Ma confession/Chapitre 4

Traduction par Zoria.
Albert Savine (p. 48-65).
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IV


Ma vie s’arrêta.

Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, car je ne pouvais pas ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir ; mais la vie ne se manifestait pas en moi, puisque je ne sentais pas la raison de mes désirs ni la satisfaction de les voir accomplis.

Si je voulais quelque chose, je savais d’avance que, mon désir fût-il réalisé ou non, rien n’en résulterait.

Si une fée était venue et m’avait proposé d’accomplir mes vœux, je n’aurais su que dire.

Si parfois, dans un moment d’ivresse de la pensée, il me venait comme une réminiscence de mes anciennes aspirations, je savais que ce n’était que supercherie, que je ne devais rien en attendre.

Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité, puisque je devinais déjà en quoi elle consistait.

La vérité est que la vie est un non-sens.

J’avais vécu, travaillé, marché en avant et j’étais arrivé à un abîme, et il n’y avait rien devant moi excepté la ruine.

Et cependant je ne pouvais ni m’arrêter, ni revenir sur mes pas, ni fermer les yeux pour ne pas voir qu’en dehors des souffrances et de la mort absolue, c’était le vide, l’anéantissement complet.

Il arriva que moi, homme bien portant et heureux, je sentis que je ne pouvais plus vivre.

Une invincible force m’entraînait à me débarrasser de la vie d’une manière ou d’une autre.

On ne peut pas dire que je voulusse me tuer.

La force qui m’entraînait hors de la vie était plus puissante, plus pleine, plus générale que le désir que j’en pouvais avoir.

C’était une force semblable à celle de mon ancienne aspiration à la vie ; seulement elle se produisait en sens inverse.

J’aspirais de toutes mes forces à me défaire de la vie.

L’idée du suicide me vint tout aussi naturellement que précédemment les idées de l’amélioration de la vie.

Cette idée était si tentante que je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas l’accomplir trop précipitamment. Je ne voulais pas me hâter, uniquement parce que je voulais voir clair en moi ; si j’y parvenais, il serait toujours temps.

Et voilà que moi, homme heureux, je me cachais la corde pour ne pas me pendre à la solive, entre les armoires de la chambre, où chaque soir j’étais seul en me couchant, et je n’allai plus à la chasse avec mon fusil, pour ne pas être tenté par ce moyen trop facile de me défaire de la vie.

Je ne savais pas moi-même ce que je voulais : j’avais peur de la vie, je tendais à en sortir, et malgré cela j’espérais d’elle encore quelque chose.

Cela se passait dans un moment où toutes choses étaient pour moi ce qui peut être considéré comme le bonheur complet ; je n’avais pas encore cinquante ans ; j’avais une épouse, bonne, aimante et aimée ; de bons enfants, un grand bien qui s’accroissait sans aucune peine de ma part. J’étais respecté de mes proches et de mes connaissances plus que jamais je ne l’avais été ; j’étais comblé d’éloges par les étrangers et je pouvais croire sans exagération mon nom célèbre.

Avec cela je n’étais pas fou, ou malade psychiquement. Au contraire, je jouissais d’une force morale et physique, que j’ai rarement rencontrée parmi les personnes de mon âge. Physiquement je pouvais faucher tout aussi bien que les paysans. Intellectuellement je pouvais travailler huit heures de suite sans éprouver aucune conséquence fâcheuse d’un pareil effort.

Et c’est dans cet état que j’arrivai à ne pouvoir pas vivre ; et, ayant peur de la mort, je devais employer des ruses pour ne pas me tuer.

Cet état de mon âme se traduisait ainsi :

— Ma vie est quelque méchante et stupide plaisanterie qui m’est jouée par quelqu’un.

Bien que je ne reconnusse aucun quelqu’un qui m’eût créé, cette idée que quelqu’un s’était moqué de moi sottement et méchamment en me produisant au monde, était la forme la plus ordinaire sous laquelle mes inquiétudes se manifestaient.

Il me semblait involontairement que là, quelque part, il y avait ce quelqu’un, qui s’amusait maintenant à me regarder !

J’avais vécu trente ou quarante ans en apprenant, en me développant, en grandissant de corps et d’esprit, et maintenant que je m’étais tout à fait fortifié l’esprit, que j’étais arrivé au sommet de la vie, à ce point, où elle s’ouvre entièrement, je me tenais comme un crétin sur ce sommet, comprenant clairement qu’il n’y avait rien dans la vie, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais rien.

— Et lui de se moquer de moi !

Mais s’il est ou s’il n’est pas ce quelqu’un qui se moque de moi, cela ne me soulage pas.

Je ne pouvais donner aucun sens raisonnable à aucune action de ma vie.

Je m’étonnais seulement comment j’avais pu ne pas comprendre cela dès le commencement.

Tout cela, me disais-je, est depuis si longtemps connu de tout le monde ! Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain que viendront les maladies, la mort, — et elles sont déjà venues, — pour les personnes aimées, pour moi, et il ne restera rien, excepté la pourriture et les vers. Mes actions, quelles qu’elles soient, seront oubliées tôt ou tard et moi je ne serai plus. Pourquoi donc prendre du souci ? Comment l’homme peut-il ne pas voir cela et vivre, voilà ce qui est étonnant. On peut vivre seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais lorsqu’on se dégrise, on ne peut pas ne pas voir que tout cela n’est qu’une supercherie et une supercherie stupide. Ce qui est déjà bien vrai, c’est qu’il n’y a même rien de risible ou d’ingénieux en cela ; ce n’est que cruel et stupide, tout simplement.

La fable orientale du voyageur surpris dans le désert par un animal furieux, est bien vieille.

Se sauvant d’une bête féroce, le voyageur saute dans un puits sans eau ; mais au fond de ce puits, il voit un dragon, la gueule ouverte pour le dévorer. Et le malheureux, n’osant sortir de peur d’être la proie de la bête féroce, n’osant pas sauter au fond pour ne pas être dévoré par le dragon, s’attache aux branches d’un buisson sauvage qui croît dans la fente du puits. Ses mains faiblissent et il sent que bientôt il devra s’abandonner à une perte certaine ; mais il se cramponne toujours et voit que deux souris, l’une noire, l’autre blanche, faisant également le tour du buisson auquel il est suspendu, le rongent par dessous.

Le voyageur voit cela et sait qu’il périra inévitablement ; mais, pendant qu’il est ainsi suspendu, il cherche autour de lui et il trouve sur les feuilles du buisson quelques gouttes de miel ; il les atteint avec la langue et les suce avec volupté.

C’est ainsi que je me tiens sur les branches de la vie, sachant que le dragon de la mort m’attend inévitablement, prêt à me déchirer, et je ne puis comprendre pourquoi je suis martyrisé de la sorte. J’essaye de sucer ce miel qui me consolait autrefois ; mais ce miel ne me réjouit plus et la souris blanche ainsi que la souris noire rongent jour et nuit la branche à laquelle je me tiens. Je ne vois qu’une seule chose : l’inévitable dragon et les souris — et je ne puis détourner d’eux mon regard.

Ceci ce n’est pas une fable, mais c’est la pure, l’incontestable vérité, compréhensible pour tous.

La supercherie des jouissances de la vie passée, qui étouffaient l’horreur du dragon, ne m’abuse plus.

On a beau me dire :

— Tu ne peux pas comprendre le sens de la vie ; ne pense pas, vis !

Je ne puis pas faire cela, parce que je l’ai fait trop longtemps déjà.

Je ne puis pas ne pas voir maintenant le jour et la nuit qui courent et me mènent à la mort.

Je ne vois que cela puisque c’est la seule vérité. Tout le reste est mensonge.

Ces deux gouttes de miel qui, plus longtemps que les autres, me détournaient les yeux de la cruelle vérité, — l’amour pour ma famille et pour les lettres, que je nommais art, — n’avaient plus de douceur pour moi.

— La famille… me disais-je ; — mais la famille — épouse, enfants, ils sont donc aussi des hommes. Ils se trouvent dans les mêmes conditions que moi : ils doivent ou vivre dans le mensonge, ou bien voir l’affreuse vérité… Pourquoi donc doivent-ils vivre ?

Pourquoi les aimerais-je, les protégerais-je, veillerais-je sur eux ? Pour qu’ils connaissent le même désespoir qui est en moi ou pour qu’ils vivent en êtres stupides ?

Les aimant, je ne puis leur cacher la vérité ; chaque pas dans le savoir mène vers cette vérité. Et la vérité, c’est la mort.

L’art, la poésie…

Longtemps sous l’influence du succès et des louanges des hommes, je me persuadais que c’était là un travail qu’on pouvait faire malgré la mort qui détruira tout : mes actions et jusqu’à leur souvenir. Je voyais clairement que l’art est un ornement de la vie, un attrait de la vie. Mais la vie ayant perdu pour moi son attrait, comment pouvais-je y attirer les autres ? Tant que j’ai vécu, sans me rendre compte de ma propre vie, influencé que j’étais par la vie des autres, tant que j’ai pensé que la vie avait un sens, bien que je ne pusse pas le définir, le reflet de la vie dans la poésie et dans les arts me faisait plaisir et je m’amusais à la regarder dans ce petit miroir de l’art. Mais lorsque je m’efforçai de trouver le sens de la vie, lorsque je sentis la nécessité de vivre moi-même, — ce petit miroir me devint inutile, superflu, à la fois drôle et pénible. Il m’était déjà impossible de me consoler en voyant dans ce miroir que ma situation était stupide et désespérante. C’était bien de m’en réjouir quand je croyais au fond de mon âme que ma vie avait du sens. Alors ce jeu des lumières de la vie — comique, tragique, touchante, belle, affreuse — m’amusait. Mais lorsque je sus que la vie est horrible et n’est qu’un non-sens, le jeu du petit miroir ne pouvait plus me divertir. Le miel avait perdu pour moi toute douceur, car je voyais le dragon et les souris ronger mon appui.

Mais ce n’est pas tout encore. Si j’eusse simplement compris que la vie n’a pas de sens, j’aurais pu le savoir tranquillement, j’aurais pu savoir que tel est mon sort. Mais je ne pouvais pas me tranquilliser par là. Si j’avais été comme un homme dans une forêt qu’il sait sans issue, j’aurais pu vivre ; mais j’étais comme un homme égaré dans la forêt et qui court de tous côtés pour trouver la sortie : il sait que chaque pas l’égare davantage et pourtant il ne peut se défendre de se jeter de tous côtés.

Voila ce qui était affreux !

Et pour me débarrasser de cet effroi je voulais me tuer : j’éprouvais l’horreur de ce qui m’attendait, je savais que cette horreur est encore plus terrible que la situation même, mais je ne pouvais pas attendre la fin patiemment.

Malgré toute la force de cet argument : « quelque vaisseau se rompra dans le cœur ou quelque chose éclatera et tout sera fini, » je ne pouvais pas attendre la fin avec patience.

La terreur de l’obscurité était trop forte, et je voulais plus vite, plus vite, m’en débarrasser à l’aide d’une corde ou d’une balle. »