Charpentier et Fasquelle (p. 462-472).
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XXXII


Le navire qui devait m’emporter vers d’autres espérances, d’autres sensations, d’autres succès, s’appelait l’Amérique. C’était le bateau maudit. Le bateau hanté par les gnomes. Tous les malheurs, tous les accidents, toutes les tempêtes avaient été son lot.

Il était resté bloqué des mois la quille en l’air. Il avait été défoncé à l’arrière par une barque d’Islande. Il avait sombré, je crois, près des bancs de Terre-Neuve et avait été renfloué. Le feu avait pris à bord en pleine rade du Havre, sans trop grands dégâts pourtant.

Et il avait eu une aventure célèbre, qui avait un peu ridiculisé ce pauvre bateau. En 1876 ou 1877, on avait pris à bord un nouveau système de pompes, en usage depuis longtemps sur les bateaux anglais, mais alors inconnu dans la marine française. Le capitaine eut l’idée très sage de faire fonctionner ces pompes pour en rendre le maniement facile aux hommes de l’équipage en cas de danger. L’essai se faisait depuis quelques minutes, quand on vint prévenir le capitaine que la cale se remplissait d’eau et qu’on ne pouvait en découvrir le motif. « Alerte, les enfants ! s’écria le capitaine. Pompez ! Pompez ! » Et les pompes firent rage, tant et si bien que la cale s’emplit tout à fait et que le capitaine dut abandonner le bateau après avoir mis les voyageurs dans les canots.

Un baleinier anglais rencontra le navire deux jours après. Il fit fonctionner les pompes, qui marchaient admirablement, mais dans le sens inverse de celui indiqué par le capitaine français.

Cette petite erreur coûta douze cent mille francs de sauvetage à la Compagnie transatlantique qui, voulant relancer ce steamer sur lequel les voyageurs ne voulaient plus monter, fit de très belles conditions à mon imprésario, M. Abbey. Il les accepta ; et il eut raison en dépit de tous les pronostics. Le bateau avait payé son tribut.


Je n’avais que fort peu voyagé et j’étais folle de joie. Le 15 octobre 1880, à six heures du matin, j’entrai dans ma cabine. Elle était large, tendue de reps grenat pâle, avec mes initiales. Ah ! quelle profusion de S. B. !!!

Un grand lit de cuivre tout brillant et des fleurs partout.

A côté, une cabine très confortable pour « mon petit’dame » et une autre faisant suite, pour ma femme de chambre et son mari. Le reste de mon personnel était à l’autre bout du navire.

Le ciel était brumeux ; la mer grise et sans horizon. J’allais là-bas, derrière cette brume qui réunissait le ciel et l’eau en un mystérieux rempart.


Le branle-bas du départ secoua les choses et les êtres. Le ronflement de la machine, les sifflets d’appel, la cloche, les sanglots, les rires, le grincement des cordages, la note stridente des commandements, l’effarement des retardataires, les « Houp ! » les « Hop, là ! » les « A toi ! » des hommes lançant des paquets à toute volée du port à la cale, les claques rieuses de la vague sur le flanc du bateau, tout cela se confondait en un effroyable tapage qui, fatiguant le cerveau, le laissait incertain sur ses véritables sensations.

J’étais de ceux qui, jusqu’à la dernière minute, jouissent des adieux, des mains serrées, des projets de retour, des baisers, et qui, la vision finie, se jettent éperdus et sanglotants sur leur couchette.

Je restai trois jours en effroyable désespérance, pleurant des larmes lourdes, des larmes qui brûlent la joue. Puis le calme se fit, ma volonté surmonta ma douleur.


Je me levai le quatrième jour, vers sept heures du matin, pour aller prendre l’air sur le pont. Il faisait un froid lupal.

Je me promenais, croisant une dame vêtue de noir et le visage douloureusement résigné. La mer était sournoise, sans couleur et sans flots. Tout d’un coup, une vague rageuse se précipita si violemment contre notre bateau que nous fûmes renversées toutes deux. Je m’étais de suite cramponnée au pied d’un banc ; mais la pauvre fut lancée en avant.

M’étant relevée d’un bond, j’arrivai assez à temps pour la retenir par sa jupe. Aidée de ma femme de chambre et d’un matelot, nous empêchâmes la malheureuse de filer dans l’escalier la tête la première.

Très endolorie, un peu confuse, elle me remercia d’une voix si douce, si lointaine, que mon cœur se prit à battre d’émotion. « Vous auriez pu vous tuer, Madame, dans cet horrible escalier. — Oui, fit-elle dans un soupir plein de regret : Dieu ne l’a pas voulu. » Puis, me regardant : « N’êtes-vous pas Madame Hessler ?

— Non, Madame. Je me nomme Sarah Bernhardt. » Elle recula, droite et le visage blanc, le front barré. Elle me lança d’une voix douloureuse, d’une voix morte : « Je suis la veuve Lincoln. »

Moi aussi, je reculai. Et une grande douleur s’empara de tout mon être, car je venais de rendre à cette malheureuse femme le seul service qu’il ne fallait pas lui rendre : la sauver de la mort. Son mari, le Président Lincoln, avait été assassiné par le comédien Booth, et c’était une comédienne qui l’empêchait de rejoindre le cher mort.

Je rentrai dans ma cabine et j’y restai enfermée deux jours, car je ne me sentais pas le courage de rencontrer cette figure si sympathique, à laquelle je n’aurais plus osé parler.


Le 22, nous fûmes bousculés par une abominable tempête de neige.

Je fus appelée en toute hâte par le capitaine Jouclas. Je passai une grande houppelande de fourrure et montai sur la passerelle. C’était assourdissant ! étourdissant ! féerique ! Le bruit des flocons durcis s’entrechoquant dans leur valse échevelée provoquée par le vent.

Le ciel s’était subitement obscurci par toute cette blancheur, qui tombait autour de nous en avalanches et qui fermait hermétiquement l’horizon. Je faisais face à la mer, et le capitaine Jouclas me fit remarquer qu’on n’y voyait pas à cent mètres devant nous. Je me retournai alors, et je vis le bateau blanc comme une mouette : les cordages, les filins, les bastingages, les sabords, les haubans, les baleinières, le pont, les voiles, les échelles, les cheminées, les prises d’air, tout était blanc ! La mer était noire, le ciel était noir. Seul, le bateau tout blanc flottait dans cette immensité. Il y avait lutte entre la haute cheminée, crachant avec peine sa fumée à travers le vent qui s’engouffrait dans sa large gueule, et les hurlements prolongés de la sirène.

Le contraste était si extraordinaire entre la blancheur virginale de ce bateau et son tapage infernal, qu’il me semblait voir un ange pris d’une crise hystérique.

Le soir de cette étrange journée, le docteur me prévint qu’une de mes chères protégées émigrantes était en mal d’enfant. Je fus vite près d’elle, et j’aidai de mon mieux le pauvre petit être à entrer dans ce monde. Oh ! les lugubres plaintes dans la lugubre nuit, au milieu de toute cette misère ! Oh ! le premier cri strident de l’enfant affirmant sa volonté de vivre au milieu de toutes ces souffrances, de toutes ces angoisses, de toutes ces espérances !

Tout était mêlé dans ce fouillis humain : hommes, femmes, enfants, loques et conserves, oranges et cuvettes, têtes chevelues et crânes chauves, bouches entr’ouvertes de vierges et lèvres serrées de mégères, bonnets blancs et foulards rouges, mains tendues vers l’espérance, poings serrés contre l’adversité.

Je vis des revolvers mal dissimulés sous les haillons, des couteaux dans les ceintures. Un coup de roulis éventra un paquet tombé des mains d’un mauvais drôle à l’air décidé : une hachette et un casse-tête s’échappèrent des nippes. Aussitôt un marin se saisit des deux armes pour les porter au commissaire. Je n’oublierai jamais le regard attentif que lui jeta l’homme. Il avait certainement pris note exacte des traits du matelot. Et je fis le souhait fervent qu’il n’y eût pas de rencontre solitaire entre ces deux hommes.

Je me souviens, avec remords, de l’horrible dégoût qui s’empara de moi quand le docteur me passa l’enfant pour le laver. Cette petite chose sale, rouge, remuante et gluante était un être humain, une âme, allait être une pensée.

Le cœur me tournait. Et je n’ai jamais pu voir cet enfant, dont je devins la marraine, sans revivre cette première impression.

Quand la jeune maman fut endormie, je voulus rejoindre ma cabine, aidée du docteur ; mais la mer était si grosse que nous avancions avec peine à travers les ballots et les émigrants. Quelques êtres accroupis nous regardaient silencieusement tituber et virer comme des ivrognes.

J’étais irritée de me sentir regardée par ces yeux malveillants et gouailleurs. Un homme nous interpella : « Dites donc, docteur : l’eau de la mer ça grise autant que le vin ? Vous avez l’air, vous et votre dame, de deux « retour de noces » ! Une vieille femme se cramponna à moi : « Dites, Madame, est-ce qu’on va faire naufrage, que ça remue comme ça ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Alors, un grand diable roux et barbu s’avança vers la pauvre vieille et, la recouchant doucement : « Dors calme, la mère ; si on fait naufrage, je te jure qu’il y en aura plus de sauvés par ici que par là-haut. »

Puis, s’approchant de moi, il me dit d’un air plein de défi : « Les riches, les premières... à l’eau ! Les émigrants, les secondes... dans les canots ! » Et j’entendis un rire sournois, étouffé, qui sortait de partout : devant moi, derrière moi, à côté de moi, sous mes pieds ; et qui se répercutait dans le lointain comme les rires « à la cantonade » au théâtre.

Je me tenais contre le docteur. Il me sentit inquiète. « Bah ! me dit-il en riant, on se défendrait ! — Mais combien pourrait-on sauver de passagers, docteur, si nous étions en réel péril ? — Deux cents… deux cent cinquante… au plus, avec toutes les embarcations à l’eau, et en admettant que toutes arrivent à bon port. — Mais il y a sept cent soixante émigrants, m’a dit le commissaire ; nous sommes à peine cent vingt, nous, les passagers ; combien comptez-vous pour les officiers, les hommes d’équipage et le personnel du bateau ? — Cent soixante-dix, reprit le docteur. — Donc nous sommes en tout mille cinquante, et vous ne pouvez en sauver que deux cent cinquante ? — Oui. — Mais alors je comprends la haine de ces émigrants que vous embarquez comme des bestiaux, que vous traitez comme des nègres, et qui sont absolument certains qu’en cas de danger ce sont eux que vous sacrifieriez ! — Mais on les sauverait à leur tour. »

Je regardais avec épouvante l’homme qui me parlait. Il avait l’air honnête ; et il pensait ce qu’il disait.

Ainsi, ces pauvres êtres, trahis par la vie, malmenés par la société, n’auraient droit à la vie qu’après d’autres plus heureux ?… Oh ! comme je comprenais le mauvais drôle à la hachette et au casse-tête ! Combien, à cette minute, j’approuvais les revolvers et les couteaux cachés dans les ceintures ! Oui, il avait raison, le grand diable roux : puisque nous voulions les premières places, toujours les premières places, eh bien, nous aurions les premières places… et houp ! dans l’eau !

« Eh bien, êtes-vous contente ? dit le capitaine qui sortait de sa cabine. Ça s’est-il bien passé ?… — Très bien, capitaine. Mais je suis révoltée ! » Jouclas recula. « Oh ! mon Dieu ! Et de quoi donc ? — De la façon dont vous traitez vos passagers… » Il voulut parler. « …Comment, vous nous exposez, en cas de naufrage… — On ne fait jamais naufrage ! — Soit. En cas d’incendie… — Il n’y a jamais le feu à bord ! — Soit. En cas de submersion… » Il se mit à rire : « J’admets. A quoi vous expose-t-on, Madame ? — A la pire des morts : le coup de hache sur la tête, le couteau dans le dos, ou simplement le bon coup de poing qui vous flanque à l’eau… Hop !… » Il voulut parler…

« Il y a en bas sept cent cinquante émigrants, nous sommes à peine trois cents, équipage et passagers de première ; les canots peuvent sauver deux cents personnes … et encore. — Eh bien ? — Eh bien, et les émigrants ? — Nous les sauverons avant l’équipage ! — Et après nous ? — Oui, après… vous ! — Et vous croyez qu’ils se laisseront faire ? — Il y a des fusils pour les tenir en respect ! — Des fusils… des fusils contre des femmes, des enfants ? — Non, les femmes et les enfants sont ceux qui passent d’abord ! — Mais c’est idiot ! c’est absurde ! Pourquoi sauver des femmes et des enfants, si vous en faites des veuves et des orphelins ? Et vous croyez que ces jeunes hommes se résigneront devant vos fusils ?… Ils sont le nombre ! Ils sont armés ! Ils ont une revanche à demander à la vie ! Ils ont le même droit que nous : de défendre la minute suprême ! Ils ont le courage qui n’a rien à perdre et tout à gagner dans la lutte ! Et je trouve inique, infâme, que vous nous exposiez, nous, à une mort certaine, et eux, à un crime forcé et justifié ! »

Le capitaine voulut parler « … Et sans aller jusqu’au naufrage. Admettez ce qui a déjà eu lieu — que nous soyons pendant des mois ballottés et falots sur la mer démontée… Vous ne pouvez avoir des vivres pour mille bouches pour deux mois… ou trois ?… — Non, certes, dit sèchement le commissaire, un très aimable homme, très susceptible. — Alors, qu’est-ce que vous feriez ? — Eh bien… et vous ? interpella le capitaine Jouclas, très amusé par la tête pincée du commissaire. — Moi, je ferais un bateau pour émigrants, et un pour passagers ; et je trouve que ce serait justice ! — Oui, mais ce serait ruineux. — Non. Celui pour les classes riches serait un steamer comme celui-ci ; et celui pour les émigrants, un bateau à voiles. — Mais, chère Madame, ce serait injuste aussi, car le steamer irait bien plus vite que le bateau à voiles. — Ceci n’a aucune importance, capitaine : les gens riches sont toujours pressés, les malheureux ne le sont jamais. Et puis, pour ce qui les attend… Là où ils vont… — C’est la terre promise !

— Oh ! les pauvres ! les pauvres ! La terre promise… le Dakota ou le Colorado ! Le jour, c’est le soleil qui bout le cerveau, crevasse la terre, dessèche les sources et enfante les innombrables moustiques qui piquent la peau et talonnent la patience ! La terre promise !… la nuit, c’est le froid terrible qui mord les yeux, ankylose les membres et crevasse les poumons ! La terre promise !… c’est la mort dans quelque coin, après des appels vains à la justice de ses compatriotes ; c’est la mort dans un sanglot, la mort à travers un terrible juron de haine ! Et tous doivent être recueillis par Dieu, car c’est pitié de penser que tous ces pauvres êtres sont livrés, pieds liés par la souffrance, poings liés par l’espérance, à des négriers qui font la traite des blancs ! Et quand je pense que dans votre caisse, Monsieur le commissaire, il y a l’argent que vous a apporté le négrier pour le transport de tous ces pauvres êtres ! Argent ramassé dans des mains calleuses, tremblantes ! Pauvre argent économisé sou par sou, larme sur larme ! Quand je pense à cela, je voudrais que nous fissions naufrage, que nous soyions tous tués, et qu’ils fussent tous sauvés ! »

Et je m’en fus dans ma cabine pour pleurer, car j’étais prise d’un grand amour de l’humanité, d’un immense chagrin de ne pouvoir rien… rien faire.


Le lendemain, je m’éveillai tard, m’étant endormie tard. Ma cabine était encombrée de visiteurs, et tous tenaient à la main un petit paquet dissimulé. Je frottai mes yeux pleins de sommeil, ne comprenant pas très bien cette invasion.

Mme Guérard s’avança vers moi et, m’embrassant : « Ma chère petite Sarah, ne croyez pas que ce jour de votre fête soit oublié par ceux qui vous aiment. — Ah ! m’écriai-je, nous sommes donc le 23 ? — Oui. Et voilà d’abord le souvenir des absents. » Mes yeux se mouillèrent et entrevirent, à travers leur brouillard, le portrait du jeune être qui m’était le plus cher au monde, avec quelques mots de sa main… Puis des souvenirs d’amis… des petits ouvrages des humbles aimants.

Mon petit filleul de la nuit me fut présenté dans une corbeille entourée d’oranges, de pommes et de mandarines. Il avait une étoile d’or sur son front, une petite étoile en papier doré qui avait entouré des tablettes de chocolat.

Ma femme de chambre Félicie, et Claude, son mari, deux cœurs pleins de tendresse et de dévouement, me firent des petites surprises pleines d’ingéniosité.

Un coup fut frappé à la porte. « Entrez ! » Et je vis avec surprise entrer trois matelots qui me remirent, au nom de l’équipage, un superbe bouquet. J’étais transportée d’admiration. Comment avait-on conservé de si belles fleurs en si bel état ?

Le bouquet était énorme. Et quand je le pris dans mes mains, je le laissai tomber dans un fol éclat de rire : c’était un bouquet de fleurs taillées dans des légumes avec un art si parfait qu’elles faisaient illusion à dix pas. De magnifiques roses rouges avaient été ciselées dans des carottes ; les camélias, dans des navets ; de petits radis avaient fourni des branches de boutons de roses piqués sur des longs poireaux teints en vert ; et le tout était allégé par des feuilles de carottes artistiquement semées pour imiter les graminées de nos élégants bouquets ; un ruban tricolore nouait toutes les tiges.

Une parole très émue d’un des matelots au nom des camarades qui me remerciaient pour une petite attention que j’avais eue pour eux, un loyal shake-hands et un affectueux merci de ma part, furent le signal d’un concert organisé dans la cabine de « mon petit’dame » : Deux violons et une flûte avaient répété en cachette. Et je fus bercée pendant une heure par une ravissante musique qui me transporta près des êtres chéris, dans mon hall si loin à cette heure.

Cette fête un peu familiale, cette musique, avaient évoqué le coin tendre et reposant de ma vie ; et je pleurai sans chagrin, sans amertume, sans regret de pleurer. Je pleurais parce que j’étais attendrie, fatiguée, énervée, lassée, et en grand désir de repos. Je m’endormis dans les larmes, la poitrine soulevée par des soupirs et des sanglots...