorde (que Jacques appelle « royale » pour la distinguer de toute autre), c’est bien. Mais si vous faites acception de personnes, vous transgressez la loi de la miséricorde.

Et sans doute, visant l’exemple de la femme adultère qu’on avait amenée à Jésus, pour la lapider selon la loi, ou bien en général le crime d’adultère, Jacques dit que celui qui punit de mort la femme adultère sera coupable de meurtre et transgressera la loi éternelle. Car la même loi éternelle proscrit et l’adultère et le meurtre.

Il dit : « Réglez donc vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté. Car celui qui n’aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde. Mais la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement. » (Jacques, ii, 12 et 13.)

Comment dire cela en termes plus clairs et plus précis ? Toute acceptation de personnes est interdite ainsi que tout jugement déclarant que l’un est bon, l’autre mauvais ; le jugement humain est mis à l’index comme indubitablement défectueux, et ce jugement est déclaré criminel quand il condamne pour crime ; ainsi le jugement est supprimé par la loi de Dieu ― la miséricorde.

J’ouvre les épîtres de Paul, qui avait été victime des tribunaux et dès le premier chapitre aux Romains, je lis l’admonition qu’adresse l’apôtre aux Romains pour tous leurs vices et toutes leurs erreurs, entre autres pour leurs tribunaux. « Et après avoir connu la justice de Dieu, ils n’ont pas compris que ceux qui font ces choses sont dignes de mort, et seulement ceux qui les font, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui les font. » (Rom., i, 32.)

C’est pourquoi vous, ô hommes, qui que vous soyez, qui condamnez les autres, vous êtes inexcusables ; parce qu’en les condamnant vous vous condamnez vous-mêmes, puisque vous faites les mêmes choses que vous condamnez. (Rom., ii, 1.)

Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance ? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence ? (Rom., ii, 4.)

L’apôtre Paul dit : « Connaissant le juste jugement de Dieu, ils agissent eux-mêmes injustement et enseignent à faire de même aux autres ; ainsi on ne peut justifier un homme qui juge. »

Tel est le point de vue des apôtres dans leurs épîtres par rapport aux tribunaux, et nous savons tous que dans leur existence la justice humaine était au nombre de ces épreuves et de ces maux qu’ils devaient supporter avec fermeté et résignation à la volonté de Dieu.

En rétablissant dans son imagination la situation des premiers chrétiens parmi les païens, chacun comprendra aussitôt que défendre de juger aux chrétiens persécutés par les tribunaux ne pouvait entrer dans la tête de personne. Les apôtres ont pu en parler incidemment comme d’un mal en niant la base même de cette institution comme ils le font en effet à chaque occasion.

J’interroge les Pères de l’Église des premiers siècles, et je vois que le trait distinctif de l’enseignement des Pères des premiers siècles est toujours et partout : qu’ils n’obligent personne à rien, ne jugent ni ne condamnent personne (Athenagore, Origène), mais au contraire supportent les supplices auxquels les condamnent les tribunaux. Tous les martyrs professaient la même chose par leurs actes.

Je vois que toute la chrétienté, avant Constantin, ne considérait jamais les tribunaux que comme un mal qu’il faut supporter avec patience, mais qu’il n’a jamais pu entrer dans la tête d’un chrétien de ce temps qu’un chrétien peut faire partie d’une cour de justice.

Je vois donc que les paroles de Jésus : « Ne jugez point et ne condamnez point, » ont été comprises par ses premiers disciples comme je les comprenais maintenant, dans leur sens direct : ne jugez point en cour de justice, n’en faites point partie.

Tout venait absolument corroborer ma conviction que les paroles : « Ne jugez point et ne condamnez point, » veulent dire : ne jugez point en justice. Cependant le sens : « Ne médites pas du prochain, » est si usité et les tribunaux se posent avec tant d’assurance et d’audace dans toutes les sociétés chrétiennes, avec l’appui même de l’Église, que longtemps encore je doutais de la justesse de mon interprétation. Si tous les hommes ont pu comprendre ainsi et instituer des tribunaux chrétiens, ils avaient certainement quelque raison pour cela et c’est toi qui auras fait quelque méprise, pensais-je dans mon for intérieur : Il doit y avoir une bonne raison pour laquelle ces paroles ont été entendues dans le sens de médisance et il y a, pour sûr, une base quelconque à l’institution des tribunaux chrétiens.

Je m’adressai aux commentaires de l’Église. Dans tous, à dater du ve siècle je trouvai qu’il est d’usage de comprendre ces mots ainsi : ne blâmez point le prochain, ― c’est-à-dire évitez la médisance. Et comme il est convenu de comprendre ces mots exclusivement dans le sens de juger le prochain sur paroles — surgit une difficulté : Comment ne pas juger ? On ne peut pas ne pas blâmer le mal, et en conséquence tous les commentaires tournent sur un point : qu’est-ce qui est blâmable et qu’est-ce qui ne l’est point. Les uns disent que, pour les serviteurs de l’Église, cela ne peut pas être expliqué dans le sens de défense de blâmer, que les apôtres eux-mêmes blâmaient (Chrsysostôme, Théophilacte). Les autres disent que, sans doute, Jésus avait voulu désigner par cette parole les Juifs, qui accusaient le prochain de peccadilles et commettaient eux-mêmes de gros péchés.

Mais nulle part un mot des institutions humaines, — des tribunaux pour dire dans quelle situation ils se trouvent par rapport à cette défense de juger. Jésus les admet-il ou non ? À cette question si naturelle — point de réponse, comme s’il était trop évident que, du moment qu’un chrétien se met dans un fauteuil de juge, il peut non seulement juger le prochain, mais le condamner à mort.

Je m’adresse aux écrivains grecs, catholiques, protestants, à ceux de l’école de Tübingen et de l’école historique.

Partout, même chez les commentateurs les plus émancipés, — ces paroles sont interprétées comme défense de médire.

Mais pourquoi donc ces paroles, contrairement à l’esprit de toute la doctrine de Jésus, sont-elles interprétées dans un sens si étroit, que la défense de juger en justice n’est pas comprise dans la défense de juger ? Pourquoi la supposition que Jésus en défendant la médisance envers le prochain, par légèreté, comme une mauvaise action, ne défend pas et ne considère pas comme telle l’action de juger sciemment le prochain, qui a pour conséquence la punition infligée au condamné ? ― À tout cela point de réponse ; pas la moindre allusion et la possibilité de donner au mot « juger » le sens de juger en justice, comprenant les tribunaux dont pâtissent des millions de personnes. Il y a plus ; à propos de ces paroles : « Ne jugez point et ne condamnez point, » cette forme cruelle de jugement en justice est passée sous silence ou bien même prônée. ― Les commentateurs théologiens déclarent que, dans les États chrétiens, les tribunaux sont nécessaires et nullement contraires à la loi de Jésus.

Voyant cela, je vins à douter de la bonne foi de ces commentateurs et j’eus recours à la traduction textuelle des mots : juger et condamner, ce par quoi j’aurais dû commencer.

Dans l’original ces mots sont : κρίνω et καταδικάζω. La traduction défectueuse du mot καταλαλέω, dans l’épître de Jacques, traduit par le mot « médire, » confirmait mes doutes sur la fidélité de la traduction.

Je cherche comment se traduisent dans les Évangiles les mots κρίνω et καταδικάζω en différentes langues et je trouve que, dans la « Vulgate, » le mot condamner est traduit « condemnare, » de même en slavon ; chez « Luther, verdammen, » maudire.

La variété de ces traductions augmente mes doutes et je me pose la question : que signifie et que peut signifier le mot grec κρίνω, employé chez les deux évangélistes et le mot καταδικάζω, employé chez Luc, qui, d’après l’avis des connaisseurs, écrivait un grec assez correct ? Comment traduirait ces mots un homme qui ne saurait rien de la doctrine évangélique et qui n’aurait devant lui que cette seule sentence ?

Je cherche dans le dictionnaire ordinaire et je trouve que le mot κρίνω a plusieurs significations différentes et, parmi les plus usitées, celle de « condamner en justice, » même de condamner à mort, mais qu’il ne signifie jamais médire. Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot s’emploie souvent dans le sens de condamner en justice, quelquefois dans le sens de choisir, mais jamais dans le sens de médire.

Ainsi je tire au clair que le mot κρίνω peut se traduire diversement, mais que la traduction qui lui prête le sens de médire est la plus éloignée et la plus inattendue.

Je cherche le mot καταδικάζω, ajouté au mot κρίνω (qui a des significations différentes) évidemment pour préciser le sens que l’auteur voulait donner au premier mot. Je cherche le mot καταδικάζω dans le vocabulaire ordinaire et je trouve que ce mot n’a jamais d’autre signification que « condamner en justice à des peines », ou bien « punir de mort. » Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot est employé dans le Nouveau Testament quatre fois et chaque fois dans le sens de condamner en vertu d’une sentence, punir de mort.

Je cherche les contextes et je trouve que ce mot est employé dans l’épître de Jacques, chap. v, 6. On y lit : « Vous avez condamné et mis à mort un juste. » Le mot, condamné, est bien le même καταδικάζω. Il est employé par rapport à Jésus qui avait été condamné à mort en cour de justice. Et jamais ce mot n’a été employé avec une autre signification dans tout le Nouveau Testament ni dans une langue grecque quelconque.

Que veut donc dire tout cela ? Suis-je devenu à ce point idiot ? Si moi ou n’importe qui de notre société avons jamais réfléchi au sort de l’humanité, n’avons-nous pas été saisis d’épouvante à l’idée des souffrances et des maux infligés aux hommes par les codes criminels — fléau pour ceux qui condamnent comme pour les condamnés — depuis les tueries de Gengis-Kan et de la Révolution jusqu’aux exécutions de notre époque ?

Il n’y a pas un seul homme de cœur qui n’ait éprouvé une impression d’horreur et de répulsion, non seulement à la vue des êtres humains suppliciés par leurs semblables, mais au simple récit du knout à mort, de la guillotine et du gibet.

L’Évangile dont chaque mot vous est sacré, dit clairement et sans équivoque : On vous a donné une loi criminelle : — « Dent pour dent, œil pour œil, et moi je vous donne une loi nouvelle : ne résistez point au méchant, pratiquez tous ce commandement, ne rendez pas le mal pour le mal, mais faites le bien et pardonnez toujours à chacun. »

Et plus loin, il est dit : « Ne jugez pas, » et pour que nul malentendu sur la signification de ces mots ne soit possible, Jésus ajoute : Ne condamnez point en justice à des châtiments. »

Mon cœur dit haut et clair : point d’exécutions ; la science dit : point d’exécutions, le mal ne peut pas faire cesser le mal. La parole de Dieu, à laquelle je crois, dit la même chose. Et quand je lis toute la doctrine, quand je rencontre les mots : « Ne condamnez point et vous ne serez point condamnés, pardonnez et vous serez pardonnés, » ces mots qui sont pour moi les paroles mêmes de Dieu signifieraient qu’il ne faut pas s’adonner à la médisance et aux commérages, et je continuerais à considérer les tribunaux comme une institution chrétienne et moi-même comme juge et chrétien ?

Je fus saisi d’épouvante devant la grossièreté du mensonge dans lequel je me trouvais.

IV

Je compris maintenant les paroles de Jésus : Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent, et moi je vous dis : « Ne résistez point au méchant ». Jésus dit : Vous avez été habitués à considérer que vous agissez d’une façon raisonnable en vous défendant par la violence contre le méchant, en lui arrachant œil pour œil, en instituant les tribunaux criminels, la police, les armées, en luttant contre l’ennemi, et moi je vous dis : Renoncez à la violence, ne soyez jamais complice de la violence, ne faites de mal à personne, même à ceux que vous appelez vos ennemis. Je compris maintenant qu’en disant « Ne résistez pas au méchant, » Jésus non seulement laisse entendre à chacun ce qui résultera de l’observance de cette règle, mais qu’il établit une nouvelle base d’existence sociale conforme à sa doctrine et opposée à la loi qui constituait la base de l’existence des sociétés humaines selon Moïse, selon le droit romain et aujourd’hui encore selon les différents codes. Il formule une loi nouvelle dont l’effet sera de délivrer l’humanité des maux qu’elle s’inflige elle-même. Il dit : Vous croyez que vos lois corrigent les méchants ; elles ne font que les multiplier. — Il n’y a qu’un moyen d’arrêter le mal, — c’est de rendre le bien pour le mal, à chacun, sans acception de personnes. Vous avez fait pendant des milliers d’années l’épreuve de l’autre manière, essayez de la mienne — tout inverse.

Chose étonnante ! dans ces derniers temps, il m’est arrivé souvent de causer avec les personnes les plus différentes de ce commandement de Jésus : « Ne résistez point au méchant ». J’ai rarement rencontré des gens qui fussent de mon avis. Mais deux espèces d’hommes n’admettent jamais, même en principe, le sens direct de cette loi.

Ces hommes appartiennent à deux pôles extrêmes : les chrétiens patriotes conservateurs qui professent l’infaillibilité de leur Église et les révolutionnaires athées. Ni les uns ni les autres ne veulent renoncer au droit de résister par la violence à ce qu’ils regardent comme le « mal ». Et les plus savants, les plus intelligents d’entre eux ne veulent point voir cette vérité simple et évidente, que si on admet le droit d’un homme de résister par la violence à ce qu’il regarde comme le mal, tout autre homme aura également le droit de résister par la violence à ce que cet autre regarde comme le mal.

Il n’y a pas longtemps, j’ai eu entre les mains une correspondance édifiante à ce point de vue, entre un orthodoxe slavophile et un chrétien révolutionnaire. L’un se faisait l’avocat de la violence comme partisan de la guerre en faveur des frères slaves opprimés ; l’autre — comme partisan de la révolution, au nom de nos frères les paysans russes opprimés. Tous les deux invoquaient la violence, se basant, tous les deux, sur la doctrine de Jésus.

Tout le monde comprend la doctrine de Jésus de cent manières différentes, mais malheureusement pas de la seule manière simple et directe que comporte inévitablement le sens de ces paroles.

Nous avons organisé toute notre existence sur les bases mêmes que Jésus réprouve ; nous ne voulons pas comprendre sa doctrine dans son acception simple et directe et nous assurons aux autres et à nous-mêmes que nous suivons sa doctrine, ou bien que sa doctrine ne saurait nous convenir.

Les soi-disant croyants croient que le Christ-Dieu, seconde personne de la Trinité, est descendu sur la terre pour enseigner aux hommes par son exemple — comment il faut vivre ; ils accomplissent les actes les plus compliqués pour la consommation des sacrements, l’édification des temples, l’envoi des missionnaires, l’établissement des prêtres, l’administration des paroisses, l’exercice du culte, mais ils oublient un petit détail — de pratiquer les commandements de Jésus.

Les incrédules essayent de toutes les façons d’organiser leur existence en dehors de la doctrine de Jésus, ayant décidé à priori que cette doctrine ne vaut rien. Mais tenter la mise en pratique de ce qu’il enseigne, — c’est à quoi chacun se refuse, et ce qui pis est, avant même d’avoir tenté de le faire, croyants et incroyants décident à priori que cela est impossible.

Jésus dit simplement et clairement : la loi de résistance au méchant par la violence dont vous avez fait la base de votre existence est fausse et contraire à la nature de l’homme, et il donne une autre base, celle de ne pas résister au méchant, règle qui, selon sa doctrine, peut seule délivrer les hommes du mal. Il dit : Vous croyez que vos lois qui recourent à la violence corrigent le mal ; non, elles ne font que l’augmenter. Depuis des milliers d’années, vous essayez de détruire le mal par le mal et vous ne l’avez pas détruit, vous l’avez augmenté. Faites ce que je dis — et ce que je fais — et vous saurez si c’est la vérité.

Et non seulement il le dit, mais il accomplit par tous les actes de sa vie et par sa mort cette doctrine : « Ne résistez point au méchant. »

Les croyants écoutent tout cela, ils écoutent lire cela à l’église, persuadés que ce sont des paroles divines ; ils appellent Jésus Dieu ; puis ils disent : tout cela est admirable, mais impossible, vu l’organisation de notre existence, — cela dérangerait toute notre existence, et nous avons nos habitudes que nous aimons. C’est pourquoi nous croyons à tout cela, mais seulement dans ce sens : que c’est l’idéal vers lequel doit tendre l’humanité, l’idéal que l’on atteint en priant et en croyant aux sacrements, à la rédemption et à la résurrection des morts. Les autres, les incrédules, les libres penseurs qui commentent la doctrine de Jésus, les historiens des religions, — les Strauss, les Renan, etc., — complètement imbus des enseignements de l’Église qui dit que la doctrine de Jésus se concilie difficilement avec notre conception de la vie, racontent avec beaucoup de sérieux que la doctrine de Jésus est, en effet, une doctrine de visionnaire, consolation des esprits faibles, qu’elle était bonne à prêcher dans les hameaux de la Galilée, mais que, pour nous, ce n’est qu’un doux rêve du « charmant docteur, » comme dit Renan.

À leur avis, Jésus ne pouvait pas s’élever à la hauteur de la sagesse de notre civilisation et de notre culture. S’il avait été au niveau du développement intellectuel auquel se trouvent ces savants, il n’aurait pas formulé son charmant radotage relatif aux oiseaux du ciel, à la présentation de la joue et au « sans souci » du lendemain.

Ces doctes historiens jugent le christianisme d’après celui qu’ils voient dans notre société. Et d’après le christianisme de notre société et de notre époque, le vrai et le sacré, c’est notre existence avec son organisation : ses prisons cellulaires, ses alcazars, ses fabriques, ses maisons de tolérance, ses parlements ; quant à la doctrine de Jésus que renie cette existence-là, on n’en prend que les paroles. Les doctes historiens s’aperçoivent de cela, et n’ayant pas de motifs pour le cacher, comme le font les soi-disant croyants, ils soumettent cette doctrine-là, dépouillée de sa substance, à une critique approfondie ; ils la réfutent systématiquement et prouvent qu’il n’y a jamais eu dans le christianisme que des idées chimériques.

Il semblerait qu’avant de juger la doctrine de Jésus, il faudrait avoir compris en quoi elle consiste, et, pour décider si sa doctrine est raisonnable ou non, il faudrait, avant tout, reconnaître qu’il a dit ce qu’il a dit. Et c’est précisément ce que nous ne faisons pas et ce que ne font pas davantage les commentateurs de l’Église, les libres penseurs, nous savons parfaitement pourquoi.

Nous savons parfaitement que la doctrine de Jésus a toujours compris, et comprend en les reniant, toutes les erreurs humaines, tout ce « tohu », ces idoles creuses, que nous voudrions excepter du nombre des erreurs en les appelant : Église, État, culture, science, art, civilisation. Mais Jésus parle précisément contre tout cela, sans excepter n’importe quel « tohu ».

Non seulement Jésus, mais tous les prophètes hébreux, Jean-Baptiste, tous les vrais sages du monde parlent précisément de l’Église, de l’État, de la culture et de la civilisation de leur époque en l’appelant le mal, source de perdition pour les hommes.

Supposons qu’un architecte dise à un propriétaire : Votre maison ne vaut rien, il faut la rebâtir ; et puis qu’il ajoute des détails sur les poutres à déplacer et indique comment il faut les couper et où les fixer. Le propriétaire fera la sourde oreille aux mots : « Votre maison ne vaut rien, » et fera semblant d’écouter avec respect ce que dit l’architecte à propos des détails relatifs à la disposition des chambres. Évidemment, dans ce cas-là, tous les conseils subséquents de l’architecte paraîtront impraticables ; quant aux propriétaires peu respectueux, ils traiteront ces conseils carrément de sottises. C’est précisément ainsi que cela se passe par rapport à la doctrine de Jésus.

Ne trouvant pas de meilleure comparaison, j’ai pris celle-là. Je me souviens alors que Jésus, en enseignant sa doctrine, usa de la même comparaison. Il dit : « Je détruirai votre temple et en trois jours j’en rebâtirai un nouveau. » C’est pour cela même qu’on le mit en croix, et c’est pour cela même qu’à présent on crucifie sa doctrine.

Le moins qu’on puisse exiger de ceux qui jugent une doctrine quelconque ; c’est qu’ils jugent la doctrine du maître telle qu’il la comprenait lui-même. Et Jésus comprenait sa doctrine non pas comme l’idéal de l’humanité dans un vague lointain, idéal dont la pratique est impossible, non pas comme un ensemble de rêveries fantastiques ou poétiques avec lesquelles il charmait les naïfs habitants de la Galilée ; sa doctrine consistait pour lui en actions, actions qui devaient être le salut de l’humanité. Il a montré la manière d’appliquer sa doctrine. Il ne se contentait pas de rêver. Le crucifié qui criait de douleur et qui mourait pour sa doctrine n’était pas un rêveur ; c’était un homme d’action. Ce ne sont pas des rêveurs, tous ceux qui sont morts et qui mourront encore pour sa doctrine. Non, cette doctrine n’est pas une chimère !

Toute doctrine révélant la vérité est chimère pour les aveugles. Nous en sommes arrivés à dire comme beaucoup de gens (j’étais du nombre) que cette doctrine est une chimère, parce qu’elle est contraire à la nature humaine. C’est contre nature, dit-on, de présenter la joue après qu’on vous a souffleté, de donner ce que l’on possède, de travailler, non pas pour soi, mais pour les autres. On dit : il est naturel à l’homme de défendre sa peau, sa sécurité, celle de sa famille, de sa propriété ; autrement dit, il est dans la nature de l’homme de lutter pour son existence. Un savant qui a étudié le droit prouve scientifiquement que le devoir le plus sacré de l’homme est la défense de ses droits, c’est-à-dire la lutte.

Mais il suffit de se détacher pour un instant de cette idée que l’organisation existante établie par les hommes est la meilleure, qu’elle est sacrée, pour que l’objection affirmant que la doctrine de Jésus est contraire à la nature humaine se retourne immédiatement contre celui qui la fait. Personne ne niera que non seulement tuer ou tourmenter un homme, mais tourmenter un chien ou tuer une poule ou un veau est une souffrance que réprouve la nature humaine. (Je connais des agriculteurs qui ont cessé de manger de la viande uniquement parce qu’ils avaient été dans le cas d’abattre eux-mêmes leur bétail.) Et pourtant toute notre existence est organisée de façon que chaque jouissance personnelle s’achète au prix de souffrances humaines contraires à la nature de l’homme.

On n’a qu’à étudier le mécanisme compliqué de nos institutions basé sur la coercition, pour se convaincre à quel point la coercition ou la violence est contraire à la nature humaine. Pas un juge ne se décidera à pendre de sa main celui qu’il a condamné selon l’article du code. Pas un employé ne se décidera à enlever un villageois à sa famille éplorée pour le jeter en prison. Pas un général, pas un soldat s’il n’est pas encore façonné par la discipline, le serment et la guerre, non seulement ne tuera pas une centaine de Turcs ou d’Allemands, ni ne détruira leurs villages, mais ne se décidera même pas à blesser un seul homme. Tout cela se fait uniquement grâce à cette machine gouvernementale et sociale dont la tâche consiste à morceler la responsabilité des méfaits qui se commettent, de façon que personne ne sente à quel point ces actes sont contraires à sa nature. Les uns rédigent des lois ; les autres les appliquent ; les troisièmes endurcissent les gens à la discipline, c’est-à-dire à l’obéissance irréfléchie et passive ; les quatrièmes, ces mêmes gens déjà endurcis, se font les instruments de toute espèce de coercition, et tuent leurs semblables sans savoir ni dans quel but ni pour quel motif. Mais il suffit qu’un homme se dégage pour un instant de ce réseau embrouillé pour comprendre ce qui est contraire à sa nature.

Abstenons-nous d’affirmer que la violence organisée, dont nous faisons usage à notre profit, est la vérité divine immuable et alors on verra clairement ce qui convient à la nature humaine : la violence, ou la doctrine de Jésus.

Quelle est donc la loi de notre nature ?

Est-ce de savoir que ma sécurité et celle de ma famille, tous mes amusements et toutes mes joies s’achètent par la misère, la dépravation et les souffrances de millions de personnes ; par des pendaisons, par l’infortune de centaines de milliers d’êtres croupissant dans les prisons ; par la peur qu’inspirent des millions de soldats et de policiers arrachés à leurs familles et hébétés par la discipline, qui protègent nos plaisirs avec des revolvers chargés contre les attentats possibles des affamés ? Est-ce d’acheter chaque bon morceau que je mets dans ma bouche et dans celle de mes enfants, par les privations du grand nombre qui sont indispensables, paraît-il, pour me procurer mon abondance, — ou bien, est-ce d’être certain que mon morceau de pain ne m’appartient que quand je sais que chacun a le sien et que personne ne souffre pendant que je le mange ?

Il suffit d’avoir compris que chacun de nos plaisirs, chaque minute de notre tranquillité s’achètent, grâce à notre organisation sociale, par les souffrances et les privations de milliers d’hommes, pour comprendre en même temps ce qui est propre à la nature de l’homme, non pas à la nature animale seule, mais à la nature animale et spirituelle qui constituent l’homme. Il suffit de comprendre la loi de Jésus dans toute sa portée, avec toutes ses conséquences, pour se convaincre que ce n’est pas sa doctrine qui est contraire à la nature humaine, mais qu’elle n’a d’autre objet que de rejeter la doctrine chimérique de la lutte avec le mal par la violence, — doctrine si contraire à la nature humaine et si féconde en malheurs.

La doctrine de Jésus : « Ne résistez point au méchant, » est une chimère ! dit-on. Comment considérer alors la vie de ces hommes qui, au lieu d’être remplie de compassion et d’amour pour leurs semblables, s’est passée et se passe encore, pour les uns, à préparer supplices tels que le bûcher, le knout, la roue, la question, les fers, les travaux forcés, le gibet, les prisons cellulaires, les prisons pour femmes et enfants, organiser des hécatombes par milliers à la guerre, faire des révolutions périodiques et des jacqueries ; pour les autres, à exécuter ces horreurs ; pour les troisièmes, à se préserver de ces calamités ou à préparer des représailles, — une pareille vie n’est-elle pas une chimère ?

Il suffit de comprendre la doctrine de Jésus pour être convaincu que l’existence, non pas l’existence raisonnable qui donne le bonheur à l’humanité, mais celle que les hommes ont organisée pour leur propre perte, est une chimère, la chimère la plus sauvage, la plus épouvantable, un véritable délire de folie dont il suffit de revenir une fois pour n’y plus jamais retomber.

Dieu est descendu sur la terre, le Fils de Dieu, — personne de la Trinité, — s’est incarné pour racheter le péché d’Adam ; ce Dieu (on nous a accoutumé à croire) a dû dire quelque chose de mystérieux et mystique, quelque chose qu’il est difficile de comprendre, qu’il n’est possible de comprendre qu’à l’aide de la foi et de la grâce, et tout à coup les paroles de Dieu se trouveraient être si simples, si claires et si raisonnables ?

Dieu aurait dit simplement : « Ne faites pas le mal, — et le mal n’existera pas ? » La révélation de Dieu est-elle vraiment aussi simple ? Dieu n’a-t-il dit rien que cela ? Il nous semble que chacun de nous sait cela. C’est si simple !

Le prophète Élie, fuyant les hommes, se réfugia dans une caverne, et il lui fut révélé que Dieu lui apparaîtrait à l’entrée de la caverne. Survint un ouragan : les arbres se rompaient sous la tempête. Élie pensa que c’était Dieu et sortit ; mais Dieu n’était pas dans l’ouragan. Puis survint un orage : le tonnerre et les éclairs étaient épouvantables. Élie sortit encore pour voir si Dieu y était ; mais Dieu n’était point dans l’orage. Puis il y eut un tremblement de terre : la terre vomissait du feu, les roches se fendaient, la montagne craquait de toutes parts. Élie regarda ; mais Dieu n’était point dans le tremblement de terre. Enfin, le calme se fit et une brise légère apporta au prophète la fraîcheur des champs. Élie regarda et voici, Dieu était là. C’est un magnifique symbole de ces paroles : « Ne résistez point au méchant. »

Elles sont bien simples ces paroles ; mais elles sont pourtant l’expression de la loi divine et humaine. S’il y a dans l’histoire un mouvement progressif dans le sens de la suppression du mal, ce n’est que grâce aux hommes qui ont compris ainsi la doctrine de Jésus, — qui supportaient le mal et ne résistaient pas au méchant par la violence. La marche de l’humanité vers le bien s’opère non par les tyrans, mais par les martyrs.

Comme le feu n’éteint pas le feu, ainsi le mal ne peut éteindre le mal. Seul le bien, faisant face au mal, sans en subir la contagion, triomphe du mal. Et dans le monde intérieur de l’âme humaine, c’est une loi aussi absolue que la loi de Galilée, encore plus absolue, plus claire et plus immuable. Les hommes peuvent s’en écarter, la cacher aux autres ; mais, malgré tout, la marche de l’humanité vers le bien ne peut s’effectuer que dans cette unique voie. Chaque étape en avant ne se fait qu’au nom du commandement : « Ne résistez point au méchant. »

Un disciple de Jésus peut dire, avec plus d’assurance que Galilée, en dépit de péripéties souvent douloureuses et malgré les menaces : Et pourtant ce n’est pas la violence, mais le bien qui supprime le mal. Et si cette marche est lente, c’est uniquement parce que la doctrine de Jésus, qui, dans sa clarté, sa simplicité et sa sagesse, s’impose inéluctablement à la nature humaine, a été cachée à la majorité des hommes avec une adresse dangereuse, sous une doctrine étrangère, faussement appelée de son nom.

V

La vraie signification de la doctrine de Jésus s’était révélée à moi, tout me le confirmait. Toutefois, je ne pus m’accoutumer de longtemps à cette étrange idée, qu’après dix-huit siècles pendant lesquels la loi de Jésus avait été professée par des milliards d’êtres humains, après dix-huit siècles pendant lesquels des milliers d’hommes avaient consacré leur existence à l’étude de cette loi, je me trouvais la découvrir comme quelque chose de nouveau.

Quelque étrange que cela pût sembler, il en était ainsi. La loi de Jésus : « Ne résistez point au méchant, » m’apparut comme quelque chose de tout nouveau, dont je n’avais eu aucune idée auparavant. Et je me demandais d’où cela pouvait venir ?

J’avais dû avoir certainement quelque fausse idée du sens de la doctrine de Jésus pour avoir pu ainsi la méconnaître.

Et cette fausse idée, je l’avais eue, en effet. Quand je commençai à lire l’Évangile, je ne me trouvais pas dans la situation d’un homme qui, n’ayant jamais rien entendu dire de la doctrine de Jésus, la connaîtrait pour la première fois ; au contraire, il y avait déjà en moi une théorie toute prête sur la manière dont je devais la comprendre. Jésus ne m’apparaissait pas comme un prophète qui me révèle la loi divine, mais comme continuateur et amplificateur de la loi divine absolue que je connaissais déjà. J’avais déjà des notions très précises et très compliquées sur Dieu, le créateur du monde et de l’homme, sur les commandements de Dieu donnés aux hommes par l’intermédiaire de Moïse.

Dans les Évangiles, je rencontrais les paroles : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent, et moi je vous dis : ne résistez point au méchant. » Les mots : « œil pour œil, dent pour dent », exprimaient la loi donnée par Dieu à Moïse. Les mots : « Et moi je vous dis : ne résistez pas au méchant ou au mal, » exprimaient la nouvelle loi qui était une négation de la première.

Si j’avais saisi les paroles de Jésus, tout simplement, dans leur vrai sens, et non pas à travers cette théorie théologique que j’avais déjà sucée à la mamelle, j’aurais immédiatement compris que Jésus abroge l’ancienne loi et donne sa nouvelle loi.

Mais on m’avait enseigné que Jésus n’abroge pas la loi de Moïse, qu’il la confirme, au contraire, tout entière jusqu’au moindre trait de lettre ou iota et qu’il la complète.

Les versets 17-23 du chapitre v de Matthieu, qui affirment cela, m’avaient toujours frappé auparavant, quand je lisais l’Évangile, par leur obscurité et me plongeaient dans le doute. Je me rappelais certains passages de l’Ancien Testament que je connaissais fort bien, surtout les derniers livres de Moïse, dans lesquels se trouvent ces prescriptions minutieuses, absurdes et souvent cruelles dont chacune est précédée par les mots : « Et Dieu dit à Moïse », et il me paraissait singulier que Jésus eût pu confirmer tout ce recueil de lois ; et je ne pouvais comprendre pourquoi il l’avait fait. Mais alors, je laissais tomber la question, sans la résoudre, et j’acceptais de confiance les explications qui m’avaient été inculquées dès l’enfance ; on me disait que les deux lois sont également le produit de l’inspiration du Saint-Esprit, qu’elles s’accordent parfaitement, que Jésus confirme la loi de Moïse, qu’Il la complète et l’amplifie. Quel était le procédé de cette amplification ? comment se résolvaient les contradictions qui sautent aux yeux dans tout l’Évangile, dans ces versets 17-20 et dans les mots : « Et moi je vous dis » ? Je ne m’en rendais pas bien compte alors. Maintenant, après avoir reconnu le sens clair et simple de la doctrine de Jésus, j’ai compris que ces deux lois étaient opposées et qu’il ne peut pas étre question de les accorder, ou de les compléter l’une par l’autre, qu’il faut inévitablement choisir entre les deux et que l’explication des versets 17-20 du ve chapitre de Matthieu, qui m’avait jadis frappé par son obscurité, doit être incorrecte.

En relisant de nouveau ces mêmes versets 17-19, qui m’avaient toujours paru si obscurs, je fus frappé de leur sens simple et clair, qui tout à coup se révéla à moi.

Ce sens se révéla a moi, non parce que je combinais ou transposais quelque chose, mais seulement parce que je rejetais les explications factices qui étaient attachées à ces paroles.

Jésus dit : Matt. v, 17, 18 : « Ne pensez pas que je sois venu pour détruire la loi ou les prophètes (la doctrine des prophètes) ; je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir. »

« Car je vous dis en vérité que le ciel et la terre ne passeront point que tout ce qui est dans la loi ne soit accompli parfaitement jusqu’à un seul iota et à un seul point. »

Et dans le 20e verset, Il ajoute :

« Car je vous dis que si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

Jésus dit : Je ne suis pas venu abolir la loi éternelle pour l’accomplissement de laquelle ont été écrits vos livres et vos prophéties. Je suis venu enseigner l’accomplissement de la loi éternelle, et non de cette loi que vos docteurs, les pharisiens, appellent la loi divine ; je parle, moi, de la loi éternelle qui est plus immuable que la terre et le ciel.

J’exprime la même idée en d’autres termes, uniquement pour détacher la pensée de mes lecteurs de la fausse interprétation habituelle. Si cette fausse interprétation n’avait pas existé, il aurait été impossible de rendre mieux et avec plus de netteté l’idée qui est exprimée dans ces versets.

L’explication que Jésus n’abroge pas la loi est basée sur ce que l’on attribue arbitrairement au mot « loi », dans ce passage, la signification de loi écrite au lieu de loi éternelle, grâce à la comparaison avec le iota de la loi écrite. Mais Jésus ne parle pas de la loi écrite ; sinon, il aurait fait usage de l’expression usitée : la loi et les prophètes qu’il employait toujours en parlant de la loi écrite ; ici, au contraire, il emploie une expression différente : la loi ou les prophètes. Si Jésus avait parlé de la loi écrite, il aurait employé également dans le verset suivant, qui continue sa pensée, l’expression : la loi et les prophètes, et non le mot « la loi » tout court, tel que nous le trouvons dans ce verset : mais il y a plus, Jésus se sert d’après Luc de la même expression, et le contexte rend cette signification inévitable.

D’après Luc (xvi, 15 et suiv.), Jésus dit aux pharisiens qui attribuaient la justice à leur loi écrite : « Pour vous, vous avez grand soin de paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît le fond de vos cœurs ; car ce qui est grand aux yeux des hommes est en abomination devant Dieu. »

« La loi et les prophètes ont duré jusqu’à Jean ; depuis ce temps-là le royaume de Dieu est annoncé aux hommes, et chacun fait effort pour y entrer. » Et, immédiatement après le 17e verset, Il dit : « Or, il est plus aisé que le ciel et la terre passent, que non pas qu’un seul petit trait de la loi manque d’avoir son effet ». Par les mots : « La loi et les prophètes jusqu’à, Jean », Jésus abroge la loi écrite. Par les mots : « Il est plus aisé que le ciel et la terre passent, que non pas qu’un seul petit trait de la loi manque d’avoir son effet, » Jésus confirme la loi éternelle.

Dans la première citation, Il dit : La loi et les prophètes, c’est-à-dire la loi écrite ; dans la seconde, Il dit : la loi tout court, par conséquent, la loi éternelle. Ainsi, il est clair qu’ici la loi éternelle est opposée à la loi écrite[1] tout comme dans le contexte de Matthieu où la loi éternelle est précisée par l’expression : la loi ou les prophètes.

L’histoire du texte de ces versets 17 et 18, d’après les variantes, est très remarquable. Dans la majorité des copies, on voit le mot : « la loi, » tout court, sans l’addition « et les prophètes ». Cette rédaction n’admet plus de fausse interprétation dans le sens de « la loi écrite ». Dans d’autres copies, celle de Tischendorf et dans les versions canoniques, on trouve le mot : prophètes, non pas avec la conjonction « et », mais avec la conjonction « ou » : « La loi ou les prophètes », ce qui exclut également la signification de la loi écrite et indique qu’il s’agit de la loi éternelle.

Dans quelques autres versions, non acceptées par l’Église, on trouve le mot « prophètes » avec la conjonction et, non pas ou, et dans ces mêmes versions, à chaque répétition des mots « la loi », on retrouve de nouveau « et les prophètes ». Jésus, d’après cet arrangement des mots, ne parlerait que de la loi écrite.

Ces variantes fournissent l’histoire des commentaires de ce passage. Le seul sens clair est que Jésus, selon Luc, parle de la loi éternelle ; mais comme, parmi les copistes des Évangiles, il s’est trouvé des gens qui désiraient que la loi écrite de Moïse fût reconnue obligatoire, ils ont ajouté au mot « la loi » les mots : « Et les prophètes », et ils ont changé ainsi le sens de ces paroles.

D’autres chrétiens, qui ne reconnaissaient pas au même degré l’autorité des livres de Moïse, ont supprimé les mots ajoutés, ou bien ont remplacé le mot : « et, καὶ » par le mot « ou,  » et avec cette particule « ou », ce passage est rentré dans le recueil canonique. Néanmoins, malgré la clarté non équivoque du texte, ainsi rédigé, les commentateurs continuent à lui donner le sens qu’il avait avec les additions rejetées par le canon. Ce passage a provoqué d’innombrables commentaires qui s’éloignent d’autant plus de la vraie signification, que le commentateur est moins fidèle au sens le plus simple et le plus immédiat de la doctrine de Jésus. La majorité s’attache au sens apocryphe, qui pourtant est rejeté par le texte canonique.

Pour se convaincre absolument que, dans ces versets, Jésus parle seulement de la loi éternelle, il suffit de pénétrer la signification du mot qui donne lieu aux fausses interprétations. Le mot français loi, en grec νομός, en hébreu thora, a, en français, en grec et en hébreu, deux significations principales : l’une — la loi par elle-même, indépendante de la formule ; la seconde, — la formule écrite de ce que les hommes reconnaissent comme la loi. La différence entre ces deux acceptions existe dans toutes les langues.

En grec, dans les Épîtres de Paul, cette différence est même indiquée par l’emploi de l’article. Sans article, Paul emploie ce mot le plus souvent dans le sens de la loi divine éternelle.

Chez les anciens Hébreux, chez les Prophètes, chez Isaïe, le mot loi « thora » est toujours employé dans le sens de révélation une et éternelle, non formulée, dans le sens d’intuition divine. Ce même mot « thora » commence à être employé pour la première fois chez Esdras et, plus tard, à l’époque du Talmud, pour désigner les cinq livres de Moïse, intitulés « Thora », dans le même sens qu’on donne chez nous au mot Bible, mais avec cette différence que nous avons des mots pour distinguer entre Bible et loi divine, tandis que, chez les Juifs, le même mot sert à, exprimer les deux idées.

C’est pourquoi Jésus, en se servant du mot loi, « thora », l’emploie tantôt comme Isaïe et les autres prophètes, en lui donnant le sens de « loi divine » éternelle et, dans ce cas, la confirme ; tantôt dans le sens de la loi écrite du Pentateuque et, dans cet autre cas, la rejette. Pour bien marquer la différence, quand il se sert de ce mot dans le sens de loi écrite, il ajoute toujours « et les prophètes » ou bien le mot votre (loi) qui précède le mot loi.

Quand il dit : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, c’est là toute la loi et les prophètes, » il parle de la loi écrite. Il dit que toute la loi écrite peut être réduite à cette seule expression de la loi éternelle, et par ces mots il abroge la loi écrite.

Quand il dit (Luc, xvi, 16) : « La loi et les prophètes ont duré jusqu’à Jean, » il parle de la loi écrite et, par ces mots, il l’abroge.

Quand il dit (Jean, vii, 19) : « Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi, et néanmoins nul de vous n’accomplit la loi » (Jean, viii, 17) : « Il est écrit dans votre loi. » (Jean, xv, 25) : « Afin que la parole qui est écrite dans leur loi », il parle de la loi écrite, de cette loi qu’il renie, de cette loi qui le condamne à mort (Jean, xix, 7) : « Les Juifs lui répondirent : Nous avons la loi, et d’après notre loi, il doit mourir. » Évidemment, cette loi judaïque, en vertu de laquelle on envoyait au supplice, n’est pas la loi qu’enseignait Jésus.

Mais quand Jésus dit : « Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour vous enseigner à l’accomplir, car rien ne peut être changé dans la loi, mais tout doit être accompli, » il ne parle pas de la loi écrite, mais de la loi divine et éternelle.

Admettons que tout cela n’est que preuves formelles ; admettons que j’aie soigneusement combiné les contextes et les variantes, que j’aie éludé tout ce qui combat mon explication ; admettons que les commentaires de l’Église soient clairs et convaincants, et qu’en effet, Jésus n’ait pas abrogé la loi de Moïse, mais l’ait maintenue. Admettons cela. Mais alors, Jésus qu’enseigne-t-il ? D’après l’Église, il enseigne qu’il est la seconde personne de la Trinité, fils de Dieu le Père, qu’il est descendu sur la terre pour racheter par sa mort le péché d’Adam. Cependant, quiconque a lu les Évangiles sait que Jésus n’y dit rien de semblable ou parle très vaguement à ce sujet. Admettons que nous ne savons pas lire et que cela s’y trouve. Dans tous les cas, les passages où Jésus affirme qu’il est la seconde personne de la Trinité et qu’il rachète les péchés de l’humanité forment la partie la plus minime et la moins claire de l’Évangile.

En quoi consiste donc tout le reste de la doctrine de Jésus ? Impossible de nier, et tous les chrétiens l’ont toujours reconnu, que la doctrine de Jésus règle en substance la vie des hommes, leur enseigne comment ils doivent vivre en commun.

Reconnaître que Jésus enseignait aux hommes une nouvelle manière de vivre entre eux, c’est nécessairement se représenter certains hommes au milieu desquels il enseignait.

Représentons-nous des Russes, des Anglais, des Chinois, des Indiens ou même de sauvages insulaires et nous verrons que chaque peuple a toujours des règles pratiques, des lois qui régissent son existence ; par conséquent, si un maître enseigne une nouvelle loi il abolit par cela même l’ancienne ; il ne peut enseigner sans l’abolir. Il en sera partout ainsi : en Angleterre, en Chine et chez nous.

Ce maître abolira inévitablement des lois que nous sommes habitués à considérer comme presque sacrées ; chez nous, toutefois, il pourrait arriver qu’un réformateur qui viendrait enseigner une nouvelle loi n’abolisse que nos lois civiles, le code officiel, nos coutumes, sans toucher à ce que nous considérons comme nos lois divines, quoique cela soit difficile à supposer.

Mais au milieu du peuple juif qui n’avait qu’une loi — toute divine, — loi qui englobait toute la vie dans ses moindres détails, au milieu d’un pareil peuple, qu’aurait pu enseigner un réformateur qui aurait déclaré d’avance que toute cette loi était inviolable ?

Admettons que cela n’est pas non plus concluant. Essayons d’interpréter les paroles de Jésus comme une affirmation de toute la loi de Moïse ; mais alors, qui sont donc ceux que Jésus a combattus pendant tout son ministère, qu’il a accablés en les appelant pharisiens, scribes, docteurs de la loi ?

Quels sont donc ceux qui ont repoussé la doctrine de Jésus et, leurs grands prêtres en tête, l’ont crucifié ?

Si Jésus approuvait la loi de Moïse, ou étaient donc les vrais observateurs de cette loi, qui la pratiquaient sincèrement et que Jésus approuvait pour cela ? Se peut-il qu’il n’y en eût pas un seul ? Les pharisiens, nous dit-on, étaient une secte. Où étaient donc les vrais justes ?

Dans l’Évangile de Jean, tous les ennemis de Jésus sont appelés directement « les Juifs ». Ils sont opposés à la doctrine de Jésus ; ils lui sont hostiles, parce qu’ils sont Juifs. Mais, dans les Évangiles, ce ne sont pas seulement les pharisiens et les sadducéens qui figurent comme ennemis de Jésus : on mentionne les docteurs de la loi, les gardiens de la loi de Moïse, les scribes, les interprètes de la loi, les anciens, ceux qui sont toujours considérés comme les représentants de la sagesse d’un peuple.

Jésus dit : « Je ne suis pas venu exhorter les justes à l’expiation, au changement de leur vie (μετάνοια), mais les pécheurs. » Où donc étaient ces justes ? Serait-ce Nicodème seul ? Lui aussi, nous est représenté comme un homme bon, mais égaré.

Nous sommes tellement habitués à cette explication, au moins étrange, que Jésus fut crucifié par les pharisiens et quelques méchants Juifs, qu’il ne nous vient pas à l’esprit de nous demander : « Ou étaient donc les vrais, les bons Juifs, ces Juifs qui pratiquaient la loi ? »

Il suffit de se poser cette question pour que tout devienne parfaitement clair. Jésus, qu’il soit Dieu ou homme, apporta sa doctrine dans le monde au milieu d’un peuple qui possédait des lois réglant toute son existence et appelée loi de Dieu. Comment Jésus pouvait-il ne pas réprouver cette loi ?

Chaque prophète, chaque fondateur de religion rencontre toujours, en révélant aux hommes la loi divine, des institutions qui déjà, sont regardées comme la loi de Dieu ; il ne peut donc pas éviter le double emploi du mot « loi », qui exprime à la fois ce que ses auditeurs considèrent faussement comme la loi de Dieu « votre loi » et celle qu’il vient leur annoncer, la vraie loi, la loi divine, éternelle. Non seulement un réformateur ne peut pas éviter le double emploi de ce mot ; mais, souvent, il ne veut pas l’éviter, et confond sciemment les deux idées, indiquant par là que dans cette loi, fausse en bloc, confessée par ceux qu’il convertit, il y a néanmoins des vérités éternelles.

Chaque réformateur prend précisément ces vérités-là, connues de ceux à qui il prêche, comme base de son enseignement. C’est précisément ce que fait Jésus, au milieu des Juifs chez lesquels les deux lois s’appellent indistinctement Thora. Jésus reconnaît que la loi de Moïse et plus encore les écrits des prophètes, Ésaïe surtout, dont il cite constamment les paroles, contiennent des vérités divines, éternelles, qui concordent avec la loi éternelle (par exemple, le commandement : « Aime Dieu et le prochain »), et il les prend comme base de sa doctrine.

Jésus exprime bien des fois cette même pensée ; (Luc, x, 26), il dit : « Qu’est-il écrit dans la loi ? Comment lis-tu ? » Dans la loi, on peut aussi trouver la vérité éternelle, si on sait lire.

Et il affirme plus d’une fois que le commandement de la loi mosaïque d’aimer Dieu et le prochain est aussi le commandement de la loi éternelle. Après toutes les paraboles à l’aide desquelles Jésus explique le sens de sa doctrine aux disciples, il prononce, en terminant, ces paroles qui ont rapport à tout ce qui précède (Matth., xiii, 52) :

« C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux (la vérité) est semblable à un père de famille, qui tire de son trésor (indistinctement) des choses nouvelles et anciennes. »

L’Église comprend exactement ces paroles, comme les avait aussi comprises saint Irénée ; mais, en même temps, elle leur attribue tout à fait arbitrairement et en faisant violence au vrai sens la signification que tout l’ancien est sacré. Le sens limpide est celui-ci : quiconque cherche le bien, ne prend pas seulement le nouveau, mais l’ancien, et parce qu’une chose est ancienne on ne doit pas la rejeter. Par ces paroles, Jésus entend qu’il ne renie pas ce qu’il y a d’éternel dans l’ancienne loi. Mais, quand on lui parle de toute la loi, ou bien des formalités exigées par cette loi, — il dit : qu’on ne peut pas verser du vin nouveau dans de vieilles outres. Jésus ne pouvait pas affirmer toute la loi, mais il ne pouvait pas non plus renier toute la loi et les prophètes ; cette loi, dans laquelle il est dit : aime le prochain comme toi-même, — et ces prophètes dont les paroles lui servaient souvent à exprimer sa pensée.

Eh bien ; au lieu de cette explication, claire et simple, des paroles de Jésus, on nous offre une explication embrouillée qui introduit des contradictions là où il n’y en a pas, réduisant ainsi à rien le sens de la doctrine de Jésus et rétablissant de fait la doctrine de Moïse dans toute sa sauvage cruauté.

Selon tous les commentaires de l’Église, surtout depuis le ve siècle, Jésus n’a pas aboli la loi écrite, il l’a affirmée. Mais comment l’a-t-il fait ? Comment la loi de Jésus peut-elle être une avec la loi de Moïse ? À cela point de réponse. Tous les commentaires font usage d’un jeu de mots pour dire que Jésus a accompli la loi de Moïse en ce que les prophéties se sont accomplies dans sa personne ; que Jésus a accompli la loi par notre entremise, par notre foi en Lui. Et la seule question essentielle pour chaque croyant : comment fondre deux lois opposées qui doivent régler la vie des hommes ? reste sans la moindre tentative d’explication. Ainsi la contradiction entre le verset où il est dit que Jésus n’est pas venu abolir la loi, mais l’accomplir et celui où il est dit : « Vous avez appris œil pour œil… et moi je vous dis… » la contradiction de la doctrine de Jesus avec tout l’esprit de la doctrine de Moïse, subsiste entière dans toute sa force.

Que tous ceux qui s’intéressent à cette question parcourent les commentaires de l’Église sur ce passage, à dater de Jean Chrysostome jusqu’à nos jours. Ce n’est qu’après avoir lu ces longues explications, qu’ils seront absolument convaincus, non seulement de l’absence complète d’une solution quelconque de cette contradiction, mais de la présence d’une nouvelle contradiction factice surgissant là où il n’y en avait pas.

Voici ce que dit Chrysostome, répliquant à ceux qui repoussent la loi de Moïse (Commentaires de l’Évangile de Matth., de J. Chrys.).

« Plus loin, en analysant l’ancienne loi dans laquelle il est ordonné d’arracher œil pour œil, dent pour dent, j’entends rétorquer aussitôt : Comment peut-il être miséricordieux, celui qui dit cela ? Que répondrons-nous ? Que c’est, au contraire, la plus grande expression de la miséricorde divine.

« Il n’a pas établi cette loi pour que nous nous arrachions les yeux les uns aux autres, mais parce que la crainte d’être nous-mêmes victimes de ce forfait nous empêche de le commettre à l’égard des autres. Pareillement, quand il menaçait d’extermination les habitants de Ninive, il ne voulait pas les perdre ; car, s’il l’avait voulu, il aurait dû se taire, mais seulement les rendre meilleurs en leur faisant peur et renoncer à sa colère. De même pour ceux qui seraient assez audacieux pour vouloir arracher les yeux à quelqu’un. Il a décrété un châtiment pour que, s’ils ne voulaient pas s’abstenir eux-mêmes de ce forfait, la crainte, au moins, les empéchât d’ôter la vue à leurs semblables. Si c’est une cruauté, c’est également une cruauté de défendre le meurtre et l’adultère. Mais cela ne peut être que l’avis des fous, arrivés au dernier degré d’aberration mentale. Et moi, j’ai si peur d’appeler ces commandements cruels, que, fidèle au bon sens humain, je considérerais comme une iniquité tout ce qui serait en contradiction avec ce commandement. Tu dis que Dieu est cruel parce qu’il commande d’arracher œil pour œil, et moi je dis, que s’il ne l’avait pas commandé, alors beaucoup de gens auraient pu, avec plus de raison, l’appeler comme tu l’appelles. »

Jean Chrysostome reconnaît décidément que la loi « œil pour œil » est divine, et le contraire de la loi : « œil pour œil, » c’est-à-dire la doctrine de Jésus : « Ne résistez point au méchant, » une iniquité.

« Admettons, dit plus loin Jean Chrysostome, que toute la loi est abolie et que personne ne croit plus les punitions établies par la loi, que tous les vicieux soient libres de vivre selon leurs penchants, tous les libertins, les meurtriers, les voleurs, les parjures ; ne serait-ce pas une corruption générale ? Les villes, les marchés, les maisons, la terre, la mer et l’univers entier ne se rempliraient-ils pas de meurtres et de forfaits ? Cela est évident pour chacun. Si les mauvaises intentions sont difficilement contenues, même en présence de la loi, de la crainte et des menaces, qu’est-ce qui empêcherait les hommes de perpétrer le mal si cet obstacle était supprimé ? Quelles ne seraient pas les calamités qui affligeraient la vie humaine ? Non seulement, c’est une cruauté de laisser les méchants à leur œuvre, mais encore de laisser souffrir innocemment sans défense un homme qui n’aurait pas commis la moindre injustice. Dis-moi, peut-on concevoir quelque chose de plus inhumain qu’un homme qui, ayant réuni de toutes parts des hommes méchants et les ayant armés de glaives, leur aurait ordonné de parcourir la ville en massacrant tous ceux qu’ils rencontreraient ? Au contraire, si un autre homme, employant la force, avait lié ces brigands et les avait jetés en prison, sauvant ainsi des mains de ces forcenés tous ceux que menaçait la mort ; peut-on concevoir quelque chose de plus humain ? »

Jean Chrysostome ne dit pas quelle sera la mesure de cet autre homme dans la définition du méchant. Et si cet autre était lui-même méchant et allait jeter en prison les bons ?

« Maintenant, appliquez ces exemples à la loi : Celui qui commande d’arracher « œil pour œil, » impose cette menace comme de fortes entraves aux âmes des vicieux, et ressemble à l’homme qui a lié ces méchants armés de glaives ; celui, par contre, qui n’aurait décrété aucun châtiment aux criminels les aurait armés d’audace et serait semblable à l’homme qui distribue aux brigands des glaives en les envoyant parcourir toute la ville. »

Si Jean Chrysostome reconnaît la loi de Jésus, il doit dire : Qui est-ce qui arrachera les yeux et les dents ? qui est-ce qui jettera en prison ? Si celui qui commande d’arracher œil pour œil, c’est-à-dire Dieu lui-même, le faisait, il n’y aurait pas de contradiction ; mais ce sont des hommes qui doivent le faire, et le Fils de Dieu a dit aux hommes qu’ils ne devaient pas le faire. Dieu commande d’arracher, et le Fils de ne pas arracher ; il faut reconnaître l’un ou l’autre, et Jean Chrysostome, et après lui toute l’Église, reconnaissent le commandement de Dieu le Père, c’est-à-dire de Moïse, et renient celui du Fils, c’est-à-dire du Christ, dont ils professent, soi-disant, la doctrine.

Jésus abolit la loi de Moïse et donne sa loi. Pour un homme qui croit à Jesus il n’y a pas la moindre contradiction. Cet homme ne fait aucune attention à la loi de Moise, il croit à celle de Jésus et la pratique. Pour quiconque croit à la loi de Moïse, il n’y a pas non plus de contradiction. Les Hébreux considèrent les paroles de Jésus comme insensées et croient à la loi de Moïse. La contradiction surgit seulement pour ceux qui veulent vivre d’après la loi de Moïse en se couvrant de la loi de Jésus, — pour ceux que Jésus appelait hypocrites, — race de vipères.

Au lieu de reconnaître comme vérité divine l’une des deux : la loi de Moise ou celle de Jésus, on leur reconnaît cette qualité à toutes les deux.

Mais quand la question se pose par rapport aux actes de la vie pratique, nous repoussons carrément la loi de Jésus et nous suivons celle de Moïse.

Cette fausse interprétation, quand on en a bien sondé l’importance, est la cause de l’effrayant et terrible drame de la lutte du mal et des ténèbres avec le bien et la lumière.

Au milieu du peuple juif, hébété par d’innombrables règlements formalistes institués par les lévites sous la rubrique de lois divines, dont chacune est précédée de ces mots : « Et Dieu dit à Moïse, » — apparaît Jésus. Tout est réglé, jusqu’aux moindres détails, non seulement les rapports de l’homme avec Dieu, les sacrifices, les fêtes, les jeûnes, les rapports des hommes entre eux, de peuple à peuple, les relations civiles, celles de famille, tous les détails de la vie individuelle, la circoncision, la purification du corps, des vases, des vêtements ; tout est reconnu commandement de Dieu, loi divine. Que peut donc faire, je ne dis pas Jésus-Dieu, mais un prophete, un réformateur, en fait d’enseignement, au milieu d’un pareil peuple, s’il n’abolit pas cette loi qui a déjà tout réglé jusqu’aux moindres détails ? Jésus, comme tous les prophètes, prend dans ce que les hommes considèrent comme la loi de Dieu ce qui est véritablement la loi de Dieu ; il prend la base, rejette tout le reste et établit sur cette base la révélation de la loi éternelle. Il n’est pas nécessaire de tout abolir, mais inévitable d’abroger la loi qui est considérée comme également obligatoire dans tous ses détails. Jésus fait cela et on Lui reproche de détruire ce que l’on prend pour la loi divine et on Le condamne pour cela à la peine de mort. Mais sa doctrine est conservée par ses disciples, elle traverse les siècles et se transmet dans d’autres milieux. Dans ces milieux, avec les siècles, la nouvelle doctrine disparaît sous des dogmes hétérogènes, des commentaires obscurs et des explications factices. De pitoyables sophismes humains remplacent la révélation divine. Au lieu de : « Dieu dit à Moïse, » on met : « Il nous a plu à nous et au Saint-Esprit. » Et de nouveau la lettre couvre l’esprit. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est que la doctrine de Jésus est amalgamée avec toute cette Thora, loi écrite qu’il ne pouvait pas ne pas renier. Cette Thora est déclarée inspiration de son Esprit de vérité, c’est-à-dire du Saint-Esprit, et Jésus se trouve ainsi pris lui-même dans les filets de sa propre révélation. Et toute sa doctrine est réduite à néant.

Voilà comment, après dix-huit cents ans, il m’arriva cette chose singulière que je dus découvrir le sens de la doctrine de Jésus comme quelque chose de nouveau.

Mais non, je ne dus pas découvrir, je dus faire ce qu’ont fait et ce que font tous les hommes qui cherchent Dieu et sa loi ; je dus retrouver ce qui est la loi éternelle au milieu de ce que les hommes appellent de ce nom. »

VI

Quand j’eus compris la loi de Jésus, comme loi de Jésus, et non pas comme loi de Jésus et de Moïse ; quand j’eus compris le commandement de cette loi qui abroge absolument la loi de Moïse, tous les Évangiles, auparavant si obscurs, si diffus, si contradictoires pour moi, se fondirent en un tout homogène, et de cet ensemble se détacha la substance de toute la doctrine, formulée en termes simples, clairs et accessibles à chacun (Matth. v, 21-48 et spécialement verset 38), mais auxquels je n’avais rien compris jusque-là.

Dans tous les Évangiles, il est question des commandements de Jésus et de la nécessité de les pratiquer.

Tous les théologiens parlent des commandements de Jésus ; mais quels sont ces commandements ? Je l’ignorais auparavant. Il me paraissait que le commandement de Jésus était d’aimer Dieu et le prochain comme soi-même. Et je ne voyais pas que cela ne pouvait pas être le nouveau commandement de Jésus parce que c’est celui des anciens (Deutéronome et Lévitique). Les paroles (dans Matth. v, 19) : « Celui qui transgressera l’un de ces plus petits commandements et qui de la sorte enseignera aux hommes à les transgresser sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera et de la sorte enseignera aux hommes à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux, » ces paroles-là, je croyais qu’elles se rapportaient aux lois de Moïse. Mais que Jésus eût formulé, avec précision et clarté, de nouvelles lois (versets 21-48 du ve chapitre de Matthieu), cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Je ne voyais pas que, dans le passage où Jésus dit : « Vous avez appris… et moi je vous dis…, » il formule de nouveaux commandements très précis, et, d’après le nombre des références à l’ancienne loi (en réunissant en une seule les deux références à l’adultère), cinq nouveaux commandements parfaitement clairs.

J’avais entendu parler des béatitudes et de leur nombre, j’avais rencontré leur explication et leur dénombrement dans mes leçons de religion ; mais des commandements de Jésus, — je n’en avais jamais rien entendu dire. À mon grand étonnement, je dus les découvrir.

Et voici comment je les découvris ; dans Matthieu v, 21-26, nous lisons : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point ; et quiconque tuera méritera d’être condamné par le jugement. Mais, moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sans cause mérite d’être puni par les juges ; que celui qui dira à son frère « Raca » mérite d’être puni par le Sanhédrin et que celui qui lui dira « insensé » mérite d’être puni par le feu de la Géhenne ; 23 : « Si donc, lorsque vous présentez votre offrande à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous ; 24 : Laissez-là votre don devant l’autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don ; 25 : Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur que votre adversaire ne vous livre au juge, et que le juge ne vous livre au ministre de la justice, et que vous ne soyez mis en prison ; 26 : Je vous dis en vérité que vous ne sortirez pas de là que vous n’ayez payé jusqu’à la dernière obole. »

Quand j’eus compris le commandement « ne résistez pas au méchant », il me parut que ces versets devaient avoir un sens tout aussi clair et tout aussi réalisable que ce commandement même que je viens de citer.

Le sens que je donnais auparavant au passage était que chacun doit toujours éviter la colère contre les autres, ne doit jamais prononcer de paroles injurieuses et doit vivre en paix avec tous, sans aucune exception. Mais il y avait dans le texte un mot qui excluait ce sens. Il y était dit : ne te mets pas en colère sans cause ; de sorte que ces paroles ne pouvaient être une exhortation à la paix absolue. J’étais fort perplexe et je m’adressai aux commentaires des théologiens pour éclaircir mes doutes ; à mon grand étonnement, je constatai que les commentaires prenaient principalement à tâche de préciser les cas où la colère est permise. Tous les commentateurs de l’Église s’appesantissent sur le mot sans cause, et expliquent ce terme dans ce sens : qu’il ne faut pas offenser quelqu’un sans raison, qu’il ne faut pas injurier, mais que la colère n’est pas toujours injuste, et, pour confirmer leur explication, ils citent des exemples de la colère des Apôtres et des Saints.

Il me fut impossible de ne pas reconnaître que les commentaires qui soutiennent que la colère « à la gloire de Dieu » n’est pas répréhensible, quoique contraire à tout l’esprit de l’Évangile, sont conséquents et fondés sur les mots sans raison qui se trouvent dans le vingt-deuxième verset. Ces mots changeaient complètement le sens du passage.

Ne te mets pas en colère sans raison ? Jésus exhorte à pardonner à chacun, à pardonner sans restriction ni limite ; Lui-même pardonne et interdit à Pierre de se mettre en colère contre Malchus, quand Pierre défend son maître mené au supplice, cause assez légitime, semblerait-il. Et ce même Jésus enseignerait formellement à tous les hommes de ne pas se mettre en colère sans cause et par la sanctionnerait la colère pour cause — pour une raison ? Comment ? Jésus enseigne la paix à tous les gens du peuple et, tout à coup, comme s’il voulait faire une réserve et dire que cela ne se rapporte pas à tous les cas, qu’il y en a dans lesquels on peut se mettre en colère contre son frère — il ajoute le mot sans cause ? Et les commentaires expliquent que la colère peut être opportune ?

Mais qui sera juge des cas où la colère est opportune et de ceux où elle ne l’est pas ? Je n’ai pas encore rencontré de gens fâchés qui ne croient que leur colère est opportune. Chacun considère sa colère comme légitime et utile. Cette parole détruit évidemment tout le sens du verset.

Et pourtant les mots étaient là dans le livre sacré et je ne pouvais les effacer. Il en est du mot : « sans cause » comme du mot « bon » qu’on aurait ajouté à la sentence « aime le prochain » en disant : aime le bon prochain, ou bien le prochain qui te convient.

Toute la signification du passage était changée pour moi par le fait des mots « sans cause ». Les versets 23 et 24, qui disent qu’avant de faire sa prière il faut faire la paix avec celui qui a quelque chose contre nous, ces versets, qui auraient un sens direct et impératif sans les mots « sans cause », acquéraient également un sens conditionnel.

Il me paraissait cependant que Jésus devait avoir défendu toute colère, tout mauvais sentiment, et, pour qu’il n’en subsiste point, il exhorte chacun, avant d’aller offrir son sacrifice, c’est-à-dire avant de se mettre en communion avec Dieu, à se rappeler s’il n’y a pas quelqu’un qui est en colère contre lui. Si tel est le cas, que ce soit pour cause ou sans cause, il commande d’aller se réconcilier avec lui, et puis après d’offrir son sacrifice et de faire sa prière.

Oui, cela me paraissait ainsi ; mais, d’après les commentaires, il résultait que ce passage devait être interprété conditionnellement.

Tous les commentaires expliquent qu’il faut tâcher d’être en paix avec tout le monde ; mais, ajoutent-ils, si cela est impossible, vu la corruption des hommes, qui sont en hostilité avec toi, il faut te réconcilier dans ton âme — en idée, et alors l’hostilité des autres contre toi ne sera pas un obstacle à ta prière.

Ce n’était pas tout. Les mots : « Qui dira Raca ou insensé est grandement coupable » me paraissaient toujours étranges et absurdes. S’il est défendu d’injurier, pourquoi choisit-on comme exemple des mots aussi ordinaires, — presque pas injurieux ? Et puis, pourquoi de si terribles menaces envers ceux auxquels échapperait une injure aussi faible que ce mot « Raca », qui veut dire « un rien du tout ». Tout cela était obscur pour moi.

J’avais le sentiment que je me trouvais en présence d’un cas tout à fait semblable à celui qui ressort du passage : « Ne jugez point ». Je sentais qu’ici et là le sens simple et grand, précis et pratique avait été voilé et que les commentateurs se mouvaient dans le vague. Je sentais que Jésus, en disant : « Va, et réconcilie-toi avec ton frère » n’entendait pas : « Réconcilie-toi en idée ». Que veut dire, d’ailleurs : réconcilie-toi en idée ? Je comprenais que Jesus dit ce qu’il veut dire en se servant des paroles du prophète : « Je veux la miséricorde, non pas les sacrifices » c’est-à-dire je veux l’amour des hommes entre eux. C’est pourquoi si tu veux être agréable à Dieu, avant de prier, matin et soir, à la messe ou aux vêpres, interroge ta conscience, et, si quelqu’un est en colère contre toi, va et fais en sorte qu’il ne le soit plus ; alors seulement prie si tu veux.

Après cela, que signifie le commentaire : « Reconcilie-toi en idée ? »

Je sentais que tout ce qui détruisait pour moi le sens vrai et direct du verset provenant du mot : « sans cause » ; si on pouvait le rejeter, le sens devenait limpide, mais tous les commentateurs étaient unanimes contre mon interprétation, et surtout j’avais contre moi l’Évangile canonique qui renferme les mots « sans cause ».

Que je m’écarte du texte dans ce passage, me disais-je, je pourrai m’en écarter ailleurs arbitrairement ; d’autres pourront en faire autant… Toute l’affaire est dans ces mots. Si ces mots n’y étaient pas tout serait clair. Faisons donc une tentative pour expliquer philologiquement, d’une manière ou d’une autre, ces mots : « sans cause, » de façon qu’ils ne détruisent pas le sens de tout le passage.

Je consulte le dictionnaire. Dans la langue ordinaire, le mot grec εἰκῆ veut dire « sans but, » inconsidérément. J’essaye alors de choisir un terme qui ne détruise pas le sens ; mais l’adjonction de ces deux mots « sans but » a évidemment le sens qui lui est attribué. Dans le grec évangélique, le sens du mot εἰκῆ est exactement le même. Je consulte les concordances. Ces mots ne se rencontrent dans l’Évangile qu’une fois, nommément dans ce passage. Dans la première Épître aux Corinthiens, xv, 2, ils sont employés juste dans le même sens. Il est donc impossible de les interpréter autrement et il faut admettre que Jésus a prononcé des paroles bien vagues, pouvant être interprétées de façon qu’il n’en reste rien ; pour moi, je l’avoue, admettre cela, c’était renoncer à tout l’Évangile. Reste un dernier espoir : ces mots se trouvent-ils dans tous les manuscrits ? Je cherche dans Griesbach, chez lequel toutes les variantes sont notées, et d’abord j’éprouve la joie de voir qu’à cet endroit il y a, en effet, des variantes et que toutes se rapportent aux mots « sans cause. » Dans la majorité des textes évangéliques et des citations des Pères, ces mots n’existent pas. Ainsi, la majorité comprenait comme je comprends. Je cherche dans Tischendorf le texte le plus ancien : ces mots ne s’y trouvent pas du tout.

Ainsi ces mots qui détruisaient tout le sens de la doctrine de Jésus sont une addition qui n’était pas encore introduite au ve siècle dans les meilleures copies de l’Évangile.

Il s’est trouvé un homme qui a ajouté ces mots ; d’autres les ont approuvés et se sont chargés de les expliquer.

Jésus ne pouvait pas dire et n’a pas dit cette terrible parole, et le premier sens de ce passage, le sens simple et direct, qui me frappa et frappe chacun, est le vrai.

Il y a plus encore : il avait suffi que je comprisse que Jésus défend la colère, quelle qu’elle soit et contre qui que ce soit, pour que l’interdiction de dire à qui que ce soit les mots « Raca » et « insensé » prît un tout autre sens que celui de prohiber les paroles injurieuses. L’étrange mot hébreu « Raca » qui n’est pas traduit me révéla ce sens. « Raca » veut dire : foulé aux pieds et anéanti : « qui n’existe pas. » Le mot « Raca », très usité chez les Hébreux, exprime l’exclusion. « Raca » veut dire un homme qui ne compte plus pour un homme. Au pluriel, le mot « Rekim » est employé dans le livre des Juges, ix, 4, dans le sens d’hommes de rien. Eh bien ! c’est ce mot-là que Jésus défend de dire de qui que ce soit, comme il défend également de dire cet autre mot, « insensé » qui nous dispense, tout comme le mot « Raca », de toute obligation humaine envers notre semblable. Nous nous mettons en colère, nous faisons du mal aux hommes, et, pour nous disculper, nous disons que celui qui nous a mis en colère est le rebut des hommes ou un insensé. Eh bien, ce sont précisément ces deux mots que Jésus défend de dire des hommes et aux hommes. Jésus exhorte à ne se mettre en colère contre personne et à ne point excuser sa colère sous prétexte que l’on a affaire au rebut des hommes ou à un insensé.

Au lieu de formules insignifiantes, vagues, incertaines et sujettes à des interprétations arbitraires, je découvrais donc, dans les versets 21-28, le premier commandement de Jésus : « Vis en paix avec chacun, considère jamais ta colère contre qui que ce soit comme légitime. » N’appelle jamais « homme de rien » ou « insensé » un être humain et ne le considère jamais comme tel. 22. Et non seulement ne considère pas ta colère comme légitime, mais ne considère pas la colère des autres contre toi comme vaine. C’est pourquoi, s’il y a un homme qui est en colère contre toi, fût-ce même sans raison, avant de faire ta prière, va vers lui et efface son sentiment hostile. 23, 24. Efforce-toi d’anéantir, sans délai toute hostilité avec les hommes, de peur que l’animosité ne te gagne tout entier et ne te perde. 25, 26.

Ce premier commandement ainsi éclairci, je compris tout aussi clairement le deuxième, qui commence également par une référence a l’ancienne loi.

Matthieu, v, 27-30 : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Vous ne commettrez point d’adultère. Exode, xx, 14-28. Mais moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. 29. Si donc votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous ; car il vaut mieux pour vous qu’un des membres, de votre corps périsse que si tout votre corps était jeté dans l’enfer. 30. Et si votre main droite vous scandalise, coupez-la, et jetez-la loin de vous ; car il vaut mieux pour vous qu’un des membres de votre corps périsse que si tout votre corps était jeté dans l’enfer. »

Matthieu, 31, 32. Il a été dit encore : « Quiconque veut renvoyer sa femme, qu’il lui donne un écrit lequel il déclare qu’il la répudie. » Deutéronome (xxiv, 1.) 32. « Et moi je vous dis que quiconque aura renvoyé sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, la fait devenir adultère ; et que quiconque épouse celle que son mari aura renvoyée commet un adultère. »

Voici quel était pour moi le sens de ces paroles : « L’homme ne doit pas admettre, même en idée, qu’il puisse s’approcher d’une autre femme que celle avec laquelle il s’est une fois uni, et il ne peut jamais plus l’abandonner pour en prendre une autre, comme il est dit dans la loi de Moïse. »

Si le premier commandement contient le conseil d’étouffer la colère dans son germe, et met ce conseil en lumière par la comparaison avec un homme que l’on mène devant les juges, dans le second, Jésus déclare que la débauche provient de ce que hommes et femmes se considèrent les uns les autres comme des instruments de volupté. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut écarter tout ce qui excite à la volupté, éviter de donner l’éveil à la volupté, et, s’étant uni avec une femme, ne jamais l’abandonner sous aucun prétexte ; car cet abandon produit la débauche. Les femmes abandonnées séduisent d’autres hommes et introduisent la débauche dans le monde.

La sagesse de ce commandement me frappa. Il supprime tout le mal qui, dans le monde, est la conséquence des rapports sexuels. Les hommes, convaincus que Ia licence des rapports sexuels aboutit aux querelles, éviteront tout ce qui donne éveil à la volupté, et, sachant que la loi humaine est de vivre par couples, — s’uniront en couples sans jamais enfreindre cette union. Tout le mal provenant des dissensions que l’attrait sexuel occasionne sera supprimé, parce qu’il n’y aura plus ni hommes ni femmes privés de rapports sexuels.

Toutefois, les paroles qui me frappaient toujours quand je lisais le Sermon sur la montagne : « sauf pour cause d’infidélité », ces paroles, d’après lesquelles un homme pourrait répudier sa femme en cas d’infidélité de sa part, ces paroles me frappèrent encore davantage.

Je n’insiste pas sur ce que je trouvais de mesquin dans la forme même de la pensée où, à côté des vérités si profondes de ce Sermon sur la montagne, se plaçait, comme une remarque dans un code criminel, cette étrange exception à la règle générale ; je ne parle que de l’exception elle-même, qui était en contradiction avec l’idée fondamentale.

Je consulte les commentaires ; tous, Jean Chrysostome et les autres, même de savants théologiens exégètes comme Reuss, reconnaissent que ces paroles signifient que Jésus permet le divorce en cas d’infidélité de la femme, et que, dans le chapitre xix de Matthieu, dans l’exhortation de Jésus interdisant le divorce, les paroles : « sauf pour infidélité », signifient la même chose. Je lis et je relis le trente-deuxième verset du chapitre v, et ma raison se refuse à comprendre que cela puisse signifier : permission de répudier. Pour vérifier mes doutes, je consulte les contextes et je trouve dans les Évangiles de Matthieu (xix), Marc (x), Luc (xvi) et dans la première épître de Paul aux Corinthiens l’affirmation de la doctrine de l’indissolubilité du mariage.

Selon Luc (xvi, 18), il est dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère, et quiconque épouse une femme répudiée par son mari commet adultère. »

Selon Marc (x, 5-12), il est dit également sans aucune exception : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a fait cette ordonnance ; mais, dès le commencement du monde (v. 6), Dieu ne forma qu’un homme et une femme (v. 7). C’est pourquoi il est dit : L’homme quittera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme (v. 8), et ils ne seront plus tous deux qu’une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair (v. 9). Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (v. 11). Étant dans la maison, ses disciples l’interrogèrent encore sur le même sujet (v. 11), et il dit : Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère à l’égard de celle qu’il a renvoyée (v. 12), et, si une femme quitte son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère. »

Les mêmes paroles se retrouvent dans Matthieu (xix, 4-9). Paul, dans sa première épître aux Corinthiens (vii, 1-2), développe systématiquement la pensée que le moyen de prévenir la débauche est que chaque couple uni par le mariage ne se sépare plus et satisfasse mutuellement ses instincts sexuels ; puis il dit carrément qu’aucun des deux époux ne peut se séparer de l’autre dans aucun cas pour entrer en relation avec un autre ou une autre.

Selon Marc, selon Luc et selon l’Épître de Paul, le divorce est défendu. Il l’est dans ces paroles : que mari et femme sont une seule chair unie par Dieu, paroles répétées dans deux Évangiles. Il l’est d’après toute la doctrine de Jésus qui exhorte à pardonner à tout le monde, sans en excepter la femme adultère. Il l’est d’après le sens du passage entier qui explique que le divorce produit la débauche parmi les hommes ; à plus forte raison est défendu le divorce avec la femme adultère.

Sur quoi donc est basé le commentaire que le divorce est permis en cas d’adultère de la femme ? Sur ces mots du trente-deuxième verset du chap. v, qui m’avaient singulièrement frappé. Ces mêmes paroles, tout le monde les explique dans ce sens, que Jésus permet le divorce en cas d’adultère de la femme ; ces mêmes paroles sont répétées dans nombre de copies des Évangiles au chap. xix de Matthieu, et chez plusieurs Pères de l’Église, au lieu des mots : « Si ce n’est pour cause d’adultère ».

Et je me mis de nouveau à relire ces paroles. Je fus longtemps à ne pouvoir les comprendre. Je voyais qu’il devait y avoir une faute de traduction et des erreurs de commentaires ; mais où était la faute ? Je ne pouvais la trouver : quant à l’erreur, elle était évidente.

Opposant son commandement à la loi de Moïse, d’après laquelle chaque homme « qui prend en aversion sa femme ; peut la renvoyer de la maison, après lui avoir écrit une lettre de divorce, » — Jésus dit : « Mais moi je dis que quiconque répudie sa femme, sauf pour faute d’adultère, celui-là l’expose à devenir adultère ». Je ne vois dans ces paroles rien qui permette d’affirmer qu’il soit permis ou défendu de se divorcer. Il y est dit que « quiconque répudie sa femme l’expose « à commettre » adultère ; puis, subitement on fait une exception pour la femme coupable d’infidélité. Cette exception qui se rapporte à la femme coupable d’infidélité, quand il est question de l’homme, est en général étrange et inattendue ; mais ici, en particulier, elle est tout bonnement absurde, parce qu’elle anéantit même le sens fort douteux qu’on pouvait attribuer à la phrase.

Il est dit que : répudier une femme l’expose à commettre adultère, et puis qu’il est permis de répudier une femme coupable d’adultère, comme si une femme coupable d’adultère ne commettra plus l’adultère après avoir été répudiée.

Mais ce n’est pas tout ; quand j’eus examiné attentivement ce passage, je vis qu’il lui manque même tout sens grammatical. Il est dit : « Quiconque répudie sa femme, sauf pour faute d’adultère, l’expose à commettre adultère  », et la proposition est finie. Il est question du mari, de ce qu’en répudiant sa femme il l’expose à commettre adultère ; à quel propos est-il donc ajouté « sauf pour cause d’adultère » ? S’il était dit qu’un mari qui répudie sa femme est coupable d’adultère, sauf le cas où sa femme lui aurait été infidèle, — la proposition serait grammaticalement correcte. Mais ici le sujet « le mari qui répudie », n’a pas d’autre attribut que le mot « expose ». Il n’est pas permis de rapporter à cet attribut les mots : « sauf pour cause d’adultère. »

À quel propos se trouve donc ici la phrase « sauf pour cause d’adultère » ? Il est clair que, soit pour cause, soit sans cause d’adultère, le mari, en répudiant sa femme l’expose également.

Cette phrase est toute pareille à celle-ci : Quiconque refuse la nourriture à son fils, outre la faute de méchanceté, l’expose à devenir cruel. Cette phrase ne peut évidemment pas signifier qu’un père peut refuser la nourriture à son fils si celui-ci est méchant. Le seul sens qu’elle puisse avoir, c’est qu’un père qui refuse la nourriture à son fils, outre qu’il est méchant envers son fils, expose celui-ci à devenir cruel. De même, la phrase évangélique aurait un sens, si on remplaçait les mots : « faute d’adultère », par libertinage, débauche ou quelque chose de semblable qui n’exprime point un acte, mais une qualité.

Et je me demandais : mais n’a-t-on pas voulu dire tout simplement ici que quiconque répudie sa femme, outre qu’il est lui-même coupable de libertinage (puisque chacun ne répudie sa femme que pour en prendre une autre), expose sa femme à commettre adultère ? Si, dans le texte original, le mot traduit par « adultère » peut avoir la signification de libertinage, le sens du passage est clair.

Et je vis se reproduire ce qui m’était déjà arrivé fréquemment dans des cas semblables. Le texte vint confirmer mes suppositions, de sorte qu’il ne pouvait plus y avoir de doutes.

La première chose qui me frappe à la lecture du texte, c’est que le mot πορνεία, traduit par le mot « adultère », tout comme μοιχάσθαι est un mot bien différent. Mais peut-être ces deux mots sont-ils synonymes et s’emploient-ils dans les Évangiles l’un pour l’autre ? Je consulte les dictionnaires et je vois que le mot πορνεία, qui correspond en hébreu à « zono, » en latin à « fornicatio », en allemand à « hurerei », en français à « libertinage », a un sens très précis, n’a jamais signifié d’après aucun dictionnaire et ne peut pas signifier l’acte d’adultère, l’Ehebruch, comme l’a traduit Luther et comme l’ont fait depuis les Allemands. Il signifie un état de dépravation, une qualité, non pas un acte et ne peut pas être traduit par « adultère ». Je vois de plus que le mot adultère est exprimé partout, dans l’Évangile, ainsi que dans ce passage, par un mot μοιχεύω. Et je n’eus qu’à corriger cette traduction incorrecte, faite évidemment avec intention, pour que le sens, attribué par les commentateurs à ce passage et au contexte du chapitre xix, devînt absolument inadmissible et pour que le sens d’après lequel le mot πορνεία doit être rapporté au mari devînt évident.

La traduction que fera chaque personne connaissant la langue grecque sera la suivante : παρεκτὸς excepté, λογοῦ, le dol (la faute), πορνεῖας de libertinage, ποιεῖ, oblige, ἅυτην, elle, μοιχάσθαι, à être adultère. Ceci donne mot pour mot : Quiconque répudie sa femme, outre la faute de libertinage, l’oblige à être adultère.

On obtient le même sens dans le passage du chapitre xix. Il suffit de corriger la traduction inexacte du mot πορνεία en mettant libertinage au lieu d’adultère, pour qu’il soit clair que les mots : ἕι μή ἐπί πορνεία ne peuvent pas se rapporter à la femme. Et juste comme les mots παρεκτὸς λόγου πορνεῖας ne peuvent signifier rien d’autre que : outre la faute de libertinage du mari, — ainsi les mots ἕι μή ἐπί πορνεία qu’on lit dans le xixe chapitre, ne peuvent être rapportés à rien d’autre qu’au libertinage du mari. Il est dit, ἕι μή ἐπί πορνεία, mot pour mot : si ce n’est pas par libertinage (pour s’adonner au libertinage). Et alors le sens apparaît clair. Jésus, visant l’idée des pharisiens qui croyaient qu’un homme abandonnant sa femme pour en épouser une autre, sans intention de s’adonner au libertinage, ne commet pas un adultère, leur répond que l’abandon d’une femme, c’est-à-dire la cessation des rapports avec elle, quand même ce ne serait pas pour s’adonner au libertinage, mais pour en épouser une autre, n’en est pas moins un adultère. Ainsi se dégage le sens simple de ce commandement ; il concorde avec toute la doctrine, avec les paroles dont elles sont le complément, avec la grammaire et la logique.

C’est cette signification simple et claire, découlant naturellement des mots et de toute la doctrine, que je dus découvrir avec la plus grande peine. En effet, lisez ces mots en allemand, en français, ou vous lisez directement « pour cause d’infidélité » ou « à moins que cela ne soit pour cause d’infidélité », et essayez de vous douter que cela veut dire tout autre chose. Le mot παρεκτός qui, d’après tous les dictionnaires, signifie excepté, ausgenommen, est traduit par toute une phrase, « à moins que cela ne soit » (Reuss) ; le mot πορνεῖας est traduit : infidélité, Ehebruch. Et voilà que, sur cette altération préméditée du texte, on base des commentaires qui détruisent le sens moral, religieux, grammatical et logique des paroles de Jésus.

Et, encore une fois de plus, je trouvais la confirmation de cette terrible vérité : que le sens de la doctrine de Jésus est simple et clair, que ses affirmations sont importantes et précises ; mais que les commentaires de sa doctrine, basés sur le désir de sanctionner le mal existant, l’ont tellement obscurcie, qu’il faut de puissants efforts pour la découvrir.

Il était clair pour moi, que si les Évangiles avaient été découverts à moitié brûlés ou effacés, il eût été plus facile de retrouver le vrai sens du texte que maintenant, après tant de commentaires fallacieux dont la plupart n’ont eu d’autre but que de mutiler la doctrine et d’en cacher le sens. Dans ce passage, on voit encore plus clairement que dans les précédents comment, en vue de justifier le divorce d’un empereur byzantin quelconque, on s’ingénie à trouver un prétexte pour obscurcir la doctrine qui règle les rapports entre les sexes.

Il suffit de rejeter les commentaires pour sortir du vague, de l’incertain, et pour que le second commandement de Jésus devienne précis et clair.

« Ne te fais pas un divertissement de la convoitise sexuelle. Que chaque homme, s’il n’est pas eunuque, — c’est-à-dire s’il ne peut pas se passer de rapports sexuels, — ait une femme, chaque femme un homme ; que le mari n’ait qu’une femme, et la femme qu’un mari, et que jamais, sous aucun prétexte, l’union sexuelle ne soit violée par aucun des deux. »

Immédiatement après le second commandement vient une nouvelle référence à la loi ancienne, suivie du troisième commandement (Matthieu, v, 33, 37) : « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Vous ne vous parjurerez point ; mais vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous aurez faits. (Lévit., xix, 12, Deutéron. xxiii, 21, 34.) Et moi je vous dis de ne jurer en aucune sorte : ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu (v. 35) ; ni par la terre, parce qu’elle sert comme d’escabeau à ses pieds ; ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand Roi (v. 36). Vous ne jurerez pas aussi par votre tête, parce que vous ne pouvez en rendre un seul cheveu blanc ou noir (v. 37). Mais contentez-vous de dire : cela est, cela est, ou : cela n’est pas, cela n’est pas, car ce qui est de plus vient du mal. »

Ce passage me troublait toujours jadis quand je le lisais. Il ne me troublait ni par son obscurité, comme le passage sur le divorce, ni par son sens contradictoire avec autres passages, comme l’autorisation de la colère pour cause, ni par la difficulté de la pratique, comme le passage qui exhorte à présenter la joue ; il me troublait, au contraire, par sa clarté, sa simplicité et sa pratique facile. À côté de règles dont la profondeur et l’importance m’effrayaient et m’émouvaient, je trouvais tout à coup une règle qui me semblait superflue, frivole, facile et sans conséquence pour moi et pour les autres. Tout naturellement, je ne jurais ni par Jérusalem, ni par Dieu, ni par quoi que ce soit, et cela ne me coûtait pas le moindre effort ; en outre, il me paraissait que, soit que je jure, soit que je ne jure pas, cela ne pouvait avoir d’importance pour personne. Et, désirant trouver l’explication de cette règle qui me troublait par sa facilité, je consultai les commentateurs. Dans ce cas, ceux-ci me furent d’un grand secours.

Tous les commentateurs voient dans ces paroles la confirmation du troisième commandement de Moïse, — de ne pas jurer par le nom de Dieu. Mais, en outre, ils expliquent que cette règle de Jésus de ne pas jurer — n’est pas toujours obligatoire et ne se rapporte nullement au serment que tout citoyen prête à l’autorité compétente. Et l’on rassemble les citations des Écritures, non pas pour appuyer le sens direct du commandement de Jésus, mais pour prouver qu’on peut et qu’on doit ne point l’observer.

On soutient : que Jésus aurait lui-même sanctionné le serment en cour de justice par sa réponse aux paroles du Grand Prêtre : « Je t’adjure par le Dieu vivant » : — « Tu l’as dit » ; que l’Apôtre Paul invoque Dieu en témoignage de la vérité de ses paroles, ce qui évidemment équivaut au serment ; que la loi de Moïse prescrivant le serment n’a pas été abrogée par Jésus ; que Jésus abroge seulement les faux serments, les serments pharisiens, hypocrites.

Ayant saisi le sens et le but de ces commentaires, je compris que le commandement de Jésus concernant le serment est loin d’être insignifiant, facile à pratiquer et superficiel, comme cela m’avait semblé, tant que j’exceptais du serment défendu par Jésus le serment de fidélité à l’État.

Et je me posai la question suivante : mais ce passage ne contient-il pas une exhortation à s’abstenir de ce serment que les commentateurs de l’Église mettent tant de zèle à justifier ? N’y a-t-il pas ici une défense de prêter serment indispensable à la division des groupes politiques et à la formation de la caste militaire ? Le soldat, c’est bien l’instrument de toutes les violences, et, en Russie, il prend le sobriquet de « prisséaga » (assermenté). Si j’avais causé avec le grenadier pour savoir comment il résolvait la contradiction entre l’Évangile et le règlement militaire, il m’aurait répondu qu’il avait prêté serment, c’est-à-dire qu’il avait juré sur l’Évangile. C’est la réponse que m’ont faite tous les militaires. Ce serment est si indispensable pour les horreurs de la guerre et les répressions par la force, qu’en France, où le christianisme n’est pas en faveur, le serment est tout de même en vigueur. Si Jésus n’avait pas dit : « Ne prêtez serment à personne », il aurait dû l’avoir dit. Il est venu supprimer le mal, et, s’il n’avait pas supprimé le serment, il aurait laissé un terrible mal dans le monde. On dira peut-être qu’à l’époque de Jésus ce mal passait inaperçu ; mais cela n’est pas vrai. Épictète, Sénèque déclarent qu’il ne faut prêter serment à personne. Cette règle est inscrite dans les lois de Manou. Les Juifs du temps de Jésus faisaient des prosélytes en leur faisant prêter serment. De quel droit dirai-je que Jésus n’a pas aperçu ce mal quand Il le défend en termes clairs, directs et détaillés.

Il a dit : « Ne jurez aucunement. »

Cette expression est aussi simple, claire et absolue que l’expression : ne jugez point et ne condamnez point ; elle est tout aussi peu sujette à commentaires ; d’autant plus qu’à la fin Il ajoute : « Mais contentez-vous de dire : cela est, ou : cela n’est pas ; car ce qui est de plus vient du mal ».

Si la doctrine de Jésus consiste à observer sans cesse la volonté Dieu, comment l’homme pourrait-il jurer d’observer la volonté d’un homme ou de plusieurs ? La volonté de Dieu peut ne pas coïncider avec la volonté humaine. Et c’est ce que Jésus dit précisément dans ce passage, verset 36 : « Vous ne jurerez pas aussi par votre tête, parce que vous ne pouvez pas en rendre un seul cheveu blanc ou noir. » Nous lisons la même chose dans l’Épître de Jacques.

À la fin de son Épître, en manière de conclusion, Jacques dit (v. 12) : « Mais avant toutes choses, mes frères, ne « jurez ni par le ciel, ni par la terre, ni par quelque autre chose que ce soit : mais contentez-vous de dire : cela est ; ou, cela n’est pas, afin que vous ne soyez point condamnés ». L’Apôtre dit clairement pourquoi il ne faut pas jurer : le serment en lui-même paraît sans importance, mais il fait qu’on est condamné, c’est pourquoi ne jurez aucunement. Comment exprimer avec plus de clarté ce que disaient Jésus et son apôtre.

On m’avait tellement brouillé les idées, que pendant longtemps je me demandai avec surprise : Se peut-il que cela veuille dire ce que cela veut dire ? Il est impossible que cela soit ainsi.

Mais, après avoir lu attentivement les commentaires, je compris comment l’impossible était devenu un fait.

C’est la même histoire que celle des commentaires sur les mots : Ne jugez point, ne vous mettez pas en colère, ne violez pas les liens conjugaux.

Nous avons organise notre ordre social, nous l’aimons et le considérons comme sacré. Vient Jésus, que nous reconnaissons Dieu et qui nous dit que notre organisation est mauvaise. Nous le reconnaissons Dieu, mais nous ne voulons pas renoncer à notre organisation. Que faut-il donc faire ? Ajouter là où on peut les mots « sans cause » pour rendre anodin le règlement contre la colère ; mutiler le sens d’une loi et lui donner une signification contraire, comme le font les plus audacieux prévaricateurs, en sorte qu’au lieu de : « Le divorce est absolument défendu », cela devienne : « Le divorce est permis ». Et là où il n’y a aucune possibilité de mutiler, comme dans les mots : « Ne jugez point et ne condamnez point », et dans les mots : « Ne jurez aucunement », on agit avec effronterie, on viole ouvertement la règle, tout en affirmant qu’on l’observe.

Et, en effet, l’obstacle principal pour comprendre que l’Évangile défend toute espèce de serment se trouve dans ce fait, que nos docteurs pseudo-chrétiens font prêter serment avec une audace inouïe sur l’Évangile même. Ils font jurer les hommes par l’Évangile, c’est-à-dire qu’ils font juste le contraire de ce qu’enseigne l’Évangile.

Comment viendrait-il à l’esprit d’un homme à qui l’on fait prêter serment sur la croix et l’Évangile, que la croix n’est sacrée que parce que l’on y a crucifié celui qui défend de jurer ; et qu’il baise comme une chose sainte, peut-être cette même page où il est dit clairement et directement : « Ne jurez aucunement » ?

Mais cette audace ne me troublait plus. Je voyais clairement dans les versets 33 - 37 l’expression simple du 3e commandement : Ne prêtez serment jamais à personne, pour quoi que ce soit. Tout serment s’impose pour faire le mal.

Après le 3e commandement vient la quatrième référence à la loi ancienne et la formule du 4e commandement. Matthieu v, 38-42 (Luc vi, 27-38) : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire ; mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. Et si quelqu’un veut vous contraindre de faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille. Donnez à celui qui vous demande, et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous ».

J’ai déjà parlé du sens direct et précis de ces mots ; j’ai déjà dit que nous n’avons aucune raison pour expliquer allégoriquement. Les commentaires qu’on a faits, depuis Jean Chrysostome jusqu’à nos jours, sont réellement surprenants. Ces mots plaisent beaucoup à tout le monde, et chacun fait à propos de ces paroles toute espèce de réflexions profondes, hormis une : ces mots expriment exactement le sens qu’ils ont.

Les commentateurs de l’Église, sans être gênés du tout par l’autorité de celui qu’ils reconnaissent Dieu, dénaturent hardiment le sens de ses paroles. Ils déclarent, cela va sans dire, que tous ces commandements : de supporter les offenses, de renoncer aux représailles, — contre le caractère vindicatif des Juifs, — non seulement n’excluent pas les mesures générales pour circonscrire le mal et punir les méchants ; mais ils exhortent chacun à des efforts individuels et personnels pour soutenir la Justice, pour arrêter les agresseurs et empecher les méchants de faire le mal aux autres ; car, autrement, disent-ils, ces commandements spirituels du Sauveur deviendraient, comme chez les Juifs, lettre morte et pourraient servir à propager le mal et à supprimer la vertu. L’amour du chrétien doit être semblable à l’amour de Dieu ; mais l’amour divin circonscrit et réprouve le mal seulement dans la mesure dans laquelle cela est nécessaire pour la gloire de Dieu et le salut du prochain ; si le mal se propage, il faut mettre des bornes au mal et le punir ; or c’est là le rôle des autorités[2].

Les chrétiens savants et libres penseurs ne s’embarrassent pas non plus du sens de ces paroles de Jésus et n’hésitent pas à le corriger. Ils disent que ce sont des sentences très élevées, mais complètement inapplicables à la vie ; car si on pratiquait à la lettre le commandement : « Ne résistez pas au méchant, » l’ordre de choses que nous avons si bien organisé serait détruit. C’est ce que disent Renan, Strauss et tous les commentateurs libres penseurs.

Il suffit pourtant d’en agir avec les paroles de Jésus comme nous en agissons envers le premier venu qui nous parle, c’est-à-dire d’admettre qu’il dit exactement ce qu’il dit, et toutes ces profondes combinaisons s’évanouissent. Jésus dit : « Je trouve que votre système de garanties de la vie sociale est absurde et mauvais. Je vous en propose un autre, le suivant. » Et il prononce ces paroles (Matth., v, 38 jusqu’à 42). Il paraîtrait qu’avant de les corriger, il faudrait les avoir comprises ; or c’est ce que personne ne veut faire. D’avance, on décide que l’ordre qui préside à notre existence et qui est aboli par ces paroles est la loi supérieure de l’humanité.

Je ne considérais, pour ma part, notre ordre social ni comme saint ni comme bon ; c’est pourquoi j’ai compris ce commandement avant les autres. Et quand j’eus compris ces paroles telles qu’elles sont dites, je fus frappé de leur vérité, de leur clarté et de leur précision. Jésus dit : « Vous voulez supprimer le mal par le mal, cela n’est pas raisonnable. Pour abolir le mal, ne faites pas le mal. » Et puis il énumere tous les cas où nous sommes habitués à rendre le mal, en ajoutant que dans ces cas-là il ne faut pas le faire.

Ce quatrième commandement fut le premier que je compris ; ce fut lui qui me révéla le sens de tous les autres. Ce quatrième commandement, simple, clair et pratique, dit : « N’opposez jamais la force au méchant, ne répondez pas à la violence par la violence : si on te bat, — endure ; si on te prend quelque chose, — donne-le ; si on te fait travailler, — travaille ; si on veut t’enlever ce que tu considères comme ta propriété, — abandonne-le. »

Après ce quatrième commandement vient la cinquième référence à l’ancienne loi et le cinquième commandement (Matth., v, 43, 48) : « Vous avez appris qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi (Lévitique, xix, 17, 18). Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous en cela de plus que les autres ? Les païens ne le font-ils pas aussi (48) ? Soyez donc, vous autres, parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

Ces versets me paraissaient, auparavant, un complément, un éclaircissement, un renforcement, je dirai même une exagération des paroles : « Ne résistez point au méchant. » Mais, ayant trouvé un sens simple, précis et pratique à chacun des passages qui commencent par une référence à l’ancienne loi, je pressentais la même chose dans celui-ci. Après chaque référence suivait le commandement, et chaque expression du commandement avait de l’importance et ne pouvait pas être eliminée ; ce devait être également le cas ici. Les derniers mots de la citation, répétés chez Luc, qui disent que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes, leur prodiguant ses dons à tous, et que, par conséquent, nous aussi nous devons être comme Lui — ne pas faire de différence entre les hommes, ne pas faire comme les païens, mais aimer chacun et faire le bien à tous également — ces paroles étaient claires ; elles m’apparaissaient comme une confirmation, une explication de quelque règle très précise ; mais quelle était cette règle ? De longtemps je ne pus le comprendre.

Aimer ses ennemis ? c’était quelque chose d’impossible. C’était une de ces sublimes pensées que l’on ne peut envisager autrement que comme l’indication d’un idéal moral hors d’atteinte. C’était trop ou rien. On peut ne pas nuire à son ennemi, mais l’aimer ! — Non. Jesus n’a pas pu exhorter à faire l’impossible. En outre, dans les tous premiers mots de la référence à l’ancienne loi : Vous avez appris… « Vous haïrez votre ennemi, » — il y avait quelque chose de douteux. Dans les autres passages, Jésus cite textuellement les termes de la loi de Moïse ; mais ici il cite des mots qui n’ont jamais été dits. On dirait qu’Il calomnie la loi de Moïse.

Les commentaires ne purent rien m’expliquer, tout comme dans mes doutes antérieurs. Dans tous les commentaires, on reconnaît que les mots : « Vous haïrez votre ennemi, » ne se trouvent pas dans la loi de Moïse, mais l’explication de ce passage inexactement cité ne se donne nulle part. On y parle de la difficulté d’aimer ses ennemis, c’est-à-dire les hommes méchants (on fait des corrections aux paroles de Jésus) ; on y dit qu’il est impossible d’aimer ses ennemis, mais qu’on peut ne pas leur vouloir du mal et ne point leur en faire. En outre, on insinue qu’on peut et qu’on doit convaincre ses ennemis, c’est-à-dire leur résister ; on parle des différents degrés auxquels on peut arriver dans l’amour de ses ennemis, de sorte que, d’après les explications de l’Église, la déduction finale, c’est que Jésus, on n’a jamais su pourquoi, a cité inexactement des paroles de la loi de Moïse et a prononcé des paroles sublimes, mais, au fond, inapplicables et vides de sens.

Il me paraissait à moi qu’il ne pouvait en être ainsi. Il devait y avoir ici, comme dans les quatre premiers commandements, un sens clair et précis. Et, pour trouver ce sens, je m’efforçai, avant tout, de comprendre la signification des paroles qui contiennent la référence inexacte à l’ancienne loi : « Vous avez appris… Vous haïrez votre ennemi. » Ce n’est pas pour rien que Jésus cite en tête de chacun de ses commandements les paroles de l’ancienne loi : « Vous ne tuerez point, vous ne commettrez point d’adultère », etc., et fait servir ces paroles de thèse à l’antithèse de sa doctrine. Si l’on n’a pas compris ce qu’il entendait par les mots cités de l’ancienne loi, il est impossible de comprendre ce qu’il prescrit. Dans les commentaires, on dit carrément (et il est impossible de ne pas le dire), qu’il cite des mots qui ne se trouvent pas dans la loi, mais sans expliquer pourquoi il le fait et quelle est la signification de cette référence inexacte.

Il semblait, qu’avant tout, il fallait savoir quelle était l’idée de Jésus lorsqu’il citait des paroles qui ne se trouvent pas dans la loi. Et je me demandai ce que pouvaient signifier ces paroles inexactement citées par Jésus ? Dans toutes ses autres références, Jésus ne cite qu’un règlement de l’ancienne loi : « Vous ne tuerez point, vous ne commettrez point d’adultère, vous ne parjurerez point, œil pour œil, etc. », et, en regard de chaque règlement cité, il formule sa doctrine correspondante. Ici, il cite deux règlements qui forment contraste entre eux : Vous avez appris qu’il a été dit : « Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi », de sorte qu’évidemment ce contraste entre les deux règlements de l’ancienne loi relativement au prochain et à l’ennemi doit être la base de la nouvelle loi. Et pour comprendre clairement en quoi consistait cette différence, je me demandai quel était le sens du mot prochain et du mot ennemi dans le langage évangélique ? Et après avoir consulté les dictionnaires et les contextes de la Bible, je pus me convaincre que « prochain » dans le langage des Hébreux désigne invariablement et exclusivement un Hébreu. On trouve la même définition dans l’Évangile (parabole du Samaritain). D’après les idées du Juif, docteur de la loi, qui demande, Luc, x, 29 : « Et qui est mon prochain » ? — le Samaritain ne pouvait pas être le prochain. La même définition du « prochain » se trouve dans les Actes, vii, 27. « Prochain », dans le langage évangélique, veut dire compatriote, un homme appartenant à la même nationalité. C’est pourquoi je suppose que l’antithèse dont Jésus se sert en citant les paroles de la loi : Vous avez appris qu’il a été dit : « Vous aimerez votre prochain..., vous haïrez votre ennemi » consiste dans l’opposition des mots compatriote et étranger. Je me demande ce qu’est un ennemi d’après les idées juives, et je trouve la confirmation de ma supposition. Le mot « ennemi » s’emploie dans les Évangiles presque toujours dans le sens, non pas d’ennemi personnel, mais en général de peuple ennemi (Luc, i, 71 et 74 ; Matth., xxii, 44 ; Marc, xii, 36 ; Luc, xx, 43, etc.). Le singulier auquel est employé le mot « ennemi » dans ce verset, « Vous haïrez votre ennemi » m’indique qu’il est question ici de peuple ennemi. Dans l’Ancien Testament, la conception « peuple ennemi » s’exprime le plus souvent par le singulier.

Et aussitôt que j’eus compris cela, je vis tomber d’elle-même la question : pourquoi et comment Jésus, qui citait chaque fois les paroles authentiques de la loi, a-t-il pu citer ici, tout à coup, des paroles comme : « Vous haïrez votre ennemi », qui n’ont pas été dites. Il suffit de comprendre le mot ennemi dans le sens de peuple ennemi et prochain dans le sens de compatriote, pour que la difficulté tombe complètement. Jésus dit de quelle manière Moïse prescrit aux Hébreux de se comporter avec les peuples ennemis. Tous ces passages dispersés dans les divers livres des Écritures ou il est prescrit d’opprimer, de tuer, d’exterminer les autres peuples, — Jésus les résume en un mot : « Haïr » ; — faire du mal à l’ennemi. Et il dit : Vous avez appris qu’il faut aimer les siens et haïr les peuples ennemis ; et moi je vous dis : « Aimez tout le monde sans distinction de nationalité. » Et aussitôt que j’eus compris ainsi ces paroles, je vis s’aplanir immédiatement la difficulté principale : comment comprendre les paroles : « Aimez vos ennemis ». Il est impossible d’aimer ses ennemis personnels, mais on peut parfaitement aimer les membres d’une nation ennemie à l’égal de ses compatriotes. Et je vis clairement qu’en disant : Vous avez appris : « Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi ; mais moi je vous dis : « Aimez vos ennemis », Jésus veut dire que les hommes sont tous habitués à considérer les compatriotes comme le prochain, et les étrangers comme des ennemis, et qu’il réprouve cela. Il dit : la loi de Moïse établit une différence entre l’Hébreu et l’étranger, — les peuples ennemis, — et moi je vous dis — ne faites pas cette différence. Et, en effet, d’après Matthieu et Luc, aussitôt après ce commandement, il dit que pour Dieu tous les hommes sont égaux, tous sont réchauffés par le même soleil, tous profitent de la même pluie ; Dieu ne fait pas de différence entre les peuples et prodigue le bien à tous les hommes ; les hommes doivent agir exactement de même entre eux, sans distinction de nationalité, et non comme les païens qui se divisent en nationalités distinctes.

Ainsi se confirma pour moi encore de tous côtés le sens simple, clair, important et pratique des paroles de Jésus. Encore, au lieu d’une sentence vague, je trouvais une règle claire, précise, importante et facile à pratiquer : « Ne point faire de différence entre compatriotes et étrangers et s’abstenir de tout ce qui en résulte : de l’hostilité envers les étrangers, des guerres, de toute participation à la guerre, de tous préparatifs de guerre ; mais établir avec tous, de quelque nationalité qu’ils soient, les mêmes rapports qu’avec ses compatriotes.

Tout cela était si simple et si clair, que je m’étonnais de n’avoir pas pu le saisir d’emblée.

La cause de mon aberration était ici la même qu’à propos des passages sur le jugement et le serment. Il est très difficile de croire que ces tribunaux inaugurés par des Te Deum chrétiens, bénits par ceux qui se considèrent les gardiens de la loi de Jésus, soient incompatibles avec la religion chrétienne, lui soient diamétralement opposés. Il est encore plus difficile de croire que ce même serment que nous font prêter les gardiens de la loi de Jésus est directement réprouvé par cette loi. Admettre que ce qui, dans notre vie, est considéré comme essentiel et naturel, comme ce qu’il y a de plus beau et de plus grand : — l’amour de la patrie, sa défense, sa gloire, la lutte avec ses ennemis, etc. ; admettre que tout cela est non seulement une infraction à la loi de Jésus, mais encore un désaveu complet de Jésus, — en vérité, je le répète, c’est difficile.

Notre existence se trouve aujourd’hui en telle contradiction avec la doctrine de Jésus, que nous avons une peine énorme à la comprendre. Nous avons été tellement sourds à ce qu’il nous a recommandé comme règles de vie, à ses exhortations, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de ne pas se défendre, de présenter la joue, d’aimer ses ennemis ; nous sommes tellement habitués à appeler les hommes, spécialement préposés au meurtre, — armée chrétienne ; tellement habitués à entendre des prières adressées au Christ pour s’assurer la victoire, nous qui avons érigé l’épée, symbole du meurtre, en une espèce d’objet sacré (au point qu’un homme privé de ce symbole — de son épée — est un homme déshonoré) ; nous en sommes arrivés, dis-je, à un tel point que les paroles de Jésus nous semblent à présent compatibles avec la guerre. Nous disons : S’Il l’avait interdite, Il l’aurait dit plus clairement.

Nous oublions que Jésus ne pouvait pas se figurer que des hommes ayant foi dans sa doctrine d’humilité, d’amour, de fraternité, pussent jamais avec calme et préméditation, organiser le meurtre de frères.

Jésus ne pouvait se figurer cela ; c’est pourquoi il n’a pas pu défendre la guerre à un chrétien. Un père qui exhorte son fils à vivre en honnête homme, sans jamais faire de mal à personne et en donnant ce qu’il a aux autres, — ne peut pas défendre à son fils de tuer les gens sur la grande route. Aucun des Apôtres n’a pu se figurer qu’il fallût défendre à un chrétien ce genre de meurtre qu’on appelle la guerre, ni aucun disciple de Jésus des premiers siècles du christianisme. Voici, par exemple, ce que dit Origène dans sa réponse à Celse, chap. lxiii.

Il dit : « Celse nous persuade d’aider de toutes nos forces l’empereur, de prendre part à ses travaux législatifs, de prendre les armes pour lui, de servir sous ses drapeaux et en cas de besoin de mener ses troupes au combat. Il convient de répondre à cela qu’à l’occasion nous prêtons notre assistance aux souverains ; mais une assistance, pour ainsi dire divine, parce que nous sommes revêtus d’une armure divine. Nous obéissons ainsi à la voix de l’Apôtre ». — « Je vous conjure avant tout, dit-il, de prier, d’implorer et de rendre grâce pour tous les hommes, pour les souverains et les dignitaires ». Ainsi, plus un homme est pieux, plus il est utile aux souverains, et son utilité est plus efficace que l’utilité d’un soldat qui, s’étant enrôlé sous ses drapeaux, tue autant d’ennemis qu’il le peut. Outre cela, nous pouvons répondre aux gens qui, ne connaissant pas notre religion, exigent de nous que nous exterminions des hommes : vos sacrificateurs ne souillent pas non plus leurs mains pour que votre Dieu agrée leurs sacrifices. De même pour nous. »

Et, à la fin du chapitre, en expliquant que les chrétiens rendent de plus grands services que les soldats par leur vie paisible, Origène dit : « Ainsi nous luttons mieux que qui que ce soit pour le salut de l’Empereur. Il est vrai que nous ne servons pas sous ses drapeaux, — et nous ne servirons pas, quand même il nous y forcerait. »

C’est ainsi qu’envisageaient la guerre les chrétiens des premiers siècles, et tel était le langage que leurs maîtres adressaient aux puissants du monde, à une époque où les martyrs périssaient par centaines et par milliers pour avoir confessé la religion de Jésus-Christ.

Et maintenant la question de savoir s’il peut ou non aller à la guerre n’est-elle pas résolue d’avance pour un chrétien ?

Tous les jeunes gens élevés d’après la doctrine de l’Église, surnommée chrétienne, se rendent chaque automne, à terme fixe, dans les bureaux de conscription et, sous la direction de leurs prêtres, renoncent sciemment à Jésus-Christ.

Il y a peu de temps, il se trouva un paysan qui refusa de s’enrôler, en s’autorisant de l’Évangile. Les docteurs de l’Eglise expliquèrent au paysan son erreur ; comme leur paysan n’ajoutait pas foi à leurs paroles, mais à celles de Jésus, on le jeta en prison, où il resta jusqu’à ce qu’il eût renoncé à Jésus-Christ. Et tout cela se passe après que nous, — chrétiens, avons reçu, il y a de cela dix-huit cents ans, de notre Dieu, un commandement clair, précis et pratique : « Ne considérez pas les hommes de nationalités différentes de la vôtre comme ennemis ; mais considérez tous les hommes comme des frères et entretenez avec eux les mêmes rapports qu’avec ceux de votre nation. C’est pourquoi, non seulement ne tuez pas ceux qu’on appelle les ennemis, mais aimez-les et faites-leur du bien ».

Et, avoir compris ainsi ces commandements de Jésus si simples, si précis, si peu sujets à commentaires, je me demandais : Qu’adviendrait-il, si le monde chrétien tout entier avait foi dans ces commandements, non pas dans ce sens qu’il faut les lire ou les chanter pour se rendre Dieu propice, mais qu’il faut les observer pour assurer le bonheur de l’humanité ? Qu’adviendrait-il si les hommes croyaient à l’urgence d’observer ces commandements au moins aussi sérieusement qu’ils croient qu’il faut prier tous les jours, aller à la messe chaque dimanche, jeûner chaque vendredi et faire ses dévotions une fois par an ? Qu’adviendrait-il, si les hommes avaient foi dans ces commandements au moins autant qu’ils ont foi dans les prescriptions de l’Église ? Et je me peignis la société chrétienne vivant d’après ces commandements et les prenant pour base de l’éducation des jeunes générations. Je me figurai qu’on nous enseignait à nous tous et à nos enfants dès le bas âge, non pas ce que l’on nous enseigne maintenant, c’est-à-dire conserver sa dignité, défendre ses droits contre les autres (ce qu’on ne peut faire sans abaisser et offenser les autres), mais qu’on nous enseignait que nul homme n’a aucune espèce de droit, et ne peut être ni au-dessus ni au-dessous de personne ; que celui-là seul s’abaisse et s’avilit, qui veut dominer les autres ; qu’il n’y a pas d’état plus humiliant pour l’homme que l’état de colère contre son semblable ; que ce qui me paraît dans un autre méprisable et insensé ne peut excuser ni ma colère ni mon hostilité contre lui. Je me figurai qu’au lieu de nous vanter l’organisation actuelle de notre existence avec ses théâtres, ses romans, ses magasins somptueux qui éveillent la convoitise des sens, — on nous inspirait au contraire à nous et à nos enfants, par la parole et par l’exemple, la conviction que la lecture de romans lascifs, la fréquentation des théâtres et des bals, constituent une distraction des plus vulgaires et qu’il n’y a rien de plus grotesque et de plus avilissant que de passer son temps à orner son corps et à le mettre pour ainsi dire en montre. Je me figurai qu’au lieu d’admettre et d’approuver qu’un jeune homme soit libertin avant le mariage, au lieu de considérer la séparation des époux comme une chose fort naturelle, au lieu de donner la patente légale au métier des femmes vouées à la dépravation, au lieu d’admettre et de sanctionner le divorce, on nous inspirait au contraire, par la parole et par l’exemple, la conviction que l’état de célibataire, l’existence solitaire d’un homme mûr pour les rapports sexuels et n’y ayant pas absolument renoncé, — est une monstruosité et un opprobre ; que l’abandon de celui ou de celle qu’on a choisi, pour aller avec un autre ou avec une autre, est non seulement un acte contre nature, comme l’inceste, mais un acte bestial et inhumain.

Au lieu de regarder comme naturel que toute notre existence soit basée sur l’idée de coercition ; que chacun de nos amusements nous soit fourni et nous soit garanti par la force ; que chacun de nous soit dès le bas âge jusqu’à la vieillesse, tour à tour victime et bourreau, je me figurai qu’on nous inspirait à tous, par la parole et par l’exemple, la conviction que la vengeance est le sentiment le plus bestial, que la violence est non seulement l’action la plus avilissante, mais celle qui nous prive de la faculté d’être heureux ; que les vraies joies de la vie sont celles qui n’ont pas besoin d’être garanties par la force ; que la plus grande considération appartient non pas à celui qui accumule des richesses pour lui-même au détriment des autres et a le plus de serviteurs, mais à celui qui sert le plus les autres et qui donne le plus aux autres. Au lieu d’estimer tous, comme un acte légal et louable, de prêter serment et de mettre ce que nous avons de plus précieux, notre vie, à la disposition de n’importe qui, — je me figurai qu’on nous enseignait que la volonté éclairée de l’homme est la seule chose sainte entre toutes ; que l’homme ne peut la mettre à la disposition de personne, et que promettre, par serment, quoi que ce soit — c’est renoncer à son être raisonnable et outrager ce que nous possédons de plus saint. Je me figurai qu’au lieu de ces haines nationales qu’on nous inspire sous le titre de « patriotisme » ; au lieu de cette gloire attachée au meurtre — à la guerre, qu’on nous représente, dès l’enfance, comme quelque chose de superbe, on nous enseignait au contraire l’horreur et le mépris de toutes ces carrières : militaires, diplomatiques et politiques, qui servent à diviser les hommes ; qu’on nous apprenait à considérer comme un indice de culture sauvage la division des hommes en États politiques quelconques, la diversité des codes et des frontières ; que massacrer des étrangers, des inconnus sans le moindre motif est le plus horrible forfait dont peut seul être capable un homme égaré et dépravé, tombé au dernier degré de la bête. Je me figurai que tous les hommes en étaient arrivés à cette conviction, et je songeai à ce qui pourrait en résulter.

Auparavant, je me demandais quelles pouvaient être les conséquences pratiques de la doctrine de Jésus, telle que je la comprenais, et je me répondais involontairement : aucune. Nous continuerons tous à prier, à jouir de la grâce des sacrements et à croire à la Rédemption et au salut individuel, comme à celui du monde par Jésus-Christ, et tout de même ce salut ne sera pas le fruit de nos efforts ; il se fera parce que l’époque de la fin du monde sera arrivée. Le Christ viendra au terme fixé, dans sa gloire, pour juger les morts et les vivants et le règne de Dieu s’établira.

Maintenant la doctrine de Jésus, telle qu’elle se révélait à moi, avait une autre signification ; l’établissement du règne de Dieu, dépendait de nos efforts personnels, et c’était la pratique de la doctrine de Jésus, formulée dans les cinq commandements, qui établissait le règne de Dieu.

Le règne de Dieu sur la terre, c’est la paix de tous les hommes entre eux. C’est ainsi que tous les prophètes hébreux concevaient le règne de Dieu. La paix entre les hommes est le plus grand bien sur la terre qui soit à la portée de tous.

Tel le concevait et le conçoit invariablement chaque cœur humain. Toutes les prophéties promettent la paix aux hommes.

Toute la doctrine de Jésus n’a qu’un but : donner le règne de Dieu aux hommes, — la paix.

Dans le sermon sur la Montagne, dans l’entretien avec Nicodème, dans l’instruction aux Disciples, dans tous ses enseignements, Jésus ne parle que de cela, de ce qui divise les hommes, de ce qui les empèche d’avoir la paix — d’entrer dans le royaume de Dieu. Toutes les paraboles ne sont qu’une description de ce qu’est le royaume de Dieu, et de la seule manière d’y entrer, qui est d’aimer ses frères et d’être en paix avec eux. Jean-Baptiste, précurseur de Jésus-Christ, dit que le règne de Dieu approche et que Jésus-Christ le donnera au monde.

Jésus dit qu’il a apporté la paix sur la terre : Jean, xiv, 27. « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble point, et qu’il ne soit point saisi de frayeur ».

Et voici que ses cinq commandements donnent, en effet, la paix au monde. Ils n’ont tous que ce but unique : la paix parmi les hommes. Il suffit que les hommes aient foi dans la doctrine de Jésus, — qu’ils la pratiquent, pour que la paix règne sur la terre, non pas cette paix qui est l’œuvre des hommes — partielle, précaire, à la merci du hasard, mais la paix générale, inviolable, éternelle.

Le premier commandement dit : « Soyez en paix avec tout le monde, ne vous permettez pas de considérer quelqu’un comme vil ou insensé ; Matth., v, 22. Si la paix est violée, mettez tout en œuvre pour la rétablir. Le culte de Dieu est tout entier dans l’extinction de l’inimitié entre les hommes, 23, 24. Réconciliez-vous à la moindre discussion, pour ne pas perdre la paix intérieure qui est la vraie vie. » Dans ce commandement, tout est compris ; mais Jésus prévoit les tentations mondaines qui troublent la paix parmi les hommes, et donne le second commandement, contre la tentation des rapports sexuels qui troublent la paix : Ne considère pas la beauté du corps comme un appareil de volupté ; gardez-vous de cette tentation ; 28, 30, que chaque homme ait une femme, chaque femme un homme, et qu’on ne se quitte plus jamais sous aucun prétexte, 32. La seconde tentation, c’est le serment qui entraînent les hommes au péché — sachez d’avance que c’est un mal et ne vous liez jamais par aucune promesse (34—37). La troisième tentation, c’est la vengeance, qui s’intitule justice humaine ; renoncez à la vengeance, ne l’exercez pas sous prétexte que vous serez molestés, — supportez les offenses et ne rendez pas le mal pour le mal (38-42.) La quatrième tentation, c’est la différence de nationalités, l’hostilité entre les peuples et les États. — Sachez que tous les hommes sont frères et fils du même Père ; ne rompez pas la paix avec qui que ce soit au nom de la nationalité (43-48).

Que les hommes s’abstiennent de pratiquer un de ces commandements, — la paix sera violée. Que les hommes pratiquent tous ces commandements, et le règne de la paix s’établira sur la terre. Ces commandements excluent le mal de la vie des hommes.

La pratique de ces cinq commandements doit rendre la vie humaine telle que la cherche et la souhaite tout cœur humain. Tous les hommes deviennent frères, et chacun est en paix avec les autres, jouissant de tous les biens de la terre jusqu’au terme qui lui est accordé par Dieu. Les hommes reforgent leurs glaives en charrues et leurs lances en faucilles et alors vient ce règne de Dieu, ce règne de la paix qu’annonçaient tous les prophètes, qui était proche du temps de Jean-Baptiste et que Jésus proclama en se servant des paroles d’Isaïe.

« L’esprit du Seigneur s’est reposé sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction ; il m’a envoyé pour prêcher l’Évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue ; pour mettre en liberté ceux qui sont brisés sous leurs fers ; pour publier l’année favorable du Seigneur. » — « Et il commença à leur dire : C’est aujourd’hui que cette écriture, que vous venez d’entendre est accomplie ». (Luc, iv, 18-19-21.) Isaïe, 61, 1-2.

Les commandements de la paix donnés par Jésus, simples, clairs, prévoyant tous les cas de discussion et les prévenant tous, — inaugurent ce règne de Dieu sur la terre.

Donc Jésus est, en effet, le Messie. Il a accompli ce qui a été promis. Nous seuls n’accomplissons pas ce que nous avons à accomplir pour que le règne s’établisse sur la terre, ce règne que tous les hommes ont souhaité de tous temps, qu’ils ont cherché et cherchent tous les jours.

VII

Pourquoi donc les hommes ne font-ils pas ce que Jésus leur dit et ce qui leur donnera la plus grande somme de bonheur qui soit à leur portée, ce bonheur qu’ils ont toujours désiré et qu’ils désirent ? La réponse qui m’arrive de tous côtés est la même, quoique exprimée en termes différents : La doctrine de Jésus est admirable et il est vrai qu’en la pratiquant on verrait s’établir Dieu sur la terre, mais cela est difficile et par conséquent cette doctrine est impraticable.

La doctrine de Jésus, qui enseigne aux hommes comment il faut vivre, est divine, admirable ; elle procure le vrai bien, mais il est difficile de la pratiquer. Nous répétons cela et nous l’entendons répéter si souvent que nous ne sommes pas frappés de la contradiction dans ces paroles.

Le propre de la nature humaine est de faire ce qui convient le mieux à chacun. Toute doctrine enseignant comment il faut vivre n’est que l’enseignement de ce qui convient le « mieux à chacun. » Si l’on démontre aux hommes ce qu’ils ont à faire de mieux pour eux-mêmes, comment peuvent-ils dire qu’ils voudraient le faire ; mais qu’ils ne le peuvent pas ?

D’après la loi de leur nature, ils ne peuvent pas faire ce qui est pire pour eux, et ils déclarent d’autre part qu’ils ne peuvent pas ne pas faire ce qui est le mieux !

L’activité raisonnable de l’homme, depuis qu’il existe, est appliquée à la recherche de ce qui est le mieux parmi les contradictions dont est remplie la vie humaine.

Les hommes se battent pour le sol, pour les objets qui leur sont nécessaires, puis ils arrivent à tout partager et ils appellent cela propriété ; ils trouvent que, quoique difficile à introduire, cet arrangement vaut mieux, et ils maintiennent la propriété ; les hommes se battent pour les femmes, abandonnent les enfants, puis ils trouvent qu’il vaut mieux avoir chacun sa famille, et quoiqu’il soit très difficile de nourrir une famille, ils maintiennent propriété, famille et beaucoup d’autres choses.

Dès qu’ils trouvent que telle chose vaut mieux, quelque difficile qu’elle soit ils la font. Que peut donc signifier cette phrase : La doctrine de Jésus est admirable, la vie selon la doctrine de Jésus vaut mieux que celle que nous menons ; mais nous ne pouvons pas vivre mieux, parce que c’est difficile ?

Si le mot « difficile » doit être compris dans ce sens qu’il est difficile de renoncer à la satisfaction passagère de ses convoitises pour acquérir un bien plus grand, pourquoi ne disons-nous pas qu’il est difficile de labourer pour se procurer du pain, de planter un pommier pour avoir des pommes ? Chaque être, doué de la raison la plus rudimentaire, sait qu’il faut endurer des difficultés pour se procurer quelque bien supérieur à celui dont il jouissait auparavant. Et tout à coup il se trouve que nous disons : la doctrine de Jésus est admirable, mais impossible à pratiquer, parce qu’elle est difficile. Or, elle est difficile parce que en la suivant, nous devons nous priver de ce dont nous jouissions — auparavant. On dirait que nous n’avons jamais entendu dire qu’il est parfois plus avantageux de supporter difficultés et privations, que de ne rien supporter et de satisfaire toujours ses convoitises.

L’homme peut tomber à l’état de bête et personne ne songera à lui en faire un reproche ; mais il ne saurait faire usage de sa raison pour arriver à l’apologie de l’état bestial. Du moment qu’il raisonne, il a la conscience d’être doué de raison, et cette conscience le stimule à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui est déraisonnable. La raison ne prescrit rien, elle éclaire.

Supposons que je me sois meurtri mains et genoux dans une chambre obscure en cherchant la porte. Quelqu’un m’apporte de la lumière et j’aperçois la porte. Je ne puis plus aller me heurter contre le mur quand je vois la porte ; encore moins puis-je affirmer que le mieux est de passer par la porte, mais que c’est difficile et que, par conséquent, je veux continuer à me meurtrir les genoux contre le mur.

Dans ce merveilleux raisonnement : « La doctrine chrétienne est admirable et procure le vrai bien au monde ; mais les hommes sont faibles, ils sont méchants, ils veulent faire le mieux et font le pire, c’est pourquoi ils ne peuvent pas faire le mieux », — il y a un malentendu évident.

Il y a là-dessous autre chose qu’un défaut de raisonnement.

Il doit y avoir là quelque conception chimerique.

Seule une conception chimérique qui prend ce qui n’est pas pour la réalité, et prend la réalité pour quelque chose qui n’est pas, peut amener les hommes à cette singulière négation de la possibilité de pratiquer ce qui, d’après leur propre aveu, leur donne le vrai bien.

La conception chimérique qui a réduit les hommes à cette condition s’appelle la religion chrétienne dogmatique, celle qui est enseignée dès l’enfance à tous ceux qui professent le christianisme de l’Église, d’après les différents catéchismes orthodoxes, catholiques et protestants.

Cette religion, d’après la définition des fidèles, consiste à accepter comme réel ce qui ne l’est pas (ce sont les paroles de Paul, qui se répètent dans toutes les théologies et dans tous les catéchismes comme la meilleure définition de la foi). Eh bien, c’est précisément la foi à la réalité de ce qui est chimérique qui a conduit les hommes à cette singulière affirmation : La doctrine de Jésus est excellente pour les hommes, mais elle ne vaut rien pour régler leur existence.

Voici le résumé le plus fidèle de ce que cette religion enseigne :

Un Dieu personnel qui est de toute éternité — un en trois personnes — s’avisa un jour de créer tout un monde d’esprits. Ce Dieu de bonté créa ce monde d’esprits pour leur bien, mais il arriva qu’un de ces esprits devint méchant spontanément. Il se passa beaucoup de temps et Dieu créa un autre monde matériel ; il créa aussi l’homme, également pour son bien. Dieu créa l’homme bienheureux, immortel et sans péché. La félicité de l’homme consistait à jouir de la vie sans travail ; son immortalité consistait en ce que ce genre de vie devait durer éternellement, son innocence consistait en ce qu’il n’avait pas la notion du mal.

Cet homme fut séduit dans le paradis par celui des esprits de la première création qui devint spontanément méchant. De là date la chute de l’homme, qui engendra des hommes déchus comme lui, et depuis ce temps les hommes connurent le travail, les maladies, la souffrance, la mort, la lutte physique et morale ; c’est-à-dire que l’homme fantastique (d’avant la chute) devint réel, tel que nous le connaissons, tel que nous n’avons nul droit, nulle raison de nous le représenter différent.

L’état de l’homme qui travaille, qui souffre, qui choisit le bien et repousse le mal, qui meurt, — cet état qui est la réalité et en dehors duquel nous ne pouvons rien concevoir, n’est pas selon la doctrine de cette religion l’état normal de l’homme, mais un état qui ne lui est pas naturel, un état temporaire.

Quoique cet état, selon cette doctrine, dure, pour toute l’humanité, à dater de l’expulsion d’Adam du paradis, c’est-à-dire du commencement du monde jusqu’à la naissance de Jésus, et dure depuis Jésus exactement dans les mêmes conditions, les fidèles doivent se persuader que c’est un état anormal et temporaire. D’après cette doctrine, le Fils de Dieu — Dieu lui-même, la seconde personne de la Trinité, fut envoyé par Dieu sur la terre sous l’aspect d’un homme pour tirer les hommes de cet état temporaire et anormal, pour les délivrer de toutes les malédictions dont les a frappés ce même Dieu à cause du péché d’Adam, et les réintégrer dans leur état antérieur, normal, de félicité, c’est-à-dire d’immortalité, d’innocence et d’oisiveté. — La seconde personne de la Trinité — Jésus-Christ, d’après cette doctrine, par cela même que les hommes l’ont mis à mort, a racheté le péché d’Adam et a mis fin à cet état anormal qui durait depuis le commencement du monde. Et dès lors l’homme qui a foi en Jésus est redevenu ce qu’était le premier homme au paradis, c’est-à-dire immortel, innocent et oisif.

La doctrine ne s’étend pas trop sur la partie pratique de la rédemption en vertu de laquelle, après Jésus, la terre aurait recommencé, pour les croyants, à être partout fertile sans travail, les maladies auraient cessé et les enfants auraient commencé à naître de leurs mères, sans douleurs, parce qu’il est difficile d’assurer à ceux qui sont exténués par le travail excessif et assaillis par la souffrance, quelque croyants qu’ils soient, que le travail est léger et la souffrance inoffensive. Mais la partie de la doctrine qui proclame l’abrogation du péché est affirmée avec une force redoublée.

On y affirme que les morts continuent à être vivants. Et comme les morts ne peuvent témoigner qu’ils sont morts ni ratifier qu’ils sont vivants, comme une pierre ne peut pas affirmer qu’elle peut ou ne peut pas parler, cette absence de dénégation est admise comme preuve et on affirme que les hommes morts ne sont pas morts. On y affirme encore avec plus de solennité et d’assurance que, depuis la venue de Jésus, l’homme qui a foi en Lui est libre du péché, c’est-à-dire que, depuis la venue de Jésus, l’homme n’a plus besoin de s’éclairer dans la vie par la raison et de choisir ce qui est le mieux pour lui. Il n’a qu’à croire que Jésus a racheté ses péchés et le voilà infaillible, c’est-à-dire parfait. D’après cette doctrine, les hommes doivent se figurer que leur raison est impuissante et que, précisément à cause de cela, ils sont sans péché, c’est-à-dire ne peuvent pas faillir.

Un croyant fidèle doit s’imaginer que depuis Jésus-Christ la terre produit sans travail, les enfants ne naissent plus dans les tourments, les maladies n’existent plus, la mort est supprimée, de même le péché, c’est-à-dire l’erreur, en un mot que ce qui est n’est pas, et ce qui n’est pas — est.

Telle est la théorie rigoureusement logique de la théologie.

Cette doctrine, par elle-même, paraît innocente. Mais les écarts de la vérité ne sont jamais inoffensifs et entraînent des conséquences d’autant plus graves que le sujet auquel s’applique l’erreur est plus important. Et ici le sujet qu’on traite et auquel on applique l’erreur, c’est l’homme dans sa vie tout entière.

Ce qui d’après cette doctrine s’appelle la vraie vie est la vie personnelle, bienheureuse, sans péché et éternelle, c’est-à-dire une vie que personne n’a jamais connue et qui n’existe pas. Mais, la vie qui est, que seule nous connaissons, dont nous vivons et dont a vécu et vit toute l’humanité, est, d’après cette doctrine, une vie déchue, mauvaise, une apparence seulement de cette vie bienheureuse qui nous est due.

La lutte entre les instincts de la vie animale et de la vie raisonnable, qui est l’essence de la vie de l’homme, cette doctrine n’en tient pas compte. La lutte, elle a eu lieu, en Adam, dans le paradis, à l’époque de la création et la question : Mangerai-je ou ne mangerai-je pas de ces pommes qui me séduisent ? n’existe pas pour l’homme, d’après cette doctrine. Cette question a été résolue une fois pour toutes par Adam au paradis de la manière que nous savons. Adam a péché pour moi ; en d’autres termes, il a fait erreur et tous les hommes — tous, sont déchus, sans retour, et tous nos efforts pour vivre raisonnablement — sont vains et impies. Je suis irréparablement mauvais et je dois savoir cela. Et mon salut ne dépend pas de ce que je puis éclairer ma vie par ma raison, et après avoir reconnu ce qui est bien et mal, faire ce qui est le mieux ; non, Adam a une fois pour toutes fait erreur pour moi, et Jésus, une fois pour toutes, a remédié au mal commis par Adam ; c’est pourquoi je dois, comme un spectateur, m’attrister de la chute d’Adam et me réjouir de la rédemption de Jésus.

Tout ce qu’il y a d’amour pour le bien et la vérité dans le cœur de l’homme, tous ses efforts pour éclairer par sa raison sa vie spirituelle, — tout cela est non seulement peu important d’après cette doctrine, mais c’est une tentation, c’est de l’orgueil.

La vie telle qu’elle est sur la terre avec toutes ses joies, ses splendeurs, avec les luttes de la raison contre les ténèbres, — la vie de tous les hommes qui ont vécu avant moi, toute ma vie à moi, avec mes luttes intérieures et les triomphes de ma raison, tout cela n’est pas la vraie vie, c’est la vie déchue, mauvaise sans retour ; mais la vraie vie, sans péché, n’est que dans la foi, c’est-à-dire dans l’imagination, c’est-à-dire dans la démence.

Que l’on rompe avec l’habitude contractée dès l’enfance, de croire à tout cela ; qu’on essaye d’envisager cette doctrine en face, simplement qu’on essaye de s’identifier par la pensée à un homme sans préventions, élevé hors d’elle et l’on se demandera si cette doctrine ne doit pas paraître à cet homme comme le produit d’une complète démence.

Quelque étrange et saisissant que cela me parût, je ne pus pas ne point le reconnaître, parce que cela seul me donnait l’explication de cette singulière objection dénuée de logique et de bon sens que j’entends de tous côtés contre la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus : elle est admirable et donne le vrai bien aux hommes, mais les hommes ne peuvent pas la pratiquer.

Seule une conception qui prend pour la réalité ce qui n’existe pas, et considère comme n’existant pas ce qui est, a pu amener les hommes à cette surprenante contradiction. Et cette fausse conception, je la trouvais dans la religion pseudo-chrétienne que l’on enseigne depuis 1,500 ans.

L’objection que la doctrine de Jésus est excellente, mais impraticable, ne se rencontre pas seulement chez les croyants, on la retrouve aussi dans la bouche des sceptiques — des gens qui ne croient pas ou pensent qu’ils ne croient pas aux dogmes de la déchéance et de la rédemption ; d’hommes de science, de philosophes, qui se considèrent comme libres de tout préjugé. Ils ne croient, ou s’imaginent qu’ils ne croient à rien et se considèrent comme bien au-dessus de superstitions telles que les dogmes de la déchéance et de la rédemption. Au début, je pensais ainsi. Il me semblait que tous ces personnages avaient de sérieux motifs de nier la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus. Mais, en approfondissant le principe de leur négation, je pus me convaincre que les sceptiques, comme les croyants, se font de la vie la même fausse conception ; à leurs yeux, elle n’est pas ce qu’elle est, mais ce qu’ils se figurent qu’elle devrait être, et cette conception repose bien sur le même fondement que celle des croyants.

Il est vrai que les sceptiques, qui prétendent ne croire à rien, ne croient ni à Dieu, ni à Jésus-Christ, ni à Adam ; mais ils croient à la thèse fondamentale, qui est la base de leur fausse conception, — aux droits de l’homme à une vie de béatitude, — encore bien plus fermement que les théologiens.

La science et la philosophie ont beau se donner comme les arbitres et les guides de l’esprit humain, elles n’en sont que les servantes. La religion leur fournit une conception de la vie toute prête et la science ne fait que travailler dans le sillon tracé par la religion. La religion révèle le sens de la vie et la science ne fait que l’appliquer aux différentes circonstances qui se produisent. C’est pourquoi, quand la religion a faussé le sens de la vie humaine, la science élevée sur cette base ne peut que mettre en œuvre ces mêmes conceptions fantastiques.

Suivant la doctrine de l’Église, les hommes ont droit au bonheur, et ce bonheur n’est pas le résultat de leurs efforts, mais de causes extérieures. Cette conception est devenue la base de toute notre science et de notre philosophie.

Notre religion, notre science, notre opinion publique, font chorus pour nous dire que la vie telle que nous la menons est mauvaise, et en même temps elles affirment que la doctrine qui nous enseigne comment on peut réussir à devenir meilleur et à améliorer ainsi sa vie est une doctrine impraticable.

La doctrine de Jésus qui nous fournit un moyen raisonnable d’améliorer notre vie par nos propres forces est impraticable, parce qu’Adam est déchu et que le monde est plongé dans le mal — dit la religion.

Cette doctrine est impraticable, parce que la vie humaine évolue d’après de certaines lois indépendantes de la volonté de l’homme, dit notre philosophie. La philosophie et la science disent, en d’autres termes, exactement ce que dit la religion par son dogme du péché originel et de la rédemption.

Dans la doctrine de la rédemption, il y a deux thèses principales sur lesquelles tout repose : 1o la vie normale de l’homme est une vie de béatitude, mais notre vie terrestre est misérable et ne peut être améliorée par nos propres efforts ; 2o notre salut se trouve dans la foi, c’est ce qui nous permettra d’échapper à cette vie mauvaise.

Ces deux thèses sont devenues la base de la conception religieuse des croyants et des sceptiques de nos sociétés pseudo-chrétiennes. La seconde thèse a donné naissance à l’Église et à son organisation : la première se rencontre à l’origine de l’opinion généralement reçue et de nos théories politiques et philosophiques.

Toutes les théories politiques et philosophiques qui cherchent à justifier l’ordre existant : l’hégélianisme et ses rejetons se trouvent en germe dans cette thèse. Le pessimisme, qui demande à la vie ce qu’elle ne peut donner et qui la renie à cause de cela, y a également sa source.

Le matérialisme, avec ses surprenantes affirmations enthousiastes que l’homme est un processus naturel et rien de plus, est un enfant légitime de cette doctrine qui enseigne que la vie d’ici-bas est une vie déchue. Le spiritualisme, avec ses savants adhérents, est la meilleure preuve que le point de vue philosophique et scientifique n’est pas indépendant, mais qu’il est basé sur la doctrine religieuse de la béatitude éternelle qui serait le partage naturel de l’homme.

Cette fausse manière de comprendre la vie a déplorablement influé sur toute l’activité raisonnable de l’homme. Le dogme de la déchéance et de la rédemption lui masqua la région la plus importante et la plus légitime de son activité et raya de la sphère de toutes ses connaissances la notion de ce que l’homme a à faire pour être meilleur et plus heureux. La science et la philosophie, croyant être hostiles au pseudo-christianisme et s’en faisant gloire, ne travaillent que pour lui. La science et la philosophie traitent de tout ce qu’on voudra, sauf de ce que l’homme a à faire pour devenir meilleur et mieux vivre. L’éthique, l’enseignement moral, a disparu sans laisser de traces de notre société pseudo-chrétienne.

Croyants et sceptiques se préoccupent aussi peu les uns que les autres de la question de savoir comment vivre, comment faire usage de cette raison dont nous sommes doués ; ils se demandent pourquoi notre vie terrestre n’est pas telle que nous nous la fîgurons, et quand elle deviendra comme nous la souhaitons.

Ce n’est que grâce à cette fausse doctrine qui a pénétré dans la chair et dans le sang de nos générations, qu’a pu se produire ce singulier phénomène : on dirait que l’homme a vomi cette pomme de la science du bien et du mal, qu’il a, selon la légende, mangée au paradis ; et, oubliant que toute notre histoire n’est que la solution des contradictions provenant de notre double nature raisonnable et animale, il s’obstine à employer sa raison à la recherche des lois historiques de sa seule nature animale.

Les doctrines philosophiques et religieuses de tous les peuples, excepté les doctrines philosophiques du monde pseudo-chrétien, toutes celles que nous connaissons : le judaïsme, la doctrine de Confucius, le bouddhisme, le brahmanisme, la sagesse des Grecs, toutes ces doctrines ont pour but de régler la vie humaine et d’éclairer les hommes sur ce qu’ils ont à faire pour devenir meilleurs et mieux vivre. Toute la doctrine de Confucius consiste dans le perfectionnement individuel ; le judaïsme, dans la fidélité de chacun à l’alliance avec Dieu ; le bouddhisme, dans la doctrine qui enseigne à chacun comment se soustraire à la vie charnelle. Socrate enseignait le perfectionnement personnel au nom de la raison ; les stoïciens reconnaissent l’indépendance de l’être raisonnable comme la seule base de la vraie vie.

Toute l’activité raisonnable de l’homme a toujours consisté, — et cela ne pouvait pas être autrement, — à éclairer du flambeau de la raison son impulsion naturelle vers le bien. Le libre arbitre, dit notre philosophie, est une illusion, et elle se targue de la hardiesse de cette déclaration. Le libre arbitre, dirons-nous, est non seulement une illusion, c’est un mot vide inventé par les théologiens et les criminalistes, et réfuter ce mot, c’est se battre contre des moulins à vent. Mais la raison qui éclaire notre vie et nous pousse à modifier nos actions n’est pas une illusion et ne peut pas être niée. Obéir à la raison pour réaliser le bien, c’est la substance de la doctrine de tous les vrais maîtres de l’humanité, et c’est là aussi toute la doctrine de Jésus ; elle est la raison et il est complètement impossible de nier la raison en faisant usage de sa raison.

La doctrine de Jésus enseigne que la qualité de « fils de l’homme » est commune à tous les hommes, c’est-à-dire que tous les hommes ont en commun l’impulsion vers le bien et vers la raison qui les éclaire dans la recherche du bien. Il est complètement superflu de prouver que « fils de l’homme » veut dire fils de l’homme. Pour sous-entendre dans les mots « fils de l’homme » quelque chose d’autre que ce qu’ils signifient, il faut prouver que Jésus employait avec intention, pour dire ce qu’il voulait, des mots qui avaient un tout autre sens. Mais quand même, comme le veut l’Eglise, « fils de l’homme » signifierait « fils de Dieu », l’expression « fils de l’homme » ne se rapporterait pas moins à l’homme, à son essence, car Jésus appelle tous les hommes « fils de Dieu. »

La doctrine du « fils de l’homme », qui est la base de tous les Évangiles, trouve son expression la plus complète dans l’entretien avec Nicodème. Chacun, dit Jésus, possède outre la conscience de sa vie matérielle, individuelle, et de sa naissance charnelle d’un père et d’une mère, la conscience de sa naissance d’en haut (Jean, iii, 5, 6, 7), la conscience de ce qui en lui est libre, de ce qui existe par soi-même ; c’est là ce qui naît d’en haut, de l’infini que nous appelons Dieu (Jean, iii, 14-17) ; or c’est cela même, ce qui est né de Dieu, ce fils de Dieu dans l’homme, que nous devons posséder et faire grandir en nous, pour posséder la vie véritable. Le fils de l’homme est fils homogène de Dieu.

Quiconque élèvera en lui-même ce fils de Dieu au-dessus de tout, quiconque identifiera sa vie avec lui, celui-là ne s’aliénera pas la vraie vie. Les hommes s’aliènent la vie parce qu’ils ne croient pas à la lumière qui est en eux, à cette lumière dont parle saint Jean dans son Évangile quand il dit : « En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »

Jésus enseigne à élever au-dessus de tout le fils de l’homme qui est le fils de Dieu et la lumière des hommes. Il dit : quand vous aurez élevé, c’est-à-dire mis au-dessus de tout le fils de l’homme, alors vous reconnaîtrez que je ne dis rien de mon propre chef (Jean, viii, 28).

On lui demande qui est ce fils de l’homme qu’on doit élever (Jean, xii, 34). À cette question, Jésus répond (35) : La lumière est encore pour un peu de temps en vous[3] ; marchez pendant que vous avez la lumière, afin que les ténèbres ne vous surprennent point : « Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. »

À la question : Qui est ce fils de l’homme ? Jésus répond : C’est la lumière qui est dans chaque homme et qui doit éclairer sa vie.

Luc xi, 35. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes les ténèbres ! dit Jésus en enseignant le peuple.

À toutes les époques, nous trouvons dans l’humanité la même pensée, que l’homme est le réceptacle de la lumière divine descendue du ciel, et que cette lumière c’est la raison, qu’elle seule doit être l’objet de notre culte, et qu’elle seule nous procure le vrai bien.

Cela a été dit par les maîtres des brahmines et par les prophetes hébreux, par Confucius, Socrate, Marc-Aurèle et Épictète, par tous les vrais sages, non pas par les compilateurs de théories philosophiques, mais par des hommes qui cherchaient leur bien et le bien commun[4].

Et tout à coup nous déclarons, nous autres, en vertu du dogme de la rédemption, qu’il est complètement superflu de penser à la lumiere qui est en nous et d’en parler.

Il faut étudier, disent les croyants, les trois personnes de la Trinité : — il faut savoir quelle est la nature de chacune, quels sont les sacrements qu’il faut et qu’il ne faut pas accomplir, car le salut des hommes proviendra non pas de nos efforts, mais de la Trinité et de l’accomplissement régulier des sacrements. Il faut connaître, disent les sceptiques, d’après quelles lois accomplit son évolution l’infiniment petite parcelle de la matière, dans l’espace infini et dans le temps infini ; mais il est superflu de penser aux exigences de la raison humaine recherchant le vrai bien, parce que l’amélioration de l’état de l’homme ne se fera pas par lui, mais en vertu des lois que nous découvrirons.

Je suis persuadé que, dans quelques siècles, l’histoire de ce qu’on appelle l’activité scientifique de nos fameux derniers siècles sera un sujet fécond d’hilarité et de pitié pour les générations futures. Pendant plusieurs siècles, se dira-t-on, les savants d’une partie occidentale du grand continent se trouvaient dans un état de démence épidémique : ils se figuraient être les possesseurs d’une vie éternelle de béatitude et s’occupaient de diverses élucubrations ayant pour but de préciser comment, d’après quelles lois cette vie se réalisera pour eux, sans jamais rien faire eux-mêmes, ni jamais se préoccuper nullement de ce qu’il y aurait à faire pour améliorer leur vie particulière. Et ce qui paraîtra encore plus affligeant à l’historien futur, — c’est qu’il trouvera que le groupe humain avait eu un maître qui leur avait enseigné des règles simples et claires, précisant ce qu’ils avaient à faire pour rendre leur vie heureuse et que les paroles de ce maître avaient été commentées par les uns, dans ce sens qu’il viendrait sur un nuage organiser tout, par les autres que les paroles de ce maître sont admirables, mais peu pratiques, car la vie humaine n’est pas telle que nous la concevons et par conséquent ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe ; quant à la raison humaine, — elle doit se concentrer sur l’étude des lois de cette vie — sans se préoccuper du bien de chaque homme.

L’Église dit : la doctrine de Jésus ne peut pas être pratiquée d’une façon absolue ici-bas, parce que la vie terrestre n’est qu’un reflet de la vraie vie, qu’elle est forcément mauvaise. La meilleure façon de passer cette vie consiste à la mépriser, à vivre par la foi (c’est-à-dire par l’imagination) dans une vie future, bienheureuse, éternelle ; et continuer ici-bas à vivre mal — et à prier le bon Dieu.

La philosophie, la science, l’opinion publique disent : la doctrine de Jésus ne peut pas être appliquée ici-bas parce que la vie de l’homme ne dépend pas de la lumière dont sa raison peut l’éclairer, mais de lois générales ; aussi, il est inutile d’essayer de se conformer absolument à la raison, mais il faut se laisser vivre comme on peut, avec la ferme conviction que d’après la loi du progrès historique, sociologique et autre, — après avoir vécu mal fort longtemps, subitement la vie deviendra d’elle-même très bonne.

Des gens arrivent dans une ferme ; ils y trouvent tout ce qu’il faut pour vivre : maison fournie de tout, grenier regorgeant de blé, caves et celliers approvisionnés, instruments aratoires, outils, harnais, chevaux, bétail, — ménage complet, bref, tout ce qu’il faut pour une vie d’abondance.

Tous veulent profiter de ces richesses, mais chacun pour soi, sans penser aux autres, ni à ceux qui viendront après. Chacun veut tout pour lui et s’empresse d’accaparer le plus possible. Alors commence un véritable pillage ; on lutte, on se bat pour la possession du butin ; vaches à traire, moutons couverts de toison, sont abattus pour la boucherie ; chariots et établis convertis en bois de chauffage, on se bat pour le lait, pour le grain, on renverse, on gaspille plus qu’on ne consomme. Personne ne mange tranquillement son morceau, on est sur le qui-vive ; arrive un plus fort qui vous enlève votre part, pour l’abandonner à un plus fort que lui.

Tous ces gens éreintés, battus, affamés quittent la ferme. Derechef le Maître la réorganise de façon qu’on puisse y vivre tranquillement. La ferme présente de nouveau le spectacle de l’abondance ; de nouveau, on y afflue, — mêmes rixes, même tumulte, tout est dilapidé, et de nouveau ces gens harassés, battus et irrités, s’en vont haineux et maudissant le Maître pour avoir préparé mal et trop peu. Le Maitre bienfaisant ne se décourage pas ; il garnit encore la ferme de tout ce qu’il faut pour y vivre, les mêmes faits se reproduisent toujours.

Enfin, parmi ceux qui affluent à la ferme se trouve un sage qui dit aux autres : Camarades, que faisons-nous ? Voyez quelle abondance, comme tout est bien aménagé. Il y a ici suffisamment pour nous tous et pour ceux qui viendront après nous ; seulement faisons les choses avec bon sens. Ne nous arrachons pas ces richesses, mais prêtons-nous mutuellement secours. Labourons, semons, soignons le bétail et tout le monde sera satisfait. Quelques-uns comprirent ce que disait le sage ; ils cessèrent de se battre, de s’arracher les choses par la violence et se mirent à travailler. Mais d’autres, qui n’avaient pas pu entendre les paroles du sage ou qui s’en méfiaient, continuèrent à se comporter comme auparavant et partirent après avoir gaspillé le bien du Maître. Cet état de choses dura quelque temps. Ceux qui avaient suivi les conseils du sage continuaient à répéter : Ne vous battez pas, ne gaspillez pas le bien du Maître, vous ne vous en trouverez que mieux. Suivez les conseils du sage : Néanmoins une masse de gens n’écoutaient pas, ne croyaient pas et longtemps les affaires marchèrent comme par le passé.

Tout cela est naturel et il devait en être ainsi tant que les gens ne croyaient pas à ce que disait le sage. Mais, dit-on, il arriva un temps où tout le monde dans la ferme entendit les paroles du sage, où chacun les comprit, où chacun reconnut que Dieu avait parlé par sa bouche et que le sage lui-même n’était autre chose que Dieu en personne ; chacun eut foi dans ses paroles. Et cependant, au lieu de vivre selon les conseils du sage, personne ne se contint plus, on se massacra sans pitié dans une mêlée générale en se disant : La lutte pour la vie est inévitable, cela ne peut pas être autrement.

Que veut donc dire tout cela ? Les bêtes elles-mêmes s’arrangent de manière à brouter sans gâcher le pâturage, et les hommes, après avoir appris les conditions de la vraie vie, et s’être convaincus que Dieu leur avait prescrit de vivre ainsi, vivent encore plus mal parce que, disent-ils, il est impossible de vivre autrement. Ces gens-là ont dû mal comprendre et se figurer tout autre chose que ce qui est. Qu’ont donc pu se figurer les gens de la ferme, pour qu’après avoir cru aux paroles du sage, ils aient pu continuer à vivre comme auparavant, à s’arracher les morceaux, à se battre, à tout gâcher et à courir à leur perte ? Voici en quoi consiste le malentendu : le sage leur avait dit : Votre vie dans cette ferme est mauvaise, amendez-vous et elle deviendra bonne. Ils se figurèrent, eux, que le sage avait blâmé la vie dans cette ferme et leur avait promis une autre vie meilleure hors de cette ferme, quelque part ailleurs. Et alors ils décidèrent tous que cette ferme n’était qu’une auberge, et qu’il ne valait pas la peine de tâcher d’y bien vivre, mais que l’important était de ne pas être frustré de cette autre bonne vie promise ailleurs ! C’est la seule manière de s’expliquer l’étrange conduite des gens de la ferme, dont les uns croient que le sage était Dieu, et les autres que c’était un homme d’esprit et qu’il disait vrai, mais qui continuent neanmoins à vivre, comme par le passé, contrairement aux conseils du sage.

Ces gens ont tout entendu, tout compris ; ils n’ont omis que la signification capitale de l’enseignement du sage : que les hommes doivent être, eux-mêmes, les artisans de leur bonheur ici dans cette ferme où ils se rencontrent et qu’ils prennent pour une auberge, se figurant que la ferme promise, bien organisée, est quelque part, — ailleurs.

Voilà donc l’origine de cet étrange raisonnement : les préceptes du sage sont admirables, divins même, mais actuellement il est difficile de les pratiquer.

Oh ! si les hommes pouvaient cesser de courir eux-mêmes à leur perte et d’attendre que quelqu’un vienne à leur aide, par exemple, le Christ sur les nuages, au son des trompettes ; ou bien s’ils cessaient d’invoquer une loi historique quelconque, la loi de différentiation et d’intégration des forces ! Personne ne viendra à leur aide, s’ils ne s’aident eux-mêmes. Et pour s’aider soi-même, il ne faut rien attendre ni du ciel ni de la terre, mais cesser de travailler à sa propre perte.

VIII

S’il est admis que la doctrine de Jésus est parfaitement raisonnable et que seule elle donne aux hommes le vrai bien, quelle sera la situation d’un observateur de cette doctrine, isolé au sein d’un monde qui ne la pratique en aucune façon ? Si tous les hommes à la fois s’accordaient pour lui obéir, alors la pratique en serait possible. Mais un seul homme ne peut agir à l’encontre du monde entier, et voici le langage que l’on tient habituellement : Si, au milieu de gens qui ne pratiquent pas la doctrine de Jésus, je suis seul à l’observer, si j’abandonne ce que je possède, si je présente la joue, sans me défendre, si je refuse de prêter serment et d’aller à la guerre, je me trouve, pour ainsi dire, en face du néant, et si je ne meurs pas de faim, on me battra à mort ; si je survis, on me jettera en prison, on me fusillera et j’aurais sacrifié en vain tout le bonheur de ma vie — toute ma vie.

Cette réplique est fondée sur le même quiproquo qui sert de base au raisonnement que nous connaissons sur l’impossibilité de pratiquer la doctrine de Jésus. C’est l’objection courante que je faisais comme tout le monde, et ce fut là mon sentiment jusqu’au moment où je m’affranchis complètement de la doctrine de l’Église, qui m’empêchait de comprendre toute la portée de la doctrine de Jésus sur la vie. Jésus propose sa doctrine comme le moyen de se sauver de cette vie de perdition organisée par les hommes, contrairement à ses préceptes : et moi, je me dis que je serais bien aise de la suivre, cette doctrine, mais que je crains la perdition ! Jésus me donne le vrai remède contre une vie de perdition, et moi je me cramponne à cette vie de perdition ! Il faut donc que je ne considère nullement cette vie comme une vie de perdition, mais plutôt comme quelque chose de bon et de réel. Cette conviction que ma vie personnelle mondaine est quelque chose de réel qui est mon bien constitue le malentendu, l’obstacle qui empêche de comprendre la doctrine de Jésus. Jésus connaît cette erreur des hommes qui leur fait prendre cette vie personnelle mondaine pour quelque chose de réel qui est leur bien, et il leur démontre par toute une série d’enseignements et de paraboles, qu’ils n’ont aucun droit à la vie, qu’ils n’ont pas la vie jusqu’à ce qu’ils s’assurent la vraie vie, en renonçant à cette organisation mondaine fantastique qu’ils appellent la vie.

Pour comprendre ce que cela veut dire « sauver sa vie » selon la doctrine de Jésus, il faudrait auparavant comprendre ce qu’ont dit tous les prophètes, Salomon, Bouddha et tous les sages du monde sur la vie personnelle de l’homme. On peut, selon l’expression de Pascal, ne pas penser à cela, et porter devant soi un écran qui nous cache l’abîme de la mort vers laquelle nous marchons tous ; mais il suffit de réfléchir à l’isolement de cette vie personnelle de l’homme, pour se convaincre que cette vie en tant qu’elle est personnelle, non seulement n’a pas le moindre sens pour chacun séparément, mais encore qu’elle est une cruelle raillerie pour le cœur et la raison. Ainsi, pour comprendre la doctrine de Jésus, il faut, avant tout, revenir à soi, réfléchir sobrement, il faut qu’il se fasse en nous cette μετάνοια dont parle le précurseur de Jésus — Jean-Baptiste — quand il s’adressait à des hommes au jugement brouillé, comme est le nôtre. Il disait : « Avant tout, repentez-vous, c’est-à-dire revenez à vous, sans quoi vous périrez tous. » Il disait : « Déjà la cognée est mise au pied de l’arbre pour l’abattre. La mort et la perdition sont là auprès de chacun. N’oubliez pas cela, revenez à vous. » Et Jésus également commence son enseignement en disant : « Revenez à vous, repentez-vous, sans quoi vous périrez tous. »

On vient raconter à Jésus la mort des Galiléens massacrés par Pilate. Et il dit (Luc, xiii, 1-5) : « Pensez-vous que ces Galiléens fussent les plus grands pécheurs de toute la Galilée, parce qu’ils ont été ainsi traités (3) ? Non, je vous en assure ; mais je vous déclare que, si vous ne faites pénitence, vous périrez tous comme eux. Croyez-vous aussi que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloë est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redoutables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem (5) ? Non, je vous en assure ; mais je vous déclare que, si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même sorte. »

S’il avait vécu, de notre temps, en Russie, il aurait dit : Croyez-vous, que les personnes qui ont péri dans le cirque de Berditchef, ou sur le talus de Koukouyef fussent plus coupables que tant d’autres ? Non, mais vous périrez tous également, si vous ne vous repentez, si vous ne vous secouez pas, si vous ne trouvez pas dans votre vie ce qui est impérissable. La mort des gens écrasés par la tour, brûlés dans le cirque vous épouvante, mais votre mort, tout aussi affreuse et tout aussi inévitable, est là, devant vous tous. Et vous avez tort de tâcher de l’oublier ; inattendue, elle n’en est que plus hideuse.

Il dit à la foule (Luc, xii, 54-57) : « Lorsque vous voyez un nuage se former du côté du couchant, vous dites aussitôt que la pluie ne tardera pas à venir ; et il pleut en effet. Et quand vous entendez souffler le vent du midi, vous dites qu’il fera chaud ; et le chaud ne manque pas d’arriver. Hypocrites que vous êtes, vous savez si bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel et de la terre ; comment donc ne connaissez-vous point ce temps-ci (57) ? Comment n’avez-vous point de discernement pour reconnaître, par ce qui se passe parmi vous, ce qui est juste ? »

Vous savez bien prévoir le temps qu’il fera d’après des indices, comment donc ne voyez-vous pas ce qui vous arrivera ? Vous aurez beau fuir le danger, garantir votre vie matérielle par tous les moyens imaginables, malgré tout, si ce n’est pas Pilate, c’est une tour qui vous tuera, et si ce n’est ni l’un ni l’autre, vous mourrez dans vos lits au milieu de souffrances bien plus grandes.

Faites un simple calcul, comme celui que font les mondains, quand ils projettent quelque chose, une entreprise quelconque, comme la construction d’une maison ou l’achat d’une campagne. Ils travaillent dans l’espérance de voir se réaliser leur calcul. (Luc, xiv, 28-31). « Car qui est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne suppute auparavant, en repos et à loisir, la dépense qui y sera nécessaire pour voir s’il aura de quoi l’achever (29) ? de peur qu’en ayant jeté les fondements, et ne pouvant l’achever, tous ceux qui verront ce bâtiment imparfait ne commencent à se moquer de lui (30), en disant : Cet homme avait commencé à bâtir, mais il n’a pu achever (31). Ou qui est le roi qui, se mettant en campagne, pour combattre un autre roi, ne consulte auparavant, en repos et à loisir, s’il pourra marcher avec dix mille hommes contre un ennemi qui s’avance vers lui avec vingt mille. »

N’est-ce pas insensé de travailler à ce qui ne sera jamais terminé, quoi qu’on fasse ? La mort arrivera toujours avant que l’édifice de la prospérité mondaine soit terminé. Et si tu sais d’avance que, quoi que tu fasses pour lutter avec la mort, ce n’est pas toi, mais elle qui aura le dessus, n’est-il pas indiqué de ne point lutter avec elle et de ne point mettre tout ton cœur dans ce qui périt sûrement, mais de chercher à faire la besogne qui ne peut pas être détruite par l’inévitable trépas ?

(Luc, xii, 22-27). « Puis, s’adressant à ses disciples, il leur dit : Ne vous mettez point en peine où vous trouverez de quoi manger pour conserver votre vie, ni où vous trouverez des habits pour couvrir votre corps (23). La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. Considérez les corbeaux : ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils n’ont ni cellier ni grenier ; cependant Dieu les nourrit. Et combien êtes-vous plus excellents qu’eux (25) ! Mais qui d’entre vous, par tous ses soins, peut ajouter à sa taille la hauteur d’une coudée (26) ? Si donc les moindres choses sont au-dessus de votre pouvoir, pourquoi vous inquiétez-vous des autres (27) ? Considérez les lis, et voyez comme ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous déclare que Salomon, même dans toute sa magnificence, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. »

Quelque peine que vous preniez pour votre nourriture et votre corps, nul ne peut prolonger son âge d’une heure[5]. N’est-il pas inepte de s’inquiéter d’une chose qu’il nous est impossible d’accomplir ?

Vous savez parfaitement que votre vie matérielle finira par la mort, et vous vous donnez du mal pour vous l’assurer par la richesse. La vie ne peut pas être assurée par ce que l’on possède ; considérez que c’est un leurre dont vous vous leurrez vous-mêmes.

Le sens de la vie, dit Jésus, ne gît pas dans ce que nous possédons ou dans ce que nous accumulons, il doit consister dans quelque chose d’autre.

Il dit (Luc, xii, 16-21) : « Il y avait un homme riche dont les terres avaient extraordinairement rapporté ; et il s’entretenait en lui-même de ses pensées : Que ferai-je ? car je n’ai point de lieu où je puisse serrer tout ce que j’ai à recueillir. Voici, dit-il, ce que je ferai : j’abattrai mes greniers et j’en bâtirai de plus grands, et j’y amasserai toute ma récolte et tous mes biens ; et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années, repose-toi, mange, bois, fais bonne chère. Mais Dieu, en même temps dit à cet homme : Insensé que tu es, on va te redemander ton âme cette nuit même ; et pour qui sera ce que tu as amassé ? (21) C’est ce qui arrive à celui qui amasse des trésors pour soi-même, et qui n’est point riche devant Dieu. »

La mort nous menace à chaque instant ; c’est pourquoi, dit Jésus :

(Luc, xii, 35-36-38-39-40) « Que vos reins soient ceints, et ayez dans vos mains des lampes ardentes (35) ; soyez semblables à ceux qui attendent que leur maître retourne des noces, afin que lorsqu’il sera venu et qu’il aura frappé à la porte, ils lui ouvrent aussitôt (36). S’il arrive à la seconde ou à la troisième veille, et qu’il les trouve en cet état, ces serviteurs-là sont heureux (38). Or sachez que si le père de famille était averti de l’heure à laquelle le voleur doit venir, il veillerait sans doute et ne laisserait pas percer sa maison Tenez-vous donc aussi toujours prêts ; parce « que le Fils de l’homme viendra à l’heure où vous ne pensez pas (40). »

La parabole des vierges attendant le fiancé, celle de la consommation du siècle et du jugement dernier, toutes, selon l’avis de tous les commentateurs, ont pour but de nous rappeler la mort qui attend l’homme toujours et à chaque instant.

La mort vous attend à chaque seconde. Votre vie se passe toujours en vue de la mort. Si vous travaillez pour vous seul, pour votre avenir personnel, vous savez bien que ce qui vous attend dans l’avenir, c’est la mort. Et cette mort détruit tout ce que vous contempliez en travaillant. Par conséquent, la vie pour soi ne peut avoir aucun sens. La vie raisonnable doit être différente de celle-là, elle doit avoir en vue un autre objet qu’une pauvre personne humaine. La vie raisonnable doit consister à vivre de façon que la mort ne puisse pas anéantir la vie. (Luc, lxi.) « Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses ; cependant une seule chose est nécessaire. »

Depuis le moment de sa naissance, l’homme est menacé d’un péril inévitable, c’est-à-dire d’une vie dépourvue de sens et d’une mort absurde, s’il ne découvre cette chose nécessaire pour la vraie vie ; or c’est précisément cette seule chose, qui assure la vraie vie, que Jésus révèle aux hommes. Il n’improvise pas, il ne promet rien de par sa puissance divine ; il révèle seulement aux hommes, à côté de cette vie personnelle qui est un leurre, la vérité, qui n’a rien de commun avec les chimères.

Dans la parabole des vignerons (Matthieu, xxi, 33-42), Jésus met en évidence cette cause d’aveuglement chez les hommes, qui leur cache la vérité et qui les pousse à prendre l’apparence de la vie, — leur vie personnelle — pour la vraie vie.

Des hommes, s’étant établis dans le jardin cultivé d’un propriétaire, se figurent qu’ils en sont les maîtres. Et cette illusion devient pour ces hommes la source de toute une série d’actions insensées et cruelles, qui aboutissent à leur exil, à leur exclusion de la vie. C’est ainsi que chacun de nous se figure que la vie est sa propriété personnelle, qu’il y a droit et qu’il peut en jouir comme bon lui semble, sans reconnaître nulle obligation envers qui que ce soit. Et la conséquence inévitable de cette illusion est également pour chacun de nous une série d’actes insensés et cruels suivis de catastrophes et de l’exclusion de la vie. Et comme les vignerons tuent les envoyés et les fils du propriétaire, se figurant que plus ils seront cruels, mieux ils seront garantis, ainsi nous nous figurons qu’à force de cruauté nous trouverons de meilleures garanties.

La sentence inévitable qui frappe les vignerons pour s’être emparés des fruits du jardin, — l’exil, est exactement la même pour les hommes qui s’imaginent que la vie personnelle — est la vraie vie. La mort les expulse de la vie, ils sont remplacés par d’autres ; conséquence de l’erreur qui leur a fait méconnaître le sens de la vie. Comme les vignerons du jardin oublient ou ne veulent pas se rappeler qu’ils ont reçu un jardin entouré d’une muraille et d’un fossé, muni d’un puits ; que quelqu’un a travaillé pour eux et compte sur eux pour travailler à leur tour ; ainsi les gens qui veulent vivre pour eux-mêmes oublient, ou ne veulent pas se rappeler tout ce qui a été fait pour eux pendant leur vie ; ils oublient qu’ils ont par conséquent l’obligation de travailler à leur tour, et que tous les biens de la vie dont ils jouissent sont des fruits qui doivent être partagés avec d’autres.

Cette nouvelle manière d’envisager la vie, cette « Μετάνοια » (repentir) est la pierre angulaire de la doctrine de Jésus, comme il le dit dans cette parabole. D’après sa doctrine, les hommes doivent comprendre et sentir qu’ils sont débiteurs insolvables de quelqu’un, comme les vignerons doivent comprendre et sentir qu’ils sont débiteurs insolvables du propriétaire ; cette dette insolvable est contractée par les générations d’hommes passés, présents et à venir, envers celui qui est le principe de tout. Ils doivent comprendre que chaque heure de leur existence n’est qu’un amortissement de la dette et que tout homme qui, par une vie égoïste, repousse cette obligation se détache du principe de la vie, et par conséquent perd la vie. Chacun doit se rappeler qu’en s’efforçant de conserver sa vie, il perd la vie, ce que Jésus répète bien souvent.

La vraie vie est celle qui ajoute quelque chose au bien accumulé par les générations passées, qui augmente cet héritage dans le présent et le lègue aux générations futures.

Pour être associé à cette vie, l’homme doit en bon fils renoncer à sa volonté personnelle pour observer la volonté du Père, qui a donné la vie au Fils (de l’homme).

(Jean, viii, 35.) « Or, l’esclave ne demeure pas toujours en la maison ; mais le fils y demeure toujours. » — Le fils seulement qui observe la volonté du père a la vie pour toujours, dit Jésus, en exprimant la même idée en d’autres termes. Or, la volonté du père de la vie n’est pas la vie personnelle et égoïste du chacun pour soi, mais la vie filiale, la vie du fils unique animant les hommes ; c’est pourquoi l’homme ne conserve la vie que quand il la considère comme un gage, comme un talent qui lui est confié par le Père pour le mettre en œuvre au profit de tous, c’est-à-dire quand il vit de la vie du fils (de l’homme). (Matthieu, xxv, 14-46) Un maître laisse à chacun de ses esclaves une partie de son bien et les quitte sans rien leur dire. Quoique n’ayant pas reçu d’instructions précises au sujet de l’emploi de son bien, les uns comprennent que le bien est au Maître, qu’il faut l’augmenter et travaillent pour le Maître. Et les esclaves qui ont travaillé au bien du Maître deviennent les associés du Maître ; quant à ceux qui n’ont pas travaillé, ils sont dépouillés de ce qu’ils ont reçu.

La vie du fils (de l’homme) est donnée à tous les hommes, et il ne leur a pas été dit pourquoi elle leur est donnée. Les uns comprennent que la vie n’est pas une propriété particulière, mais un don qui doit servir à vivre de la vie du fils (de l’homme) — et c’est ainsi qu’ils vivent : d’autres, feignant de ne pas comprendre le but de la vie, ne travaillent pas à cette vie commune. Et les hommes qui travaillent à la vie se réunissent à la source de la vie, ceux qui ne travaillent pas la perdent. Jésus dit (31 à 46) en quoi consiste le service du fils de l’homme et quelle est la récompense du service. Le fils de l’homme parlera, selon l’expression de Jésus, comme un roi : « Venez, bien-aimés de mon Père, héritez de son royaume parce que vous m’avez donné à boire et à manger, parce que vous m’avez vêtu et consolé, car je suis le même en vous et en chacun, de ces moindres dont vous avez eu pitié, pour lesquels vous avez été charitables. Vous n’avez pas vécu de la vie personnelle, mais de la vie du fils (de l’homme), c’est pourquoi vous avez la vie éternelle.

D’après tous les Évangiles, Jésus n’enseigne que cette vie éternelle. Et quelque étrange que cela paraisse, Jésus, qui est ressuscité en personne et qui a promis la résurrection générale, — Jésus, non seulement n’a jamais rien dit pour affirmer la résurrection individuelle et l’immortalité individuelle d’outre-tombe, mais au contraire chaque fois qu’il rencontrait cette superstition introduite à cette époque dans le Talmud et dont il n’y a pas de trace chez les prophètes hébreux, — il ne manquait jamais de la renier.

Les Pharisiens et les Sadducéens avaient des polémiques au sujet de la résurrection des morts. Les Phar isiens croyaient à la résurrection des morts, aux anges, aux esprits (Actes, xxiii, 8) et les Sadducéens n’y croyaient pas. En quoi consistait ce différend ? On l’ignore, mais il est certain que c’était un des sujets de polémique sur quelques-unes de ces questions secondaires de la doctrine hébraïque dont un grand nombre se discutaient dans les synagogues. Et Jésus non seulement ne reconnaît jamais la résurrection, mais la nie chaque fois qu’il rencontre cette idée.

Quand les Sadducéens demandent à Jésus, supposant qu’Il partage les idées des Pharisiens sur la résurrection auquel des sept appartiendra la femme de sept frères, il réfute avec clarté et précision cette conception de la résurrection individuelle, en disant, qu’au sujet de la résurrection, ils sont dans l’erreur, qu’ils ne comprennent ni les Écritures ni en quoi consiste la toute-puissance de Dieu.

Ceux qui sont dignes de ressusciter, dit-il, demeurent comme des anges, qui sont dans les cieux. (Marc, xiii 21-24), et au sujet des morts : « Vous savez comment ils ressusciteront, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse ce que Dieu lui dit dans le buisson ardent : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? (Exode, iii, 6). Jésus dit : La résurrection consiste en ce que les morts sont vivants en Dieu. Dieu a dit à Moïse : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Par conséquent, Abraham, Isaac et Jacob ne sont pas morts, mais étaient vivants du temps de Moïse. Pour Dieu, tous ceux qui ont vécu de la vie du fils de l’homme sont vivants.

Jésus affirme une chose : c’est que quiconque vit en Dieu se réunit à Dieu, et il n’admet que cette seule acception de la résurrection.

Quant à sa résurrection personnelle, quelque étrange que cela paraisse à ceux qui n’ont pas approfondi eux-mêmes l’Évangile, Jésus n’en parle jamais nulle part.

Si, comme l’enseignent les théologiens, la base de la foi chrétienne est la résurrection de Jésus-Christ, il semblerait que le moins qu’on ait pu désirer, c’est que Jésus, sachant qu’Il ressusciterait et qu’en cela consisterait le dogme principal de la foi en Lui, en ait parlé au moins une fois en termes clairs et précis. Eh bien, non seulement Il ne l’a pas dit en termes clairs et précis, mais il n’en a pas du tout parlé, — pas une fois, pas une seule, d’après nos Évangiles canoniques.

La doctrine de Jésus consiste à élever le fils de l’homme, c’est-à-dire à lui permettre de se reconnaître fils de Dieu. Dans sa propre individualité, Jésus personnifie l’homme qui a reconnu sa filialité envers Dieu. Selon Matth., xvi, 13-20, Il demande à ses disciples ce que disent les hommes de lui — fils de l’homme ? Ses disciples répondent qu’ils le prennent pour saint Jean miraculeusement ressuscité ou pour un prophète ; d’autres, pour Élie descendu du Ciel. Et vous, pour qui me prenez-vous ? demande-t-il. Et Pierre, qui a compris Jésus comme il se comprenait lui-même, répond : Tu es le Messie, fils du Dieu vivant. Et Jésus dit : Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais notre Père qui est aux Cieux, c’est-à-dire : tu as compris cela, non pas parce que tu as ajouté foi aux explications humaines, mais parce que, te sentant fils de Dieu, tu m’as compris. Et après avoir expliqué à Pierre que la vraie foi est basée sur le sentiment de filialité envers Dieu, Jésus dit aux autres disciples de ne pas divulguer d’avance que lui Jésus est le Messie. Et après cela, Jésus ajoute : que quoiqu’on dût le tourmenter et le mettre à mort, lui, c’est-à-dire sa doctrine serait rétablie et triomphante de tout. Et ces mots-là sont interprétés comme la prophétie de sa résurrection.

Jean, ii, 19-22 ; Matth., xii, 40 ; Luc, xi, 30 ; Matth. xvi, 21 ; Marc, viii, 31 ; Luc, ix, 22 ; Matth, xvii, 23 ; Marc, ix, 31 ; Matth., xx, 19 ; Marc, x, 34 ; Luc, xviii, 33 ; Matth., xxvi, 32 ; Marc, xiv, 25.

Voilà les quatorze passages que l’on interprète comme prophéties de Jésus sur sa résurrection. Dans trois de ces passages, il est question du séjour de Jonas dans le ventre de la baleine ; dans un autre, du rétablissement du temple. Dans les dix autres se trouve l’idée que le fils de l’homme ne peut pas être anéanti ; mais il n’y a pas un mot sur la résurrection de Jésus.

Dans tous ces passages, le mot résurrection ne se trouve même pas dans l’original. Demandez de les traduire à des gens qui ignorent les commentaires théologiques, mais qui connaissent le grec, et jamais personne ne les traduira comme ils sont traduits. Dans l’original, nous rencontrons deux mots différents auxquels on donne la signification de ressusciter : ἀνιστῆμι et ἐγειρῶ : l’un de ces mots veut dire « rétablir, » l’autre « éveiller, se lever, s’éveiller. » Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent jamais, dans aucun cas, signifier « ressusciter.» Pour se convaincre que ni les mots grecs ni le mot hébreu « koum », qui leur correspond, ne peuvent signifier ressusciter, il suffit de confronter les passages de l’Évangile où ces mots sont employés, et ils le sont très fréquemment, et on verra que, pas une seule fois, ils ne sont traduits par le mot « ressusciter. » Le mot « voskresnovit » « auferstehn » « ressusciter » n’existe en grec ni en hébreu, parce que la conception qui correspond à ce mot n’existait pas. Pour exprimer en grec ou en hébreu l’idée de la résurrection, il faut employer une périphrase, il faut dire « s’est levé, ou s’est réveillé d’entre les morts. » Ainsi, Matth., xiv, 2, où il est question d’Hérode, qui croyait que Jean-Baptiste était ressuscité, nous lisons « réveillé d’entre les morts, » αὐτὸς ἠγέρθη ἀπὸ τῶν νεκρῶν. Pareillement chez Luc, xvi, 31, dans la parabole de Lazare où il est dit que, quand même quelqu’un serait ressuscité, on ne croirait pas à un ressuscité, — nous lisons la périphrase « si quelqu’un d’entre les morts se levait » ἐάν τις ἐκ νεκρῶν ἀναστῇ. Mais, dans les passages où les mots « d’entre les morts » ne sont pas ajoutés aux mots « s’est levé » ou s’est « réveillé, » ces derniers mots ne peuvent jamais signifier ressusciter. Quand Jésus parle de lui-même, il n’emploie pas une seule fois les mots « d’entre les morts » dans tous les passages que l’on cite à l’appui de l’affirmation que Jésus aurait prédit sa résurrection.

Notre conception de la résurrection est à tel point étrangère à l’idée des Hébreux sur la vie, qu’on ne peut même pas se figurer comment Jésus aurait pu leur parler de résurrection et d’une vie éternelle, individuelle, qui serait le partage de chaque homme. L’idée de la vie future éternelle ne nous vient ni de la doctrine judaïque ni de celle de Jésus. Elle nous vient d’autre part. Quelque étrange que cela paraisse, on ne peut s’empêcher de dire que la croyance à une vie future est une conception très basse et très grossière, fondée sur une idée confuse de la ressemblance du sommeil et de la mort, idée commune à tous les peuples sauvages.

La doctrine hébraïque (et à plus forte raison la doctrine chrétienne) était de beaucoup au-dessus de cette conception. Mais nous sommes tellement certains que cette superstition est quelque chose de très élevé, que nous la citons précisément comme preuve de la supériorité de notre doctrine sur celle des Chinois ou des Hindous, par exemple, qui n’y croient pas. Ce ne sont pas uniquement les théologiens qui font ce raisonnement, mais aussi les libres penseurs, les historiens érudits des religions — Tiele, Max Muller et d’autres. Dans leur classification des religions, ils mettent au premier rang celles qui partagent la superstition de la résurrection et les déclarent bien supérieures à celles qui ne la partagent pas. Le libre penseur Schopenhauer appelle carrément la religion hébraïque la plus vile de toutes parce qu’on n’y trouve pas de vestige de cette croyance. Le mot, pas plus que l’idée, n’existait en effet dans la religion judaïque. La vie éternelle se traduit en hébreu : « haïée-oïlom ». « Oïlom » veut dire l’infini ; ce qui est permanent dans les limites du temps ; Oïlom veut dire aussi monde, « cosmos ». La vie universelle et à plus forte raison la vie éternelle, haïée-oïlom, est, selon la doctrine judaïque, la propriété de Dieu seul. Dieu est le Dieu de la vie, le Dieu vivant. L’homme, selon l’idée hébraïque, est toujours mortel. Dieu seul est toujours vivant. Dans le Pentateuque, l’expression « vie éternelle » se rencontre deux fois : une fois dans le Deutéronome et une fois dans la Genèse. Dans le Deuteronome, Dieu dit (chap. xxxii, 39-40) : « Sachez donc que c’est moi qui suis Dieu et qu’il n’y a pas de Dieu près de moi ; je fais vivre et je fais mourir, je blesse et je guéris ; nul ne saurait se soustraire à ma main, car je lève ma main jusqu’au ciel et je dis : Je vis éternellement. » Dans la Genèse (ch. iii, 22), Dieu dit : « Voici, l’homme a mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal, et il est devenu comme nous comme l’un de nous. S’il tendait maintenant sa main (et prenait de l’arbre) de la vie et en mangeait, il vivrait éternellement. » Ces deux seuls cas de l’emploi du terme « vie éternelle » dans tout l’Ancien Testament (à l’exception encore d’un chapitre du livre apocryphe de Daniel) déterminent clairement la conception hébraïque de la vie de l’homme et de la vie éternelle. La vie en elle-même, selon les Hébreux, est éternelle, elle l’est en Dieu ; mais l’homme est toujours mortel, telle est sa nature.

Selon la doctrine judaïque, l’homme en tant qu’homme est mortel. Il n’a la vie que dans ce sens qu’elle passe d’une génération à une autre, et se perpétue dans un peuple. D’après la doctrine judaïque, la faculté de la vie est dans le peuple. Quand Dieu dit : « Vous vivrez et ne mourrez point », il adresse ces paroles au peuple. La vie que Dieu a soufflée dans l’homme pour chaque être humain séparément ; cette vie se perpétue de génération en génération, si les hommes remplissent l’alliance avec Dieu, c’est-à-dire les conditions posées par Dieu.

Après avoir formulé toutes les lois et avoir dit que ces lois ne sont pas au ciel, mais dans leurs cœurs, Moïse dit (Deutéronome, xxx, 15) : « Voici, je mets aujourd’hui devant vous la vie et le bien, la mort et le mal, je vous adjure aujourd’hui d’aimer l’Éternel, de marcher dans ses voies et d’observer ses commandements. »

« Afin que vous viviez » et verset 19 : « Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre. Voici, j’ai mis devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisissez la vie, afin que vous viviez vous et votre postérité pour aimer l’Éternel, pour obéir à sa voix et pour s’attacher à lui, car de là dépendent la vie et la prolongation de la vie. »

La différence principale qu’il y a entre notre conception de la vie humaine et celle des Juifs consiste en ce que, d’après nos idées, notre vie mortelle, qui se transmet de génération en génération, n’est pas la vraie vie, mais une vie déchue, gâtée temporairement par une cause quelconque ; selon les Juifs, au contraire, cette vie est la vraie, le bien suprême donné à l’homme à condition qu’il observe la volonté de Dieu. À notre point de vue, la transmission de cette vie déchue de génération en génération est la transmission d’une malédiction ; au point de vue juif, c’est le bien suprême auquel l’homme peut prétendre, à la condition qu’il accomplira la volonté de Dieu.

C’est précisément sur cette conception de la vie que Jésus fonde sa doctrine de la vie véritable ou éternelle, qu’il oppose à la vie personnelle et mortelle.

« Lisez avec soin les Écritures ; dit Jésus aux Juifs (Jean, v, 39), parce que vous croyez y trouver la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi. »

« Le jeune homme demande à Jésus (Matth., xix) : Comment entrer dans la vie éternelle ? Jésus, en réponse à la question sur la vie éternelle, lui dit : « Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements » (il ne dit pas la vie éternelle, mais simplement la vie). Il répond la même chose au scribe : « Faites cela, et vous vivrez » (Luc, x, 28), et de nouveau il dit : « Vous vivrez » tout court, sans ajouter « éternellement ». Jésus détermine dans les deux cas ce qu’il faut entendre par les mots « vie éternelle » ; chaque fois qu’Il en fait usage, il dit aux Juifs exactement ce qui est si souvent formulé dans leur loi, savoir : Que l’accomplissement de la volonté de Dieu est la vie éternelle.

Jésus enseigne comme contraste de la vie temporaire, isolée, personnelle, — la vie éternelle, que Dieu promet à Israël, selon le Deutéronome, avec cette différence que, selon les idées des Juifs, la vie éternelle se perpétue seulement dans le peuple élu d’Israël et que, pour posséder cette vie, il faut observer les lois exceptionnelles données par Dieu à Israël, tandis que, selon la doctrine de Jésus, la vie éternelle se perpétue dans le « Fils de l’homme », et, pour la conserver, il faut pratiquer les commandements de Jésus qui résument la volonté de Dieu pour toute l’humanité.

Jésus oppose à la vie personnelle, non pas la vie d’outre-tombe, mais la vie commune qui se fond avec la vie présente, passée et future de toute l’humanité.

Selon la doctrine hébraïque, on ne pouvait sauver sa vie personnelle de la mort qu’en accomplissant la volonté de Dieu formulée dans la loi mosaïque. À cette condition, seulement, la vie des Juifs ne périssait pas, mais passait d’une génération à l’autre, dans le peuple élu de Dieu.

Selon la doctrine de Jésus, on sauve sa vie personnelle de la mort, également en accomplissant la volonté de Dieu formulée dans les commandements de Jésus. À cette condition, seulement, la vie personnelle ne périt pas, mais devient éternelle et immuable dans l’union avec le Fils de l’homme. La différence apparaît en ceci, que le culte rendu au Dieu de Moïse était le culte d’un peuple pour son Dieu, tandis que le culte rendu au Père de Jésus-Christ est le culte du Dieu de l’humanité entière. La perpétuité de la vie dans la postérité d’un peuple était douteuse, parce que le peuple lui-même pouvait disparaître et aussi parce que cette perpétuité dépendait de la postérité selon la chair. La perpétuité de la vie, selon la doctrine de Jésus, est indubitable, parce que la vie, selon sa doctrine, est propre à toute l’humanité, au Fils (de l’homme) qui vit suivant la volonté de Dieu.

Admettons que les paroles de Jésus sur le jugement dernier, la fin du siècle et d’autres paroles de l’Évangile de saint Jean aient le sens d’une promesse de la vie d’outre-tombe pour les âmes des hommes enterrés ; il n’en est pas moins indubitable que son enseignement sur la lumière de la vie, sur le règne de Dieu, a pour nous le même sens que pour ses auditeurs de jadis, c’est-à-dire que la seule vraie vie, c’est la vie du Fils de l’homme, conforme à la volonté du Père de la vie. Cela est d’autant plus facile à admettre que la doctrine de la vraie vie, conforme à la volonté du Père de la vie, contient la conception de l’immortalité de la vie d’outre-tombe.

Peut-être est-il plus juste de penser que l’homme, après cette vie mondaine, employée à satisfaire ses volontés personnelles, entrera tout de même en possession d’une vie éternelle, personnelle, dans le paradis où il goûtera toutes les jouissances imaginables ; mais croire qu’il en est ainsi, tâcher de se persuader que, pour nos bonnes actions, nous serons récompensés par la félicité éternelle, que nos mauvaises actions entraîneront pour nous d’éternels tourments ; croire tout cela ne contribue pas à faciliter la compréhension de la doctrine de Jésus, bien au contraire ; cela lui enlève sa base principale.

Toute la doctrine de Jésus consiste à enseigner le renoncement à la vie personnelle, qui est une chimère et à faire rentrer cette vie personnelle dans la vie commune de toute l’humanité, dans la vie du Fils de l’homme. Or la doctrine de l’immortalité individuelle de l’âme, non seulement ne pousse pas à renoncer à la vie personnelle, mais au contraire affirme l’individualité à tout jamais.

D’après les idées des Juifs, des Chinois, des Hindous, et de tous les hommes qui ne croient pas au dogme de la déchéance et de la rédemption, la vie est la vie telle qu’elle est. L’homme vit, s’unit à une femme, engendre des enfants, les élève, vieillit et meurt. Ses enfants grandissent ; ils continuent sa vie, qui passe ainsi sans interruption d’une génération à une autre, dans le monde : les pierres, les métaux, la terre, les plantes, les animaux, les astres. La vie est la vie, et il faut en profiter de son mieux.

Vivre pour soi seul de la vie animale n’est point raisonnable. Aussi les hommes, depuis qu’ils existent, cherchent-ils des buts d’existence en dehors d’eux-mêmes ; ils vivent pour leurs enfants, pour leur famille, pour le peuple, pour l’humanité, pour tout ce qui ne meurt pas avec la vie personnelle.

Au contraire, selon la doctrine des Églises, la vie humaine, ce bien suprême que nous possédons, est représentée comme une petite partie de cette autre vie dont nous sommes privés pour un temps.

Notre vie, d’après nos idées, n’est pas la vie telle que Dieu voulait nous la donner, telle qu’elle nous était due. Notre vie est une vie dégénérée, mauvaise, déchue, rien qu’un échantillon de la vie, une mauvaise plaisanterie par rapport à la vraie vie, celle qui dans notre imagination nous était due. D’après nos idées, la tâche principale de notre vie ne consiste pas à vivre cette vie mortelle conformément à la volonté du dispensateur de la vie, ou à la rendre éternelle dans les générations comme chez les Hébreux, ou à l’identifier à la volonté de Dieu comme l’enseigne Jésus ; non, elle consiste à croire qu’après cette vie, qui n’est pas la véritable, commencera la vraie vie.

Jésus ne parle pas de cette vie chimérique qui, soi-disant, nous était due, et que Dieu ne nous donna pas, on n’a jamais su pourquoi. La théorie de la déchéance d’Adam, de la vie éternelle en paradis, et de l’âme immortelle soufflée par Dieu à Adam était inconnue à Jésus-Christ ; il n’en a pas parlé et n’a jamais fait la moindre allusion à son existence.

Jésus parle de la vie telle qu’elle est, telle qu’elle sera toujours pour les hommes ; nous parlons d’une vie que nous nous sommes figurée et qui n’a jamais existé. Comment donc comprendrions-nous la doctrine de Jésus ?

Jésus ne pouvait pas supposer un aussi singulier tour d’esprit chez ses disciples. Il suppose que tous les hommes comprennent que l’anéantissement de la vie personnelle est inévitable, et il leur révèle une vie impérissable. Il offre le vrai bien à ceux qui souffrent ; mais, à ceux qui se croient certains de posséder plus que ne donne Jésus, sa doctrine ne peut rien donner. Comment réussirai-je à persuader à un homme de travailler, en lui garantissant pour cela la nourriture et les vêtements, quand cet homme est persuadé qu’il est déjà millionnaire ? Évidemment il ne tiendra aucun compte de mes exhortations. C’est exactement le cas avec la doctrine de Jésus. Pourquoi irais-je travailler pour gagner mon pain, quand je puis être riche sans cela ? Pourquoi me donnerais-je la peine de vivre cette vie selon la volonté de Dieu, quand je suis sûr de ma vie personnelle pour l’éternité ?

Jésus-Christ a sauvé les hommes en tant qu’il est la seconde personne de la Trinité, qu’il est Dieu et qu’il s’est fait homme ; qu’il s’est chargé du péché d’Adam et de ceux de tous les hommes ; qu’il a racheté les péchés de l’humanité devant la première personne de la Trinité et qu’il a institué, pour notre salut, l’Église et les sacrements. En croyant à tout cela, nous sommes sauvés et nous entrons en possession de la vie éternelle et personnelle d’outre-tombe. Mais on ne peut pourtant pas nier qu’il a sauvé et qu’il sauve les hommes en leur démontrant leur perte inévitable, en leur montrant, par ces paroles : « Je suis le chemin, la vie et la vérité », le vrai chemin de la vie, au lieu du faux chemin de la vie personnelle que les hommes suivaient auparavant.

S’il y a des hommes qui doutent de la vie d’outre-tombe et du salut basé sur la rédemption, nul ne peut douter du salut de tous les hommes et de chacun en particulier basé sur l’évidence de l’anéantissement de la vie personnelle et du vrai chemin du salut par l’union de chaque volonté personnelle avec celle du Père. Que chaque homme doué de raison se demande ce qu’est la vie et la mort, et qu’il essaye de donner à la vie et à la mort un autre sens que celui révélé par Jésus.

Toute tentative de donner un sens quelconque à la vie, si elle n’est pas basée sur le renoncement à son égoïsme, si elle n’a pas pour but de servir les hommes, l’humanité — le Fils de l’homme, — est une chimère qui vole en éclats au premier contact de la raison. Que ma vie personnelle me condamne à périr et que ma vie conforme à la volonté du Père soit impérissable, qu’elle seule donne la possibilité du salut, — cela ne peut être mis en doute. C’est bien peu, dira-t-on, en comparaison de ces croyances sublimes dans la vie future ! — C’est peu, mais c’est sûr.

Je suis égaré, avec mes compagnons, dans un ouragan de neige. L’un d’eux m’assure, et cela lui paraît vrai qu’il aperçoit là-bas des feux — et un hameau ; mais ce n’est qu’un mirage qui nous trompe tous les deux ; nous voudrions les voir ces feux, et nous sommes déjà maintes fois allés vers eux, sans jamais les trouver. Un autre s’enfonce résolument dans la neige ; — il cherche, il trouve le chemin et nous crie : N’allez pas vers ces feux, ils sont dans vos yeux ; ou que vous alliez, vous ne pourrez que vous égarer et vous perdre ; — voici le chemin ferme, je le sens sous mes pieds, nous serons en sûreté. C’est bien peu, trouvons-nous. Quand nous avions confiance dans ces feux qui s’allumaient dans nos yeux trompés, il y avait là, tout près, un hameau, un abri chaud, le repos, la délivrance, et maintenant on ne nous propose rien que la route. — Eh bien, si nous continuons à marcher vers les feux imaginaires, nous serons gelés ; au contraire, si nous suivons la route, nous arriverons sûrement à bon port.

Ainsi donc, que faut-il que je fasse si je suis seul à comprendre la doctrine de Jésus et que seul je lui aie donné toute ma foi au milieu de gens qui ne la comprennent ni ne la pratiquent ?

Que dois-je faire ? Vivre comme tout le monde ou vivre suivant la doctrine de Jésus. J’ai compris la doctrine de Jésus dans ses commandements, et je vois que la mise en pratique de ces commandements me donne le bonheur à moi et à tous les hommes. J’ai compris que l’accomplissement de ces commandements est la volonté de Dieu, cet être qui est la source de ma vie.

J’ai compris de plus que, quoi que je fasse, je mourrai bêtement après une existence absurde, avec tout ce qui m’entoure, si je ne pratique pas cette volonté du Père et que l’unique chance de salut est encore dans l’accomplissement de cette volonté.

En faisant comme tout le monde, j’agis, sans aucune espèce de doute, contrairement au bien de tous les hommes, contrairement surtout à la volonté du Père de la vie ; — je me prive, pour sûr, de l’unique possibilité d’améliorer ma situation désespérée. En suivant la doctrine de Jésus, je continue l’œuvre commune des hommes qui ont vécu avant moi ; je contribue au bien de mes contemporains et de ceux qui vivront après moi, je fais ce que me demande celui auquel je dois la vie, je fais la seule chose qui puisse me sauver.

Le cirque de Berditchef[6] est en flammes. On se bouscule et on étouffe devant la seule issue — une porte qui s’ouvre en dedans. Soudain, du milieu de la foule, retentit la voix d’un sauveur : « Faites place, retirez-vous de devant la porte, plus vous vous presserez contre la porte, moins il y aura d’espoir de salut. Faites place, vous trouverez une issue et vous serez sauvés. »

Que je sois seul, ou que nous soyons plusieurs à prêter l’oreille et à croire à ces paroles, cela est indifférent ; mais, du moment où j’ai entendu et cru, que puis-je faire si ce n’est de me retirer de la porte et d’appeler tout le monde, — de rendre tout le monde attentif à la voix du Sauveur ? Qu’on m’étouffe, qu’on me foule aux pieds, qu’on me tue, malgré tout, le salut pour moi est de faire la seule chose qui m’ouvre une issue. Et je ne puis pas ne pas la faire. Un sauveur doit être un sauveur, c’est-à-dire véritablement sauver. Et le salut de Jésus est vraiment le salut. Il paraît, il donne sa doctrine et l’humanité est sauvée.

Le cirque peut brûler en une heure et les hommes qui s’y trouvent n’auront peut-être pas le temps de se sauver. Mais le monde brûle déjà depuis dix-huit cents ans ; il brûle depuis que Jésus a dit : « J’ai fait descendre le feu sur le monde, » et comme je souffre jusqu’à ce qu’il s’enflamme — et il continuera à brûler — jusqu’à ce que l’humanité soit sauvée. Ce feu n’a-t-il pas embrasé le monde pour que les hommes aient la félicité du salut ?

Ayant compris cela, je compris et je crus que Jésus est non seulement le Messie, c’est-à-dire l’Oint, le Christ, mais qu’en vérité, il est le Sauveur du monde.

Je sais qu’il n’y a pas d’autre porte que Lui, ni pour moi, ni pour tous ceux qui se tourmentent avec moi dans cette vie. Je sais que, pour moi comme pour tous, il n’y a pas d’autre salut que l’accomplissement des commandements de Jésus, qui donnent à toute l’humanité la plus grande somme de biens que je puisse concevoir.

Aurai-je plus de difficultés à endurer, mourrai-je plus tôt en suivant la doctrine de Jésus ? — Cela ne m’effraye pas. Cela peut paraître effrayant à quiconque ne voit pas le néant et l’absurdité de sa vie personnelle isolée, et qui croit qu’il ne mourra pas. Mais je sais que ma vie, au point de vue de mon bonheur individuel, pris séparément, est le plus grand non-sens, et que cette existence stupide finira par ma mort tout aussi stupide. C’est pourquoi je ne puis rien craindre. Je mourrai comme tout le monde, tout comme ceux qui n’observent point la doctrine de Jésus ; mais ma vie et ma mort auront un sens pour moi et pour tous. Ma vie et ma mort auront servi au salut et à la vie de tous, et c’est précisément ce qu’enseignait Jésus.

IX

Que tout le monde pratique la doctrine de Jésus et ce sera le règne de Dieu sur la terre ; que je la pratique moi seul, et je ferai ce qu’il y a de mieux pour tous et pour moi-même. Il n’y a pas de salut en dehors de l’accomplissement de la doctrine de Jésus.

Mais où puiser la foi pour la pratiquer, la suivre sans cesse et ne jamais y faillir ? Je crois, Seigneur, — viens au secours de mon incrédulité.

Les disciples demandaient à Jésus de raffermir leur foi. « Je veux faire le bien et je fais le mal, » dit l’apôtre Paul.

Il est difficile de se sauver, — voilà ce que l’on pense et ce que l’on dit généralement.

Un homme se noie et appelle au secours. On lui tend une corde, qui seule peut le sauver, et l’homme qui se noie dira : raffermissez en moi la croyance que cette corde sera mon salut. Je crois que cette corde me sauvera, mais venez en aide à mon incrédulité.

Que veut dire cela ? Si un homme ne saisit pas ce qui doit le sauver, cela veut dire évidemment que cet homme ne comprend pas sa situation.

Comment se peut-il qu’un chrétien qui fait profession de croire à la divinité de Jésus et de sa doctrine, quel que soit le sens qu’il lui attribue, dise qu’il veut croire et qu’il ne le peut pas ? Dieu en personne, descendu sur la terre a dit : le feu, les tourments, les ténèbres éternels vous attendent, et voici votre salut : ma doctrine qu’il faut accomplir. Il n’est pas possible qu’un pareil chrétien ne croie pas au salut qu’on lui offre, qu’il n’en profite pas et qu’il répète : « Viens au secours de mon incrédulité. » Pour qu’un homme puisse dire cela, il faut non seulement qu’il ne croie pas à sa perdition, mais il faut encore qu’il soit certain de ne pas périr.

Des enfants sont tombés d’une barque dans l’eau. Pendant un instant leurs habits et leurs faibles mouvements les maintiennent à la surface du courant et ils ne se doutent pas du danger. De la barque qui s’éloigne on leur jette une corde. On leur crie qu’ils vont périr, on les exhorte à saisir la corde (les paraboles de la femme qui a trouvé un centime, du berger qui a retrouvé une brebis, du festin, du fils prodigue, ne parlent que de cela), mais les enfants ne croient pas ; ils ne croient pas, non pas à la corde ; ils ne croient pas qu’ils vont périr.

Quelques enfants frivoles comme eux leur ont assuré qu’ils peuvent continuer à se baigner gaiement, même quand la barque se sera éloignée. Les enfants ne croient pas que bientôt leurs habits seront trempés, leurs petits bras épuisés, qu’ils s’enfonceront, suffoqueront et se noieront. C’est à cela qu’ils ne croient pas et c’est pour cela seulement qu’ils ne croient pas à la corde de salut.

Comme ces enfants tombés à l’eau ne saisissent pas la corde qu’on leur tend, persuadés qu’ils ne périront pas, ainsi les hommes qui croient à la résurrection des âmes ne pratiquent pas les commandements de Jésus-Christ, leur Dieu, persuadés de même qu’ils ne périront pas. Ils ne croient pas à ce qui est certain, uniquement parce qu’ils croient à ce qui ne l’est pas.

C’est à cause de cela qu’ils s’écrient : « Mon Dieu, raffermissez-nous dans la foi que nous ne périrons pas. » — Cela n’est pas possible. Pour qu’ils aient foi qu’ils ne périront pas, il faut qu’ils cessent de faire ce qui les mène à leur perte, et qu’ils commencent à faire ce qui les sauvera, — il faut qu’ils saisissent la corde de salut. Or, c’est ce qu’ils ne veulent pas faire, ils veulent se persuader qu’ils ne périront pas quoiqu’ils voient périr, sous leurs yeux, leurs camarades l’un après l’autre. C’est précisément ce désir de se persuader de ce qui n’est pas qu’ils appellent la foi. Il est bien clair qu’ils n’en ont jamais suffisamment et qu’ils voudraient en avoir davantage.

Quand je compris la doctrine de Jésus, alors seulement je compris que ce que ces enfants appellent la foi n’est pas la foi et que c’est précisément cette foi que l’apôtre Jacques dénonce dans son Épître[7].

« Chap. ii, 14. « Mes frères, dit Jacques, que servira-t-il à quelqu’un de croire qu’il a la foi, s’il n’a point les œuvres ? La foi pourra-t-elle le sauver ? (15) Si un de vos frères ou une de vos sœurs n’ont point de quoi se vêtir, et qu’ils manquent de ce qui leur est nécessaire chaque jour pour vivre ; et que quelqu’un d’entre vous leur dise : allez en paix, je vous souhaite de quoi vous garantir du froid et de quoi manger, sans leur donner néanmoins ce qui est nécessaire à leur corps ; à quoi leur serviront vos paroles ? (17) Ainsi la foi qui n’a point les œuvres est morte en elle-même. On pourra donc dire à celui-là : vous avez la foi et moi j’ai les œuvres ; montrez-moi votre foi qui est sans œuvres, et moi je vous montrerai ma foi par mes œuvres. Vous croyez qu’il n’y a qu’un Dieu : vous faites bien ; mais les démons le croient aussi, et ils tremblent. Mais voulez-vous savoir, ô homme vain, que la foi qui est sans les œuvres est morte ? Notre père Abraham ne fut-il pas justifié par les œuvres, lorsqu’il offrit son fils Isaac sur l’autel ? Ne voyez-vous pas que sa foi était jointe à ses œuvres, et que sa foi fut consommée par ses œuvres… (24) Vous voyez donc que c’est par les œuvres que l’homme est justifié, et non pas seulement par la foi… (26) Car, comme le corps est mort lorsqu’il est sans âme, ainsi la foi est morte lorsqu’elle est sans œuvres. »

Jacques dit que l’unique indice de la foi — ce sont les actes qui en découlent, et que par conséquent une foi dont ne découlent pas des actes consiste uniquement en paroles, avec lesquelles on ne peut ni apaiser la faim de qui que ce soit, ni se justifier, ni se sauver. Une foi dont ne découlent pas des actes n’est pas la foi. Ce n’est qu’une disposition à croire à quelque chose, ce n’est qu’une vaine affirmation, sur paroles, que je crois à quelque chose à quoi je ne crois guère en réalité.

D’après la définition de l’apôtre Jacques, la foi est le mobile des actions, et les œuvres sont une manifestation de la foi.

Les Juifs disaient à Jésus (Marc, xv, 32, Matth., xxvii, 42, et Jean, vi, 30) : — « Quel miracle donc faites-vous, afin qu’en le voyant nous vous croyons ? que faites-vous d’extraordinaire ? »

Jésus leur répond que leur désir est vain et qu’on ne peut aucunement les forcer à croire ce qu’ils ne croient pas. Il dit (Luc, xxii, 67) : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas. » (Jean, x, 25, 26) : « Je vous parle et vous ne me croyez pas… Mais pour vous, vous ne me croyez pas, parce que vous n’êtes pas de mes brebis. »

Les Juifs exigent exactement ce qu’exigent les chrétiens élevés par l’Église ; ils demandent quelque signe extérieur qui les fasse croire à la doctrine de Jésus. Jésus leur répond que c’est impossible, et il leur explique pourquoi. Il dit qu’ils ne peuvent pas croire parce qu’ils ne sont pas de ses brebis, c’est-à-dire ne suivent pas le chemin de la vie qu’Il a montré à ses brebis. Il explique (Jean v, 44), où gît la différence entre ses brebis et les autres ; il explique pourquoi les unes croient et les autres non, et quelle est la pierre angulaire de la foi. « Comment pouvez-vous croire, dit-il, vous qui empruntez votre doctrine, δόξα[8], les uns aux autres, mais la doctrine qui vient de Dieu seul, vous ne la cherchiez point. »

Pour croire, dit Jésus, il faut rechercher la doctrine qui vient de Dieu seul. « Celui qui parle de son propre chef cherche (à propager) sa doctrine personnelle, δόξαν, mais celui qui cherche (à propager) la doctrine de celui qui l’a envoyé, celui-là est fidèle à la vérité et il n’y a pas de mensonge en lui. (Jean, vii, 18.)

La doctrine de la vie, δόξα, est le fondement de la foi, et les actes découlent spontanément de la foi. Mais il y a deux doctrines de la vie : Jésus renie l’une et reconnaît l’autre. L’une de ces doctrines, — source de toutes les erreurs — consiste à enseigner que la vie personnelle est quelque chose d’essentiel et de réel appartenant à l’homme. C’est la doctrine qu’a suivie et que suit encore la majorité des hommes, celle qui inspire les diverses croyances des hommes du monde ainsi que tous leurs actes. L’autre doctrine est celle qui a été enseignée par tous les prophètes et par Jésus-Christ, savoir : que notre vie personnelle n’acquiert un sens que par l’accomplissement de la volonté de Dieu.

Si un homme confesse une doctrine qui met en relief la vie propre et personnelle, il considérera que son bien personnel est la chose du monde la plus importante et il considérera comme le vrai bien : la richesse, les honneurs, la gloire, la volupté ; il aura une foi correspondante à son inclination et ses actes seront toujours conformes à sa foi.

Si un homme confesse une doctrine différente, s’il fait consister la vie uniquement dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, ainsi que le faisait Abraham et ainsi que l’enseignait et le faisait Jésus, sa foi découlera de ses principes et ses actes y seront conformes.

C’est pourquoi ceux qui croient que la vie personnelle est le vrai bien ne peuvent avoir foi dans la doctrine de Jésus. Tous leurs efforts pour en faire leur foi resteront toujours vains. Pour y croire, il faut qu’ils changent leur manière d’envisager la vie. Tant qu’ils ne la changeront pas, leurs actes coïncideront toujours avec leur foi, et non avec leurs intentions et leurs paroles.

Chez ceux qui demandaient à Jésus des miracles comme chez les croyants de nos jours, on peut rencontrer le désir de croire à la doctrine de Jésus-Christ, mais ce désir ne peut se réaliser dans leur vie, quels que soient leurs efforts pour y réussir. Ils auront beau prier, communier, faire de la bienfaisance, bâtir des églises, convertir les autres, ils ne pourront suivre l’exemple de Jésus parce que leurs actes découlent d’une foi basée sur une tout autre doctrine que celle qu’ils confessent. Ils ne pourraient offrir en sacrifice un fils unique comme le fit Abraham, tandis qu’Abraham ne pouvait même pas avoir d’hésitation sur la question de savoir s’il offrirait ou non son fils en sacrifice à Dieu, à ce Dieu qui seul constituerait pour lui le sens et le vrai bien de la vie : de même Jésus et ses disciples ne pouvaient pas ne pas donner leur vie pour les autres parce que cela seul constituait à leurs yeux le sens et le bien de leur vie. C’est précisément dans cette incapacité de comprendre ce qui forme la substance de la foi, que se trouve l’explication de cet étrange état moral des hommes qui, tout en reconnaissant qu’on doit vivre suivant la doctrine de Jésus, s’efforcent cependant de vivre contrairement à cette doctrine, c’est-à-dire conformément à leur croyance que la vie personnelle est le souverain bien.

La base de la foi, c’est le sens qu’on prête à la vie et qui détermine ce que l’on y estime important et bon, ou peu important et mauvais. La foi même, c’est l’appréciation du bien et du mal. Si aujourd’hui les hommes qui ont une foi basée sur leurs propres doctrines ne réussissent aucunement à la mettre d’accord avec la foi qui découle de la doctrine de Jésus, il en était de même autrefois pour les disciples. Ce malentendu apparaît fréquemment dans l’Évangile en termes clairs et tranchants. Les disciples de Jésus lui demandent à plusieurs reprises de raffermir leur foi dans ses paroles. (Matth., xx, 20-28, et Marc, x, 35-48.) Selon ces deux Évangiles, après ce mot si terrible pour chaque homme qui croit à la vie personnelle et qui fait consister son bien dans les richesses de ce monde, après les mots : « Le riche n’entrera pas dans le royaume de Dieu », et après ces paroles encore plus terribles pour les hommes qui croient seulement à la vie personnelle : « Celui qui ne renoncera pas à tout, jusqu’à sa vie, pour la doctrine de Jésus ne pourra pas se sauver, » Pierre demande : Quelle récompense aurons-nous, nous qui t’avons suivi après avoir renoncé à tout ? Puis, Jacques et Jean, et selon l’Évangile de Matthieu, leur mère, Lui demandent de faire en sorte qu’ils prennent place à ses côtés quand il sera dans sa gloire. Ils demandent que Jésus raffermisse leur foi par la promesse de récompenses. À la question de Pierre, Jésus répond par une parabole (Matthieu, xx, 1-16) ; à la question de Jacques, il réplique : Vous ne savez pas vous-mêmes ce que vous voulez, c’est-à-dire vous demandez l’impossible. Vous ne comprenez pas la doctrine. La doctrine est dans le renoncement à la vie personnelle et vous demandez la gloire personnelle, — une récompense personnelle. Vous pouvez boire la coupe que je bois (vivre comme je vis), mais pour ce qui est de vous asseoir à ma droite et à ma gauche, cela m’est impossible. Et à ce propos Jésus ajoute : Ce n’est que dans la vie mondaine que les grands de ce monde profitent et jouissent de la gloire et de la puissance personnelles ; mais vous, mes disciples, vous devez savoir que le vrai sens de la vie humaine ne se trouve pas dans le bonheur personnel, mais dans le fait de servir chacun et de s’humilier devant chacun : L’homme n’est pas venu au monde pour être servi, mais pour servir et donner sa vie personnelle comme la rançon de plusieurs. En réponse à l’exigence de ses disciples, qui lui révèlent leur inaptitude à comprendre sa doctrine, Jésus ne commande pas d’avoir foi, c’est-à-dire de modifier l’idée qu’ils se font des biens et des maux qui découlent de leur doctrine (Il sait que c’est impossible), mais Il leur explique le sens de la vie qui est la base de la foi, c’est-à-dire Il leur enseigne le vrai discernement du bien et du mal, de l’important et du secondaire.

À la question de Pierre : « Que recevrons-nous, — quelle récompense aurons-nous pour nos sacrifices ? » Jésus répond principalement par la parabole des ouvriers loués, du xxe chapitre de Matthieu, qui commence par ces mots : le royaume des cieux est semblable à un père de famille, etc. ; Jésus explique à Pierre qu’il ne comprend pas la doctrine et que c’est la cause de son manque de foi. Jésus dit : la rémunération proportionnée au travail n’a d’importance qu’au point de vue de la vie personnelle. La foi dans la récompense pour le travail, en proportion du travail, découle de la doctrine de la vie personnelle.

Cette foi est basée sur la présomption de je ne sais quels droits que nous nous figurons avoir ; mais l’homme n’a droit à rien, il n’a que des obligations pour le bien qu’il a reçu, c’est pourquoi il ne peut compter avec personne. Alors même qu’il donnerait toute sa vie, il ne rendrait pas tout ce qu’il a reçu, c’est pourquoi le Seigneur ne peut pas être injuste pour lui. Mais si l’homme fait valoir ses droits sur sa vie, s’il compte avec le Principe de tout, dont il tient la vie, il ne prouve par là qu’une chose, — c’est qu’il ne comprend pas le sens de la vie. Les hommes, après avoir reçu un bienfait, exigent encore autre chose. Les ouvriers de la parabole se tenaient au marché oisifs, malheureux, — ils ne vivaient pas. Un Seigneur les prend et leur donne le bonheur suprême de la vie, — le travail.

Ils acceptent le bienfait du Seigneur et puis ils sont mécontents, parce qu’ils n’ont pas nettement conscience de leur situation. Ils sont venus travailler avec leur fausse doctrine de droit au travail et à la vie, par conséquent, avec l’idée de la rémunération qui leur est due pour leur travail. Ils ne comprennent pas que ce travail est le bien suprême qu’ils ont reçu gratis et pour lequel ils doivent s’efforcer de se montrer reconnaissants, et non pas exiger un payement. C’est pourquoi les hommes qui ont des idées à l’envers sur la vie, comme ces ouvriers, ne peuvent pas avoir la foi véritable.

La parole du Maître et de son ouvrier, qui revient des champs, dite en réponse à la prière des disciples de raffermir et d’augmenter leur foi, précise encore plus nettement quelle est la base de la foi enseignée par Jésus.

(Luc, xvii, 5, 10). Aux paroles de Jésus que le bien c’est de pardonner à son frère, non pas une fois, mais sept fois soixante-dix fois, — les disciples, épouvantés de la difficulté d’observer cette règle, objectent : … qu’il faut avoir la foi pour pratiquer cela ; raffermis donc et augmente en nous la foi, disent-ils, comme précédemment ils demandaient : Que recevrons-nous pour cela ? Maintenant ils tiennent exactement le langage des soi-disant chrétiens : Je veux croire, mais je ne puis ; raffermissez en nous la foi que nous serons sauvés. Ils disent : fais en sorte que nous croyions, — c’est ce que disaient les Juifs à Jésus, en lui demandant des miracles. — Par des miracles, ou par des promesses de récompense, fais en sorte que nous ayons foi dans notre salut ! »

Les disciples disent ce que nous disons nous-mêmes : Ah ! combien il serait agréable de pouvoir vivre de notre vie égoïste, et de croire encore en même temps qu’il vaudrait beaucoup mieux pour nous, pratiquer la doctrine de Dieu. C’est là une attitude qui nous conviendrait ; mais elle est contraire au sens de la doctrine de Jésus, et nous nous étonnons ensuite de ne pouvoir aucunement avoir la foi. Comment Jésus dissipe-t-il ce malentendu ?

Par une parabole dans laquelle il montre ce que c’est que la vraie foi. La foi ne peut provenir de la confiance en ses paroles ; la foi provient uniquement de la conscience de notre situation. La foi est basée uniquement sur la conscience raisonnée de ce qu’on a de mieux à faire dans une situation donnée. Il démontre qu’on ne peut pas éveiller cette foi dans les autres par des promesses de récompense ou des menaces de punition ; que cette foi-là ne sera qu’une confiance très faible, qui croulera à la première épreuve, mais que la foi qui déplace les montagnes, — celle que rien ne saurait ébranler, se fonde sur la conscience de notre perte inévitable si nous ne profitons pas du salut qui nous est offert.

Pour avoir la foi, il ne faut compter sur aucune promesse de récompense. Il faut comprendre que l’unique moyen d’échapper à l’inévitable naufrage de la vie, c’est la vie conforme à la volonté du Maître. Quiconque aura compris cela ne cherchera plus à se raffermir dans sa foi, mais travaillera à son salut sans avoir besoin d’aucune exhortation.

À la demande des disciples de raffermir en eux la foi, Jésus dit : « Quand le propriétaire revient des champs avec l’ouvrier, il ne lui commande pas de dîner aussitôt, mais il lui ordonne de pourvoir au bétail et de le servir lui, le maître, et alors seulement l’ouvrier se met à table et dîne. L’ouvrier fait tout cela et ne considère pas comme lésé, il ne se vante pas de ses travaux, et ne demande ni reconnaissance ni récompense, car il sait que cela doit être ainsi et qu’il ne fait que ce qu’il doit, que c’est la condition inévitable de son existence et en même temps le vrai bien de sa vie. Ainsi, dit Jésus, quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, comptez que vous n’avez fait que ce que vous deviez faire. Quiconque a compris sa position à l’égard du Maître comprendra qu’il n’a la vie que tant qu’il obéit à la volonté du Maître, il saura en quoi consiste son bien et il aura cette foi pour laquelle l’impossible n’existe pas. Voilà la foi qu’enseigne Jésus. La foi, selon la doctrine de Jésus, est basée sur la conscience parfaite du vrai sens de la vie.

La base de la foi selon la doctrine de Jésus, c’est la lumière (Jean, i, 9-12). « Celui-là était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point connu. Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu. Mais il a donné, à tous ceux qui l’ont reçu, le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ; à ceux qui croient en son nom (essence), il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Jean, iii, 19, 21 : Et le sujet de cette condamnation est que la lumière est venue dans le monde et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises.

Car quiconque fait le mal hait la lumière et ne s’approche point de la lumière de peur que ses œuvres ne soient condamnées. Mais celui qui fait ce que la vérité lui prescrit s’approche de la lumière, afin que ses œuvres soient découvertes, parce qu’elles sont faites en Dieu.

Pour celui qui a compris la doctrine de Jésus, il ne peut pas être question de raffermissement de la foi. La foi selon la doctrine de Jésus est basée sur la lumière de la vérité ; Jésus ne fait jamais appel à la foi à sa personne, il faisait appel à la foi à la vérité.

Jean, viii, 40 : Il dit aux Juifs : ... Vous cherchez à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai apprise de Dieu (v. 46) : « Qui de vous me convaincra d’aucun péché ? Si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? » Jean, xviii, 37. Il dit : « ... Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité ; quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. »

Jean, xiv, 6 : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » « Le Pere, dit-il aux disciples dans le même chapitre, verset 16, vous donnera un autre consolateur, afin qu’il demeure éternellement avec vous. » 17. Ce consolateur, « l’Esprit de Vérité que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le voit point et ne le connaît point. Mais pour vous, vous le connaîtrez, parce qu’il demeurera avec vous et qu’il sera en vous. »

Il dit en un mot que sa doctrine tout entière est la vérité — et que Lui-même est la vérité.

La doctrine de Jésus-Christ est la doctrine de la vérité. C’est pourquoi la foi en Christ n’est pas la croyance en un système sur la personne de Jésus, mais la connaissance de la vérité. On ne peut persuader personne de croire à la doctrine du Christ, on ne peut stimuler personne par aucune promesse à la pratiquer. Quiconque comprend la doctrine du Christ aura foi en Lui, parce que cette doctrine est la vérité. Et quiconque connait la vérité, indispensable à son bonheur, ne peut pas ne pas y croire ; c’est pourquoi un homme qui a compris qu’il se noie ne peut pas ne pas saisir la corde du salut. Aussi la question : Comment faire pour croire ? est une question qui témoigne que l’on n’a pas compris la doctrine de Jésus-Christ.

X

Nous disons : « Il est difficile de vivre selon la doctrine de Jésus ! » Et comment ne le serait-ce pas, quand nous nous dissimulons soigneusement notre véritable siuation par toute l’organisation de notre vie, quand nous nous évertuons à nous persuader que notre situation n’est pas du tout telle qu’elle est, mais qu’elle est autre ? Nous appelons cela la foi, nous en faisons quelque chose de sacré et nous tâchons d’attirer les hommes par tous les moyens à cette foi frelatée, — par menaces, la flatterie, le mensonge, l’action sur les sens. Dans cet entêtement à nous confier à ce qui est contraire au bon sens et à la raison, nous arrivons à un tel degré d’aberration, que nous prenons pour un indice de la vérité l’absurdité même de l’objet pour lequel nous sollicitons la confiance des hommes. Ne s’est-il pas trouvé un chrétien qui a dit : « Credo quia absurdum » et d’autres chrétiens qui répètent cela avec enthousiasme, supposant que l’absurde est le meilleur moyen d’enseigner aux hommes la vérité. Il n’y a pas longtemps, — un homme d’esprit et de beaucoup d’érudition me dit, en causant avec moi, que la doctrine chrétienne n’a pas d’importance comme règle morale de la vie. Tout cela se trouve, me dit-il, chez les stoïciens, chez les brahmines, dans le Talmud. La substance de la doctrine chrétienne n’est pas là, mais dans la doctrine théosophique formulée dans les dogmes.

C’est-à-dire : ce qui m’est cher dans la doctrine chrétienne, ce n’est pas ce qu’elle contient d’éternel et d’humanitaire, d’indispensable à la vie raisonnable ; ce qui m’est cher et important dans le christianisme, c’est ce qui est impossible à comprendre — donc inutile — ce au nom de quoi des milliers d’hommes ont été tués.

Nous nous sommes formé une fausse conception de notre vie et de la vie universelle basée uniquement sur notre méchanceté et nos passions personnelles, et nous considérons notre foi dans cette fausse conception, que nous rattachons extérieurement à la doctrine de Jésus, comme ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire pour la vie. Sans cette foi dans ce qui est un mensonge, soutenu par des hommes pendant des siècles, cette fausse conception de notre vie ainsi que la vérité de la doctrine de Jésus auraient été mises à nu depuis longtemps.

C’est terrible à dire, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église qui a poussé dessus n’avaient jamais existé, — ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine raisonnable qui enseigne le vrai bien de la vie. Les doctrines morales des prophètes du monde entier n’auraient pas été lettre close pour eux. Ils auraient eu leurs petits docteurs de la vérité, et ils leur auraient donné leur confiance. Aujourd’hui, toute la vérité est révélée et cette vérité a tellement épouvanté ceux dont les œuvres étaient méchantes qu’ils l’ont déguisée en mensonge et que les hommes ont perdu confiance dans la vérité. Dans notre société européenne, les paroles de Jésus : Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité, et quiconque est enfant de la vérité entend ma parole, ont été depuis longtemps écartées par la réponse de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Ces paroles, citées comme une amère, et profonde ironie contre un Romain, nous les avons prises au sérieux et nous en avons fait un article de foi.

Dans notre monde tous les hommes vivent, non seulement sans vérité, non seulement sans le moindre désir de la connaître, mais avec la ferme conviction qu’entre toutes les occupations oiseuses, la plus oiseuse est la recherche de la vérité qui règle la vie humaine.

La doctrine qui règle la vie — ce qui chez tous les peuples — jusqu’à nos sociétés européennes était toujours considéré comme la chose la plus importante, ce dont Jésus disait : « une seule chose est nécessaire, » — c’est là précisément ce que nous dédaignons. Une institution appelée l’Église à laquelle personne, même ceux qui en font partie, ne croit plus depuis longtemps, — s’en occupe seule.

L’unique fenêtre par où pénètre la lumière vers laquelle se dirigent les regards de tous ceux qui réfléchissent et souffrent — est obstruée. Aux questions : Que suis-je, que dois-je faire ? ne pourrai-je pas alléger mon fardeau selon la doctrine de ce Dieu qui, d’après vos propres paroles, est venu nous sauver ? — on répond : Remplis les prescriptions des autorités et crois à l’Église. Mais pourquoi donc la vie est-elle pleine de maux ? demande une voix désespérée : pourquoi tout ce mal ? ne puis-je pas m’abstenir d’y participer ? Se peut-il qu’il soit impossible d’alléger tous ces maux qui pèsent sur moi ? On repond que c’est impossible. Ton désir de vivre bien et d’aider les autres à faire de même — n’est qu’orgueil — tentation ! Une chose est possible — te sauver, sauver ton âme pour la vie future. Et si tu ne veux pas prendre part à notre vie misérable — tu n’as qu’à en sortir. Cette voie est ouverte à chacun, — dit la doctrine de l’Église, mais sache qu’en choisissant cette voie, tu dois ne plus prendre part à la vie du monde, mais cesser de vivre et te suicider petit à petit. Il n’y a que deux voies, nous disent nos maîtres : croire et obéir aux puissances, prendre notre part du mal que nous avons organisé, ou bien quitter le monde ; nous enfermer dans un couvent, nous priver de sommeil et de nourriture, ou bien pourrir sur un pilier, comme le Stylite ; se coucher et se redresser en faisant des saluts à la messe, sans jamais rien faire pour les hommes, ou déclarer la doctrine de Jésus impossible à pratiquer ; accepter l’iniquité de la vie sanctionnée par l’Église, ou bien enfin renoncer à la vie, ce qui équivaut à un lent suicide.

Quelque surprenante que paraisse à quiconque a compris la doctrine de Jésus l’erreur en vertu de laquelle on affirme qu’elle est excellente, mais impossible à pratiquer, — il est une erreur encore plus surprenante, c’est celle en vertu de laquelle on affirme qu’un homme qui veut pratiquer cette doctrine, non en paroles, mais en réalité, doit se retirer du monde.

Cette erreur, qu’il vaut mieux pour un homme s’éloigner du monde que s’exposer aux tentations, est une ancienne erreur depuis longtemps connue des Hébreux, complètement étrangère pourtant non seulement à l’esprit du christianisme, mais même au judaïsme. C’est contre cette erreur qu’a été écrite, longtemps encore avant Jésus, cette histoire charmante et d’une sagesse profonde du prophète Jonas, que Jésus aimait tant à citer. L’idée de la narration est la même depuis le commencement jusqu’à la fin : Jonas, le prophète, veut rester seul juste et vertueux et il s’éloigne des hommes pervers. Mais Dieu lui signifie qu’en sa qualité de prophète il doit communiquer aux hommes égarés sa connaissance de la vérité, c’est pourquoi il doit non pas fuir ces hommes, mais vivre en communion avec eux. Jonas est dégoûté de la dépravation des habitants de Ninive et les fuit, mais Jonas a beau fuir sa vocation, Dieu le ramène par l’entremise de la baleine, chez les Ninivites et la volonté de Dieu s’accomplit, c’est-à-dire que les Ninivites reçoivent par Jonas la loi de Dieu, — et leur vie s’améliore. Non seulement Jonas ne se réjouit pas d’être l’instrument de la volonté de Dieu, mais il boude, il jalouse Dieu à l’égard des Ninivites, il aurait voulu être seul raisonnable et bon. Il s’éloigne dans le désert, s’apitoie sur son sort et adresse des reproches à Dieu. Et alors Jonas voit pousser en une nuit une plante de citrouille qui le garantit du soleil, et la nuit suivante un ver ronge cette plante. Jonas adresse des reproches encore plus amers à Dieu parce que la citrouille qui lui était si chère a péri. Alors Dieu lui dit : Tu regrettes la citrouille que tu appelles tienne, elle a poussé et péri en une nuit, et moi n’aurais-je pas pitié d’un immense peuple qui périssait en vivant comme les bêtes, sans savoir distinguer sa droite de sa gauche ? Ta connaissance de la vérité n’était nécessaire que pour que tu la transmettes à ceux qui ne la possédaient pas.

Jésus connaissait cette narration et la citait souvent ; mais nous trouvons en outre dans les Évangiles le récit d’après lequel Jésus, après son entrevue avec Jean qui s’était retiré au désert, fut sujet à céder à la même tentation avant de commencer sa prédication ; comment il fut conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable (le mensonge) et comment il triompha des mensonges et revint en Galilée ; comment dès lors, n’évitant pas les hommes les plus dépravés, il passa sa vie au milieu des péagers, des pharisiens et des pécheurs leur enseignant la vérité[9].

D’après la doctrine de l’Église même, Jésus Homme-Dieu nous a donné l’exemple de la vie.

Toute sa vie — celle qui nous est connue — Jésus la passe dans la mêlée de la vie avec des péagers, des Madeleines, à Jérusalem avec les pharisiens. Les commandements principaux de Jésus sont : l’amour du prochain et la propagation de la doctrine. L’un et l’autre exigent une communion constante avec le monde. Et tout à coup on en tire la déduction que, selon la doctrine de Jésus, il faut s’éloigner de tout le monde, n’avoir affaire à personne — devenir stylite. Il s’ensuit que, pour imiter Jésus, il faut faire tout le contraire de ce qu’il a enseigné et de ce qu’il a fait.

La doctrine de Jésus, d’après les explications de l’Église, s’offre aux gens du monde et aux moines, non comme une règle de la vie — qui la rend meilleure pour soi-même et pour les autres, mais comme une doctrine qui enseigne à quoi doivent croire les hommes du monde pour que, tout en vivant mal, ils puissent tout de même se sauver dans l’autre vie ; pour les moines, c’est la science de se rendre l’existence encore plus dure qu’elle ne l’est.

Mais Jésus n’enseigne pas cela. Jésus enseigne la vérité, et si la vérité métaphysique est la vérité, elle restera telle dans la pratique. Si la vie en Dieu est la seule vraie vie, bienheureuse en elle-même, elle l’est aussi ici-bas, malgré tous les hasards de la vie.

Si la vie ici-bas, organisée d’après la doctrine de Jésus, ne réalisait pas la vie bienheureuse, sa doctrine ne serait pas la vérité.

Jésus n’invite pas à passer du mieux au pis, — au contraire — du pis au mieux. Il a pitié des hommes qui lui paraissent comme des brebis éperdues périssant sans berger. Il leur promet un berger et un bon pâturage. Il dit que ses disciples seront persécutés pour sa doctrine et qu’ils doivent endurer et supporter les persécutions du monde avec fermeté. Mais Il ne dit pas qu’en suivant sa doctrine ils souffriront plus qu’en suivant la doctrine du monde ; au contraire, il dit que ceux qui suivront la doctrine du monde seront malheureux, et ceux qui suivront sa doctrine seront bienheureux.

Jésus n’enseigne pas le salut par la foi en l’ascétisme, c’est-à-dire par des chimères, ou bien par des tortures volontaires, mais il enseigne la vie qui, tout en nous sauvant du néant de la vie personnelle, nous donne dans ce monde moins de souffrances et plus de joies que la vie personnelle.

Jésus, en proclamant sa doctrine, dit aux hommes qu’en la pratiquant même au milieu de ceux qui ne pratiquent pas, ils n’en seront pas plus malheureux, mais au contraire bien plus heureux que ceux qui ne la pratiquent pas. Jésus dit qu’il y a un calcul mondain infaillible, c’est ne pas avoir souci de la vie mondaine.

(Marc, x, 28-31). Pierre dit à Jésus : Voici, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi (Matth., xix, 27), qu’en sera-t-il pour nous ? (Marc, x, 29). Jésus répond : Je vous le dis en vérité, il n’est personne qui, ayant quitté à cause de moi, et à cause de l’Évangile, sa maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son frère, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses terres ne reçoive au centuple, présentement, dans ce siècle-ci, au milieu des persécutions, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants et des terres et dans le siècle à venir la vie éternelle. (Luc, v, 10-11, xviii, 28-30.)

Jésus déclare, il est vrai, que ceux qui le suivront doivent s’attendre à être persécutés par ceux qui ne le suivront pas, mais Il ne dit pas que ses disciples resteront en perte pour cela. Au contraire, Il dit que ses disciples auront ici, dans ce monde, plus de joies que ceux qui ne le suivront pas.

Que Jésus le dise et le pense, c’est hors de doute, vu la clarté de ses paroles à ce sujet, vu le sens de toute sa doctrine, vu toute son existence, ainsi que celle de ses disciples. Mais est-ce bien vrai ?

En approfondissant abstraitement la question de savoir laquelle des deux situations sera la meilleure : celle des disciples de Jésus ou celle des disciples du monde, on ne peut pas ne pas voir que la situation des disciples de Jésus doit être meilleure, uniquement parce que les disciples de Jésus, en faisant le bien à tout le monde, n’éveilleront pas la haine des hommes. Les disciples de Jésus, ne faisant de mal à personne, ne peuvent être persécutés que par les méchants ; les disciples du monde, au contraire, doivent être persécutés par tous, vu que la loi des disciples du monde est la loi de la lutte, c’est-à-dire de la persécution mutuelle. Quant aux souffrances accidentelles, elles sont les mêmes pour les uns comme pour les autres, avec cette différence que les disciples de Jésus y seront préparés, et que les disciples du monde emploieront toutes les forces de leur âme à les éviter, et encore, que les disciples de Jésus, en souffrant, sentiront que leurs souffrances sont utiles au monde et que les disciples du monde ne sauront pas pourquoi ils souffrent. En raisonnant abstraitement, la situation des disciples de Jésus doit être plus avantageuse que la situation des disciples du monde. Mais en est-il ainsi en réalité ?

Pour vérifier cela, que chacun se souvienne de tous les moments pénibles de sa vie, de toutes les souffrances physiques et morales qu’il a endurées et qu’il endure, et qu’il se demande au nom de quoi il a enduré toutes ces calamités. Est-ce au nom de la doctrine du monde ou de celle de Jésus ? Que tout homme sincère se souvienne bien de toute sa vie et il s’apercevra que jamais, pas une seule fois, il n’a souffert en pratiquant la doctrine de Jésus ; la majeure partie des malheurs de sa vie sont provenus uniquement de ce que, contrairement à son inclination, il a suivi la doctrine du monde qui l’attirait.

Dans ma vie exceptionnellement heureuse au point de vue mondain, je puis compter une telle quantité de souffrances endurées au nom de la doctrine du monde, qu’elles suffiraient à tel ou tel martyr de la doctrine de Jésus. Tous les moments les plus pénibles de ma vie, à commencer par les orgies et les duels d’étudiants, les guerres, les maladies et les conditions anormales et insupportables dans lesquelles je vis maintenant, tout cela n’est que martyre subi au nom de la doctrine du monde. Oui, je parle de ma vie exceptionnellement heureuse au point de vue du monde. Et combien de martyrs ont souffert et qui souffrent en ce moment, pour la doctrine du monde, des souffrances qu’il me serait difficile d’énumérer !

Nous ne voyons pas ce que présente de difficultés et de dangers la pratique de la doctrine du monde, uniquement parce que nous sommes persuadés que cela ne peut être autrement.

Nous nous sommes persuadés que toutes ces calamités que nous nous infligeons nous-mêmes sont les conditions inévitables de notre vie, et nous ne pouvons comprendre que Jésus enseigne précisément comment il faut faire pour nous en débarrasser et rendre notre vie heureuse.

Pour être en mesure de répondre à la question : laquelle des deux conditions est la plus heureuse ? il faut que nous puissions nous débarrasser, ne fût-ce qu’en idée, de cette fausse manière de voir, etc., jeter, sans arrière-pensée, un coup d’œil sur nous-mêmes et autour de nous.

Traversez la foule de nos grandes villes et observez ces figures hâves, maladives et bouleversées ; souvenez-vous de votre existence et de celle de tous les gens dont l’histoire vous est connue ; souvenez-vous de toutes ces morts violentes, de ces suicides dont vous avez entendu parler et demandez-vous : au nom de quoi toutes ces souffrances, ces morts, ces désespoirs qui mènent au suicide ? Et vous verrez, quelque étrange que cela vous paraisse d’abord, que les neuf dixièmes des souffrances humaines sont supportées par les hommes au nom de la doctrine du monde, que toutes ces souffrances sont inutiles et auraient pu ne pas exister, que la majorité des hommes sont des martyrs de la doctrine du monde.

Dernièrement, par une journée pluvieuse d’automne, je passais en tramway par le marché dit de la Tour de Soukhares, à Moscou ; sur un parcours d’une demi-verste la voiture fendait une foule compacte qui aussitôt reformait ses rangs. Depuis le matin jusqu’au soir, ces milliers d’hommes, dont la grande majorité est affamée et déguenillée, piétinent dans la boue, s’injuriant, se haïssant et se filoutant les uns les autres. Il en est ainsi sur tous les marchés de Moscou. La soirée, ces gens-là la passeront dans des cabarets et des tripots ; la nuit, dans leurs bouges et leurs taudis.

Réfléchissez à la vie de tous ces hommes, à la situation qu’ils ont abandonnée pour choisir celle dans laquelle ils se sont placés eux-mêmes ; réfléchissez à ce travail sans trêve qui pèse sur ces gens, hommes et femmes, et vous verrez que ce sont de vrais martyrs.

Tous ces gens ont abandonné leur maison., leur champ, leurs parents, leurs pères, souvent leurs femmes et leurs enfants ; ils ont renoncé à tout ce qui constitue la vie elle-même, et ils sont venus dans les villes pour acquérir ce qui, selon la doctrine du monde, passe pour indispensable à chacun d’eux. Et tous ces gens, ces malheureux que l’on compte par dizaine de milliers dorment dans des abris de nuit et subsistent d’eau-de-vie et d’aliments pourris.

À commencer par les ouvriers des fabriques, les cochers de fiacre, les couturières, les lorettes jusqu’aux riches marchands et aux ministres avec leurs femmes, — tous endurent l’existence la plus pénible et la plus anormale sans avoir pu acquérir ce qui passe pour indispensable à chacun d’eux, selon la doctrine du monde.

Cherchez parmi ces hommes et trouvez, depuis le gueux jusqu’au richard, un homme qui se contente de ce qu’il gagne pour se procurer tout ce qu’il considère indispensable selon la doctrine du monde, et vous verrez que vous n’en trouverez pas un sur mille. Chacun s’épuise à vouloir acquérir ce qui lui est inutile, mais ce qui est exigé selon la doctrine du monde et ce qu’il se sent malheureux de ne pas posséder, et à peine s’est-il procuré cet objet qu’il lui en faut un autre, puis encore un autre et ainsi dure sans fin ce travail de Sisyphe, qui détruit la vie des hommes. Prenez l’échelle des fortunes depuis les individus qui ont à dépenser par an 300 roubles jusqu’à ceux qui en ont 50,000 et rarement vous trouverez quelqu’un qui ne s’épuise et ne plie sous l’effort fait pour gagner 400 roubles s’il en a 300, 500 s’il en a 400 et ainsi de suite à l’infini.

Et il n’y en a pas un seul qui, possédant 500 roubles, adopte volontiers le genre de vie de celui qui en a 400. Lorsque ce fait se rencontre, on s’aperçoit qu’il a pour cause non le désir de se faciliter l’existence, mais d’amasser de l’argent et de le mettre en sûreté. Chacun veut encore et encore alourdir le fardeau de son existence, — déjà assez lourd, et livrer son âme, sans réserve, tout entière, à la doctrine du monde. Aujourd’hui, on s’achète un pardessus et des galoches, demain une montre avec chaîne, après-demain on s’installe dans un appartement avec ottomane et lampe de bronze, puis on achète des tapis et des robes en velours, puis une maison, des trotteurs, des tableaux, des dorures, et puis on tombe malade, surmené par un travail excessif — et on meurt. Un autre continue la même tâche et donne sa vie en sacrifice à ce même Moloch ; — il meurt sans savoir lui-même pourquoi il a vécu de la sorte.

Mais peut-être cette existence a-t-elle de l’attrait par elle-même ?

Comparons-la avec ce que les hommes ont toujours appelé le bonheur et vous verrez qu’elle est hideuse. En effet, quelles sont les conditions principales du bonheur terrestre — celles contre lesquelles personne ne fera d’objection ?

Une des premieres conditions de bonheur généralement admises par tout le monde est une existence qui ne rompe pas le lien de l’homme avec la nature, c’est-à-dire une vie où l’on jouit du ciel, du soleil, de l’air pur, de la terre couverte de végétaux et peuplée d’animaux. De tout temps les hommes ont considéré comme un grand malheur d’être privés de tout cela. Voyez donc ce qu’est l’existence des hommes qui vivent selon la doctrine du monde. Plus ils ont réussi, suivant la doctrine du monde, plus ils sont privés de ces conditions de bonheur. Plus leur succès mondain est grand, moins ils jouissent de la lumière du soleil, des champs, des bois, de la vue des animaux domestiques et sauvages. Beaucoup d’entre eux — les femmes presque toutes, arrivent à la vieillesse n’ayant vu que deux ou trois fois dans leur vie le lever du soleil — la matinée et jamais les champs et les forêts autrement que du fond de leur calèche ou de leur wagon ; jamais elles n’ont rien planté ni semé, jamais elles n’ont élevé ni une vache, ni un cheval, ni un poulet, et elles n’ont pas la moindre idée de la façon dont naissent, grandissent et vivent les animaux.

Ces gens ne voient que des tissus, des pierres, des bois façonnés par le travail des hommes et encore non pas à la lueur du soleil, mais sous un éclairage artificiel ; ils n’entendent que le bruit des machines, des équipages, des canons, le son des instruments de musique ; ils respirent des parfums distillés et la fumée du tabac ; ils mangent, grâce à la faiblesse de leurs estomacs et à leur goût depravé, des aliments pour la plupart pesants et faisandés. Leur déplacement d’un endroit à un autre ne change rien à leur situation. Ils voyagent dans des boîtes fermées. À la campagne, à l’étranger où ils se rendent, ils ont toujours sous leurs pieds les mêmes tissus, les mêmes pierres ; les mêmes draperies leur cachant la lumière du soleil, les mêmes valets, cochers et portiers leur interceptent toute communication avec les hommes, la terre, la végétation, les animaux. Quelque part qu’ils aillent, ils sont privés comme des captifs de ces conditions du bonheur. Comme des prisonniers se consolent avec un brin d’herbe qui pousse dans la cour de leur prison, — avec une araignée ou une souris, ainsi ces gens-là se consolent quelquefois avec des plantes d’appartement étiolées, avec un perroquet, un caniche, un singe, que tout de même ils n’élèvent ni ne nourrissent eux-mêmes.

Une autre condition indubitable de bonheur, c’est le travail ; premièrement le travail qu’on a librement choisi et qu’on aime, secondement le travail physique qui procure l’appétit et le sommeil tranquille et profond. Eh bien, ici encore, plus est grande la part de ce prétendu bonheur qui échoit aux hommes selon la doctrine du monde, plus ces hommes sont privés de cette condition de bonheur. Tous les heureux de notre monde — les dignitaires, les richards, sont complètement privés de travail comme les détenus et luttent sans succès avec des maladies provenant de l’absence de travail physique, ainsi qu’avec l’ennui qui les poursuit (je dis sans succès, parce que le travail n’est un plaisir que quand il est nécessaire, et eux n’ont besoin de rien), ou bien ils font un travail qui leur est odieux, comme les banquiers, les procureurs, les gouverneurs, les ministres et leurs femmes qui organisent des soirées, des raouts, et imaginent des toilettes pour eux et leurs enfants (je dis odieux, parce que je n’ai encore jamais rencontré parmi eux personne qui fût content de son travail et qui s’en occupât avec une satisfaction au moins égale à celle du portier qui nettoie la neige devant la maison). Tous ces favoris de la fortune sont ou privés de travail, ou attachés à un travail qu’ils n’aiment pas, c’est-à-dire se trouvent dans la situation des condamnés aux travaux forcés.

La troisième condition indubitable du bonheur — c’est la famille. Eh bien, plus les hommes sont esclaves des succès mondains et moins ce bonheur est leur partage. La majorité sont des libertins qui renoncent sciemment aux joies de la famille et n’en ont que les soucis. S’ils ne sont pas des libertins, leurs enfants ne sont pas une joie pour eux, mais un fardeau, et ils s’en privent eux-mêmes, en s’efforçant par tous les moyens, quelquefois les plus cruels, de rendre leur union inféconde. S’ils ont des enfants, ils se privent de la joie d’être en communion avec eux.

D’après leurs coutumes, ils doivent les confier à des étrangers, la plupart du temps ; au début, à des hommes complètement étrangers à leur nation, puis à des établissements d’instruction publique, de sorte que de la vie de famille ils n’ont que les chagrins — des enfants qui, dès leur jeunesse, deviennent aussi malheureux que leurs parents, et qui, à l’égard de leurs parents, n’ont qu’un sentiment, celui de souhaiter leur mort pour en hériter[10]. Ils ne sont pas enfermés dans une prison, mais les conséquences de leur genre de vie, par rapport à la famille, sont plus douloureuses que la privation de la famille qu’on inflige aux gens enfermés dans les prisons.

La quatrième condition du bonheur, — c’est le commerce libre et affectueux avec les hommes dont le monde est rempli. Eh bien, plus on est haut placé sur l’échelle sociale, plus on est privé de cette condition essentielle du bonheur. Plus on monte et plus le cercle des hommes avec lesquels il est permis d’entretenir des relations se resserre et se rétrécit ; plus on monte et plus le niveau moral et intellectuel des hommes qui forment ce cercle s’abaisse.

Le paysan avec sa femme est libre d’entrer en relation avec chacun, et si un million d’hommes ne veulent avoir rien de commun avec eux, il leur reste 80 millions d’ouvriers comme eux avec lesquels ils peuvent fraterniser depuis Archangel jusqu’à Astrakhan, sans attendre de visite ou de présentation. Pour un employé et sa femme, il y a des centaines d’hommes qui sont ses égaux ; mais les employés supérieurs ne les admettent pas et, à leur tour, ceux-ci excluent leurs inférieurs. Pour un homme du monde opulent et sa femme, il n’existe que quelques dizaines de familles de la société. Le reste leur est étranger. Pour le ministre et le richard et leur famille — il n’y a plus qu’une dizaine de gens aussi riches et aussi importants qu’eux. Pour les empereurs et les rois, le cercle se resserre encore. N’est-ce pas la détention cellulaire, qui n’admet pour le détenu que des relations avec deux ou trois geôliers ?

Enfin, la cinquième condition du bonheur, c’est la santé et une mort sans maladie. Et de nouveau plus un homme a monté les degrés de l’échelle sociale, plus il est privé de cette condition de bonheur.

Prenez un couple de fortune moyenne dans la société et un couple de paysans dans les mêmes conditions et comparez-les ; malgré les privations et le travail accablant dont les paysans sont surchargés, non pas par leur faute, mais grâce à l’injustice du sort qui leur est fait, vous trouverez chez les uns hommes et femmes bien portants, chez les autres hommes et femmes de plus en plus maladifs. Énumérez dans votre mémoire les richards et leurs femmes que vous connaissez et que vous avez connus, et vous verrez que la majorité se compose de malades. Parmi eux, un homme bien portant qui ne se traite pas constamment et périodiquement, en été, est une exception tout aussi rare qu’un malade dans la classe des ouvriers. Tous ces favoris de la fortune commencent par l’onanisme, qui est devenu dans leurs mœurs une condition naturelle du développement. — Ils sont tous « édentés », grisonnants ou chauves à un âge ou l’ouvrier commence à prendre toute sa vigueur. Presque tous sont affligés de maladies de nerfs, de l’estomac ou des parties génitales provenant d’excès de table, d’ivrognerie, de luxure ou de médicamentation perpétuelle ; et ceux qui ne meurent pas jeunes passent la moitié de leur existence à se traiter, à s’injecter de la morphine, et deviennent de malheureux perclus ne pouvant subsister par eux-mêmes et menant une existence de parasites comme ces fourmis qui sont nourries par des esclaves. Dressez une liste de leurs morts : l’un se brûle la cervelle, l’autre tombe en pourriture à la suite de la syphilis ; un vieux se tue à force de prendre des excitants, un jeune en se faisant rosser pour réveiller la volupté ; l’un est rongé par les poux, l’autre par les vers ; ceux-là succombent à force de libations, ceux-ci à force de gloutonnerie, d’autres par abus de morphine ou à la suite d’un avortement artificiel. Les uns après les autres, ils périssent victimes de la doctrine du monde. Et on se presse en foule à leur suite ; comme des martyrs, ils vont au-devant des souffrances et de la perdition.

Une vie après l’autre est jetée sous le char de cette idole ; le char passe en broyant leurs existences, et de nouvelles victimes se précipitent, en masse, sous les roues avec des malédictions, des gémissements et des lamentations !

L’accomplissement de la doctrine de Jésus est difficile ! Jésus dit : « Quiconque veut me suivre, qu’il laisse sa maison, ses champs, ses frères, et qu’il me suive, moi, qui suis Dieu ; et celui-là recevra dans ce monde cent fois plus de maisons, de champs, de frères, et en outre la vie éternelle. » Et personne ne bouge. La doctrine du monde dit : « Abandonne ta maison, ton champ, tes frères ; abandonne la campagne pour une ville pourrie, passe ta vie à travailler comme étuviste, nu, savonnant les dos d’autrui, ou comme apprenti de bazar à compter toute ta vie les kopecks d’autrui dans un sous-sol, ou, en qualité de procureur au tribunal, à rédiger toute ta vie des papiers destinés à empirer le sort des malheureux, ou, comme ministre, à signer perpétuellement à la hâte des circulaires inutiles, ou, à la tête d’une armée, à tuer des hommes toute ta vie ; vis de cette vie hideuse qui se termine toujours par une mort cruelle, et tu ne recevras rien ni dans ce monde ni dans l’autre. » Voilà ce que dit cette doctrine, et tout le monde accourt. Jésus a dit : « Prends ta croix et suis-moi, c’est-à-dire supporte avec soumission le sort qui t’est tombé en partage et obéis-moi, moi qui suis ton Dieu. » Personne ne bouge. Mais que le dernier des hommes galonné, dont la spécialité est de tuer ses semblables, ait la fantaisie de dire : « Prends, non pas ta croix, mais ton havresac et ta carabine, et marche à une mort certaine assaisonnée de toutes sortes de souffrances, » et tout le monde accourt.

Abandonnant famille, parents, femmes, enfants, affublés de costumes grotesques et se plaçant sous les ordres du premier venu d’un rang plus élevé, affamés, transis, éreintés par des marches forcées, ils vont sans savoir où, comme un troupeau de bœufs à la boucherie ; mais ce ne sont pas des bœufs, ce sont des hommes.

Ils se demandent pourquoi et, sans recevoir de réponse, avec le désespoir dans le cœur, ils marchent et meurent de froid, de faim, de maladies contagieuses, jusqu’au moment où on les place à la portée des balles et des boulets en leur commandant de tuer de leur côté des hommes qu’ils ne connaissent pas. Ils tuent et on les tue. Et aucun d’eux ne sait à quelle fin ni pour quelle raison. Un ambitieux quelconque n’a qu’à brandir l’épée en prononçant des paroles ronflantes pour qu’on se précipite en masse à la mort ; et personne ne trouve que c’est difficile. Non seulement les victimes, mais leurs parents ne trouvent pas que cela soit difficile. Eux-mêmes encouragent leurs enfants à le faire. Il leur paraît que non seulement cela doit être ainsi et qu’on ne peut faire autrement, mais encore que c’est admirable et moral.

On pourrait croire que la pratique de la doctrine de Jésus est difficile, effrayante et cruelle, si la pratique de la doctrine du monde était facile, agréable et sans danger. Mais la doctrine du monde est bien plus difficile, plus dangereuse et plus cruelle que la doctrine de Jésus.

Jadis, il y a eu, dit-on, des martyrs pour la cause de Jésus ; mais c’étaient des exceptions. On en compte environ trois cent quatre-vingt mille, — volontaires et involontaires, en dix-huit cents ans ; mais dénombrez les martyrs du monde, — et, pour chaque martyr chrétien, vous trouverez un millier de martyrs de la doctrine du monde dont les souffrances ont été cent fois plus cruelles. Le nombre des victimes de la guerre dans notre siècle seulement s’élève à trente millions d’hommes.

Ce sont là des martyrs de la doctrine du monde qui, s’ils avaient non pas suivi la doctrine de Jésus, mais seulement refusé de suivre la doctrine du monde, auraient évité les souffrances et la mort.

Qu’un homme cesse d’avoir foi dans la doctrine du monde, qu’il ne croie pas indispensable de porter des bottes vernies et une chaîne, d’avoir un salon inutile, de faire toutes les sottises que recommande la doctrine du monde, et il ne connaîtra jamais le travail abrutissant, les souffrances au-dessus de ses forces, — ni les soucis et les efforts perpétuels sans trêve ni repos ; il restera en communion avec la nature, il ne sera privé ni du travail qu’il aime, ni de sa famille, ni de sa santé, et ne périra pas d’une mort cruelle et bête.

Ce n’est pas ce genre de martyr qu’il faut être au nom de la doctrine de Jésus ; ce n’est pas là ce qu’enseigne Jésus. Il enseigne le moyen de mettre un terme aux souffrances que les hommes endurent au nom de la fausse doctrine du monde.

La doctrine de Jésus a un sens métaphysique profond ; elle a un sens humanitaire ; mais elle a aussi un sens des plus simples, des plus clairs, des plus pratiques pour la vie de chaque individu. On peut dire à ce point de vue que Jésus enseigne aux hommes à ne pas faire de sottises.

Voilà le sens de la doctrine de Jésus, le plus simple et le plus accessible à chacun.

Jésus dit : Ne te mets pas en colère, ne considère personne comme au-dessous de toi, — parce que c’est insensé. Si tu te fâches, si tu offenses les gens, — tant pis pour toi. Jésus dit encore : Ne cours pas après les femmes, prends-en une et vis avec elle ; tu t’en trouveras bien. Il dit encore : Ne te lie jamais par des promesses envers personne et pour quoi que ce soit, afin de ne pas être contraint à commettre des sottises ou des crimes. Puis il dit : Ne rends pas le mal pour le mal, de peur que le mal ne fonde sur toi avec une force redoublée, comme le tronc suspendu au-dessus d’un rayon de miel, qui assomme l’ours quand il le repousse. Et enfin, Il dit encore : Ne considère pas les hommes comme des étrangers parce qu’ils demeurent dans un autre pays et qu’ils parlent une langue différente de la tienne. Si tu les regardes comme des ennemis, eux aussi te regarderont comme un ennemi et tu t’en trouveras mal. Ainsi, ne commets pas toutes ces sottises et tu seras plus heureux.

Tout cela est fort beau, dit-on ; mais le monde est ainsi fait que se mettre en opposition avec son organisation est encore plus calamiteux que de vivre d’accord avec elle.

Qu’un homme refuse d’entrer au service militaire, et il sera enfermé dans une forteresse, — peut-être fusillé. Qu’un homme ne se mette pas à l’abri du besoin en n’amassant pas ce qui est nécessaire pour lui et pour sa famille, lui et sa famille mourront de faim. C’est ainsi que raisonnent les gens qui s’efforcent de défendre l’organisation sociale ; mais eux-mêmes ne pensent pas ainsi. Ils disent cela uniquement parce qu’ils ne peuvent pas nier la vérité de la doctrine de Jésus qu’ils professent en paroles, et parce qu’il faut qu’ils se justifient d’une manière quelconque de ne pas la pratiquer. Non seulement ils ne pensent pas ce qu’ils disent, mais ils n’ont jamais le moins du monde réfléchi à ce sujet. Ils ont foi dans la doctrine du monde et allèguent seulement l’excuse qui leur a été enseignée par l’Église ; — que, pour pratiquer la doctrine de Jésus, il faut beaucoup souffrir ; — c’est pourquoi ils n’ont même jamais essayé de pratiquer la doctrine de Jésus.

Nous voyons les innombrables souffrances auxquelles se soumettent les hommes au nom de la doctrine du monde, tandis que des souffrances au nom de la doctrine de Jésus, — nous n’en voyons plus jamais de notre temps. Trente millions d’hommes ont péri dans les guerres, au nom de la doctrine du monde ; des milliards d’êtres ont péri, emportés par l’existence tuante organisée sur les principes de la doctrine du monde ; mais je ne sache pas que, de nos jours, il s’en soit rencontré des millions, des milliers, quelques dizaines ou même un seul qui ait péri d’une mort cruelle, ou qui ait vécu, souffrant la faim et le froid pour la doctrine de Jésus. Ces souffrances ne sont qu’une puérile excuse qui prouve à quel point nous connaissons mal la doctrine de Jésus. Non seulement nous ne la suivons pas ; mais encore nous ne l’avons jamais prise au sérieux. L’Église a pris la peine de nous l’expliquer de telle sorte qu’elle nous apparaît, non pas comme la doctrine de la vie heureuse, mais comme un épouvantail.

Jésus appelle les hommes à une source d’eau qui est là tout près d’eux. Les hommes sont brûlés par la soif ; ils mangent de la pourriture, ils boivent leur sang ; mais leurs docteurs leur ont dit qu’ils périraient s’ils allaient à cette source où les appelle Jésus. Et les hommes les croient ; ils se tourmentent et meurent de soif à deux pas de la source sans oser en approcher. Il suffit d’avoir foi dans les paroles de Jésus, qui dit qu’il a apporté le vrai bien sur la terre ; de croire qu’il peut nous donner à nous, qui sommes brûlés par la soif, une source d’eau vive, et d’aller à cette source, pour s’apercevoir combien l’imposture de l’Église est astucieuse et nos souffrances insensées quand notre salut est si près. Il suffit d’accepter franchement et simplement la doctrine de Jésus pour mettre au jour l’horrible mensonge dans lequel nous vivons tous et chacun en particulier.

Une génération après l’autre s’efforce de trouver la sécurité de son existence dans la violence et de se garantir ainsi la propriété. Nous croyons voir le bonheur de notre vie dans la puissance, la domination et l’abondance des biens. Nous sommes tellement habitués à cela, que la doctrine de Jésus, qui enseigne que le bonheur des hommes ne peut pas dépendre du pouvoir et de la fortune, et que le riche ne peut pas être heureux, nous semble exiger trop de sacrifices. C’est là une erreur. Jésus nous enseigne à ne pas faire ce qui est le pis, mais à faire ce qui est le mieux pour nous, ici-bas, dans cette vie. Poussé par son amour pour les hommes, il leur enseigne l’abrogation des garanties basées sur la violence, et l’abstention de la propriété, tout comme nous enseignons aux gens du peuple, dans leur propre intérêt, à s’abstenir des querelles et de l’intempérance. Il dit qu’en vivant sans se défendre contre la violence et sans avoir de propriété, les hommes vivront plus heureux, et il confirme ses paroles par l’exemple de sa vie. Il dit qu’un homme qui vit suivant sa doctrine doit être prêt à subir à chaque instant la violence des autres ; à mourir de faim et de froid et à ne pas compter sur une seule heure. Voilà ce qui nous paraît exiger une somme par trop grande de sacrifices ; ce n’est pourtant que l’exposé des conditions dans lesquelles l’homme existe et existera toujours.

Un disciple de Jésus doit être préparé à tout, surtout aux souffrances et à la mort. Mais le disciple du monde n’est-il pas dans la même situation ? Nous avons si fort l’habitude de nos chimères, que tout ce que nous faisons pour les soi-disant garanties de notre existence (nos armées, nos forteresses, nos approvisionnements, nos garde-robes, nos traitements médicaux, nos immeubles, notre argent) nous paraît quelque chose de stable, une garantie réelle de notre existence. Nous oublions ce qui arriva à celui qui résolut de bâtir des greniers afin de s’assurer l’abondance pour longtemps ; il mourut dans la nuit. Tout ce que nous faisons pour assurer notre existence ressemble absolument à ce que fait l’autruche quand elle s’arrête et cache sa tête pour ne pas voir comment on va la tuer. Nous faisons pis que l’autruche ; pour établir les garanties douteuses (dont nous-mêmes ne profiterons même pas) d’une vie incertaine dans un avenir qui est incertain, nous compromettons sûrement une vie certaine, dans le présent qui est certain.

L’illusion consiste dans la ferme persuasion que notre existence pourrait être garantie par la lutte avec les autres. Nous sommes tellement habitués à cette chimère des soi-disant garanties de notre existence et de notre propriété, que nous ne remarquons pas tout ce que nous perdons pour les établir. — Nous perdons tout, — toute la vie. Toute la vie est engloutie par le souci des garanties de la vie, par les préparatifs pour la vie, de sorte qu’il ne reste absolument rien de la vie.

Il suffit de se détacher pour un instant de ses habitudes et de jeter un coup d’œil à distance sur notre vie, pour voir que tout ce que nous faisons pour la soi-disant sécurité de notre existence, nous ne le faisons pas du tout pour nous l’assurer, mais uniquement pour oublier dans cette occupation que l’existence n’est jamais assurée et ne peut jamais l’être. Mais c’est peu dire que d’affirmer que nous sommes notre propre dupe, et que nous compromettons notre vie réelle pour une vie imaginaire ; nous détruisons, le plus souvent, dans ces tentatives, cela même que nous voulons assurer. Les Français prennent les armes en 1870 pour garantir leur existence, et cette tentative a pour conséquence la destruction de centaines de milliers de Français ; tous les peuples qui prennent les armes font la même chose. Le richard croit son existence garantie parce qu’il possède de l’argent, et cet argent attire un malfaiteur qui le tue. Le malade imaginaire garantit sa vie par des médicaments, et ces médicaments le tuent lentement ; s’ils ne le tuent pas, ils le privent évidemment de la vie, comme ce paralytique qui s’en était privé pendant trente-cinq ans en attendant l’ange au bord de la piscine. La doctrine de Jésus, qui enseigne qu’il n’est pas possible d’assurer sa vie, mais qu’il faut être prêt à mourir à chaque instant, est indubitablement préférable à la doctrine du monde, qui enseigne qu’il faut assurer sa vie ; préférable, parce que l’impossibilité d’éviter la mort et d’assurer la vie reste exactement la même pour les disciples de Jésus comme pour ceux du monde ; mais la vie elle-même, selon la doctrine de Jésus, n’est plus absorbée par l’occupation oiseuse des soi-disant garanties de l’existence ; elle est affranchie et peut être vouée au seul but qui lui soit propre, le bien pour soi-même et pour les autres. Le disciple de Jésus sera pauvre, oui, c’est-à-dire qu’il jouira toujours de tous les dons que Dieu a prodigués aux hommes. Il ne ruinera pas son existence. Nous avons appelé la pauvreté d’un mot qui est synonyme de calamité, mais, en réalité, est un bonheur, et nous aurons beau l’appeler calamité, elle n’en sera pas moins un bonheur. Être pauvre veut dire : ne pas vivre dans les villes, mais à la campagne ; ne pas rester enfermé dans ses chambres, mais travailler dans les bois, aux champs, avoir la jouissance du soleil, du ciel, de la terre, des animaux ; ne pas se creuser la tête à inventer ce qu’on mangera pour éveiller l’appétit, à quels exercices on se livrera pour avoir de bonnes digestions. Être pauvre, c’est avoir faim trois fois par jour, s’endormir sans passer des heures entières à se retourner sur ses oreillers en proie à l’insomnie, avoir des enfants et ne pas s’en séparer, être en relation avec chacun, et, ce qui est essentiel, ne jamais rien faire de ce qui vous déplaît, et ne pas craindre ce qui vous attend. Le pauvre sera malade et souffrant, il mourra comme le reste (à en juger par les malades et les mourants de la classe pauvre), — moins péniblement que les riches ; mais il vivra plus heureusement, sans aucun doute. Être pauvre, c’est précisément ce qu’enseignait Jésus, c’est la condition sans laquelle on ne peut entrer dans le royaume de Dieu ni être heureux ici-bas.

Mais personne ne vous nourrira et vous mourrez de faim, réplique-t-on. — À cette objection, Jésus a répondu par une courte sentence (cette sentence est commentée de façon à justifier l’oisiveté du clergé) (Matth. x, 10 ; Luc, x, 7).

Il dit : « Ne préparez ni un sac pour le chemin, ni deux habits, ni souliers, ni bâton ; car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. » — « Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant de ce qu’il y aura chez eux ; car celui qui travaille mérite sa récompense. »

Celui qui travaille mérite (ἄξιοϛ ἐστί signifie mot pour mot — peut et doit avoir) sa nourriture. C’est une très courte sentence ; mais, pour quiconque la comprendra comme la comprenait Jésus, il ne peut plus être question du danger de mourir de faim dont tout homme qui ne possède aucune propriété serait menacé. Pour comprendre ces mots dans leur vrai sens, il faut avant tout se détacher complètement de l’idée devenue habituelle, grâce au dogme de la Rédemption, que la félicité de l’homme consiste dans le désœuvrement. Il faut rétablir ce point de vue, naturel à tous les hommes non dégénérés, que la condition indispensable du bonheur de l’être humain est le travail, non pas l’oisiveté, que l’homme ne peut pas ne pas travailler. Il faudrait déraciner ce sauvage préjugé, que la position d’un homme qui touche de l’argent à terme, c’est-à-dire qui a une place du gouvernement, ou une propriété foncière, ou des titres de rente avec coupons, grâce auxquels il a la possibilité de ne rien faire, est une position heureuse et naturelle. Il faut rétablir dans les cerveaux humains la manière d’envisager le travail, qui est celle de tous les hommes non corrompus, et qui était celle de Jésus quand Il disait que l’ouvrier mérite d’avoir sa nourriture. Jésus ne pouvait pas se représenter des hommes envisageant le travail comme une malédiction et, par conséquent, Il ne pouvait pas se représenter un homme ne travaillant pas ou désireux de ne pas travailler. Il suppose toujours que son disciple travaille. C’est pourquoi Il dit : Si l’homme travaille, son travail le nourrit. Et si quelqu’un s’approprie le travail d’autrui, il prend à sa charge la nourriture de celui qui travaille, précisément parce qu’il profite de son travail. Ainsi, celui qui travaille aura toujours sa nourriture : il n’aura pas de propriété ; mais, quant à la nourriture, cela n’est pas sujet à question.

La différence entre la doctrine de Jésus et celle du monde par rapport au travail est celle-ci : d’après la doctrine du monde, le travail est un mérite particulier de l’homme ; il lui permet d’entrer en règlement de comptes avec les autres, et de demander un salaire proportionné à la quantité qu’il en fournit ; d’après la doctrine de Jésus, le travail, la peine est la condition inévitable de la vie humaine, et la nourriture est une conséquence inévitable du travail. Le travail produit la nourriture ; la nourriture, le travail. Quelque méchant que soit le maître, il nourrira l’ouvrier, comme il nourrira le cheval qui travaille pour lui ; il le nourrira pour que l’ouvrier puisse travailler le plus possible, c’est-à-dire qu’il concourt précisément à ce qui constitue le bien de l’ouvrier.

« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme rançon de plusieurs. »

D’après la doctrine de Jésus, chaque individu pris séparément, indépendamment du monde en général aura la vie la plus heureuse, s’il a compris sa vocation qui consiste à ne pas exiger qu’on le serve, mais à travailler toute sa vie pour les autres, à donner sa vie comme rançon pour plusieurs. Un homme qui agit ainsi mérite d’avoir sa nourriture, c’est-à-dire ne peut manquer de l’avoir. Par les mots : « L’homme n’est pas venu au monde pour être servi, mais pour servir les autres, » Jésus établit la base qui garantit indubitablement l’existence matérielle de l’homme, et par les mots : « Celui qui travaille est digne de nourriture, » il écarte cette objection si habituelle contre la possibilité de pratiquer sa doctrine, objection qui consiste à dire qu’un homme qui pratiquerait la doctrine de Jésus au milieu de ceux qui ne la pratiquent pas risquerait de périr de faim et de froid. Jésus montre que l’homme n’assure pas sa subsistance en accaparant la part des autres, mais en se rendant utile, indispensable aux autres. Plus il se rendra nécessaire aux autres, plus son existence sera garantie.

Dans l’organisation actuelle du monde, des millions d’ouvriers qui ne possèdent aucune propriété et ne pratiquent pas la doctrine de Jésus, c’est-à-dire ne travaillent pas pour le prochain, — ne meurent pas de faim. Comment peut-on donc objecter contre la doctrine de Jésus que ceux qui pratiqueraient sa doctrine, c’est-à-dire qui travailleraient pour le prochain, mourraient de faim. L’homme ne peut pas mourir de faim quand il y a du pain chez le riche. En Russie, il y a des millions d’hommes qui vivent sans rien posséder, uniquement par leur travail.

Un chrétien aura son existence tout aussi garantie chez les païens que chez des chrétiens. Il travaillera pour les autres ; donc il leur sera nécessaire ; c’est pourquoi il sera nourri. Un chien même, s’il est utile, est nourri et soigné ; comment ne nourrirait-on pas et ne soignerait-on pas un homme qui est nécessaire à tout le monde ?

Mais un homme malade, ou qui a famille et enfants, ne peut pas travailler ; — alors, on cessera de le nourrir, — diront ceux qui voudraient à toute force prouver la légitimité de la vie animale. Ils le diront, ils le disent ; mais ils ne voient pas qu’eux-mêmes, eux qui voudraient agir comme ils disent, ne le peuvent pas et agissent tout différemment. Ces mêmes gens, ceux qui n’admettent pas que la doctrine chrétienne soit praticable, — la pratiquent. Ils ne cessent pas de nourrir un mouton, un bœuf, un chien malade. Même une vieille rosse, ils ne la tuent pas ; mais ils lui donnent un travail mesuré à sa force. Ils nourrissent des familles d’agneaux, de pourceaux, de caniches, dans l’espoir d’en tirer parti. — Comment ne nourriraient-ils pas un homme utile quand il tombe malade, et comment ne trouveraient-ils pas du travail dans la mesure de leur force pour un vieillard et un enfant, et comment ne se feraient-ils pas éleveurs d’enfants qui travailleront plus tard pour eux ?

Non seulement ils le feront, mais ils ne font que cela. Les neuf dixièmes des hommes (le bas peuple, par exemple) sont élevés par un dixième de gens riches, comme on élève le bétail. Et quelque profondes que soient les ténèbres dans lesquelles vivent ces gens, quelque mépris qu’ils aient pour les neuf dixièmes de l’humanité, ce dixième de gens qui ont le pouvoir ne privent jamais les neuf dixièmes de leur nourriture, quoiqu’ils puissent le faire. Ils ne privent pas le bas peuple du nécessaire, afin qu’il puisse se multiplier et travailler pour eux. De nos jours, cette petite minorité de gens riches se comporte de façon que les neuf dixièmes en question soient nourris régulièrement, c’est-à-dire qu’ils puissent fournir le maximum de travail, se multiplier et donner un nouveau contingent de travailleurs.

Les fourmis mêmes veillent à la fécondité et à l’élevage de leurs petites vaches à traire. Comment les hommes ne veilleraient-ils pas à la multiplication de ceux qui travaillent pour eux ? Les ouvriers sont nécessaires. Et ceux qui profitent du travail seront toujours très soucieux que ces ouvriers ne fassent pas défaut.

L’objection contre la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus, qui consiste à dire que si je n’acquiers rien pour moi-même et ne le mets pas en réserve, personne ne voudra nourrir ma famille, est juste, mais seulement par rapport aux gens désœuvrés, inutiles, — par conséquent nuisibles, — comme la majorité de notre classe opulente. Personne ne se souciera d’élever des oisifs, excepté des parents insensés, parce que les gens oisifs ne sont nécessaires à personne, pas même à eux-mêmes, tandis que des ouvriers, les hommes les plus méchants les nourriront et les élèveront. On élève les veaux, et l’homme est une bête de travail plus utile que le bœuf, comme nous en fournissent la preuve les tarifs des bazars d’esclaves. C’est pourquoi les enfants ne peuvent jamais rester sans entretien.

L’homme n’est pas au monde pour que l’on travaille pour lui, mais pour travailler lui-même pour les autres. Celui qui travaillera aura sa nourriture.

Ce sont là des vérités corroborées par la vie de l’univers entier.

Jusqu’ici, toujours et partout où l’homme travaillait, il recevait sa provende. Et cette nourriture était assurée à l’ouvrier qui travaillait malgré lui, de mauvaise volonté ; car l’ouvrier ne désirait qu’une chose : se débarrasser du travail, acquérir le plus possible et faire porter le joug à celui qui le lui imposait tout à l’heure. Un semblable ouvrier, envieux, méchant, et travaillant à contre-cœur, ne manquait jamais de nourriture et se trouvait même être plus heureux que celui qui ne travaillait point, mais vivait du travail d’autrui. Combien ne serait-il donc pas plus heureux, l’ouvrier qui travaillerait suivant la doctrine de Jésus, dans l’unique but de travailler le plus possible, ne souhaitant pour son travail que le moins possible ? Combien sa position s’améliorerait, quand, peu à peu, il verrait augmenter autour de lui le nombre des hommes qui suivraient son exemple. Les services rendus seraient alors réciproques.

La doctrine de Jésus sur le travail et ses fruits trouve son expression dans le récit des cinq pains et des sept mille hommes rassassiés avec deux poissons et cinq pains.

L’humanité jouira de la plus grande somme de bien-être accessible aux hommes sur la terre, non pas lorsque chacun s’efforcera de s’approprier le plus possible et de consommer tout à lui seul, mais quand on agira comme Jésus l’a enseigné au bord de la mer.

Il fallait nourrir quelques milliers d’hommes. Un des disciples de Jésus lui dit qu’il avait vu chez un garçon quelques poissons ; il y avait de plus quelques pains apportés par les disciples. Jésus comprit que quelques-uns de ces gens, venus de loin, avaient apporté des provisions, d’autres, non. (La preuve que plusieurs d’entre les assistants avaient apporté des provisions, c’est que, selon tous les quatre évangélistes, après le repas, les restes furent rassemblés dans douze paniers. Si personnes n’avait rien apporté, excepté le garçon, par quel hasard aurait-on trouvé douze paniers sur la prairie ?)

Si Jésus n’avait pas fait ce qu’il a fait, c’est-à-dire le miracle d’avoir rassasié quelques milliers de gens avec cinq pains, tout se serait passé à cette occasion exactement comme cela se passe maintenant dans le monde. Ceux qui avaient des provisions auraient mangé ce qu’ils avaient ; ils auraient mangé tout par gloutonnerie ou par avidité pour que rien ne reste. Les avares auraient peut-être serré les restes pour les rapporter à la maison. Ceux qui n’avaient rien seraient restés affamés, épiant avec haine et envie les mangeurs ; peut-être que quelques-uns d’entre eux auraient volé des provisions à ceux qui s’en étaient pourvus, provoquant ainsi des querelles et des rixes, et les uns s’en seraient retournés chez eux repus, et les autres affamés et irrités. C’eût été exactement ce qui se passe dans notre existence.

Mais Jésus savait bien ce qu’il voulait faire (comme il est dit dans l’Évangile). Il commanda à tous de s’asseoir en cercle, engagea ses disciples à offrir leurs provisions à ceux qui n’avaient rien, et recommanda aux autres de faire de même. Il en résulta que, quand tous ceux qui avaient des provisions suivirent l’exemple des disciples de Jésus, c’est-à-dire offrirent aux autres ce qu’ils avaient, — tout le monde mangea modérément, et, quand le cercle fut fermé, les premiers qui n’avaient pas mangé eurent encore assez. Tout le monde fut ainsi rassasié, et il resta beaucoup de morceaux, assez pour remplir douze paniers.

Jésus enseigne aux hommes à agir dans la vie selon la raison et la conscience ; car c’est la loi de l’être raisonnable pris séparément, comme celle de toute l’humanité.

Le travail est la condition inévitable de la vie des hommes ; le travail est la source du vrai bien pour l’humanité. C’est pourquoi il est contraire au vrai bien de ne vouloir partager avec personne le fruit de son travail. L’abandon du fruit de son travail aux autres contribue au bien de tous les hommes.

Si les hommes ne s’arrachent pas la nourriture les uns aux autres, ils mourront de faim, — me rétorque-t-on. Il me semble qu’il serait plus juste de dire le contraire : si les hommes s’entr’arrachent leur subsistance, il y aura des hommes qui mourront de faim, — comme c’est le cas en effet.

Chaque homme, qu’il vive selon la doctrine de Jésus ou selon la doctrine du monde, n’a la vie sauve que grâce aux soins d’autres hommes. Depuis sa naissance, l’homme est soigné, surveillé et nourri par les autres ; mais, selon la doctrine du monde, l’homme a le droit d’exiger que d’autres continuent à le nourrir, lui et sa famille. Selon la doctrine de Jésus, l’homme, dès sa naissance, est également soigné, nourri, allaité par d’autres ; mais, pour que ces autres continuent à le soigner et le nourrir, il tâche lui-même de servir les autres, de se rendre aussi utile que possible et par là indispensable à tout le monde. Les hommes qui suivent la doctrine du monde souhaiteront toujours de se débarrasser d’un individu qui leur est inutile et qu’ils sont obligés de nourrir ; à la première occasion, non seulement ils cesseront de le nourrir, mais ils le tueront comme un être inutile. Dans la doctrine contraire, tous les hommes, quelque méchants qu’ils soient, nourriront et garderont toujours soigneusement quelqu’un qui travaille pour eux.

Quelle est donc la vie la plus sensée, celle qui offre le plus de joies et le plus de sécurité ? Est-ce la vie selon la doctrine du monde ou selon la doctrine de Jésus ?

XI

La doctrine de Jésus rétablit le règne de Dieu sur la terre.

Il n’est pas vrai que la pratique de cette doctrine soit difficile ; non seulement elle n’est pas difficile, mais elle s’impose naturellement à tout homme qui en a reconnu la vérité. Cette doctrine donne la seule chance de salut possible pour échapper à l’anéantissement inévitable qui menace la vie personnelle. Enfin l’accomplissement de cette doctrine, non seulement n’attire pas aux hommes des privations et des souffrances dans cette vie, mais nous délivre des neuf dixièmes des souffrances que nous endurons au nom de la doctrine du monde.

Après avoir compris cela, je me demandai pourquoi donc je n’avais pas pratiqué jusqu’ici cette doctrine qui me donne le bonheur, le salut et la joie, et pourquoi, au contraire, j’en avais pratiqué une tout autre qui me rendait malheureux. Pourquoi ? La réponse est bien simple. Parce que je ne connaissais pas la vérité. — Elle m’avait été cachée.

Quand le vrai sens de la doctrine chrétienne se révéla à moi pour la première fois, j’étais loin de croire que cette découverte m’amènerait à rejeter la doctrine de l’Église. Je redoutais cette séparation. Aussi, pendant mes investigations, non seulement je ne recherchais les erreurs de la doctrine de l’Église, mais je tâchais au contraire de fermer les yeux sur les propositions qui me semblaient obscures et singulières, sans être en contradiction apparente avec ce qui était pour moi la substance de la doctrine chrétienne.

Cependant, plus j’avançais dans l’étude des Évangiles, plus le sens de la doctrine de Jésus se découvrait à moi et plus le choix me devenait inévitable : ou bien la doctrine de Jésus, — raisonnable, claire, d’accord avec ma conscience et me donnant le salut, — ou bien une doctrine diamétralement opposée, en désaccord avec ma raison et ma conscience, et ne me donnant rien, excepté la certitude de ma perdition et de celle des autres. Et je ne pus faire autrement que de rejeter, l’une après l’autre, les propositions de l’Église. Je le faisais à contre-cœur, en luttant, avec le désir de mitiger autant que possible mon désaccord avec l’Église, de ne pas m’en séparer, de ne pas me priver du plus grand bonheur que procure la religion, — la communion avec mes semblables. Mais, quand j’eus terminé mon travail, je vis que, malgré tous mes efforts de maintenir au moins quelque chose de la doctrine de l’Église, il n’en était rien resté. C’était bien peu, il est vrai ; mais je dus me convaincre qu’il n’en pouvait rien rester.

Je vais raconter l’incident qui se produisit quand je terminais déjà mon travail. Un enfant, — mon fils, vint me dire qu’il y avait une discussion entre deux de nos domestiques, gens sans aucune instruction, sachant à peine lire, à propos d’un passage de je ne sais quel livre religieux dans lequel il était dit que ce n’est pas un péché de tuer les criminels et de tuer des ennemis à la guerre. Je ne pouvais pas croire que cela fût imprimé, et je demandai à voir le livre. C’était un volume intitulé : Livre de prières raisonné (Folkovay Molitrennik), troisième édition (huitième dizaine de mille), Moscou, 1879. On lit dans ce livre, page 163 :

« Quel est le sixième commandement de Dieu ? — Tu ne tueras pas. »

Ne tue pas, tu ne tueras pas.

Qu’est-ce que Dieu défend par ce commandement ? « Il défend de tuer, c’est-à-dire d’ôter la vie d’un homme. Est-ce un péché de punir de mort, d’après la loi, un criminel et de tuer l’ennemi à la guerre ?

« Non ; ce n’est pas un péché. On ôte la vie à un criminel pour mettre fin à tout le mal qu’il fait ; on tue l’ennemi à la guerre, parce qu’à la guerre on se bat pour son souverain et sa patrie. » Voilà comment on explique pourquoi la loi de Dieu est abrogée. Je n’en croyais pas mes yeux.

On me demanda mon avis au sujet du différend. Je dis à celui qui soutenait la vérité de ce qui était imprimé que cette explication n’était pas correcte.

« Pourquoi donc imprime-t-on des explications incorrectes contre la loi ? » me demanda-t-il. Je ne trouvai rien à lui répondre. Je gardai le volume et le parcourus en entier. Ce livre contient : 1o trente et une prières avec instructions sur les génuflexions et la manière de joindre les doigts ; 2o explication du Credo ; 3o citation du cinquième chapitre de Matthieu sans aucune explication, — appelé on ne sait pourquoi : « Commandement pour entrer en possession des béatitudes ; » 4o les dix commandements accompagnés de commentaires qui en abrogent la plupart ; 5o des cantiques pour chaque fête.

Comme je l’ai dit, non seulement je tâchais d’éviter de blâmer la religion de l’Église, mais je tâchais de la voir sous son meilleur jour et je ne recherchais pas ses côtés faibles ; c’est pourquoi, connaissant à fond sa littérature académique, je n’avais pas du tout approfondi sa littérature populaire. Ce livre de prières, répandu à une si énorme quantité d’exemplaires et qui éveillait des doutes chez les gens les plus simples, me fit réfléchir.

Je ne pouvais croire que le contenu de cet ouvrage purement païen, sans aucun rapport avec le christianisme, fût une doctrine sciemment propagée dans le peuple par l’Église. Pour vérifier cela, j’achetai tous les livres édités par le synode ou avec sa « bénédiction » (blagoslovenie), qui contiennent les brefs exposés de la religion de l’Église pour les enfants et le peuple, et je les lus.

Leur contenu était presque nouveau pour moi. À l’époque où l’on m’enseignait la religion, ils n’avaient pas encore paru. Autant que je puis m’en souvenir, les commandements sur les béatitudes n’existaient pas plus que la doctrine qui enseigne que ce n’est pas un péché de tuer. Dans tous les anciens catéchismes de Platon, cela ne se trouve pas. Cela ne se rencontre pas non plus dans celui de Pierre Maguila, ni dans celui de Beliokof, ni dans les catéchismes catholiques abrégés. Cette innovation a été introduite par le métropolitain Philarète, qui a rédigé également un catéchisme pour la classe militaire. Le « Livre de prières raisonné » a été composé d’après ce catéchisme. L’ouvrage qui a servi de base est le Catéchisme chrétien de l’Église orthodoxe à l’usage de tous les Chrétiens orthodoxes, édité par ordre suprême de S. M. Impériale.

Le livre est partagé en trois parties : « De la Foi, de l’Espérance et de l’Amour. » La première contient l’analyse du Symbole de la foi du concile de Nicée. La seconde, l’analyse du Pater noster et des huit premiers versets du cinquième chapitre de Matthieu, qui servent d’introduction au sermon sur la Montagne, et appelé, on ne sait pourquoi « Commandements pour entrer en possession des béatitudes ». (Ces deux parties traitent des dogmes de l’Église, des prières et des sacrements, mais ne contiennent aucune règle pour la vie.) La troisième partie contient un exposé des devoirs du chrétien. Cette partie, intitulée : « de l’Amour, » est un exposé, non pas des commandements de Jésus, mais des dix commandements de Moïse. Et cet exposé des commandements de Moïse semble être fait uniquement dans le but d’enseigner aux hommes à ne pas les observer, mais à faire le contraire. Après chaque commandement, une réticence qui anéantit le commandement. À propos du premier commandement, qui ordonne le culte de Dieu seul, le catéchisme enseigne le culte des saints et des anges, sans parler de la mère de Dieu et des trois personnes de Dieu. (Catéchisme détaillé, pages 107-108). À propos du second commandement : « Ne te fais pas d’idoles, » le catéchisme enseigne le culte des images (page 108). À propos du troisième commandement : « Tu ne prononceras pas de serment en vain, » le catéchisme enseigne de prêter serment au premier signe de l’autorité légitime (page 111). À propos du quatrième commandement : « La célébration du Sabbat, » le catéchisme enseigne la célébration du dimanche, de treize fêtes principales et d’une quantité de fêtes moins importantes et l’observance de tous les carêmes, ainsi que du jeûne les mercredis et les vendredis (pages 112-115). À propos du cinquième commandement : « Honore ton père et ta mère, » le catéchisme prescrit d’honorer : le souverain, la patrie, les pères spirituels, les chefs sous tous les rapports, et sur la manière d’honorer les chefs, — trois pages, avec énumération de toutes espèces de chefs et d’autorités : les autorités des collèges, les autorités civiles, les juges, les autorités militaires, les maîtres, en leur qualité de propriétaires de serfs (pages 116-119). Mes citations sont tirées de la soixante-quatrième édition du catéchisme datée de 1880. Vingt années se sont passées depuis l’abolition de l’esclavage, et personne ne s’est donné la peine de rayer même cette phrase qui, à propos du commandement de Dieu, d’honorer ses parents, a été introduite dans le catéchisme pour soutenir et justifier le servage.

À propos du sixième commandement : « Tu ne tueras point », les instructions du catéchisme apprennent à tuer dès les premières lignes.

Question : Que défend le sixième commandement ?

Réponse : Le meurtre, ôter la vie au prochain de quelque manière que ce soit.

Question : Est-ce que tout meurtre est une transgression de la loi ?

Réponse : Le meurtre n’est pas une transgression de la loi quand on ôte la vie en vertu de son mandat. Par exemple :

1o Quand on punit de mort un criminel condamné en justice.

Quand on tue à la guerre pour son souverain et sa patrie. (Les italiques sont dans l’original.)

Et plus loin :

Question : Quels sont les cas de meurtre où l’on transgresse la loi ?

Réponse : Quand quelqu’un cache un meurtrier on lui donne la liberté (sic).

Et tout cela s’imprime par centaines de milliers d’exemplaires et s’enseigne à tous les Russes, sous le titre de doctrines chrétiennes, obligatoirement, forcément, sous peine de châtiment.

On enseigne cela à tout le peuple russe. On enseigne cela à tous ces innocents — aux enfants, à ces enfants que Jésus recommande de ne point éloigner de lui, car c’est à eux qu’appartient le royaume de Dieu, — à ces enfants auxquels nous devons ressembler pour entrer dans le royaume de Dieu, auxquels nous devons ressembler par l’ignorance de ces fausses doctrines, — à ces enfants que Jésus voulait sauvegarder en disant : « Malheur à celui qui scandaliserait un de ces petits ». Et c’est à ces enfants qu’on enseigne tout cela obligatoirement, en leur disant que c’est la loi de Dieu unique et sacrée.

Ce ne sont pas là des proclamations répandues clandestinement et punies de travaux forcés ; ce sont des proclamations qui entraînent le châtiment des travaux forcés pour tous ceux qui ne seraient pas d’accord avec elles.

En écrivant ces lignes en ce moment, j’éprouve même un sentiment d’insécurité, uniquement parce que je me permets de dire qu’on ne peut pas abroger la loi fondamentale de Dieu, inscrite dans tous les Codes et dans tous les cœurs, par ces mots qui ne disent rien : On ne transgresse pas la loi divine quand on tue en vertu de son mandat… pour son souverain et sa patrie, — parce que je me permets de dire qu’on ne peut pas enseigner cela aux enfants.

Oui, nous voyons se passer juste ce dont Jésus avertissait les hommes (Luc, xi, 33-36, et Matth., vi, 23), en disant : « Prenez donc garde que la lumière qui est en vous ne soit ténèbres. Si la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront profondes les ténèbres ? »

La lumière qui est en nous est devenue ténèbres. Et les ténèbres dans lesquelles nous vivons sont épouvantables.

« Malheur à vous, a dit Jésus, malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez aux hommes le royaume de Dieu ; vous n’y entrez pas vous-mêmes et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer. Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous dévorez les maisons des veuves et que vous faites, pour l’apparence, de longues prières ; à cause de cela vous serez jugés plus sévèrement. Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et quand il l’est devenu, vous l’avez fait pis qu’il ne l’a été. Malheur à vous, guides aveugles… »

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les sépulcres des justes. Et vous dites : « Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. Vous témoignez ainsi, contre vous-mêmes, que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Comblez donc la mesure des iniquités de vos pères… et voici, je vous enverrai des prophètes, des sages et des scribes. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous battrez de verges les autres dans vos synagogues et vous les exilerez de ville en ville. Qu’il retombe donc sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre depuis Abel… »

« Tout blasphème (calomnie) sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné. »

On dirait vraiment que cela a été écrit hier contre ces hommes qui ne courent plus la mer et la terre en calomniant l’Esprit saint et en convertissant les hommes à une religion qui les rend pires qu’ils n’étaient, mais qui forcent tout simplement les gens à embrasser leur religion, et persécutent et font périr tous les prophètes et tous les justes qui tentent de dévoiler leurs mensonges.

Et j’acquis la conviction que la doctrine de l’Église, quoiqu’elle ait pris le nom de « chrétienne », ressemble singulièrement à ces ténèbres contre lesquelles luttait Jésus et contre lesquelles il recommande à ses disciples de lutter.

La doctrine de Jésus, comme toute doctrine religieuse — contient deux parties : 1o une partie morale, éthique, où il est enseigné comment les hommes doivent vivre chacun séparément et tous ensemble ; 2o une partie métaphysique ou se trouve expliqué pourquoi il faut que les hommes vivent ainsi et non autrement. — L’une est la conséquence et en même temps la raison de l’autre. L’homme doit vivre ainsi parce que telle est sa destinée, ou bien : la destinée de l’homme est telle, par conséquent, il doit vivre ainsi. Ces deux parties de toute doctrine existent dans toutes les religions du monde, dans la religion des brahmines, de Confucius, du Bouddha, de Moïse comme dans la religion du Christ. Mais il en a été de la doctrine de Jésus comme de toutes les autres : judaïsme, bouddhisme, brahmanisme. Les hommes s’écartent de la doctrine qui règle la vie, et il se trouve toujours quelqu’un qui se charge de justifier ces écarts. Ces gens qui s’assoient, selon l’expression de Jésus, dans la chaire de Moïse, expliquent la partie métaphysique de telle sorte que les prescriptions éthiques de la doctrine cessent d’être considérées comme obligatoires, et sont remplacées par le culte extérieur, — par le cérémonial. Ce phénomène est commun à toutes les religions, mais jamais, me semble-t-il, il ne s’est manifesté avec autant d’éclat que dans le christianisme. Il s’y est manifesté avec plus d’éclat : 1o parce que la doctrine de Jésus est la doctrine la plus élevée ; je dis qu’elle est la plus élevée parce que la métaphysique et l’éthique, dans la doctrine de Jésus, sont si indissolublement liées l’une à l’autre, et se fondent si complètement l’une dans l’autre, qu’il est impossible de détacher l’une de l’autre sans dépouiller cette doctrine de sa raison d’être ; 2o parce que la doctrine de Jésus est par elle-même une protestation contre toute forme, c’est-à-dire la négation, non seulement du cérémonial judaïque, mais même de toute espèce de culte extérieur. C’est pourquoi, dans le christianisme, la séparation arbitraire de la métaphysique et de l’éthique devait complètement défigurer la doctrine et la dépouiller de toute espèce de sens. C’est ce qui est arrivé en effet. Cette séparation a commencé avec la prédication de Paul, qui ne connaissait qu’imparfaitement la doctrine éthique formulée dans l’Évangile de Matthieu, et qui prêchait une théorie métaphysico-cabalistique étrangère à la doctrine de Jésus, et elle a été consommée sous Constantin, quand on trouva possible de proclamer chrétienne toute l’organisation sociale païenne sans aucun changement, en la couvrant du manteau chrétien. Depuis Constantin, païen par excellence (que l’Église admet, pour tous ses forfaits et ses vices, au nombre des saints de la chrétienté), commencent les conciles, et le centre de gravité du christianisme se déplace définitivement et repose sur la partie métaphysique de la doctrine. Et cette doctrine métaphysique avec le cérémonial qui y est attaché, s’éloignant de plus en plus de son vrai sens primitif, arrive à être ce qu’elle est actuellement : une doctrine qui vous explique les mystères de la vie céleste les plus inaccessibles à la raison humaine, vous donne les formules les plus compliquées, mais ne vous donne aucune doctrine religieuse réglant votre vie terrestre.

Toutes les religions, excepté la religion de l’Église chrétienne, demandent à ceux qui les professent, en dehors des cérémonies, de pratiquer certaines bonnes actions et de s’abstenir de mauvaises. Le judaïsme prescrit la circoncision, l’observance du sabbat, les aumônes, l’année jubilaire, etc. Le mahométisme prescrit la circoncision, la prière cinq fois par jour, le décime des pauvres, le pèlerinage à la tombe du Prophète et bien d’autres choses encore. Il en est de même pour toutes les autres religions. Que ces prescriptions soient bonnes ou mauvaises, ce sont des prescriptions qui exigent des actes. Seul, le pseudo-christianisme ne prescrit rien. Il n’y a rien qu’un chrétien doive observer obligatoirement, si on ne compte pas les carêmes et les prières que d’ailleurs l’Église elle-même reconnaît non obligatoires. Tout ce qu’il faut pour le pseudo-chrétien, c’est : le sacrement. Mais le sacrement ne s’accomplit pas par le croyant ; d’autres le lui administrent. Le pseudo-chrétien n’est obligé de rien faire ou de s’abstenir de rien pour son salut, l’Église lui administre tout ce dont il a besoin. Elle se charge de le baptiser, de l’oindre, de le faire communier, de lui donner l’extrême-onction, de le confesser, même quand il a perdu connaissance, de prier pour lui, — et le voila sauvé. L’Église chrétienne depuis Constantin n’a prescrit aucune activité à ses membres. Elle n’a même jamais exigé qu’on s’abstienne de n’importe quoi. L’Église chrétienne a reconnu et sanctionné le divorce, l’esclavage, les tribunaux, tous les pouvoirs existants, ainsi que les exécutions et les guerres ; elle n’exigeait (et cela seulement dans les commencements) que le renoncement au mal à l’occasion du baptême ; mais plus tard, quand on introduisit le baptême des nouveau-nés, elle cessa d’exiger même cela.

L’Église, reconnaissant en paroles la doctrine, de Jésus, la reniait en fait dans la vie.

Au lieu de guider le monde, dans sa vie, l’Église, par complaisance pour le monde expliqua à sa manière la doctrine métaphysique de Jésus, de façon qu’il n’en découlait aucune obligation pour la vie, et par conséquent nulle nécessité pour les hommes de vivre mieux qu’ils ne vivaient. L’Église a capitulé devant le monde, et, après avoir cédé une fois, elle se mit à sa remorque. Le monde faisait tout ce qui lui plaisait, laissant à l’Église le soin de se tirer d’affaire, comme elle pourrait, dans ses explications du sens de la vie. Le monde organisait sa vie d’une façon absolument contraire à la doctrine de Jésus, et l’Église imaginait des compromis dans le but de démontrer que les hommes, tout en vivant contrairement à la loi de Jésus, vivent d’accord avec cette loi. Il en résulta finalement que le monde se mit à vivre d’une existence pire que l’existence des païens et que l’Église, non seulement justifia cette vie, mais prouva que c’est précisément en cela que consiste la doctrine de Jésus.

Mais vint un temps où la lumière de la vraie doctrine de Jésus qui se trouvait dans les Évangiles se fit jour malgré l’Église qui, se sentant coupable, tâchait de l’étouffer (par exemple en prohibant la traduction de la Bible) ; vint un temps où cette lumière pénétra jusqu’au peuple par l’intermédiaire des sectaires, même des libres-penseurs mondains, et la fausseté de la doctrine de l’Église fut mise au grand jour devant les hommes qui commencèrent à changer leur ancienne existence justifiée par l’Église.

Ainsi les hommes eux-mêmes, indépendamment de l’Église, abolirent l’esclavage justifié par l’Église, abolirent le pouvoir des empereurs et des papes sanctifié par l’Église, et ont procédé maintenant à l’abolition de la propriété et de l’État. Et l’Église n’a rien défendu de tout cela, et ne peut rien défendre maintenant, parce que l’abolition de ces iniquités est en conformité avec cette même doctrine chrétienne que prêche et qu’a prêchée l’Église après l’avoir faussée.

Ainsi, la doctrine de la vie des hommes s’est émancipée de l’Église et a pris de l’autorité indépendamment d’elle.

L’Église ne garda que ses explications, mais ses explications de quoi ? Une explication métaphysique n’a de l’importance que quand il y a une doctrine de la vie qu’elle sert à expliquer. Mais l’Église ne possède que l’explication d’une organisation qu’elle avait jadis sanctionnée et qui n’existe plus. L’Église n’a plus rien, excepté les temples, les images, les draps d’or et les mots.

L’Église a porté la lumière de la doctrine chrétienne à travers dix-huit siècles et, voulant la cacher dans ses vêtements, elle s’est brûlée elle-même à cette lumière. Le monde, avec son organisation sanctifiée par l’Église, a repoussé l’Église au nom de ces mêmes principes du christianisme que l’Église apporta involontairement, et le monde existe sans elle. C’est un fait accompli, et il est impossible de le cacher. Tout ce qui vit vraiment, mais ne se morfond pas dans un isolement haineux, tâchant de gâter la vie aux autres ; tout ce qui est vivant dans notre monde européen s’est détaché de l’Église, de toutes les Églises et vit de son existence, indépendamment de l’Église. Et qu’on ne dise pas qu’il en est ainsi dans l’Europe occidentale tombée en pourriture ; notre Russie par ses millions de chrétiens rationalistes, civilisés et non civilisés, qui ont repoussé la doctrine de l’Église, prouve incontestablement que, sous le rapport de l’émancipation du joug de l’Église, elle est, Dieu soit loué, beaucoup plus pourrie que l’Europe.

Tout ce qui est vivant est indépendant de l’Église.

Le pouvoir de l’État est basé sur la tradition, sur la science, sur le suffrage du peuple, sur la force brutale, sur tout ce que vous voudrez, mais non sur l’Église.

Les guerres, les relations d’État à État, reposent sur le principe de nationalité, d’équilibre, sur tout ce que l’on voudra, mais non sur le principe de l’Église. Les institutions de l’État ignorent carrément l’Église, L’idée que l’Église puisse servir de base à la justice, à la propriété, n’est que plaisante à notre époque. La science, non seulement ne soutient pas la doctrine de l’Église, mais, sans le vouloir, est toujours hostile à l’Église dans son développement. L’art, qui ne servait jadis que l’Église, l’a complètement abandonnée. C’est peu de dire que la vie humaine s’est entièrement émancipée de l’Église ; elle n’a aujourd’hui d’autre rapport avec l’Église que le mépris, tant que l’Église ne se mêle pas de ses affaires, et que la haine, aussitôt que l’Église tente de lui rappeler ses anciens droits. Si la formule que nous appelons Église existe encore, c’est uniquement parce que les hommes ont peur de briser le vase qui contenait jadis quelque chose de précieux. C’est la seule manière de s’expliquer l’existence, à notre époque, du catholicisme, de l’orthodoxie et des différentes Églises protestantes.

Toutes les Églises — catholique, orthodoxe, protestante — ressemblent à des sentinelles qui gardent soucieusement un prisonnier, alors que le prisonnier est depuis longtemps en liberté, se promène parmi les sentinelles, et leur fait même la guerre. Tout ce qui constitue actuellement la vie, c’est-à·dire l’activité des sociétés humaines dans le sens du progrès vers le bien : le socialisme, le communisme, les nouvelles théories politico-économiques, l’utilitarisme, la liberté et l’égalité des hommes, des classes sociales et des femmes, tous les principes moraux de l’humanité, la sainteté du travail, de la raison, de la science, de l’art, tout ce qui donne l’impulsion au monde et paraît hostile à l’Église, tout cela n’est autre chose que des débris de la même doctrine, apportée par l’Église, mais qu’elle s’efforçait de cacher soigneusement.

De notre temps, la vie du monde va son train, tout à fait en dehors de la doctrine de l’Église. Cette doctrine est restée si loin en arrière, que les hommes du monde n’entendent plus la voix des docteurs de l’Église. Cela se comprend, parce que l’Église parle d’une organisation de la vie du monde, qui n’existe plus ou qui se détruit rapidement.

Des gens naviguaient en bateau et ramaient, le pilote gouvernait. Ces gens se fiaient au pilote, et le pilote gouvernait bien ; mais plus tard le bon pilote fut remplacé par un autre, qui ne gouvernait pas. Le bateau marchait vite et sans effort. Au début, ces gens ne remarquaient pas que le nouveau pilote ne gouvernait pas, et ils ne songeaient qu’à se réjouir de ce que le bateau marchait facilement. Mais bientôt, convaincus que le nouveau pilote était de trop, ils se moquèrent de lui et le chassèrent.

Tout cela ne serait rien ; malheureusement, ces gens, mécontents du pilote maladroit, oublièrent que sans pilote on fait fausse route. C’est ce qui arrive à notre société chrétienne. L’Église ne gouverne pas, on navigue facilement, et nous sommes allés bien loin. La science moderne, dont est si fier le xixe siècle, semble parfois s’égarer ; cela vient de l’absence de pilote. Nous avançons, mais où allons-nous ? Nous vivons et nous organisons notre vie sans savoir le moins du monde pourquoi nous l’organisons ainsi et pas autrement. Mais on ne peut pas plus naviguer sans savoir où l’on va qu’on ne peut vivre sans savoir pourquoi.

Si les hommes ne pouvaient rien faire par eux-mêmes, s’ils n’étaient pas responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent, ils pourraient raisonnablement répondre à la question : « Pourquoi êtes-vous dans cette situation ? — Nous ne le savons pas ; nous sommes dans cette situation et nous la subissons. » Mais les hommes sont eux-mêmes les artisans de leur situation et surtout de celle de leurs enfants ; c’est pourquoi, quand on demande : Pourquoi réunissez-vous des millions de troupes, et pourquoi vous faites-vous soldat vous-mêmes pour vous entre-tuer et vous estropier les uns les autres ? Pourquoi avez-vous dépensé et dépensez-vous une somme énorme de forces humaines, qu’il faut chiffrer par milliards, à construire des villes inutiles et malsaines ? Pourquoi organisez-vous vos tribunaux ridicules et envoyez-vous des gens, que vous considérez comme criminels, de France à Cayenne, de Russie en Sibérie, d’Angleterre en Australie, quand vous savez vous-mêmes que c’est insensé ? Pourquoi abandonnez-vous l’agriculture, que vous aimez, pour travailler aux fabriques et aux usines que vous n’aimez pas ? Pourquoi élevez-vous vos enfants de façon qu’ils continuent à mener cette existence que vous n’approuvez pas ? Pourquoi faites-vous tout cela ? À toutes ces questions, vous ne pouvez pas vous abstenir de répondre. Si tout cela était pour vous chose agréable et que vous y trouviez votre plaisir, même alors vous seriez tenus de donner une réponse et de dire pourquoi vous agissez ainsi. Mais du moment que ce sont des choses terriblement difficiles et que vous les accomplissez avec effort et murmure, vous ne pouvez pas ne pas réfléchir sur le motif qui vous pousse à faire tout cela. Il faut cesser de le faire ou expliquer pourquoi vous le faites.

Jamais les hommes ne sont restés sans répondre à cette question. À toutes les époques, on rencontre une réponse.

Le Juif vivait comme il vivait, c’est-à-dire faisait guerre, exécutait les criminels, bâtissait le Temple, organisait toute son existence d’une façon et pas d’une autre, parce que tout cela était prescrit par la loi que Dieu lui-même, selon sa conviction, avait promulguée.

On peut dire la même chose de l’Hindou, du Chinois, la même chose du Romain et du mahométan ; c’était la réponse du chrétien, il y a de cela un siècle, et la réponse est encore la même maintenant pour la masse ignorante des chrétiens.

Le chrétien qui ignorait encore ces questions faisait les réponses suivantes : « La conscription, les guerres, les tribunaux, la peine de mort, tout cela existe en vertu la loi de Dieu, qui nous est transmise par l’Église. Le monde d’ici-bas est un monde déchu. Tout le mal qui existe, existe par la volonté de Dieu, comme punition pour les péchés des hommes. C’est pourquoi nous ne pouvons pas remédier à ce mal. Nous pouvons seulement sauver notre âme par la foi, les sacrements, les prières et la soumission à la volonté de Dieu, qui nous est transmise par l’Église.

« L’Église nous enseigne que tous les chrétiens doivent obéir sans hésitation aux souverains, — les oints du Seigneur, — et aux chefs préposés par eux ; — qu’ils doivent défendre par la force leur propriété et celle des autres, faire la guerre, infliger la peine de mort et s’y soumettre au premier signal des autorités instituées par Dieu. »

Bonnes ou mauvaises ces explications suffisaient à un chrétien croyant, comme à un juif, ou à un mahométan, pour lui faire comprendre toutes les particularités de la vie, et l’homme ne renonçait pas à sa raison en vivant d’après une loi qu’il reconnaissait comme divine. Mais voici que nous vivons dans un temps où il n’y a que les gens les plus incultes qui ajoutent foi à ces explications, et le nombre de ces gens diminue chaque jour et à chaque heure. Arrêter ce mouvement est tout à fait impossible. Tous les hommes suivent irrésistiblement ceux qui marchent en avant et tous arriveront là où se tient l’avant-garde. Et l’avant-garde est au bord de l’abîme. Cette avant-garde se trouve dans une terrible situation ; ceux qui la composent organisent la vie pour eux-mêmes, la préparent pour tous ceux qui suivent et ne savent absolument pas pourquoi ils font ce qu’ils font. Pas un homme civilisé marchant en tête du progrès n’est en état de donner maintenant une réponse à la question directe : « Pourquoi mènes-tu la vie que tu mènes ? Pourquoi fais-tu tout ce que tu fais ? » J’ai essayé de poser cette question et je l’ai posée à des centaines de gens, et jamais je n’ai obtenu une réponse directe. Au lieu d’une réponse directe à une question directe : « Pourquoi mènes-tu cette existence et agis-tu ainsi ? » — j’ai toujours reçu une réponse non pas à ma question, mais à une question que je n’avais pas faite.

Un catholique croyant, un protestant, un orthodoxe, quand on lui demande pourquoi il mène l’existence qu’il mène, c’est-à-dire une existence contraire à la doctrine de Jésus notre Dieu qu’il confesse, commence toujours, au lieu de répondre directement, à parler du regrettable état de scepticisme de la génération actuelle, des gens mal intentionnés qui sèment l’incrédulité, — de l’importance et de l’avenir de l’Église véritable. Mais il ne répond pas pourquoi lui-même ne fait pas ce que lui commande sa religion. Au lieu de parler de lui-même, il vous parle de la situation générale de l’humanité et de l’Église, comme si sa vie à lui n’avait pour lui aucune signification et que sa préoccupation fût le salut de l’humanité et de ce qu’il appelle l’Église.

Un philosophe, de quelque école qu’il soit : idéaliste, spiritualiste, pessimiste ou positiviste, si on lui demande : Pourquoi est-ce qu’il vit comme il vit, c’est-à-dire en désaccord avec sa doctrine philosophique, commencera aussitôt à parler du progrès de l’humanité, de la loi historique de ce progrès qu’il a trouvée et suivant laquelle l’humanité gravite vers le bien. Mais jamais il ne répondra directement à la question : Pourquoi lui-même, pour son compte, ne fait pas ce qu’il reconnaît comme raisonnable. Le philosophe, tout comme le croyant, est, on le dirait, préoccupé, non pas de sa vie personnelle, mais du soin d’observer l’action des lois générales sur l’humanité.

L’homme « moyen, » c’est-à-dire l’immense majorité des gens civilisés, moitié sceptiques, moitié croyants, — ceux qui tous, sans exception, se plaignent de l’existence, de son organisation et prédisent la destruction de toute chose, — cet homme moyen, à la question : Pourquoi vit-il, lui, de cette vie qu’il blâme sans rien faire pour l’améliorer, commencera aussitôt, au lieu de répondre directement, à parler non pas de lui-même, mais des choses en général : de la justice, du commerce, de l’État, de la civilisation. S’il est sergent de ville ou procureur, il dira : Et que deviendrait l’État, si moi, pour améliorer mon existence, je cessais de le servir ? Et que deviendra le commerce ? dira-t-il s’il est marchand. Et que deviendra la civilisation, si je cesse d’y travailler pour ne m’occuper que de l’amélioration de ma propre existence ? Sa réponse sera toujours conçue dans ce sens, comme si la tâche de sa vie ne consistait pas à faire le bien auquel sa nature le porte, mais à servir l’État, le commerce, la civilisation. L’homme moyen répond exactement ce que répondent le croyant, le philosophe, etc. À la place de la question personnelle, il glisse, la question générale, et ce subterfuge, le croyant, le philosophe, l’homme moyen l’emploient également, parce qu’ils ne peuvent faire aucune réponse à la question personnelle : Qu’est-ce que ma vie ? parce qu’ils n’ont aucune doctrine positive de la vie. Et ils en sont inquiets, parce qu’ils se sentent dans la situation humiliante de gens qui ne possèdent, n’ont pas même le moindre soupçon d’une doctrine de la vie, tandis que l’homme, en réalité, ne peut pas vivre en paix sans doctrine de la vie. Ce n’est que dans notre monde chrétien, qu’au lieu de mettre en relief la doctrine de la vie et de chercher à s’expliquer pourquoi la vie actuelle doit être telle et non pas autre, on s’en tient à l’explication d’une organisation fantastique qui n’existe plus. Ce n’est que dans notre monde chrétien qu’on a commencé à donner le nom de religion à quelque chose qui n’est bon à rien et à personne et que la vie s’est émancipée de toute doctrine, c’est-à-dire est restée sans aucune définition. Ce n’est pas tout ; la science, comme d’habitude, a érigé cette situation fortuite et anormale de notre situation en loi humanitaire. Les savants comme Tiele, Spencer et d’autres traitent fort sérieusement de la religion, en sous-entendant par ce mot la doctrine métaphysique du principe universel, sans soupçonner qu’ils ne parlent pas de la religion tout entière, mais seulement d’une de ses parties.

De là provient ce merveilleux phénomène que nous observons dans notre siècle. Nous voyons des hommes savants et intelligents, naïvement persuadés qu’ils se sont affranchis de toute religion, uniquement parce qu’ils rejettent toutes les explications métaphysiques du principe universel qui jadis suffisaient à la vie d’une génération disparue. Ils ne font pas cette réflexion qu’on ne saurait vivre de néant ; chaque être humain vit au nom d’un principe quelconque, et ce principe, au nom duquel il vit d’une certaine manière, n’est autre chose que sa religion. Ces gens sont persuadés qu’ils ont des convictions raisonnables, mais qu’ils n’ont aucune religion. Pourtant, quelles que soient leurs allégations, ils ont une religion, du moment qu’ils commettent des actes raisonnés, car un acte raisonné est déterminé par une foi quelconque. Leur foi a pour objet les ordres qu’ils reçoivent. La foi des gens qui nient la religion est la religion de l’obéissance à tout ce qui se fait par la majorité puissante, c’est-à-dire en deux mots : la soumission aux pouvoirs établis.

On peut vivre d’après la doctrine du monde, c’est-à-dire de la vie animale, sans reconnaître rien de plus élevé, de plus obligatoire pour notre conscience, que les règlements du pouvoir établi. Mais celui qui vit ainsi ne peut pourtant pas affirmer qu’il vit raisonnablement. Avant d’affirmer que nous vivons raisonnablement, il faut répondre à la question : Quelle est la doctrine de la vie que nous reconnaissons comme raisonnable ? Hélas ! malheureux que nous sommes ! non seulement nous manquons totalement d’une semblable doctrine, mais nous avons perdu même toute conscience de la nécessité d’une doctrine raisonnable de la vie.

Demandez aux gens de notre siècle, croyants ou sceptiques, quelle est la doctrine qu’ils suivent dans la vie. Ils seront obligés de convenir qu’ils ne suivent qu’une doctrine : celle qui résulte des lois rédigées par les employés affectés à ce travail ou par les assemblées législatives, et mises en vigueur par la police. — C’est l’unique doctrine reconnue par nous autres Européens. — Ils savent que cette doctrine ne vient pas d’en haut, ni des prophètes, ni des sages ; ils blâment constamment les règlements rédigés par ces employés ou ces assemblées législatives, mais ils les reconnaissent tout de même et se soumettent à la police chargée de les mettre en vigueur ; ils s’y soumettent sans murmure et cèdent aux exigences les plus terribles. Ces employés ou ces assemblées statuent que tout jeune homme doit être prêt à saisir les armes, à mourir lui-même et à tuer les autres, et tous les pères et les mères qui ont des fils adultes obéissent à cette loi, rédigée la veille par un employé mercenaire et révocable le lendemain.

L’idée d’une loi raisonnable en elle-même et obligatoire pour chacun dans son for intérieur est à tel point perdue dans notre société que l’existence, chez les Hébreux, d’une loi qui réglait toute la vie, d’une loi qui n’était pas obligatoire, puisqu’elle s’appuyait, non sur la force, mais sur la conscience de chacun, — est considérée comme un attribut exceptionnel du peuple hébreu.

Ainsi, que les Hébreux n’aient obéi qu’à ce qu’ils reconnaissaient dans leur for intérieur comme la vérité incontestable venue directement de Dieu, c’est-à-dire qu’ils n’aient obéi qu’à leur conscience, voilà qui est considéré comme un trait particulier aux Hébreux. Mais l’état normal, naturel à l’homme civilisé, c’est, paraît-il, d’obéir à ce qui est rédigé, au su de tout le monde, par des hommes méprisables, à des lois qu’on met en vigueur avec le concours de sergents armés de pistolets.

Le trait distinctif de l’homme civilisé, c’est d’obéir à ce qui est considéré par la plupart des gens comme inique, c’est-à-dire contraire à la conscience.

En vain je cherche dans notre monde civilisé quelques bases morales de la vie clairement formulées. Il n’y en a pas.

La conscience de leur nécessité n’existe pas. Il s’est même formé à cet égard une étrange conviction : on prétend qu’elles sont superflues ; que la religion n’est pas autre chose que certaines sentences sur la vie future, sur Dieu ; certaines cérémonies fort utiles pour le salut de l’âme selon les uns, et bonnes à rien selon les autres ; mais que la vie se fait toute seule, d’elle-même, et qu’elle n’a besoin d’aucune base ni d’aucune règle, qu’il n’y a qu’à faire ce qu’on vous ordonne.

Des deux parties substantielles de la foi, la doctrine qui règle la vie et l’explication du sens de la vie, la première est considérée comme peu importante et ne faisant pas partie de la foi ; la seconde, c’est-à-dire l’explication d’une existence qui fut jadis, ou les spéculations et les conjectures sur la marche historique de la vie, — est considérée comme la plus sérieuse et la plus importante.

Pour tout ce qui constitue la vie de l’homme, l’ensemble de ses actes, quand il faut qu’il opte entre tuer ou ne pas tuer, juger ou ne pas juger, élever ses enfants ainsi ou autrement, — pour tout cela, les personnes de notre monde se fient sans objection à des gens qui, pas plus qu’elles-mêmes, ne savent pourquoi ils vivent et pourquoi ils prescrivent aux autres de vivre d’une certaine façon et pas d’une autre.

Et c’est une pareille existence que les hommes considèrent comme raisonnable, et ils n’en ont pas honte !

L’antagonisme entre les explications de l’Église, qui passent pour la foi, et la vraie foi de notre génération, qui consiste à obéir aux lois sociales et à celle de l’État, est entré dans une phase aiguë, et la majorité des gens civilisés n’a pour régler sa vie que la foi dans le sergent de ville et la gendarmerie.

Cette situation serait épouvantable si elle était complètement telle ; mais heureusement il y a des gens, les meilleurs de notre époque, qui ne se contentent pas de cette religion, mais qui ont une foi toute différente, relativement à ce que doit être la vie des hommes.

Ces hommes sont considérés comme les plus malfaisants, les plus dangereux et principalement les plus incroyants de tous les êtres, et pourtant ce sont les seuls hommes de notre temps croyant à la doctrine évangélique, si ce n’est dans son ensemble, au moins en partie.

Ces gens ne connaissent pas le plus souvent la doctrine de Jésus, ne la comprennent pas, et n’admettent pas, tout comme leurs adversaires, la base principale de la religion de Jésus, qui est de ne pas résister au méchant ; souvent même ils haïssent Jésus ; mais toute leur foi relativement à ce que doit être la vie est inconsciemment puisée dans ce fonds de vérité humanitaire et éternelle renfermée dans la doctrine chrétienne.

On aura beau les persécuter et les calomnier, ce sont les seuls qui ne se soumettent point sans protester aux ordres du premier venu ; par conséquent, ce sont les seuls à notre époque qui vivent d’une vie raisonnée, non pas de la vie animale ; ce sont les seuls qui aient de la foi.

Le lien qui reliait le monde à l’Église et que l’Église se chargeait de justifier est devenu de plus en plus faible. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une entrave. L’union entre l’Église et le monde n’a plus de raison d’être.

C’est le procédé mystérieux de l’enfantement, et il s’accomplit sous nos yeux. Soudain se rompt le dernier lien avec l’Église, et, en même temps, l’organisme vital commence à fonctionner d’une façon indépendante.

La doctrine de l’Église avec ses dogmes, ses conciles, sa hiérarchie, est indubitablement liée à la doctrine de Jésus-Christ. Ce lien est tout aussi évident que le lien qui reliait à sa mère l’enfant qui vient de naître ; mais comme le cordon ombilical et l’arrière-faix deviennent, après la naissance, des morceaux de chair inutiles que l’on enterre avec soin par égard pour ce qu’ils contenaient, ainsi l’Église est devenue un organe inutile qui a fait son temps, qu’il faut conserver dans des archives quelconques par égard pour ce qu’elle a été auparavant. Aussitôt que la respiration et la circulation du sang sont établies, le lien qui était auparavant la source de la nutrition devient un obstacle. Insensés seraient les efforts que l’on ferait pour maintenir ce lien et forcer l’enfant qui voit le jour à se nourrir par le cordon ombilical et non par la bouche et les poumons.

Mais la délivrance de l’enfant sorti du sein de sa mère n’est pas encore la vie. La vie du nouveau-né dépend du nouveau lien qui s’établit entre lui et sa mère pour sa nourriture.

C’est ce qui doit advenir de notre monde chrétien. La doctrine de Jésus a porté ce monde et lui a donné le jour. L’Église, un des organes de la doctrine de Jésus, a rempli son mandat et est devenue inutile, une entrave. Le monde ne peut pas être guidé par l’Église ; mais la délivrance du monde de la tutelle de l’Église n’est pas encore la vie. La vie commencera quand le monde aura la conscience de sa faiblesse et sentira la nécessité d’une nouvelle nourriture. Et c’est ce qui va s’accomplir dans notre monde chrétien : il doit crier, sentant son impuissance ; ce n’est que la conscience de son impuissance, la conscience de l’impossibilité de se nourrir comme auparavant, et de l’impossibilité de toute autre nourriture que le lait qui le poussera vers le sein de sa mère tout gonflé de lait.

Ce qui se passe avec notre monde européen si sûr de lui-même en apparence, si hardi, si décidé et dans son for intérieur si effrayé, si éperdu, ressemble à la situation d’un animal nouveau-né : il se tord, il se jette de tous côtés et pousse des cris ; il a l’air de se fâcher et ne peut comprendre ce qu’il doit faire. Il sent que la source de sa nourriture antérieure est tarie, mais il ne sait pas encore où chercher la nouvelle.

Un agneau qui vient de naître remue les oreilles et les yeux, il frétille de la queue, il bondit, il rue. Il nous paraît, d’après ses mouvements décidés, qu’il sait tout, — mais le pauvret ne sait rien. Toute cette impétuosité, cette énergie, est le fruit des sucs de la mère, dont la transmission vient d’être interrompue sans plus pouvoir se renouveler. Il est dans une situation bienheureuse et en même temps désespérée. Il est plein de jeunesse et de force, mais il est perdu s’il ne saisit la mamelle de sa mère.

C’est justement ce qui se passe dans notre monde européen. Voyez quelle vie complexe, énergique, on dirait raisonnable, bouillonne dans notre monde européen. On dirait que tous ces gens savent tous ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Voyez avec quelle énergie, — quelle vigueur, — quelle jeunesse, les gens de notre monde font tout ce qu’ils font. Les arts, les sciences, l’industrie, l’activité publique et gouvernementale, tout est plein de vie. Mais tout cela n’est vivant que parce que cela se nourrissait encore tout récemment des sucs de la mère par le cordon ombilical. Il y avait l’Église par l’entremise de laquelle la vérité de la doctrine de Jésus se communiquait à la vie du monde. Chaque phénomène du monde y puisait sa nourriture, grandissait et se développait. Mais l’Église a fait son œuvre et s’est atrophiée.

L’organisme du monde est vivant ; la source de son ancienne nourriture est tarie et il n’a pas encore trouvé la nouvelle ; et il la cherche partout, seulement pas chez sa mère. Il est comme un agneau encore plein de l’ancienne nourriture, et il n’est pas encore arrivé à comprendre que cette nourriture n’est nulle part ailleurs que chez la mère, mais qu’elle ne peut plus lui être transmise comme auparavant.

La tâche qui s’impose maintenant au monde consiste à comprendre que la période de l’ancienne nourriture inconsciente est finie et qu’un nouveau procédé de nutrition — conscient — est indispensable.

Ce nouveau procédé consiste à reconnaître consciemment la vérité de la doctrine de Jésus, qui auparavant s’infiltrait inconsciemment dans l’humanité par l’organe de l’Église ; car les vérités exprimées dans cette doctrine ont toujours été la force vitale de l’humanité. Les hommes doivent relever le flambeau qui naguère encore éclairait leur vie, mais qu’on leur a caché, et le placer bien haut devant eux et devant les hommes et vivre consciemment de cette lumière.

La doctrine de Jésus, comme religion qui règle la vie des hommes et leur en explique le sens, est là maintenant devant le monde comme elle l’était il y a dix-huit cents ans. Mais, jadis le monde avait les explications de l’Église, qui, en lui cachant la doctrine, offraient comme des explications satisfaisantes ; aujourd’hui, le moment est venu où l’Église a fait son temps et le monde n’a aucune explication de sa nouvelle vie, et ne peut pas ne pas sentir son impuissance, par conséquent ne peut pas ne pas recourir à la doctrine de Jésus.

Jésus enseigne aux hommes : premièrement de croire à la lumière, tant que la lumière est en eux.

Jésus enseigne aux hommes d’élever au-dessus de tout cette lumière de la raison ; de vivre en se guidant par cette lumière, de ne pas faire ce qu’eux-mêmes regardent comme contraire à la raison.

Considérez-vous comme insensé d’aller tuer les Turcs ou les Allemands — n’y allez pas ; considérez-vous comme insensé de vous approprier par la force le travail des pauvres pour être vêtus à la mode, vous et vos femmes, ou pour organiser un salon qui vous ennuie mortellement, — ne le faites pas ; considérez-vous comme insensé d’entasser dans des prisons, c’est-à-dire de vouer à l’oisiveté absolue et à la dépravation la plus hideuse des gens déjà corrompus par l’oisiveté et la dépravation, — ne le faites pas ; trouvez-vous insensé de vivre dans l’air pestilentiel des villes, quand vous pouvez vivre dans un air pur ; trouvez-vous absurde d’enseigner à vos enfants, avant tout et par-dessus tout, les grammaires des langues mortes, — ne le faites pas. Ne faites pas, en un mot, ce que fait actuellement tout notre monde européen : — il vit et il considère sa vie comme insensée ; il agit et considère ses actes comme insensés ; il n’a pas confiance dans sa raison et vit en désacord avec elle.

La doctrine de Jésus est la lumière. La lumière luit et les ténèbres ne peuvent pas l’envelopper. On ne peut pas disputer contre elle, il est impossible de ne pas l’accepter. Il faut bien se rendre à la doctrine de Jésus qui enveloppe toutes les erreurs dans lesquelles vivent les hommes et sans entrer en collision avec ces erreurs les pénètre toutes, comme l’éther dont parlent les physiciens enveloppe le monde. La doctrine de Jésus est également inévitable pour chaque homme de notre monde, dans quelque situation qu’il se trouve. La doctrine de Jésus ne peut pas ne pas être reconnue par les hommes, non pas parce qu’on ne peut pas nier l’explication métaphysique de la vie qu’elle donne (on peut tout nier), mais parce qu’elle seule donne ces règles de la vie sans lesquelles l’humanité n’a jamais pu et ne peut pas vivre, sans lesquelles nul être humain n’a vécu et ne peut vivre, s’il veut vivre comme un homme, c’est-à-dire de la vie raisonnable.

La puissance de la doctrine de Jésus n’est pas dans son explication du sens de la vie, mais dans la doctrine qui règle la vie. La doctrine métaphysique de Jésus n’est pas neuve, c’est toujours la même doctrine de l’humanité qui est inscrite dans le cœur des hommes et qui a été prêchée par tous les vrais sages du monde. Mais la force de la doctrine de Jésus est dans l’application de cette doctrine métaphysique à la vie.

La base métaphysique de l’ancienne doctrine des Hébreux et celle de Jésus est la même : l’amour de Dieu et du prochain. Mais l’application de cette doctrine à la vie est très différente s’il s’agit de Moïse ou de Jésus. D’après la loi de Moïse, comme l’entendaient les Hébreux, pour l’appliquer à la vie, il fallait remplir six cent treize commandements, souvent absurdes, cruels, et qui tous se basaient sur l’autorité des Écritures. D’après la loi de Jésus, la doctrine de la vie, qui découle de la même base métaphysique, est formulée en cinq commandements raisonnables et bienfaisants, renfermant en eux-mêmes leur sens et leur justification, et enveloppant toute la vie humaine.

La doctrine de Jésus ne peut pas ne pas être acceptée par un juif, un disciple de Confucius, un bouddhiste, un mahometan sincère, qui serait arrivé à douter de la vérité de sa religion ; encore moins peut-elle ne pas être acceptée par les hommes de notre monde chrétien, qui n’ont maintenant aucune loi morale.

La doctrine de Jésus ne peut contrarier en aucune façon les hommes de notre siècle sur leur manière d’envisager le monde ; elle est d’avance d’accord avec leur métaphysique, mais elle leur donne ce qu’ils n’ont pas, ce qui leur est indispensable et ce qu’ils cherchent : elle leur donne le chemin de la vie, non pas un chemin inconnu, mais un chemin exploré et familier à chacun.

Supposons que vous êtes un chrétien sincère de n’importe quelle confession. Vous croyez à la création du monde, à la Trinité, à la chute et à la rédemption de l’homme, aux sacrements, aux prières, à l’Église. La doctrine de Jésus, non seulement ne combat pas votre manière de voir, mais elle est absolument d’accord avec votre cosmogonie ; elle vous donne seulement ce que vous n’avez pas. En conservant votre religion, vous sentez que la vie du monde, comme la vôtre, est remplie de maux, et vous ne savez comment les éviter. La doctrine de Jésus (obligatoire pour vous, parce que c’est la doctrine de votre Dieu) vous donne des règles simples et pratiques qui vous délivreront sûrement, vous et les autres, de ces maux qui vous tourmentent.

Croyez à la résurrection, au Paradis, à l’Enfer, au pape, à l’Église, aux sacrements, à la rédemption ; priez conformément aux prescriptions de votre religion, faites vos dévotions, chantez des hymnes, tout cela ne vous empêche pas de pratiquer ces cinq commandements qui vous ont été révélés par Jésus pour votre bien : Ne vous mettez pas en colère ; Ne commettez pas l’adultère ; Ne prêtez pas serment ; Ne vous défendez pas par la violence ; Ne faites pas la guerre.

Il peut arriver que vous manquiez à une de ces règles ; vous céderez peut-être à l’entraînement, et vous violerez l’une d’elles comme vous violez maintenant les règles de votre religion, les articles du Code civil ou ceux du code mondain. De même, vous manquerez peut-être, dans un moment d’entraînement, aux commandements de Jésus. Mais, dans les moments de calme, ne faites pas ce que vous faites maintenant ; ne vous organisez pas une existence qui rend si difficile la tâche de ne pas se mettre en colère, de ne pas commettre l’adultère, de ne pas prêter serment, de ne pas se défendre par la violence, de ne pas faire la guerre ; organisez-vous une existence qui rendrait difficile de faire tout cela. Vous ne pouvez pas ne pas le reconnaître, car c’est votre Dieu lui-même qui vous a commandé tout cela.

Supposons que vous êtes un incrédule, un philosophe de n’importe quelle école. Vous affirmez que les choses se passent dans le monde en vertu d’une loi que vous avez découverte. La doctrine de Jésus ne s’élève pas contre vous, elle reconnaît la loi que vous avez découverte. Mais, outre cette loi, en vertu de laquelle dans mille ans le monde sera comblé des bienfaits que vous souhaitez, il y a encore votre vie personnelle que vous pouvez dépenser en vivant conformément à la raison ou en contradiction avec elle ; et, précisément pour cette vie, vous n’avez actuellement aucune règle, sauf celles qui sont rédigées par des hommes que vous n’estimez pas et mises en vigueur par la police. La doctrine de Jésus vous donne ces règles, qui, assurément, sont d’accord avec votre loi, parce que votre loi de « l’altruisme » ou de la volonté unique n’est pas autre chose qu’une mauvaise paraphrase de cette même doctrine de Jésus.

Supposons que vous êtes un homme moyen, à demi croyant, à demi sceptique, qui n’a pas le temps d’approfondir le sens de la vie humaine et qui n’a aucune manière de voir déterminée ; vous faites ce que fait tout le monde. La doctrine de Jésus ne vous contrarie nullement. Elle dit : C’est bien ; vous êtes incapable de raisonner, de vérifier la vérité des doctrines qu’on vous enseigne ; il vous est plus facile de faire comme tout le monde ; mais, quelque modeste que vous soyez, vous sentez tout de même, dans votre for intérieur, le juge qui tantôt approuve vos actes, tantôt les désapprouve. Quelque modeste que soit votre position sociale, tout de même vous avez des occasions pour réfléchir et vous demander : Ferai-je comme tout le monde ou d’après mon idée ? Précisément, dans ces occasions, c’est-à-dire quand vous serez dans le cas de résoudre un de ces dilemmes, les commandements de Jésus apparaîtront devant vous dans toute leur puissance. Et ces commandements donneront sûrement une réponse à votre question, parce qu’ils embrassent toute votre existence. Ils vous donneront une réponse d’accord avec votre raison et votre conscience. Si vous êtes plus près de la foi que de l’incrédulité, en agissant suivant ces commandements, vous agissez d’accord avec la volonté de Dieu ; si vous êtes plutôt libre penseur, en agissant ainsi, vous agissez d’accord avec les règles les plus raisonnables qu’il y ait au monde, ce dont vous pouvez vous convaincre, parce que les commandements de Jésus contiennent en eux-mêmes leur sens et leur justification.

Jésus dit : Jean, xii, 31 : « Maintenant a lieu le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. »

Il a dit encore, Jean, xvi, 33 : « Je vous ai dit ces choses afin que vous ayez la paix en moi. Vous aurez des tribulations dans le monde ; mais prenez courage : J’ai vaincu le monde. »

Et en effet, le monde, c’est-à-dire le mal dans le monde, est vaincu.

S’il existe encore un monde où domine le mal, il n’est plus que comme une chose inerte, il n’existe plus que par l’ancienne force d’inertie ; il ne contient plus le principe de vitalité. Il n’existe plus pour ceux qui ont foi dans les commandements de Jésus. Il est vaincu par le réveil de la conscience, par le réveil du Fils de l’homme.

Un train qui a pris son élan file encore tout droit dans l’ancienne direction ; mais, au signal donné, l’effort intelligent du mécanicien se fait déjà sentir pour le diriger dans le sens contraire.

« Car tout ce qui est né de Dieu (solidaire avec la vérité) triomphe du monde. Et la victoire qui a triomphé du monde, c’est votre foi. » Première épître de Jean, v, 4. La foi qui triomphe des doctrines du monde, c’est la foi dans la doctrine de Jésus.

XII

Je crois à la doctrine de Jésus, et voici ma religion :

Je crois que seul l’accomplissement de la doctrine de Jésus donne le vrai bien à tous les hommes.

Je crois que l’accomplissement de cette doctrine est possible, facile et joyeux.

Je crois que, alors même que cette doctrine ne serait pratiquée par personne, alors même que je serais seul, — il ne me reste d’autre parti à prendre, pour sauver ma vie d’une perdition inévitable, que de la pratiquer. Ainsi, le seul parti qui reste à prendre à un homme qui a trouvé une porte de salut dans une maison en feu — est de marcher vers cette porte.

Je crois que ma vie selon la doctrine du monde a été un tourment, et que, seule, la vie selon la doctrine de Jésus me donne dans ce monde le bien qui m’a été destiné par le Père de ma vie.

Je crois que cette doctrine donne le bien à toute l’humanité, me sauve d’une perdition inévitable et me donne dans ce monde la plus grande somme de bonheur. C’est pourquoi je ne puis pas ne pas la pratiquer.

La Loi a été donnée par Moïse ; le vrai bien et la vérité sont venus par Jésus-Christ (Jean, i, 17). La doctrine de Jésus est le bien et la vérité. Auparavant, je ne connaissais pas la vérité et je ne connaissais pas le bien. Prenant le mal pour le bien, je tombais dans le mal et je doutais de la légitimité de ma tendance vers le bien. Maintenant, j’ai compris et je crois que le bien vers lequel je me sens attiré est la volonté du Père, l’essence même de ma vie.

Jésus me dit : Vis pour le bien, défie-toi des pièges, des tentations (σκὰνδαλον) qui, en te séduisant par l’apparence du bien, te privent du vrai bien et te jettent dans le mal. Ton bien, c’est ton union avec tous les hommes ; le mal, c’est la violation de l’unité du Fils de l’homme. Ne te prive pas toi-même du bien qui t’est accordé.

Jésus m’a montré que l’unité du Fils de l’homme, c’est-à-dire l’amour des hommes entre eux, n’est pas seulement le but auquel doivent tendre les hommes, un idéal placé devant eux, mais que cette union, cet amour des hommes les uns pour les autres est leur état normal et bienheureux, celui dans lequel naissent les enfants, comme l’a dit Jésus, dans lequel vivent toujours tous les hommes, jusqu’à ce que cet état soit troublé par le mensonge, les chimères et les tentations.

Non seulement Jésus m’a montré cela, mais il m’a encore clairement, — sans erreur possible, — énuméré dans ses commandements toutes les tentations qui me frustraient de cet état naturel d’union, d’amour et de bonheur en me livrant en proie au mal. Les commandements de Jésus me donnent des remèdes pour me sauver des tentations qui me privaient de mon bien ; c’est pourquoi je ne puis pas ne pas croire à ces commandements.

Le bien de la vie m’avait été donné, et moi-même je le détruisais. Jésus m’a montré, dans ses commandements, les tentations qui détruisent mon bien ; c’est pourquoi je ne puis plus faire ce qui détruit mon bien. C’est en cela, en cela seul que consiste ma religion.

Jésus m’a montré que la première tentation qui détruit mon bien, c’est mon hostilité envers les hommes, ma colère contre eux. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; c’est pourquoi je ne puis plus sciemment rester en hostilité avec les autres ; je ne puis plus, comme je le faisais auparavant, jouir de ma colère, en être fier, l’attiser, la justifier, me considérant comme un homme supérieur et intelligent, et les autres comme des gens nuls — perdus — insensés ; je ne puis plus maintenant, quand je cède à la colère, faire autrement que de me reconnaître seul coupable et de chercher à faire la paix avec ceux qui ont des griefs contre moi.

Mais ce n’est pas tout. Je vois maintenant que ma colère est un état anormal, pernicieux, morbide ; je vois aussi quelle est la tentation qui m’y plongeait. Cette tentation consistait en ce que je me séparais de mes semblables, ne reconnaissant comme mes égaux qu’un petit nombre d’entre eux et tout le reste comme des gens de rien (raca) ou comme des bêtes sans culture (insensés). Je vois maintenant que cette séparation d’avec les hommes, ce verdict de raca ou insensés lancé contre les autres, était la cause principale de mes hostilités avec les hommes. En me souvenant de ma vie antérieure, je vois que rarement je laissais grandir mon animosité contre des gens que je considérais comme mes égaux et que rarement je les outrageais ; mais le moindre procédé désagréable envers moi d’un homme que je considérais comme mon inférieur enflammait ma colère contre lui et me portait à des outrages, et plus je me considérais le supérieur de cet homme, moins il m’en coûtait de l’outrager ; quelquefois même la seule supposition de la bassesse de la position sociale d’un homme suffisait pour que je le traitasse d’une façon outrageante.

Maintenant, je comprends que celui-là seul est au-dessus des autres, qui est humble avec les autres et se fait le serviteur de chacun.

Je comprends maintenant pourquoi ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu, et ce que veut dire : « Malheur aux riches et aux glorieux ; heureux les pauvres et les humiliés. » Maintenant seulement je comprends cela — j’ai foi en cela, et cette foi a changé toute mon appréciation de ce qui est bon et grand, de ce qui est mauvais et bas. Tout ce qui auparavant me paraissait bon et grand — les honneurs, la gloire, la civilisation, la richesse, les complications et les raffinements de l’existence, du luxe, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi mauvais et bas. Tout ce qui me paraissait mauvais et bas — la rusticité du paysan, l’obscurité, la pauvreté, la rudesse, la simplicité de l’intérieur, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi bon et grand. Voilà pourquoi si même aujourd’hui, sachant tout cela, je puis dans un moment d’oubli m’abandonner à la colère et outrager mon frère, dans mes moments de calme je ne puis plus me laisser séduire par ces tentations, qui me privaient de mon vrai bien : de l’union et de l’amour ; car se peut-il que l’homme se tende à lui-même un piège évident dans lequel il est déjà tombé et qui a manqué le perdre. Maintenant, je ne puis plus contribuer à rien qui m’élève extérieurement au-dessus des autres, qui me sépare d’eux ; je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, reconnaître ni à moi-même ni aux autres des titres, des rangs et des qualités en dehors du titre et de la qualité d’homme : je ne puis pas chercher la gloire, les louanges ; je ne puis pas chercher une instruction qui me sépare des hommes ; je ne puis pas m’empêcher de chercher dans mon existence, dans mon intérieur, dans ma nourriture, mes vêtements et ma façon d’être avec les gens, tout ce qui, loin de me séparer, me rapproche de la majorité des hommes.

Jésus m’a montré qu’une autre tentation qui détruit mon vrai bien, c’est la débauche, c’est-à-dire le désir de posséder une autre femme que celle avec laquelle on est uni.

Je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, considérer ma sensualité comme un trait sublime de la nature humaine ; je ne puis plus la justifier vis-à-vis de moi-même par mon amour pour le beau ou parce que je suis amoureux, ou bien par les défauts de ma femme ; je ne puis plus, — au premier avertissement, — que je me laisse aller à la débauche — ne pas reconnaître que je me trouve dans un état morbide et anormal, — et je ne puis pas ne pas chercher à me débarrasser de cette obsession.

Mais, sachant que la débauche des sens est un mal pour moi, je connais encore la tentation qui m’y poussait et je ne puis plus me laisser dominer par elle. Je sais maintenant que la cause principale de cette tentation n’est pas le besoin naturel de rapports sexuels, mais l’abandon des femmes par leurs maris et des maris par leurs femmes. Je sais maintenant que l’abandon de l’homme par la femme et de la femme par l’homme unis une fois pour toutes est précisément ce divorce que Jésus interdit aux hommes, parce que les hommes et les femmes abandonnés par leur premier compagnon sont la cause première de toute débauche dans le monde.

En me souvenant de ce qui me portait à la débauche, je vois qu’outre l’éducation sauvage qui, physiquement et intellectuellement, développait en moi la passion érotique que le monde justifie par toutes les subtilités de l’esprit, le piège principal auquel je succombais était l’abandon de la femme avec laquelle je m’étais uni pour la première fois et la situation des femmes abandonnées qui m’entouraient de toutes parts. Je vois maintenant que la force principale de la tentation se trouvait, non pas dans les désirs charnels, mais dans la non-satisfaction de ces désirs chez les femmes et les hommes abandonnés qui m’entouraient de toutes parts. Je comprends maintenant les paroles de Jésus : « Dieu au commencement fit l’homme, — mâle et femelle, en sorte que deux deviennent une seule chair, et par conséquent l’homme ne peut et ne doit pas séparer ce que Dieu a joint. » Je comprends maintenant que la monogamie est la loi naturelle de l’humanité, qui ne peut pas être violée impunément. Je comprends maintenant parfaitement les paroles qui disent que celui des époux qui se sépare de son compagnon avec lequel il s’est uni dès le commencement pour en prendre un autre force son compagnon à s’adonner à la débauche, et introduit ainsi dans le monde un mal qui se tournera contre lui. Je crois à cela, et cette foi change toute mon ancienne appréciation de ce qui est bon et grand, — mauvais et bas dans la vie. Ce qui me paraissait auparavant la plus belle chose du monde — l’existence raffinée, esthétique, les amours poétiques, passionnées, — chantées par tous les poètes et les artistes, — tout cela me paraît mauvais et dégoûtant. Au contraire, bonne me paraît la vie rude et indigente, qui modère les désirs sexuels ; grave et importante me paraît, moins l’institution humaine du mariage, qui appose le sceau extérieur de la légalité à l’union d’un homme et d’une femme, que l’union même de chaque homme avec chaque femme, laquelle une fois consommée ne peut plus être violée sans la violation de la justice, — de la volonté de Dieu. Et si maintenant encore, dans mes moments d’oubli, je puis céder au désir de chercher la volupté avec d’autres femmes, je ne puis plus, connaissant le piège qui me livre en proie à ce mal, travailler sciemment à l’organiser comme je le faisais auparavant. Je ne puis pas désirer et chercher l’oisiveté physique et l’existence grasse qui attisait en moi l’excès de sensualité ; je ne puis plus rechercher ces amusements qui sont de l’huile sur le feu de la sensualité amoureuse — les romans, la plupart des poésies, la musique, les théâtres, les bals, qui auparavant, non seulement ne me paraissaient pas des amusements nuisibles, mais fort élevés ; je ne puis plus abandonner ma femme, sachant que l’abandon de ma femme est le piège principal pour moi, pour elle et pour les autres ; je ne puis plus contribuer à l’existence grasse et oisive des autres ; je ne puis plus contribuer ni prendre part à ces passe-temps licencieux, — à la littérature romanesque, aux théâtres, aux opéras, aux bals, etc., qui sont autant de pièges pour moi et pour les autres ; je ne puis pas encourager le célibat des personnes mûres pour le mariage, je ne puis pas contribuer à la séparation des femmes avec leurs maris, je ne puis pas faire de différence entre les unions qu’on appelle mariages et celles auxquelles on refuse ce nom, je ne puis pas ne pas considérer comme sacrée et absolue la seule et unique union par laquelle l’homme s’est lié indissolublement une fois pour toutes avec la première femme qu’il a connue.

Jésus m’a montré que la troisième tentation qui détruit mon vrai bien, c’est le serment. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; par conséquent, je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, promettre moi-même, par serment, quoi que ce soit, à qui que ce soit, et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, me justifier d’avoir prêté serment parce que « cela ne fait de mal à personne, » que tout le monde fait de même, que c’est nécessaire pour l’État, que cela pourrait tourner mal pour moi ou pour quelqu’un d’autre si je refusais de me soumettre à cette exigence. Je sais maintenant que c’est un mal pour moi et pour les autres et je ne peux pas le faire.

Mais ce n’est pas tout, je connais encore maintenant le piège qui me faisait tomber dans ce mal et je ne puis plus m’en faire le complice. Je sais que le piège consiste en ce que le nom de Dieu sert à sanctionner une imposture. Et l’imposture consiste à promettre d’avance d’obéir aux ordres d’un homme ou de plusieurs hommes, tandis que l’homme ne peut jamais obéir qu’à Dieu seul. Je sais maintenant que les plus terribles de tous les maux par leurs suites : le meurtre à la guerre, les emprisonnements, les exécutions, les punitions, s’accomplissent uniquement grâce à ce serment en vertu duquel les hommes qui se font l’instrument du mal croient s’exonérer de la responsabilité qui pèse sur eux. En me souvenant maintenant de bien des maux qui m’ont poussé à l’hostilité et à la haine, je vois maintenant que tous ont pour cause première le serment, — l’engagement de se soumettre à la volonté d’autrui. Je comprends maintenant la signification des paroles : Tout ce qui est par-dessus la simple affirmation ou négation — oui ou non, — tout ce qui excède cela, toute promesse par laquelle on se lie d’avance — est un mal. Comprenant cela, je suis convaincu que le serment détruit mon vrai bien et celui des autres, et cette foi change mon estimation du bon et du mauvais, du grand et du méprisable. Tout ce qui auparavant me paraissait bon et grand : la promesse de fidélité au gouvernement appuyée par le serment, l’action d’extorquer des serments aux autres, et tous les actes contraires à la conscience, accomplis au nom de ce serment, tout cela me paraît désormais mauvais et méprisable. C’est pourquoi maintenant je ne puis plus m’écarter du commandement de Jésus qui défend le serment, je ne puis plus m’engager par serment envers qui que ce soit, ni faire prêter serment à quelqu’un, ni contribuer à ce que les hommes prêtent serment ou fassent prêter serment à d’autres, ou considèrent le serment comme une chose nécessaire et importante ou même inoffensive, comme le pensent d’aucuns.

Jésus m’a montré que la quatrième tentation qui détruit mon bien, c’est le recours à la violence contre les hommes pour résister au méchant. Je ne puis pas ne pas croire que c’est un mal pour moi et pour les autres ; par conséquent, je ne puis plus le faire sciemment et je ne puis plus, comme je le faisais auparavant, justifier ce mal par le prétexte qu’il est indispensable pour ma défense et celle des autres, pour la défense de ma propriété et de celle des autres ; je ne puis plus, au premier avertissement — que je me laisse aller à la violence, — ne pas y renoncer aussitôt et m’en abstenir.

Mais ce n’est pas tout ; maintenant, je connais encore le piège qui me faisait tomber dans ce mal. Je sais maintenant que ce piège consiste dans l’erreur de croire que ma vie peut être garantie par la violence, — par la défense de ma personne et de ma propriété contre les autres hommes. Je sais maintenant qu’une grande partie des maux humains proviennent de ce que, au lieu de donner son travail aux autres, non seulement les hommes ne le font pas, mais se privent complètement de travail et s’approprient par la force le travail des autres. En me souvenant maintenant de tout le mal que je me faisais à moi-même et aux autres et de tout le mal que j’ai vu faire, je vois que la plus grande partie des maux provenait de ce que chacun considérait comme une chose convenue que se défendre par la force est la meilleure garantie possible de la vie et de la propriété. Je comprends maintenant la signification des mots : « L’homme est au monde non pas pour être servi par le travail des autres, mais pour servir en travaillant au profit des autres, » ainsi que la signification des mots : « L’ouvrier mérite sa nourriture. » Je crois maintenant que mon vrai bien et celui des autres, ne sont possibles que quand chacun travaillera non pas pour soi, mais pour un autre, et non seulement ne refusera pas son travail à un autre, mais le donnera avec joie à celui qui en a besoin.

Cette foi a changé mon estimation de ce qui est bon, mauvais et méprisable. Tout ce qui autrefois me paraissait bon et grand, — la richesse, toute espèce de propriété, le point d’honneur, le souci de ma dignité, mes droits, tout cela est devenu maintenant mauvais et méprisable. Le travail pour les autres, la pauvreté, l’abaissement, le renoncement à toute espèce de propriété et de droits, tout cela est devenu à mes yeux — bon et grand.

Si maintenant encore je puis, dans un moment d’oubli, m’entraîner à la violence pour me défendre moi et les autres, ou bien ma propriété et celle des autres, je ne puis plus, à tête reposée et sciemment, donner dans ce piège qui me perd moi et les autres ; je ne puis pas acquérir de propriété ; je ne puis plus avoir recours à la force sous quelque forme que cela soit, pour me défendre ou défendre un autre ; je ne puis prendre part à aucun acte du pouvoir qui a pour but la défense des hommes et de leur propriété par la violence ; je ne puis être ni juge ni prendre part à des jugements, ni être revêtu d’une autorité, ni faire partie d’une autorité quelconque ; je ne puis pas non plus faire que par ma coopération d’autres fassent partie des tribunaux ou d’une autorité quelconque.

Jésus m’a montré que la cinquième tentation qui me prive de mon bien — est la différence que nous faisons entre nos compatriotes et les peuples étrangers. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; par conséquent, si même, dans un moment d’oubli, je puis éprouver un sentiment d’hostilité pour un homme d’une autre nationalité, je ne puis plus, dans mes moments de calme, ne pas reconnaître que ce sentiment est faux ; je ne puis plus me justifier comme je le faisais autrefois, par la supériorité de mon peuple sur les autres, par l’ignorance, la cruauté ou la barbarie d’un autre peuple ; je ne puis plus, au premier avertissement, ne pas tâcher d’être plus affable envers un étranger qu’envers un compatriote.

Mais, outre que je sais maintenant que la division que j’établis entre mon peuple et les autres peuples est un mal qui détruit mon bien, je connais encore le piège qui me faisait tomber dans ce mal et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, donner sciemment et avec calme dans ce piège. Je sais que ce piège consiste dans l’erreur de croire que mon bien n’est solidaire qu’avec le bien de mon peuple, non pas avec le bien de tous les hommes. Je sais maintenant que mon union avec les autres hommes ne peut pas être rompue par la ligne d’une frontière ou par le décret d’un gouvernement qui décide que j’appartiens à tel ou tel autre peuple. Je sais maintenant que tous les hommes sont partout frères et égaux. En me souvenant maintenant de tout le mal que j’ai fait, que j’ai éprouvé et que j’ai vu autour de moi causé par les hostilités nationales, je vois clairement que la raison de tout cela était la grossière imposture appelée patriotisme et amour de la patrie. En me souvenant de mon éducation, je vois maintenant que tous ces sentiments haineux ont été greffés sur moi par une éducation insensée. Je comprends maintenant la signification des mots : « Faites le bien à vos ennemis, agissez avec eux comme avec vos proches. Vous êtes tous — fils du même Père ; soyez donc comme votre Père, c’est-à-dire ne faites pas de différence entre votre peuple et les autres, soyez les égaux de chacun. » Je comprends maintenant que le vrai bien n’est possible pour moi qu’à la condition de reconnaître mon unité avec tous les hommes du monde sans aucune exception. Je crois à cela, et cette foi a changé toute mon estimation du bon et du mauvais, du grand et du méprisable. Ce qui me paraissait bon et grand, — l’amour de la patrie, l’amour pour mon peuple, pour tout cet édifice qu’on appelle l’État, les services qu’on lui rend aux dépens du bien des autres hommes, les exploits militaires des hommes de guerre, — tout cela me paraît détestable et pitoyable.

Ce qui me paraissait honteux ou mauvais, — le renoncement à la patrie et le cosmopolitisme — me paraît au contraire bon et grand.

Si je puis maintenant encore, dans un moment d’oubli, soutenir un Russe de préférence à un étranger, désirer des succès à la Russie, ou au peuple russe, je ne puis plus, dans mes moments lucides, me laisser dominer par ces chimères qui me perdent moi et les autres. Je ne puis plus reconnaître ni États ni peuples ; je ne puis plus prendre part à aucun différend entre peuples ou États, à aucune discussion sur paroles ou par écrit, encore moins à quelque service de n’importe quel État. Je ne puis pas coopérer à toutes ces affaires, qui sont basées sur la division des États, — les douanes, les impôts, la fabrication des armes et des projectiles, ou à un acte quelconque ayant pour but les armements, le service militaire, à plus forte raison les guerres, et je ne puis pas contribuer à ce que les autres le fassent.

J’ai compris en quoi consiste mon vrai bien, j’ai foi en cela ; par conséquent, je ne puis pas faire ce qui, indubitablement, me prive de mon vrai bien.

Non seulement j’ai la foi que je dois vivre ainsi, mais j’ai la foi que si je vis ainsi, et seulement ainsi, ma vie aura pour moi le seul sens possible, raisonnable, joyeux et indestructible par la mort.

Je crois que ma vie raisonnable — ma lumière — ne m’est donnée que pour luire devant les hommes, non pas en paroles seulement, mais par de bonnes actions, pour que les hommes glorifient le Père (Matth., v, 16). Je crois que ma vie et ma connaissance de la vérité est le talent qui m’est confié pour que je le mette en œuvre, que ce talent est une flamme qui n’éclaire que quand elle brûle. Je crois que je suis un Ninivite relativement à d’autres Jonas, desquels j’ai appris et j’apprendrai la vérité ; mais que je suis Jonas par rapport à d’autres Ninivites, auxquels je dois transmettre la vérité. Je crois que l’unique sens de ma vie consiste à vivre dans la clarté de la lumière qui est en moi, et à la placer, non pas sous le boisseau, mais bien haut devant les hommes, pour que les hommes la voient. Et cette foi me donne de nouvelles forces pour accomplir la doctrine de Jésus et anéantir tous les obstacles qui se dressaient autrefois devant moi.

Tout ce qui me faisait mettre en doute autrefois la vérité et la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus, tout ce qui m’en détournait, — la possibilité des privations, des souffrances et de la mort infligées par des hommes qui ne connaissent pas la doctrine de Jésus, — tout cela confirme maintenant à mes yeux la vérité de cette doctrine et m’attire vers elle.

Jésus a dit : « Quand vous élèverez le Fils de l’homme, vous serez tous attirés vers moi. » Et je sentis que j’étais attiré vers lui irrésistiblement. Il a dit encore : « La vérité vous affranchira, » — et je me sentis parfaitement affranchi.

Que l’ennemi fasse invasion, ou tout simplement que de méchantes gens m’attaquent, pensais-je autrefois, et, si je ne me défends pas, ils nous dévaliseront, nous feront violence, nous tourmenteront, me tueront, moi et les miens, et cela me faisait trembler. Mais tout ce qui me troublait jadis me paraît maintenant joyeux et corroborer la vérité. Je sais maintenant que l’ennemi et ces malfaiteurs ou brigands sont tous des hommes comme moi ; qu’ils aiment comme moi le bien et haïssent le mal, qu’ils vivent, comme moi, toujours à la veille de la mort ; qu’ils cherchent, comme moi, leur salut et le trouveront seulement dans la doctrine de Jésus. Tout le mal qu’ils me feront sera un mal pour eux-mêmes ; par conséquent, ils doivent me faire le bien. Mais, si la vérité leur est inconnue et qu’ils font le mal croyant faire le bien, moi je ne connais la vérité que pour la montrer à ceux qui ne la connaissent pas, et je ne puis pas la leur montrer autrement qu’en repoussant toute participation au mal et en confessant la vérité par mes actes.

Arrive l’ennemi : des Allemands, des Turcs, des sauvages, et si vous ne leur faites pas la guerre, ils vous extermineront, entends-je dire.

Cela n’est pas vrai. S’il y avait une société chrétienne d’hommes ne faisant de mal à personne et donnant tout le superflu de leur travail aux autres, il n’y aurait pas d’ennemis, — d’Allemands, de Turcs ou sauvages, — pour tuer ou tourmenter de pareils hommes. Ils prendraient tout ce que leur auraient abandonné volontairement ces hommes, pour lesquels il n’y a pas de différence entre le Russe, le Turc et le sauvage. Mais si ces chrétiens se trouvaient au milieu de sociétés non chrétiennes qui se défendent les armes à la main, et que ces chrétiens fussent appelés à prendre part à la guerre, c’est alors précisément que s’offre pour un chrétien la possibilité de venir au secours des hommes qui ne connaissent pas la vérité. Un chrétien ne connaît la vérité que pour témoigner de la vérité devant ceux qui ne la connaissent pas. Et ce témoignage, il ne peut le rendre que par des actes. Ces actes sont : de renoncer à la guerre, de faire le bien aux hommes sans distinction de ce qu’on appelle ennemis et compatriotes.

Mais voici que des malfaiteurs de vos compatriotes, non plus l’ennemi, attaquent la famille d’un chrétien, et, s’il ne se défend pas, ils le pillent, lui font violence, le massacrent, lui et toute sa maison. Encore, cela n’est pas vrai. Si tous les membres de cette famille sont chrétiens, et par conséquent font consister leur vie à servir les autres, il ne se trouvera pas un homme assez fou pour venir enlever le nécessaire à des gens prêts à le servir, ou pour les tuer.

Le célèbre Maclay s’établit au milieu des sauvages les plus sanguinaires, et non seulement il ne fut pas tué, mais, pris en affection, les sauvages se soumirent à lui, précisément parce qu’il ne les craignait pas, n’exigeait rien d’eux et leur faisait le bien.

Mais si un chrétien vit au milieu d’une famille ou de familles non chrétiennes, qui ont coutume de se défendre, eux et leur propriété, par la violence, et que ce chrétien soit sollicité de prendre part à la défense ? Cette sollicitation est précisément pour un chrétien un appel à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie.

Un chrétien ne connaît la vérité que pour la montrer aux autres, et surtout à ses proches, aux êtres unis avec lui par les liens de famille et d’amitié, et un chrétien ne peut pas montrer autrement la vérité qu’en ne tombant point dans l’erreur dans laquelle sont tombés les autres, en ne prenant parti ni pour les agresseurs ni pour les défenseurs, mais en abandonnant tout ce qu’il possède à qui veut le prendre, en montrant par ses actes qu’il n’a besoin de rien hors l’accomplissement de la volonté de Dieu, et qu’il n’a peur de rien, excepté de forfaire à cette volonté.

Mais le gouvernement ne peut pas admettre qu’un membre de la société ne reconnaisse pas les bases de l’ordre gouvernemental et qu’il décline de remplir le devoir de tout citoyen, — me dira-t-on.

L’autorité exigera d’un chrétien le serment, son concours aux tribunaux, au service militaire, et son refus sera puni d’exil, d’emprisonnement, même de mort ! Eh bien ! encore une fois, ces exigences de l’autorité ne seront, pour un chrétien, qu’un appel à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie. Pour un chrétien, les exigences de l’autorité sont les exigences des gens qui ne connaissent pas la vérité. Par conséquent, un chrétien qui la connaît ne peut pas ne pas rendre témoignage de la vérité devant des gens qui ne la connaissent pas. La violence, l’emprisonnement et la mort qui pourraient en être la conséquence pour un chrétien lui donnent la possibilité de rendre ce témoignage, non pas en paroles, mais en fait. Toute violence, la guerre, le brigandage, les exécutions, s’accomplissent, non pas par les forces inconscientes de la nature, mais par des hommes aveugles et privés de la connaissance de la vérité. Par conséquent, plus ces hommes font de mal à un chrétien, plus ils sont loin de la vérité, plus ils sont malheureux et plus la connaissance de la vérité leur est nécessaire. Or un chrétien ne peut pas transmettre sa connaissance de la vérité autrement qu’en s’abstenant de tomber dans ces erreurs dans lesquelles sont plongés les hommes qui leur font le mal, c’est-à-dire en rendant le bien pour le mal. Et c’est en cela l’œuvre de la vie d’un chrétien et tout le sens de sa vie indestructible par la mort.

Les hommes unis entre eux par l’erreur forment pour ainsi dire une masse compacte. La force d’attraction qui unit les molécules de cette masse est précisément le mal répandu dans le monde. Toute l’activité raisonnable de l’humanité a pour objet de dissoudre la force d’attraction de la masse.

Toutes les révolutions sont des tentatives de briser cette masse par la violence. Les hommes se figurent que s’ils martèlent cette masse, elle se brisera, et ils la battent en brèche ; mais, en s’efforçant de la briser, ils ne font que la forger.

Ils auront beau la marteler, la cohésion des atomes persistera jusqu’à ce qu’une force intérieure se communique à chacun des atomes et leur donne une impulsion qui désagrège la masse.

La force qui enchaîne les hommes est le mensonge, l’erreur ; la force qui détache chaque individu de la masse inerte humaine est la vérité. Or la vérité ne se transmet aux hommes que par des actes de vérité.

Seulement les actes de vérité, en introduisant la lumière dans la conscience de chaque homme, dissolvent l’homogénéité de l’erreur, détachent un à un de la masse les hommes soudés entre eux par la force de l’erreur.

Et voilà dix-huit cents ans que ce travail se fait.

Depuis que les commandements de Jésus sont placés devant l’humanité, ce travail a commencé et ne se relâchera pas jusqu’à ce que « tout ne s’accomplisse, » comme l’a dit Jésus. (Matth., v, 18.)

L’Église, qui croyait unifier les hommes en leur affirmant par des serments solennels qu’elle est la vérité, est morte depuis longtemps. Mais l’Église composée d’hommes unifiés, non par des promesses ou des onctions de saint chrême, mais par des actes de vérité et de charité, — cette Église-là a toujours vécu et vivra éternellement. Cette Église, maintenant comme jadis, se compose, non pas d’hommes qui disent : « Seigneur ! Seigneur ! » et commettent des iniquités (Matth., vii, 21-22), mais d’hommes qui entendent les paroles de la vérité et les mettent en pratique.

Les hommes de cette Église savent que leur vie est un bienfait, s’ils ne portent pas atteinte à leur fraternité avec les autres hommes, à l’unité du Fils de l’homme, et que ce bienfait n’est perdu que pour ceux qui ne pratiquent pas les commandements de Jésus. Par conséquent, les hommes de cette Église ne peuvent pas ne pas pratiquer ces commandements pour eux-mêmes et en enseigner la pratique aux autres.

Que le nombre de ces hommes soit en ce moment petit ou grand, ils ne constituent pas moins cette Église que rien ne peut vaincre, celle à laquelle s’uniront tous les hommes.

« Ne craignez point, petit troupeau ; car il a plu à votre Père de vous donner son royaume. »

Léon Tolstoï.

Moscou, 22 janvier 1884.

  1. Il y a plus, Jésus, comme s’il voulait qu’il ne restât pas le moindre doute au sujet de la loi dont il parle, cite immédiatement, en connexion avec ce passage, l’exemple le plus décisif de la négation de la loi de Moise par la loi éternelle, par cette loi de laquelle pas un iota ne peut disparaitre. Il cite, de toutes les sentences de l’Évangile, celle qui est en opposition la plus absolue avec la loi de Moïse, Luc, xvi, 18 : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère, c’est-à-dire : selon la loi écrite, le divorce est permis, selon la loi éternelle, — il est interdit.
  2. Cette citation est tirée des Commentaires sur l’Évangile par l’archevêque Michel, ouvrage basé sur les écrits des Pères de l’Église.
  3. Dans toutes les traductions de l’Église, on commet, à cet endroit, une erreur peut-être intentionnelle. Au lieu des mots en vous, partout où se rencontrent ces mêmes mots on lit avec vous.
  4. Marc-Aurèle dit : « Honore ce qui est la vraie puissance dans le monde, ce qui régit le monde et le pénètre ; honore également la puissance qui est en toi, car elle est homogène à la première ; elle régit et pénètre toute ta personne et toute ton activité. » (Pensées, v, 21)

    Épictète dit : « Dieu a semé sa semence non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tous les êtres vivants sur la terre, surtout dans les êtres raisonnables, parce que eux seuls entrent en rapport avec Dieu par la raison, qui les unit avec Dieu. »

    Dans le livre de Confucius, nous lisons : « La loi de la grande science consiste à développer et à rétablir le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel. » Cette sentence se répète plusieurs fois et constitue la base de la doctrine de Confucius.

  5. Les mots du 25e verset (Luc, xii) sont inexactement traduits : le mot ἡλικία veut dire âge, âge de la vie ; par conséquent toute la phrase veut dire : ne peut ajouter une heure à sa vie.
  6. Ville de district, en Russie, devenue fameuse par une récente catastrophe.
  7. Cette épître fut longtemps repoussée par l’Église, et, quand on l’accepta, elle fut l’objet de quelques altérations : certains mots sont omis, d’autres sont changés de place ou traduits arbitrairement. Je conserve la traduction usitée en rétablissant seulement les passages inexacts d’après le texte de Tischendorf.
  8. δόξα, ici comme dans d’autres passages, est traduit incorrectement par le mot gloire ; δόξα, du verbe δοκέω, veut dire manière de voir, jugement, doctrine.
  9. Luc, xv, 1-2. Jésus est conduit dans le désert pour être tenté par le mensonge. Matth., iv, 3-4. Le mensonge suggère à Jésus qu’Il n’est pas fils de Dieu s’il ne peut pas faire des pains avec les pierres ; Jésus répond : « Je puis vivre sans pain. Je suis vivant par le souffle de Dieu. » Alors le mensonge dit : « Si tu es vivant par le souffle de Dieu, précipite-toi d’une hauteur, tu détruiras la chair, mais l’esprit que t’a soufflé Dieu ne périra point. » Jésus répond : « Ma vie en chair est la volonté de Dieu. Détruire la chair, c’est agir contre la volonté de Dieu, tenter Dieu. » Matth., iv, 8-11. Alors le mensonge lui suggère : « Si c’est ainsi, mets-toi au service de la chair, comme tout le monde, et la chair te donnera satisfaction. » Jésus répond : « Je suis impuissant sur la chair ; ma vie est en Esprit, mais je ne puis détruire la chair parce que l’Esprit est renfermé dans mon corps par la volonté de Dieu. Ainsi, vivant en chair, je ne puis servir que Dieu mon Père. » Et Jésus quitte le désert pour rentrer dans le monde.
  10. Elle est très curieuse, — la justification de cette existence qu’on entend souvent de la bouche des parents. « Je n’ai besoin de rien, dit le père ; cette existence m’est très pénible, mais, par amour pour mes enfants, je continue à la mener ; je fais cela pour eux, c’est-à-dire : Je sais sûrement par expérience que notre existence est un malheur. Par conséquent… j’élève mes enfants de façon qu’ils soient aussi malheureux que moi-même. Et pour cela, par amour pour eux, je les mène dans une ville pleine de miasmes au physique et au moral ; je les place entre les mains d’étrangers qui ne voient dans l’éducation qu’une entreprise lucrative ; je pousse mes enfants dans la corruption physique, morale et intellectuelle. » Et c’est ce raisonnement qui doit servir de justification à l’existence absurde des parents eux-mêmes.