Charpentier et Fasquelle (p. 94-114).
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IX


L’évolution se fit en moi à partir de ce jour. Je fus encore assez longtemps avec mon âme enfantine ; mais mon cerveau perçut plus nettement la vie. Je sentais le besoin de me créer une personnalité. Ce fut le premier éveil de ma volonté.

Être quelqu’un, je voulus cela.

D’abord Mlle de Brabender me déclara que c’était de l’orgueil. Il me semblait à moi que ce n’était pas tout à fait cela. Mais je définissais mal, alors, quel était le sentiment qui m’imposait ce désir. Je ne compris que quelques mois après pourquoi je voulais être quelqu’un.


Un ami de mon parrain me demanda en mariage. Cet homme était un riche tanneur, aimable homme, mais si brun, si noir, si chevelu, si barbu, qu’il me dégoûtait. Je refusai. Alors mon parrain demanda à ma mère le droit de me parler seul. Il me fit asseoir dans le boudoir de maman et me dit : « Ma pauvre enfant, tu fais une imbécillité en refusant M. Bed*** ; il a soixante mille francs de rente, il a des espérances. »

C’était la première fois que j’entendais ce mot, et quand j’en eus l’explication, je me demandai si c’était bien cela qu’on disait en pareil cas. « Mais oui, me dit mon parrain, tu es idiote avec ton sentiment romanesque. Le mariage est une affaire, et il faut le regarder comme une affaire. Tes futurs beau-père et belle-mère sont appelés à mourir comme toi et moi, et ce n’est pas désagréable de savoir qu’ils laisseront deux millions à leur fils, et à toi, par conséquent, si tu l’épouses ! — Je ne veux pas l’épouser. — Pourquoi ? — Parce que je ne l’aime pas. — Mais on n’aime jamais avant…, reprit mon pratique conseiller ; tu l’aimeras après. — Après quoi ? — Demande à ta mère. Mais, écoute-moi : pour le moment, il n’est pas question de cela. Il faut que tu te maries. Ta mère a une rente viagère laissée par ton père. Mais cette rente est prise sur les revenus de la fabrique qui appartient à ta grand’mère, laquelle ne peut souffrir ta mère. Elle va être dépossédée de sa rente, et elle restera sans rien, avec trois enfants sur les bras. C’est ce maudit notaire du Havre qui fait tout cela. Les pourquoi… et les parce que… seraient trop longs à te raconter. Ton père a mal arrangé ses affaires. Donc il faut te marier, si ce n’est pas pour toi, ce sera pour ta mère et tes sœurs. Tu donneras à ta mère les cent mille francs que ton père t’a laissés et qu’on ne peut toucher. M. Bed*** te reconnaît trois cent mille francs. J’ai tout arrangé. Tu les donneras si tu veux à ta mère ; et avec quatre cent mille francs elle vivra très bien. »

Je pleurai, je sanglotai et demandai à réfléchir.

Je trouvai maman dans la salle à manger. Elle me dit doucement, d’un air un peu timide : « Ton parrain t’a dit ? — Oui, mère, oui. Laisse-moi réfléchir, veux-tu ? » Et je l’embrassai longuement, en sanglotant dans son cou. Je m’enfermai dans ma chambre et, pour la première fois depuis longtemps, je regrettai mon couvent.

Toute mon enfance se dressa devant moi. Et je pleurais davantage. Et je me sentais si malheureuse que je désirais mourir.


Peu à peu cependant le calme se fit et je repris la notion exacte des faits, des paroles dites. Je ne voulais décidément pas épouser cet homme.

Depuis que j’étais au Conservatoire, j’avais appris des choses, vaguement, oh ! très vaguement, car je n’étais jamais seule. Mais enfin, je comprenais suffisamment pour ne pas vouloir me marier sans amour.

Cependant j’eus à subir un assaut auquel je ne m’attendais pas. Mme Guérard me pria de monter voir la broderie sur métier qu’elle faisait pour la fête de maman. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver chez elle M. Bed***. Il me supplia de changer d’idée. Il me fit beaucoup de peine, car cet homme si noir pleura. « Voulez-vous une dot plus conséquente ? me dit-il ; je vous reconnais cinq cent mille francs. »

Mais ce n’était pas cela. Et je lui dis tout bas : « Mais, Monsieur, je ne vous aime pas ! — Mais moi, Mademoiselle, je mourrai de chagrin si vous ne voulez pas m’épouser. »

Je regardai cet homme… Mourir de chagrin… je me sentis confuse, désolée, et ravie… car il m’aimait comme on aime dans les pièces de théâtre.

Je me souvins vaguement de phrases lues et entendues. Je les lui répétai sans conviction, et je le quittai sans coquetterie.

Il ne mourut pas, M. Bed***. Il vit encore, et a une très grosse position financière. Il est beaucoup mieux que jadis quand il était si noir, car il est maintenant tout blanc.

Du reste, je venais de passer mon premier concours avec un éclatant succès, surtout en tragédie. M. Provost, mon professeur, n’avait pas voulu me laisser concourir dans Zaïre ; mais j’avais tenu bon.

Je trouvais cette scène de Zaïre avec son frère Nérestan tout à fait jolie et dans mes cordes. Mais Provost voulait me faire dire, au moment où Zaïre accablée de reproches par son frère tombe à ses pieds, le :

Frappe ! dis-je, je l’aime !…

avec violence, et je voulais le dire dans la douceur et la résignation d’une mort presque certaine.

Je me disputai longtemps avec mon professeur. Et enfin j’eus l’air de lui céder pendant les classes.

Mais, le jour du concours, je tombai aux genoux de Nérestan avec un sanglot si convaincu, les bras ouverts, offrant mon cœur plein d’amour au coup mortel que j’attendais, et je murmurai avec tant de tendresse :

Frappe ! dis-je, je l’aime !…

que toute la salle éclata en bravos répétés par deux salves.

J’obtins le second prix de tragédie, au grand mécontentement du public qui aurait voulu me voir décerner le premier. Et cependant c’était justice. Mon jeune âge et mon peu de temps d’études justifiaient cette récompense secondaire. J’eus un premier accessit de comédie dans La Fausse Agnès.

Je me sentais donc le droit de refuser. Mon avenir se révélait. Et, par conséquent, ma mère n’aurait besoin de rien dans le cas où elle viendrait à perdre sa rente.

En effet, quelques jours après mon concours, M. Régnier, professeur au Conservatoire et sociétaire de la Comédie-Française, vint demander à ma mère si elle consentirait à me laisser jouer au Vaudeville une pièce de lui (Germaine). Les directeurs me donneraient vingt-cinq francs par représentation.

J’étais éblouie, sept cent cinquante francs par mois, pour mon premier début. J’étais folle de joie.

Je suppliai ma mère d’accepter les propositions que me faisait le Vaudeville. Elle me dit d’agir à ma guise.

Je demandai audience à M. Camille Doucet, directeur des Beaux-Arts.

Maman refusant toujours de m’accompagner, Mme Guérard vint avec moi. Ma petite sœur Régina me supplia de l’emmener, j’y consentis. Et j’eus bien tort, car nous n’étions pas installées dans le cabinet directorial depuis cinq minutes, que ma sœur, qui avait alors cinq ans, grimpait sur les meubles, sautait à pieds joints au-dessus d’un tabouret, et finalement s’asseyait par terre, attirant à elle la corbeille à papiers placée sous le bureau en répandant tous les papiers déchirés qu’elle contenait. Ce que voyant, Camille Doucet lui fit doucement la remarque qu’elle n’était pas une petite fille très sage.

Ma sœur, la tête plongée dans la corbeille, lui dit de sa voix rauque : « Toi, Monsieur, si tu m’embêtes, je dirai à tout le monde que t’es un donneur d’eau bénite vinaigrée. — C’est ma tante qui dit ça ! »

Mon visage s’empourpra de honte et je balbutiai : « Ne croyez pas cela, Monsieur Camille Doucet, ma petite sœur dit un mensonge… »

Mais Régina avait bondi ; et, crispant ses poings, elle se rua sur moi comme une petite brute : « Tante Rosine a pas dit ça ?… C’est toi qu’est menteuse… à preuve qu’elle a dit ça à M. de Morny, qu’a répondu… »

Je ne me rappelais plus, et ne me rappelle plus ce qu’avait répondu le duc de Morny ; mais, affolée, je mis la main sur la bouche de ma sœur et l’entraînai en courant. Elle braillait comme un putois, et nous traversâmes en ouragan la salle d’attente pleine de monde précédant le cabinet du directeur des Beaux-Arts.

Je m’abandonnai sans réserve à une de ces violentes colères qui avaient bouleversé mon enfance, et me jetai dans le premier fiacre passant. Une fois dans ce fiacre, je frappai ma petite sœur avec une telle rage, que Mme Guérard affolée la couvrit de son corps et reçut mes coups de pied, mes coups de poing, mes coups de tout, car je jetais mon corps de droite, de gauche, ivre de colère, de chagrin, de honte.

Ce chagrin était d’autant plus grand que j’aimais infiniment Camille Doucet. Il était doux et charmant, affable et sensible. Il avait refusé je ne sais quoi à ma tante qui, peu habituée aux refus, avait conçu de l’humeur. Mais moi, j’étais innocente de cela.

Qu’allait-il croire, Camille Doucet ? Et puis, je ne lui avais même pas fait ma demande pour le Vaudeville. Tous mes beaux rêves étaient à vau-l’eau. Et c’était ce petit monstre blond et blanc comme un séraphin qui venait de briser mon premier rêve.

Pelotonnée dans la voiture, son front têtu barré par la peur, ses lèvres minces, serrées, elle me regardait, les yeux mi-clos à travers ses longs cils.

Rentrée à la maison, je racontai tout à maman, qui déclara à ma petite sœur qu’elle serait privée de dessert pendant deux jours… Régina était gourmande, mais plus orgueilleuse encore. Elle pivota sur ses petits talons et, dansant la bourrée, se mit à chantonner : « Mon p’tit ventr’ se réjouit pas. »

J’avais envie de sauter sur la méchante petite fille.

J’appris quelques jours après, à la classe, que le Ministère me refusait la permission de jouer au Vaudeville. M. Régnier m’en témoigna tout son chagrin ; mais il ajouta avec bonté : « Ah ! dame ! ma chère enfant, le Conservatoire tient à vous, et il n’a pas tort. Il ne faut donc pas vous chagriner outre mesure. »

Et comme je répliquai : « Je suis sûre que c’est Camille Doucet qui est cause de cela… — Non, certes ! s’écria-t-il. Camille Doucet a été votre plus chaud avocat ; mais le Ministère ne veut à aucun prix déflorer vos débuts pour l’année prochaine. »

Je me pris alors d’une grande et reconnaissante tendresse pour cet aimable Camille Doucet, qui n’avait gardé aucune rancune de la stupide sortie de ma petite sœur.


Je me remis au travail avec une véritable ferveur. Je ne manquais pas une classe. Tous les matins je me rendais au Conservatoire avec mon institutrice. Nous partions de bonne heure parce que j’aimais mieux aller à pied qu’en omnibus ; et je gardais les vingt sous que maman me remettait chaque matin pour nos deux omnibus pour aller, et huit sous pour les gâteaux. Nous devions revenir à pied. Mais tous les deux jours, nous prenions un fiacre avec les quarante sous gardés à cet effet.

Maman n’a jamais su cette petite supercherie, dont ma chère Brabender se faisait complice, non sans remords.

Je ne manquais pas une classe. Je me rendais même aux leçons de maintien, où ce pauvre M. Élie, vieux beau, frisé, fardé et jaboté de dentelles, nous faisait le cours le plus comique qu’on puisse imaginer. Nous étions peu nombreuses à ce cours.

Aussi le père Élie se vengeait sur nous de l’abstention des autres. À chaque classe, nous y passions toutes. Il nous tutoyait, le père Élie. Nous étions sa chose. Et, toutes, les cinq ou six que nous étions, nous devions grimper sur la scène. Lui, debout, sa baguette noire à la main (pourquoi cette baguette ?) : « Allons, Mesdemoiselles, le corps rejeté en arrière, la tête haute, la pointe du pied en bas…, là… parfait… Un, deux, trois, marchez ! » Et nous marchions, la pointe du pied en bas, la tête haute, la paupière tombante sur l’œil qui cherchait à voir où se posait le pied. Nous marchions avec la noblesse et la solennité des chameaux.

Puis il nous apprenait à sortir avec nonchalance, dignité ou fureur. Et il fallait voir ces jeunes filles se dirigeant vers les portes, traînant le pas, le redressant ou le pressant selon le sentiment qui devait les animer.

Puis, il y avait les : « Assez, Monsieur ! sortez ! » sans parler. Car le père Élie ne voulait pas qu’on murmurât un seul mot : « Tout, disait-il, est dans le regard, le geste, l’attitude. »

Il avait aussi ce qu’il appelait « l’assiette », c’est-à-dire s’asseoir avec dignité, se laisser tomber avec lassitude. Et « l’assiette » qui disait : « Je vous écoute : Parlez, Monsieur !… « Ah ! cette assiette-là était d’un compliqué fou ; il fallait tout mettre, dedans : le désir de savoir, la crainte d’entendre, la résolution d’éloigner, la volonté de retenir… Ah ! ce que cette assiette m’a coûté de larmes !… Pauvre père Élie ! Je ne lui en veux pas, mais je me suis acharnée à oublier ce qu’il m’avait appris, car rien n’est moins utile que ces classes de maintien.

Chaque être se meut selon ses proportions : Les femmes trop grandes font des enjambées ; les cambrées marchent à l’orientale ; les femmes trop grasses marchent en canes ; celles qui ont les jambes courtes marchent ban-ban ; les toutes petites sautillent ; et les grues marchent en grue. Rien n’y fait.

On a supprimé les classes de maintien, on a eu raison. Le geste doit peindre la pensée ; il est harmonieux ou bête, selon que l’artiste est intelligent ou nul.

Au théâtre, il faut avoir les bras longs, plutôt trop longs que courts. Jamais, au grand jamais, un artiste ayant les bras courts ne peut faire un beau geste !

Le pauvre Élie avait beau nous indiquer ceci ou cela, nous étions stupides et maladroites. Et lui restait comique, le pauvre ! Oh ! si comique !


Je prenais aussi des leçons d’armes. C’est ma tante Rosine qui avait mis cette idée dans la tête de maman. C’était le célèbre Pons qui enseignait les armes une fois par semaine. Oh ! quel homme terrible que ce Pons !… Brutal, grossier, gouailleur, cet homme, qui était un maître d’armes hors ligne, répugnait à donner des leçons à des morveux et morveuses, comme il nous appelait. Mais il n’était pas riche, et cette classe avait été, je crois (sans l’affirmer), créée pour lui par un haut protecteur.

Il avait toujours le chapeau sur la tête, — ce qui choquait Mlle de Brabender, — et le cigare à la bouche, ce qui faisait tousser les élèves époumonnés déjà par les reprises d’assauts.

Quelles tortures que ces classes !

Il amenait de temps en temps quelques amis qui se réjouissaient fort de notre maladresse : ce qui causa un jour un scandale, car, un de ces joyeux spectateurs ayant fait une remarque par trop insolente sur un élève nommé Châtelain, celui-ci se retourna vivement et, en un tour de main, il souffleta l’amateur. Il s’ensuivit une bagarre dans laquelle Pons, voulant intervenir, reçut lui-même une paire de gifles. Cela fit grand bruit. Et, à partir de ce jour, la classe fut fermée aux étrangers. J’obtins de ma mère l’autorisation de ne plus assister à cette classe. Et ce fut pour moi un grand soulagement.

De toutes les classes, je préférais de beaucoup celle de Régnier. Il était doux, bien élevé, et enseignait à dire « vrai ».

Cependant, je dois ce que je sais à la variété des enseignements que je suivais dévotieusement.

Provost enseignait le jeu large, la diction un peu pompeuse mais soutenue. Et surtout, il préconisait la largeur du geste et de l’inflexion.

Beauvallet, à mon avis, n’enseignait rien de bien. Il avait une voix profonde et prenante, qui était bien à lui, qu’il ne pouvait donner à personne, qui était un admirable instrument, mais ne lui donnait pas de talent. Il était maladroit de gestes, les bras trop courts, sa tête était commune. Je détestais ce professeur.

Samson était tout le contraire. La voix frêle et perçante, une distinction acquise, mais pleine de correction. Sa méthode était la simplicité.

Provost indiquait large. Samson indiquait juste, et se préoccupait surtout des finales. Il n’admettait pas qu’on laissât tomber les phrases. Coquelin, qui est élève de Régnier, je crois, a beaucoup de la façon de dire de Samson, tout en gardant la vérité de son premier maître enseignant.

Quant à moi, je me souviens de ces trois professeurs : Régnier, Provost, Samson, comme si c’était hier que je les eusse entendus.


L’année scolaire s’écoula sans grand changement dans ma vie.

J’eus cependant, deux mois avant mon second concours, le chagrin de changer de professeur : Provost tomba très malade, et Samson me prit dans sa classe.

Il comptait beaucoup sur moi ; mais il était autoritaire et tenace. Il m’imposa deux très mauvaises scènes dans deux très mauvaises pièces : Hortense dans L’École des Vieillards, de Casimir Delavigne, pour la comédie, et La Fille du Cid, également de Casimir Delavigne, pour la tragédie.

Je ne me sentais pas à l’aise dans ces deux rôles, écrits dans une langue dure et emphatique.


Le jour du concours arriva. J’étais laide. Maman avait exigé que je me fisse coiffer par son coiffeur. Et j’avais pleuré, sangloté, en voyant ce figaro me faire des raies sur la tête, dans tous les sens, pour séparer ma crinière rebelle. C’était lui, l’idiot, qui avait eu cette idée et qui l’avait suggérée à maman.

Et il avait tenu ma tête dans ses mains stupides plus d’une heure et demie, car il n’avait jamais tiré sur pareille crinière. Et il s’épongeait le front toutes les


SOUS LA DIRECTION DE SA MÈRE, SARAH BERNHARDT EST ENTRE LES MAINS DU COIFFEUR, AVANT SON EXAMEN DU CONSERVATOIRE. (DESSIN DE G. CLAIRIN)
SOUS LA DIRECTION DE SA MÈRE, SARAH BERNHARDT EST ENTRE LES MAINS DU COIFFEUR, AVANT SON EXAMEN DU CONSERVATOIRE. (DESSIN DE G. CLAIRIN)
SOUS LA DIRECTION DE SA MÈRE, SARAH BERNHARDT EST ENTRE LES MAINS
DU COIFFEUR, AVANT SON EXAMEN DU CONSERVATOIRE.
(DESSIN DE G. CLAIRIN)


cinq minutes en disant : « Quels cheveux ! mon Dieu ! C’est horrible ! C’est de l’étoupe ! Ce sont des cheveux de négresse blonde ! »

Puis se tournant vers ma mère : « On devrait faire raser Mademoiselle et régenter sa chevelure pendant qu’elle pousserait. — J’y songerai… » avait dit maman, distraite. Je me retournai si brusquement vers elle, que je fus brûlée au front par le fer à friser que tenait cet homme. Et ce fer servait à me défriser !

Oui, il trouvait que mes cheveux frisaient… avec dérèglement ; qu’il fallait les défriser pour les onduler, ce qui était plus noble au visage :

« Les cheveux de Mademoiselle sont arrêtés dans leur croissance par cette frisure folle ! Toutes les filles de Tanger et toutes les négresses ont des cheveux semblables ! Et Mademoiselle, qui se destine à la scène, serait bien plus belle si elle avait les cheveux de Madame… » dit-il en s’inclinant avec un respect admiratif vers ma mère, qui avait en effet les plus beaux cheveux du monde : blonds, et tellement longs qu’elle se tenait debout, la pointe de ses cheveux sous ses talons, et qu’elle pouvait baisser la tête. Il est vrai de dire que maman était toute petite.

Enfin, je sortis des mains de ce misérable, morte de fatigue, par une heure et demie de coups de peigne, de coups de brosse, de coups de fer, de coups d’épingles, de coups de doigts pour tourner ma tête de gauche à droite, puis de droite à gauche, etc., etc. J’étais défigurée, je ne me reconnaissais plus…

Les cheveux tirés sur les tempes, les oreilles visibles et détachées, inconvenantes dans leur nudité ; et, au-dessus de ma tête, un paquet de petites saucisses rangées les unes près des autres pour imiter le diadème antique.

J’étais hideuse ! Mon front, que j’entrevoyais toujours sous la mousse dorée de mes cheveux, me semblait immense, implacable. Je ne reconnaissais pas mes yeux, habituée que j’étais à les voir voilés par l’ombre de ma chevelure. Ma tête pesait un kilo.

Moi qui me coiffais et me coiffe encore avec deux épingles, cet homme en avait mis cinq ou six paquets. C’était lourd sur ma pauvre tête !…

J’étais déjà en retard. Il fallait m’habiller à la hâte. Je pleurais de rage. Mes yeux rapetissaient, mon nez grossissait, mes veines se gonflaient.

Mais ce fut le comble quand je dus mettre mon chapeau. Il ne pouvait tenir sur le paquet de saucisses. Ma mère m’enveloppa vivement la tête d’une dentelle et me poussa vers la porte.

Arrivée au Conservatoire, je me précipitai, avec « mon petit’dame », vers la salle d’attente. Maman s’était rendue dans la salle. J’arrachai la pauvre dentelle qui couvrait mes cheveux, et, accroupie sur un banc, je livrai ma tête à mes compagnes après avoir, en quelques mots, raconté l’odyssée de ma coiffure.

Toutes adoraient et enviaient mes cheveux si souples, si légers, si dorés. Toutes prenaient pitié de mon chagrin. Toutes avaient été émues par ma laideur, sauf les mères, qui crépitaient de joie dans leur mauvaise graisse.

Toutes ces jeunes mains enlevaient les épingles. Et Marie Lloyd, une ravissante créature avec laquelle j’étais plus liée que les autres, prit ma tête qu’elle embrassa tendrement : « Oh ! tes beaux cheveux ! qu’est-ce qu’on en a fait ? » Et elle achevait d’enlever les épingles. Cette tendresse me fit à nouveau fondre en larmes.

Enfin, je me dressai triomphante, sans épingles, sans saucisses !

Mais mes pauvres cheveux, alourdis par la moelle de bœuf dont ce misérable coiffeur les avait enduits, séparés par les raies nécessaires pour l’éclosion de ses saucisses, mes pauvres cheveux tombaient en mèches éplorées et grasses autour de mon visage. Je secouai ma tête pendant cinq minutes avec une rage folle. Je parvins à les décoller un peu. Et je les relevai tant bien que mal avec deux épingles.

Mais le concours était commencé. Je passais la dixième. Je ne savais plus ce que j’avais à dire.

Mme Guérard me mouillait les tempes avec de l’eau fraîche…

Mlle de Brabender, qui venait d’arriver, me regardait sans me reconnaître et me cherchait partout. La pauvre s’était cassé la jambe il y avait à peine trois mois. Elle se soutenait avec une canne-béquille ; mais elle avait voulu venir.

Mme Guérard commençait à lui raconter le drame des cheveux… lorsque mon nom retentit dans la salle : « Mademoiselle Chara Bernhardt ! »

C’était Léautaud, qui devint plus tard souffleur à la Comédie-Française, et qui avait un fort accent auvergnat.

« Mademoiselle Chara Bernhardt !… »

Je me levai d’un bond, sans penser à rien, sans dire un mot, cherchant des yeux l’élève qui devait me donner la réplique.

J’entrai avec lui en scène.

Je fus surprise par le son de ma voix que je ne reconnus pas. J’avais tant pleuré que mon cerveau s’était pris ; et je parlais du nez.

J’entendis une voix de femme qui disait : « Pauvre petite, on n’aurait pas dû la laisser concourir. Elle a un rhume atroce, son nez coule et sa figure est tuméfiée… »

Je terminai ma scène. Je fis ma révérence et me retirai au milieu de maigres et plaintifs applaudissements. Je marchais en somnambule, et fus reçue évanouie dans les bras de Mme Guérard et de Mlle de Brabender.

On fit demander un médecin dans la salle, et le bruit circulant : « La petite Bernhardt s’est évanouie ! La petite Bernhardt est tombée sans connaissance ! » arriva jusqu’à ma mère, qui, blottie au fond d’une loge, s’ennuyait mortellement.

Quand je revins à moi, mes yeux s’ouvrirent sur le beau visage de maman. Une larme perlait suspendue à ses longs cils. Je mis ma tête contre la sienne et je pleurai silencieusement ; mais cette fois des larmes douces, sans sel, qui ne me brûlaient pas les paupières.

Je me mis debout, défripai ma toilette et me regardai dans la glace verdâtre. J’étais moins laide. Mon visage était reposé ; mes cheveux avaient repris leur souplesse ; enfin j’étais mieux que tout à l’heure, sûrement. Le concours de tragédie était terminé. On avait nommé les prix.

Je n’avais rien eu comme récompense. On avait fait le rappel de mon second prix de l’an passé. J’étais bredouille.

Oh ! cela ne me causa aucun chagrin. Je m’y attendais bien.

Quelques personnes avaient protesté en ma faveur. Camille Doucet, membre du jury, avait discuté longtemps, paraît-il, pour me faire donner mon premier prix, malgré mon mauvais concours, disant qu’il fallait, avant tout, tenir compte des notes de mes examens, qui étaient admirables, et de mes notes de classes, qui étaient les meilleures. Rien ne prévalut sur le mauvais effet produit ce jour-là par ma voix nasale, ma figure gonflée, et les mèches lourdes de ma chevelure.

Après une demi-heure d’entr’acte pendant laquelle on me fit boire du porto et manger une brioche, on frappa pour le concours de comédie.

Je passais la quatorzième en comédie. J’avais donc le temps de me remettre tout à fait.

Et puis je me sentais gagnée par mon instinct batailleur. L’injustice me révoltait. Je n’avais pas mérité mon prix ce jour-là, mais je sentais bien qu’on aurait dû me le donner quand même. Je résolus d’avoir le premier prix de comédie.

Et, avec l’exagération que j’ai toujours apportée en toute chose, je me montai la tête : je me déclarai à moi-même que si je n’avais pas le premier prix, je devais renoncer au théâtre. Mon amour mystique et attendri pour le couvent me reprit de plus belle.

Oui, j’irai au couvent. Mais seulement si je n’avais pas le premier prix.

Il se livrait dans mon frêle cerveau de jeune fille le combat le plus fou, le plus illogique qu’on puisse rêver. Je me sentais toutes les vocations vers le couvent, dans ma détresse de mon prix manqué ; et toutes les vocations pour le théâtre, dans l’espoir du prix à conquérir.

Je me reconnaissais, avec une partialité bien naturelle, le don de toutes les abnégations, de tous les renoncements, de tous les dévouements qui devaient m’asseoir doucement sur le fauteuil de la mère Présidente du couvent de Grand-Champs. Et je m’adjugeais, d’autre part, avec une libéralité indulgente, tous les dons nécessaires à l’éclosion de mon autre rêve : devenir la première, la plus célèbre, la plus enviée. Et j’énumérais sur mes doigts toutes mes qualités : — de la grâce, — du charme, — de la distinction, — de la beauté, — du mystère et du piquant.

Oh ! tout ! tout ! Je trouvais que j’avais tout cela. Et quand ma logique et ma bonne foi élevaient un doute, ou un mais… à cette nomenclature fabuleuse de mes qualités, mon « Moi » combatif et paradoxal trouvait la réponse nette, tranchante et sans réplique.


C’est dans ces conditions spéciales, dans cet état d’esprit que je me présentai en scène lorsque vint mon tour.

Le choix de mon concours était stupide : une femme mariée raisonnable et raisonneuse. Et j’étais une enfant paraissant bien plus jeune que mon âge. Je fus néanmoins très brillante, très raisonneuse, très gaie ; et j’eus un succès étourdissant.

J’étais transfigurée. Folle de joie, je tenais mon premier prix ! Oh ! je ne doutais pas qu’il me fût adjugé à l’unanimité.

Le concours finit. Pendant le délai nécessaire au comité pour le débat des récompenses, je demandai de quoi me restaurer. Et on fit venir, de chez le pâtissier du Conservatoire, une côtelette que je dévorai, à la grande joie de Mme Guérard et de Mlle de Brabender, car je détestais la viande et je refusais toujours d’en manger.

Enfin, les membres du comité prirent place dans leur grande loge. Le silence se fit dans la salle. Sur la scène, les jeunes gens furent appelés d’abord.

Pas de premier prix.

Puis le nom de Parfouru fut appelé pour recevoir le second prix de comédie. Parfouru est aujourd’hui M. Paul Porel, le directeur du théâtre du Vaudeville et le mari de Réjane.

Puis vint le tour des jeunes filles.

Je me tenais dans l’embrasure de la porte, toute prête à m’élancer sur la scène.

« Premier prix de comédie… » Je fis un pas en avant, repoussant une grande jeune fille qui me dépassait de la tête… « Premier prix à l’unanimité : Mademoiselle Marie Lloyd ! »

Et la grande jeune fille repoussée par moi s’élança, svelte et radieuse, sur la scène.

Il y eut quelques protestations. Mais sa beauté, sa distinction, son charme timoré eurent raison de tout et de tous. Et Marie Lloyd fut acclamée.

Elle passa près de moi et m’embrassa tendrement. Nous étions très liées. Et je l’aimais beaucoup ; mais je la considérais comme une élève nulle. Je ne sais plus si elle avait eu une récompense l’année précédente, mais personne ne s’attendait à son prix. J’étais pétrifiée.

« Second prix de comédie : Mademoiselle Bernhardt ! » Je n’avais pas entendu. On me poussa en scène et, pendant que je saluais, je voyais des centaines de Marie Lloyd qui dansaient devant moi : les unes me faisant la grimace, d’autres m’envoyant des baisers ; les unes s’éventaient, les autres saluaient. … Elles étaient grandes… grandes… toutes ces Marie Lloyd… elles dépassaient le plafond ; elles marchaient sur les têtes ; et elles venaient vers moi, me serrant, m’étouffant, m’écrasant le cœur. J’avais, paraît-il, le visage plus blanc que ma robe.

Rentrée dans la coulisse, je m’assis sur la banquette sans mot dire et je regardai Marie Lloyd très entourée, très complimentée : elle était vêtue d’une robe de tarlatane bleu pâle ; un bouquet de myosotis à son corsage ; une brindille de myosotis dans ses cheveux noirs.

Elle était grande, très grande, des épaules frôles et blanches émergeaient avec pudeur de sa robe décolletée, très décolletée… sans danger. Sa tête fine, un peu altière, était de toute grâce, de toute beauté. Quoique très jeune, elle avait un charme plus femme que nous toutes.

Ses grands yeux mordorés jouant de la prunelle, sa bouche petite et ronde envoyait un sourire de côté plein de malice ; et son nez, d’un dessin merveilleux, battait des ailes. L’ovale de son beau visage était arrêté à la naissance des cheveux par deux toutes petites oreilles nacrées et transparentes du plus pur dessin. Un col long, flexible et blanc soutenait cette tête charmante. C’était un prix de beauté qu’on avait décerné à Marie Lloyd ! Et le jury avait été de bonne foi.

Elle était entrée rieuse et radieuse, dans Célimène, son morceau de concours ; et, malgré la monotonie de son débit, la mollesse de sa diction, l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène, cette coquette de vingt ans si inconsciemment cruelle.

Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière.

Toutes ces réflexions se coordonnèrent plus tard dans mon cerveau. Et cette première leçon si douloureuse me servit beaucoup dans ma carrière.

Je n’ai jamais oublié le prix de Marie Lloyd. Et chaque fois que je crée un rôle, le personnage se présente devant moi costumé, coiffé, marchant, saluant, s’asseyant, se levant.

Mais cela n’est que la vision matérialisée d’où s’échappe subitement l’âme qui doit dominer le personnage. En écoutant l’auteur lire son œuvre, j’essaie de définir le vouloir de sa pensée, espérant m’identifier à ce vouloir.

J’ai voulu quelquefois, avec lui, forcer le public à revenir vers la vérité et détruire le côté légendaire de certains personnages que l’histoire documentée d’aujourd’hui nous représente tels qu’ils furent en réalité, mais le public ne m’a pas suivie. Et je me suis vite rendu compte que la légende reste victorieuse en dépit de l’histoire. Et c’est peut-être un bienfait pour l’esprit des foules… Jésus, Jeanne d’Arc, Shakespeare, la Vierge Marie, Mahomet, Napoléon Ier sont entrés dans la légende.

Il est impossible désormais à notre cerveau de se représenter Jésus et la Vierge Marie accomplissant les humiliantes fonctions humaines. Ils ont vécu la vie que nous vivons. La mort a refroidi leurs membres sacrés. Et ce n’est pas sans révolte et chagrin que nous acceptons cette vérité. Mais nous nous lançons à leur poursuite dans l’éthéré du ciel, dans l’infini du rêve. Nous jetons à bas toutes les scories de l’humanité pour les laisser vêtus d’idéal et les asseoir sur un trône d’amour.

Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare, n’en ayant que plus de mérite à rester vierge héroïque. Mais nous ne voulons pas de ces vérités inutiles. Elle reste, dans la légende, un être frêle, conduit par une âme divine. Son bras de jeune fille qui tient le lourd étendard est soutenu par un ange invisible. C’est de l’au-delà qu’elle a dans ses yeux d’enfant, dans lesquels tous ces guerriers puisent force et courage. C’est ainsi que nous la voulons.

Et la légende reste encore triomphante.