Ma Méthode/Préface

Jean-Baptiste Charles. Ma méthode, « Préface »
Maison Quantin (p. 1-5).

PRÉFACE


Vous voulez, mon cher Charles, que je vous écrive une préface. C’est un honneur dont je ne suis pas digne. Sans sortir de mon Comité de Propagation des Exercices physiques, vous auriez pu vous adresser à M. Féry d’Esclands, au commandant Dérué, à M. de Villeneuve qui manient la plume aussi bien que l’épée ; mais je devine que vous m’avez préféré à eux parce que je suis votre élève : un bien mauvais élève, il est vrai, qui fait de longues infidélités à la salle d’armes au profit d’un bateau qu’il possède quelque part, sur la Seine… Mais, vous aussi, vous êtes coupable d’infidélité à votre métier. De professeur d’escrime, voilà que vous passez homme de lettres ; et, ma foi ! la clarté de votre enseignement se retrouve tout entière dans votre style, la franchise de vos parades reparaît dans vos démonstrations, et la loyauté de vos attaques dans vos critiques. En sorte que je suis presque tenté d’engager les écrivains débutants à faire des armes pour apprendre à écrire.

L’escrime est capable, au reste, d’opérer des miracles ; elle délie les doigts et la pensée, elle donne de la grâce et de l’assurance, elle s’accommode à merveille des élégances chevaleresques de nos pères ; elle est pour nous le plus national en même temps que le plus poétique des sports. Ce n’est pas qu’il ne soit très poétique de parcourir sur la glace des distances inaccoutumées, d’errer sur les rivières, le long des berges pleines de soleil et de verdure, de galoper dans la montagne sur un ardent coursier ; mais la lutte fine, réfléchie, rapide, audacieuse, le croisement des deux fers, la tension des muscles, l’esprit à l’affût… tout cela ne met-il pas en jeu les qualités les plus nobles de l’homme et ne donne-t-il pas satisfaction à ses désirs les plus virils ?

Il y eut des gentilshommes, au temps d’autrefois, qui échangeaient galamment quelques blessures en manière d’amusement. L’instinct qui les poussait nous anime encore ; seulement nous mouchetons nos épées, afin de savourer les charmes du combat, sans manquer aux lois de la civilisation ; presque inconsciemment nous obéissons au courant mystérieux qui s’échappe de ces deux mots : « Se battre » et se traduit aux jours de vrai danger, par un petit frisson fait d’effroi, de plaisir et d’ivresse.

J’aime aussi la boxe, plus moderne et plus naturaliste, mais qui ne mérite pas le dédain où la tiennent encore quelques retardataires. La boxe c’est le struggle for life, l’image de la lutte pour la vie ; on prend bien son moment, on choisit son endroit et pan ! on délègue à son adversaire un coup de poing dans lequel on a mis toute la force et tout l’à-propos qu’on possède. C’est une jouissance ! et l’utilité d’un tel exercice n’est pas à démontrer. Mais, quand vous quittez le gant de boxe pour prendre en main le fleuret, ne vous semble-t-il pas que vous quittez le xixe siècle pour rentrer dans le passé ? Vous jetez un coup d’œil sur vous-même afin de contrôler la correction du costume, et droit, sérieux, bien posé, vous élevez d’un geste gracieux l’arme légère à la hauteur du visage… Je n’ai jamais salué mes camarades de canotage ; mais il me serait pénible, avant l’assaut, de ne pas abaisser courtoisement ma pointe devant messire l’Ennemi.

Vous aimez ces usages et vous les défendez : il importe en effet de conserver à l’escrime cette nuance de raffinement, ce parfum d’ancienneté qui lui vont si bien. Les vrais escrimeurs seront avec vous, mon cher Charles, sur ce point comme sur bien d’autres. Ils applaudiront encore le jugement sage et modéré que vous portez sur le duel, cette terreur des mères de famille, ils condamneront les ridicules rencontres et déploreront les combats sérieux, rendus parfois nécessaires. Ils souriront comme vous, au souvenir de ces présidents d’assauts, sommeillant dans leurs fauteuils et glapissant le : « Faites la belle, Messieurs », qui précède d’ordinaire la partie la plus médiocre de l’assaut. Enfin, ils vous complimenteront chaudement, et mon privilège est d’avoir pu, le premier, formuler un éloge, que je devine déjà sur leurs lèvres.

Pierre de Coubertin.
Paris, 22 janvier 1890.