M. de Sybel et son histoire de la fondation de l’empire allemand
Dans son livre sur l’Europe au temps de la Révolution de 1789, M. de Sybel avait raconté la chute du saint-empire romain ; dans l’ouvrage qu’il vient de commencer et dont trois volumes ont paru, il raconte l’histoire de la fondation du nouvel empire allemand, en remontant jusqu’à la Révolution de 1848 et jusqu’au parlement de Francfort. Cette entreprise laborieuse plaisait à son patriotisme, et les dieux lui sont venus en aide ; ils ont mis à sa disposition de précieux documens que personne n’avait pu consulter avant lui[1].
M. de Sybel est un de ces libéraux-nationaux qui, à l’époque du fameux conflit prussien, firent une guerre acharnée à M. de Bismarck ; ils ne voyaient en lui que le grand ennemi des libertés constitutionnelles, ils n’avaient ni pressenti ses projets ni deviné son génie. Mais au lendemain de Sadowa, éclairés par l’événement, ils reconnurent et confessèrent leur méprise, rachetèrent leur faute par leur zèle de nouveaux convertis, et les services qu’ils ont rendus ayant fait oublier leurs mauvais procédés et leurs injures d’autrefois, ils sont rentrés en grâce. Le prince de Bismarck a désormais tant de confiance en M. de Sybel qu’il lui a permis de fouillera son aise dans les archives d’état et dans les papiers des affaires extérieures. Circulaires des ministres et rapports des chefs de légations, protocoles de séances et de conférences, télégrammes, correspondances de tout genre, notes et dépêches des gouvernemens étrangers, il a tout lu, tout étudié, tout feuilleté, et à l’aide de ces nombreux documens, il a pu suivre les évolutions de la politique prussienne dans l’espace de vingt-trois ans, mois par mois, et souvent jour par jour, heure par heure : — « On sera surpris de voir, nous dit-il, combien de faits importans apparaîtront pour la première fois à la lumière ou se montreront sous un nouveau jour. A la vérité, ajoute-t-il, je n’ai pas cherché à me procurer l’accès d’autres archives par la raison très simple que je n’avais aucun espoir d’en obtenir l’autorisation. »
Il est impossible de porter un jugement définitif sur un livre commencé, dont les premiers volumes, qui nous conduisent jusqu’au mois d’octobre 1864, ne traitent en quelque sorte que des préliminaires du sujet. Mais nous pouvons nous assurer dès maintenant-que M. de Sybel a tenu sa promesse, que surplus d’un point il a su renouveler la matière, qu’il nous apprend des choses que nous ne savions pas et éclaircit des questions que nous connaissions mal. Personne avant lui n’avait raconté avec tant de précision, avec une netteté si lumineuse les grands événemens qui ont agité l’Europe centrale de 1848 à 1850, l’essai infructueux de créer une Allemagne d’où l’Autriche serait exclue, la vaine tentative du parlement de Francfort offrant la couronne impériale à Frédéric-Guillaume IV qui la refuse dans la crainte de se mettre à la merci de la démocratie, mais se dédommage de son refus en groupant sous son patronage les petits états du nord, l’Autriche, remise enfin des violentes commotions où elle avait failli périr, le sommant de détruire son ouvrage, de dissoudre l’union restreinte et de la laisser régler comme elle l’entend les questions de la Hesse électorale et du Holstein, les irrésolutions d’un roi partagé entre l’honneur et l’inquiétude, pratiquant quelque temps la politique de résistance, portant la main à la garde de son épée et finissant par se soumettre, les conférences d’Olmütz, si douloureuses à la fierté prussienne, qui en a tiré seize ans plus tard une éclatante satisfaction.
Grâce à M. de Sybel, nous savons exactement et par le menu tout ce que pensa, tout ce qu’éprouva, tout ce que voulut et ne voulut pas, dans cette crise décisive, un souverain romantique qui, à beaucoup d’esprit, mêlait un grain de folie. Son horreur pour la dévolution, qu’il considérait comme l’œuvre de Satan, l’emportant sur les jalousies que lui inspirait l’Autriche, il ne ressentit guère l’affront qu’elle lui infligeait et que ses sujets eurent bien de la peine à dévorer. Il était presque content d’avoir été battu. « Les concessions qu’on lui avait arrachées étaient conformes aux souhaits qu’il formait dans le secret de son cœur. Comme les cours impériales de Vienne et de Saint-Pétersbourg, il pensait que dans la liesse et dans le Holstein l’autorité légitime devait être restaurée ; il rendait grâces à Dieu, du fond de son âme, de l’avoir délivré de la constitution libérale de l’Union restreinte, et il considérait comme un pur et brillant triomphe de sa politique d’avoir amené l’Autriche à ouvrir des conférences libres pour la réforme de la confédération germanique. Ce grand ouvrage allait être soustrait à cette assemblée de Francfort, qu’il abhorrait. » En ce temps, la Prusse avait un roi qui, fort attaché à ses intérêts, à ses ambitions, tenait encore plus à ses principes, et qui, ne réussissant pas à mettre d’accord ses deux âmes, vivait dans un état permanent de conspiration contre lui-même. C’est un spectacle étrange qu’elle n’a pas donné souvent au monde.
On sait le rôle que joua la Russie dans ce conflit de l’Autriche et de la Prusse, qui faillit les amener sur le terrain, et combien son attitude contribua à décider Frédéric-Guillaume IV à une reculade qui lui coûtait peu et que son peuple lui reprocha comme une lâcheté. Le principal ministre prussien était le comte Brandenbourg ; le roi l’envoya à Varsovie pour y conférer avec l’empereur Nicolas, pour plaider sa cause auprès de son redoutable et impérieux beau-frère. On a souvent prétendu que le comte fut mal reçu et traité de haut en bas par le tsar, qu’il rentra à Berlin la rougeur au front, l’âme ulcérée, le cœur brisé ; que, n’ayant pu déterminer son roi à relever le gant, il tomba malade ; que, dans le délire de la fièvre, il demandait son casque et son épée ; que, quelques heures plus tard, il succombait à son héroïque chagrin. M. de Sybel a détruit pour toujours cette légende fort accréditée.
Le comte Brandenbourg était devenu président du conseil un peu malgré lui. Il avait cherché à décliner cet honneur en alléguant qu’il n’était pas un homme d’état. On lui répondit qu’on comptait sur lui non pour résoudre des questions compliquées, mais pour rétablir l’ordre et la légalité : « Si je dois être l’éléphant qui écrase la révolution, répliqua-t-il, je suis prêt ; mais j’ai besoin d’un cornac. » Ce cornac lui fut donné dans la personne de M. de Manteuffel. Il eut quelque peine à s’orienter au milieu des perpétuelles contradictions de son royal maître, « dont la tête, disait-il, était autrement organisée que celle d’un autre homme. » Il dut renoncer à être toujours d’accord avec un souverain qui s’accordait rarement avec lui-même et passait sa vie à chercher sa volonté. Mais il était assez avisé pour deviner que le désir secret du roi, qui n’avait pas l’âme d’un soldat, était d’éviter la guerre à tout prix et de s’accommoder, coûte que coûte, avec l’Autriche, dirigée alors par un ministre aussi habile qu’énergique, le prince Félix de Schwarzenberg. Or, cette politique d’accommodement était précisément celle que lui conseillait son propre bon sens. Comme l’a démontré M. de Sybel, il avait rapporté de Varsovie la ferme résolution d’empêcher une guerre où la Prusse, dépourvue d’alliés, ayant à des une France dont les intentions étaient suspectes, aurait eu contre elle l’Allemagne du Sud, l’Autriche et la Russie.
Ce qui dans cette affaire le surprit et le chagrina, ce fut la ruse de son roi qui désirait la paix autant que lui, mais qui s’arrangea pour lui laisser toute la responsabilité d’une décision dont la Prusse devait s’indigner. Le 2 novembre 1850, dans la séance du conseil, Frédéric-Guillaume se prononça nettement pour la politique de résistance et de fierté et pour une mobilisation immédiate de l’armée, et il mit ses ministres en demeure de déclarer incontinent s’ils étaient disposés à le suivre dans cette voie périlleuse. Mais il s’empressa d’ajouter que, si, à l’exemple du comte Brandenbourg, le ministère désirait poursuivre les négociations à Vienne sans mobiliser, il se ferait un devoir de se soumettre au vote de la majorité. Cette manœuvre parut étrange. Frédéric-Guillaume IV avait affirmé plus d’une fois que dans les cas décisifs, les souverains par la grâce de Dieu sont inspirés d’en haut, et il avait dit en 1844 à M. de Bunsen : « Vous avez tous de bons sentimens et vous êtes des hommes d’action ; mais il y a des choses qu’un roi seul peut savoir et que moi-même j’ignorais quand je n’étais que prince royal. »
A quelques jours de là, une fièvre accompagnée de délire emportait le comte Brandenbourg. Cet événement inattendu frappa les imaginations. La Prusse humiliée se dit : « Il ressentait mon affront, et il en est mort, » et elle vit en lui le martyr de son honneur outragé. Après tout, cette perte n’était pas irréparable ; on remplace facilement un éléphant qui a besoin d’un cornac. L’Autriche, tout au contraire, essuya un vrai désastre, dix-huit mois plus tard, lorsqu’elle perdit tout aussi subitement le prince de Schwarzenberg, dont la constitution avait été usée tout à la fois par l’excès des plaisirs et par des débauches de travail. Le soir du 5 avril 1852, il devait assister à un bal où il comptait rencontrer une femme qui lui était chère et à qui il avait dit : « J’irai si je ne suis pas mort. » Dans la journée il lui envoya un bouquet, et après avoir donné plusieurs audiences, il faisait sa toilette quand il tomba pour ne plus se relever. L’Autriche avait eu le bonheur de posséder quelque temps un de ces hommes d’État qui savent prévoir et vouloir. Quelques années après, ce fut à la Prusse qu’échut cet inappréciable avantage, et les destins s’accomplirent.
On ne peut douter, après avoir lu les trois premiers volumes de l’Histoire de la fondation de l’empire allemand, que ce livre important ne soit jusqu’au bout plein d’intérêt et fort instructif ; mais il est permis d’ajouter qu’il en faudra lire certaines parties avec un peu de défiance. M. de Sybel a toutes les qualités du véritable historien, sauf la suprême impartialité, le parfait dégagement d’esprit ; il n’est pas de ceux dont la signature est une valeur de toute sûreté et de tout repos. Personne n’apporte plus de conscience dans ses recherches, personne n’a plus de sagacité, de pénétration ; mais personne aussi n’est plus passionné. Il appartient à cette nouvelle école d’historiens allemands qui met l’histoire au service du patriotisme et un sens critique très exercé au service d’un parti-pris. Il a beaucoup de talent, il en aurait davantage encore s’il avait moins d’intentions. Dans son précédent ouvrage, qui ressemblait trop à un réquisitoire, il s’est appliqué constamment à mettre la France dans son tort ; son nouveau livre ressemble trop à un plaidoyer, et il s’y applique sans relâche à présenter la politique prussienne sous le jour le plus favorable. Il a senti lui-même le besoin de se défendre contre cette accusation ; il s’engage dans sa préface à juger équitablement la conduite des adversaires de l’Allemagne, à ne pas leur prêter en toute rencontre des motifs bas ou pervers, à tenir compte des nécessités de leur situation. Malgré lui, ce patriote est dur aux étrangers, il considère le reste des hommes comme une espèce inférieure, il éprouve un secret mépris pour quiconque n’a pas eu le bonheur de naître Prussien.
Quand par une faveur spéciale on écrit d’après des documens que personne ne pourra consulter après vous, on échappe à tout contrôle, et le lecteur doit s’en rapporter entièrement à la bonne foi du narrateur. La bonne foi de M. de Sybel est hors de toute discussion. Il est incapable d’altérer un texte, de fausser le sens d’une pièce ; mais il soutient une thèse, il en est amoureux, et les amoureux sont des témoins suspects ; quand ils auraient la vue du lynx, ils ne voient que ce qu’ils veulent voir. Ce qui nous met en défiance, ce qui nous inquiète, c’est qu’en relatant des faits notoires, l’historien allemand a commis quelquefois des péchés de prétention ; il n’ajoute pas, il omet. Il a fait un récit très détaillé et très vivant de la révolution de mars à Berlin ; mais il n’a eu garde de rappeler que dans le premier effarement de sa défaite, le roi Frédéric-Guillaume IV, après avoir mitraillé sa capitale, se vit contraint de saluer du haut de son balcon les cadavres des insurgés. Ce tragique abaissement d’un roi qui se flattait de tenir de Dieu même sa couronne d’or est un trait que Tacite n’eût pas manqué ; M. de Sybel ne l’a jugé bon qu’à être oublié, effacé des annales de la Prusse. Pour citer un autre exemple entre cent, il nous dira dans son chapitre sur la guerre d’Italie « qu’au mois de mars 1860 la Toscane et l’Emilie furent annexées à la couronne sarde à la suite d’une votation solennelle, auf Grund feierlicher Volksabstimmung, et qu’en même temps la Savoie et Nice furent incorporées à l’empire français. » On pourrait être tenté d’en conclure que contrairement à tous les principes de Napoléon III, ni à Nice, ni en Savoie, les populations ne furent consultées. On sait cependant, pour ne parler que de Nice, que sur 30,000 inscrits, il y eut 25,000 oui. Assurément, ce ne sont là que des vétilles, mais on y sent le procédé de l’avocat qui plaide et ne dit que ce qui convient à sa cause, et ce défaut se fait sentir bien plus encore dans le 3e volume consacré aux démêlés de l’Allemagne avec le Danemark. Les fautes trop réelles de la politique danoise y sont dévoilées avec une impitoyable rigueur, les manœuvres, les ruses du conquérant y sont palliées avec soin. Cet agneau fut mangé par un loup qui, juge intègre, n’obéissait qu’à sa conscience et exécutait un décret divin.
M. de Sybel a prouvé plus d’une fois que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il avait l’art de saisir et de peindre les caractères. On trouve çà et là dans son livre des portraits nuancés, finement touchés ; mais dès que sa thèse est en jeu, il n’a plus ni finesse ni nuances, le peintre fait place à l’enlumineur d’images. Parmi les ministres dirigeans des états moyens de l’Allemagne, tels que M. de Beust, il y avait des figures qui méritaient d’être spirituellement croquées ; ces ministres ont combattu, traversé la politique prussienne, et quoiqu’ils ne soient plus de ce monde, M. de Sybel ne peut parler d’eux sans aigreur, sans animosité ; il les fait descendre a. u rang d’intrigans vulgaires. Sa haine pour les Napolonides est si vivace qu’il n’essaie pas de la dissimuler. Le vainqueur d’Iéna n’est à ses yeux qu’un soldat parvenu, et il ne songe pas à s’étonner qu’un soudard ait donné à la France ce code civil dont la Prusse rhénane s’accommoda si volontiers. Un historien qui aurait assez l’esprit de son métier pour lui sacrifier quelquefois sa passion, ses rancunes, se serait piqué d’être juste pour l’homme très compliqué qui s’appelait Napoléon III. M. de Sybel ne nous fait voir en lui qu’un aventurier à la conduite ambiguë et louche ; ce qu’il y avait de généreux dans cette imagination, d’attirant dans cette physionomie a disparu ; c’est un portrait grossement dessiné et poussé au noir.
Les historiens qui ne sont ni des procureurs généraux ni des avocats savent que l’homme est un être ondoyant et divers, et ils aiment à nous montrer le haut et le bas de son cœur, à nous faire comprendre les inégalités de sa conduite et son infinie complexité. Les historiens plaidans sont trop disposés à partager les personnages historiques en fils des ténèbres et en enfans de la lumière ; ils ont des sympathies, des aversions, et ils les prennent pour règle de leurs jugemens. Pour M. de Sybel, la restauration de l’empire allemand n’est pas seulement un des événemens les plus considérables de l’histoire du XIXe siècle, c’est une œuvre sainte, presque divine, et quiconque y a travaillé était un ouvrier du Seigneur, au cœur pur et aux mains nettes. Il ne le dit pas, mais sa conviction perce à chaque page ; c’est écrit dans l’entre-deux des lignes. Vous pensiez peut-être que M. de Bismarck appartenait à la race des grands ambitieux ; vous aviez cru vous apercevoir que, dictateur ombrageux et infiniment-jaloux de son autorité, il avait au grand soin d’écarter quiconque le gênait ou le contrecarrait, ou aspirait à le remplacer. Vous vous trompiez. M. de Sybel nous apprend que lorsque, au mois de septembre 1862, le roi Guillaume nomma M. de Bismarck président provisoire du ministère, ce fut le sentiment du devoir, das Pflichtgefühl, qui l’empêcha de refuser ses services à son roi. Les Richelieu, les Pitt, furent des ambitieux ; un homme d’État, né dans la Marche, agit par des motifs plus nobles ; il est l’esclave de sa conscience. L’homme qui a créé le nouvel empire allemand n’a jamais obéi à des considérations personnelles ; c’est par dévoûment qu’il est devenu ministre, c’est par amour de son devoir qu’il a immolé tous ses rivaux. Le cœur prussien a de sublimes mystères qu’un historien prussien peut seul comprendre.
M. de Sybel a parlé sans exagération du génie politique de M. de Bismarck ; peut-on le surfaire ? Son seul tort est d’avoir fait de ce grand homme d’État un portrait sans ombres. Il le loue avec raison « d’avoir toujours eu le sentiment net du possible et l’art de reconnaître la limite où il faut s’arrêter. » M. de Bismarck est un de ces violens qui se commandent, se possèdent, qui conservent quelque modération jusque dans l’abus de la force et à qui l’ivresse de la victoire n’a jamais tourné la tête. M. de Sybel le représente fort justement aussi comme un de ces grands politiques qui sacrifient tout à l’intérêt de l’État. « Toute autre considération, nous dit-il, lui a toujours paru fort secondaire. Libre échange ou protectionnisme, institutions féodales ou démocratiques, liberté religieuse ou hiérarchie, questions qui, pour des milliers d’hommes, sont les principes déterminans de toute leur existence, n’étaient pour lui que des moyens d’action bons ou mauvais, selon les circonstances ; il n’avait en vue que l’agrandissement de la Prusse, et ses adversaires ont pu quelquefois l’accuser d’être l’opportuniste le plus dépourvu de principes qui fût jamais. Tandis que Frédéric le Grand considérait l’État comme un instrument de civilisation, Bismarck a toujours été un pur utilitaire, se demandant jusqu’à quel point tel art ou telle science pouvait contribuer à la prospérité de l’État prussien. »
Mais M. de Sybel, qui est décidé à ne rien critiquer dans son héros, a soin d’ajouter « que cet utilitaire, qui ne se soucie que de la grandeur de son pays et ne compte qu’avec les réalités, a su trouver le moyen de procurer à l’Allemagne les biens idéaux auxquels elle aspirait. » Pourtant, il y a quelques semaines, un conservateur de haut parage déclarait au Reichstag dans un discours qui a fait sensation que l’Allemagne commence à se lasser du régime militaire et policier qu’on lui impose, qu’un peuple ne peut vivre longtemps sans idéal, et que, lorsque les hommes qui le gouvernent n’en ont point, ils font malgré eux les affaires du parti socialiste. De récentes élections semblent prouver que ce conservateur voyait juste.
C’est une histoire fort intéressante que celle des métamorphoses de M. de Bismarck. Ce grand politique, qui s’accommode de tout, a commencé par être un doctrinaire du droit divin, joignant aux préjugés d’une caste ceux d’un parti, ou, comme le dit M. de Sybel, « un junker de la Marche, le plus résolu champion du clan féodal, l’ennemi le plus audacieux de toutes les tendances libérales, l’orateur qui voulait supprimer de la surface du globe toutes les grandes villes, et qui criait aux libéraux que le fier coursier Borussia désarçonnerait et enverrait rouler dans le sable tous les bourgeois endimanchés qui avaient l’insolence de vouloir le monter. » Tel il était encore quand Frédéric-Guillaume IV, reconnaissant en lui « un œuf d’où pouvait sortir un ministre, » l’envoya comme son plénipotentiaire auprès de la diète de Francfort. C’est là qu’il s’ouvrira l’esprit, qu’il s’instruira ; c’est là qu’apprenant à se défier de ses dogmes, il acquerra en peu de temps une expérience consommée et se formera dans l’art de servir la Prusse et de nuire à ses ennemis. On pourra dire de cet apprenti, qui passera bientôt maître :
- Heureux celui qui, pour devenir sage,
- Du mal d’autrui fait son apprentissage !
Comme on le voit par les remarquables dépêches qu’a publiées M. Poschinger, toutes ses idées changèrent. Il était disposé à s’allier avec l’Autriche contre la révolution ; quand il quitte Francfort, il est prêt à s’allier avec la révolution contre l’Autriche. Il a reconnu que ce ne sont pas les sentimens, mais les intérêts qui gouvernent ce monde et que, par une contrariété d’intérêts incompatibles, Vienne ne s’entendra jamais avec Berlin, que la politique autrichienne vise à médiatiser la monarchie de Frédéric le Grand et à la faire dépendre d’un collège de 17 délégués fédéraux dont elle dispose, que c’est là le mal qui ronge la Prusse et qu’il faudra guérir tôt ou tard ferro et igne, qu’elle doit se préparer à cette guerre en entretenant de bonnes relations avec la Russie et avec la France, et en évitant, toute querelle oiseuse, sous peine de gaspiller sa poudre. Il a son programme ; mettez-le à la tête des affaires, il l’exécutera. Comment s’y prendra-t-il ? Les circonstances en décideront ; selon les cas, il saura modifier sa méthode, varier ses procédés. Fixité immuable dans le but, liberté infinie dans le choix des moyens, tels sont les traits distinctifs de sa politique aussi souple que tenace.
M. de Sybel compare le court et rapide apprentissage de M. de Bismarck à celui d’un jeune poisson apprenant à nager, et il s’étonne de la précocité de son génie. Ce qui me frappe davantage, c’est la précocité de son caractère. Son puissant esprit a subi plus d’une transformation ; sa constitution morale a toujours été la même. De bonne heure, il a senti se remuer en lui des forces mystérieuses, une de ces indomptables volontés qui s’imposent au monde. « Ce jeune homme est bien sûr de lui et de son fait ! » disait M. de Manteuffel en lisant ses premières dépêches. Dès sa jeunesse, il a été un grand oseur, qu’on prenait à tort pour un fanfaron, car il avait l’habitude de faire ce qu’il disait. Aussi prudent que hardi, profond dans ses calculs, il n’a jamais livré bataille sans avoir choisi son terrain, jamais commencé une entreprise sans avoir préparé son action, jamais tenté la fortune sans avoir mis presque toutes les chances pour lui. Il était né audacieux, il n’a jamais été téméraire ; il n’a accompli que des desseins longtemps médités, il n’a couru que des aventures réfléchies.
Mais il ne suffit pas aux historiens allemands de la nouvelle école que leurs héros aient du génie, ils les dotent de toutes les vertus, ils les représentent comme des parangons de bonne foi et de droiture, irréprochables devant le Seigneur et devant Israël. M. de Sybel admirerait moins M. de Bismarck s’il n’avait réussi à se persuader que cet incomparable politique n’a jamais songé qu’à découvrir et à faire son devoir et qu’il a toujours eu « une piété sérieuse et profonde, eine tiefernste Rrligiosität. » Qu’il convienne au moins que dans ses manèges diplomatiques, celui qui est devenu chancelier de l’empire allemand n’a pas été souvent gêné par ses scrupules ! Je n’en veux pour preuve qu’une anecdote que le chancelier a sans doute contée lui-même à M. de Sybel, qui la rapporte fidèlement : ses récits sont beaucoup plus exacts que ses portraits.
M. de Bismarck n’était pas encore ministre lorsque le gouvernement prussien se décida à mettre à la raison l’électeur de Hesse, qui lui causait mille ennuis par ses perpétuels démêlés avec ses sujets. L’ordonnance qu’il venait de lancer les condamnait à n’exercer leur droit de vote qu’après avoir prêté serment à une constitution qu’ils avaient en horreur. Les Hessois se fâchèrent, ils en appelèrent à la diète de Francfort ; l’électeur ne fit qu’en rire. Le roi Guillaume, à bout de patience, lui écrivit de sa main et lui fit porter sa lettre par le général Willisen. L’électeur commença par se constituer malade ; mais ayant appris que des troupes prussiennes s’amassaient sur sa frontière, et la colère l’emportant sur la crainte, il reçut le général, refusa d’ouvrir devant lui la lettre du roi, la jeta dédaigneusement sur une table. Puis il éclata en plaintes, déclara que tous ses malheurs lui venaient de la Prusse, que ses sujets se tiendraient tranquilles si on ne les excitait pas contre lui, et comme le général le menaçait d’une rupture diplomatique, il se retira en disant : « Qu’à cela ne tienne ! mais c’est un étrange procédé que de rappeler sa légation parce que tout ne se passe pas comme on le veut chez le voisin. »
Qu’allait-on faire ? Occuperait-on militairement Cassel, au risque d’entrer en guerre avec l’Autriche et avec la diète ? M. de Bismarck, qui venait de quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre à Paris, se trouvait alors à Berlin. Le comte Bernstorff, ministre des affaires étrangères, lui demanda son avis. Il répondit : « Le fait que l’électeur a jeté une lettre du roi sur une table est un mauvais, casus belli mais si vous voulez décidément en découdre, nommez-moi votre sous-secrétaire d’état, et je m’engage à vous fournir dans l’espace de quatre semaines une guerre civile allemande de première qualité. » Voilà déjà l’homme tout entier, le prodigieux joueur d’échecs, qui causera tant d’étonnemens à l’Europe par sa merveilleuse adresse à créer, quand il lui plaît, des casus belli. M. de Sybel a transformé bénévolement un tigre royal de haute taille en un chat domestique. Sans doute M. de Bismarck a eu peine à se reconnaître dans ce pastel aux teintes un peu molles, aux contours flous et effacés ; il y a cherché ses griffes, il a été surpris de ne pas les y trouver.
Mais c’est pour louer dignement l’empereur-roi Guillaume Ier que M. de Sybel s’est le plus mis en frais et qu’il a prodigué les lis et les roses de son éloquence. Le portrait de douze pages qu’il en a fait est un chef-d’œuvre de cette rhétorique sentimentale et onctueuse dont les historiens allemands d’aujourd’hui ont seuls le secret et qui coule comme l’huile sur le marbre. Cette fois, l’historien a passé la plume à l’hagiographe. Il a peint une image d’autel, une de ces figures de saints couronnés d’une auréole, se détachant sur un fond d’or et devant lesquels les enfans de chœur balancent les cassolettes. Guillaume Ier, s’il en faut croire son panégyriste, fut un exemplaire unique et parfait du roi chrétien, sans tache, sans macule, au-dessus de toute faiblesse comme de toute passion, qui n’a jamais payé son tribut aux infirmités de la pauvre nature humaine. « Toujours il marcha sous les yeux du Très-Haut… Sa foi était le pain de sa vie, la consolation de ses douleurs, la règle unique de ses actions. Se sentant impuissant dans la main de Dieu, il se sentait invincible en face du monde entier. »
Était-il nécessaire de recourir aux hyperboles pour faire l’éloge de ce remarquable souverain, qui, se défiant de son propre jugement, sut si bien s’aider de la sagesse des autres, rechercher leurs conseils et conserver sa confiance à ceux de ses serviteurs qui la méritaient ? M. de Sybel, qui se plaît à détruire les légendes, a voulu prouver qu’il avait un égal talent pour en créer. On pensait que, comme tout le monde, le roi Guillaume avait eu ses faiblesses ; que, dans certains cas, il s’était montré fort personnel, qu’il avait chagriné son fils par l’ombrageuse défiance qu’il lui témoignait, par son obstination à le tenir à l’écart de tout, à lui interdire toute ingérence dans les affaires de l’État. On croyait qu’à plusieurs reprises il n’avait pas balancé, sans qu’il lui en, coûtât beaucoup, à sacrifier aux rancunes de son ministre quelques-uns des hommes qui se flattaient de pouvoir compter sur son amitié. M. de Sybel nous apprend « qu’il avait le cœur infiniment aimant, qu’il fut toujours le plus fidèle des amis et que jamais n’a tari dans son cœur la source de la joie la plus pure qu’il soit donné à l’homme terrestre de goûter, la joie qui consiste à en procurer aux autres. » On croyait aussi qu’aux heures critiques de son règne, au moment de se lancer dans une grande entreprise, il avait eu le sentiment très vif des risques qu’il allait courir, et qu’après la victoire, il eût volontiers donné carrière à ses appétits ; que M. de Bismarck, occupé tour à tour à le pousser et à le contenir, s’était donné autant de peine pour modérer les convoitises de son maître que pour triompher de ses longues hésitations. M. de Sybel nous assure que le roi Guillaume n’a jamais eu d’autre désir que celui de plaire à Dieu et que, d’autre part, « les mots de crainte et de danger étaient pour lui vides de sens. »
Ici encore il se charge de rectifier lui-même ses appréciations par ses récits. Il a consacré l’un des chapitres les plus intéressans et les plus piquans de son deuxième volume à ce fameux congrès des princes, qui se rassembla à Francfort au mois d’août 1863, et s’ouvrit avec tant d’éclat pour se dissoudre bientôt sans avoir rien fait. On avait rétabli l’ancienne diète, les anciennes institutions, mais de jour en jour on en sentait davantage les inconvéniens, on voulait les réformer ; la question était de savoir qui ferait cette réforme et si elle s’accomplirait au profit de la Prusse ou de l’Autriche. L’empereur François-Joseph en prit l’initiative. Il se proposait de créer un directoire composé de cinq souverains, où la Prusse aurait été majorisée, une assemblée de délégués de toutes les chambres allemandes, un tribunal fédéral et des congrès périodiques de princes.
Dès le premier jour, l’infaillible bon sens de M. de Bismarck avait décidé que ce projet de réforme mettait en péril les intérêts prussiens, que son roi ne devait à aucun prix paraître à Francfort, qu’il suffirait de son abstention pour faire avorter le congrès. Cependant rois et princes étaient accourus dans la ville impériale, où des salves d’artillerie et les cloches sonnant à toute volée leur souhaitaient la bienvenue. Le 16 août, au soir, l’empereur François-Joseph fit son entrée solennelle ; toutes les rues étaient pavoisées, une foule immense poussait des hourras. « L’empereur Frédéric Barberousse, sortant de sa grotte du Kyffhaüser, n’aurait pas été reçu avec un plus bruyant enthousiasme. » Le roi de Prusse était alors à Baden, il boudait ; mais tout le monde se flattait qu’il finirait par sortir de sa tente. Dans la séance du 17 août, on se décida à l’envoyer quérir, et le roi de Saxe se chargea d’aller le trouver et de lui faire l’ambassade.
L’arrivée imprévue de cet ambassadeur couronné plongea le roi Guillaume dans de cruelles perplexités. Comme le dit M. de Sybel, « sa tête et son cœur étaient en lutte. » Il s’interrogeait, il flottait entre le désir et la crainte. S’il s’était écouté, il serait parti sur-le-champ pour aller travailler au grand œuvre avec ses frères. Il s’effrayait de son isolement volontaire. Quand on n’est pas à la peine, on n’est pas à l’honneur ; ne pouvait-il pas arriver qu’on s’arrangeât pour se passer de lui ? Mais son imperturbable conseiller était là, et lui disait : « Si vous allez, j’irai aussi ; mais quand nous rentrerons à Berlin, je ne serai plus ministre. » D’heure en heure, il devenait plus nerveux, et dans son entrevue avec le roi Jean, il se trouva mal. A la seule fin de gagner du temps, il promit d’expliquer par écrit ses raisons à la noble assemblée. Puis il délibéra longuement avec son ministre : — « Trente princes m’invitent, s’écriait-il, un roi m’est dépêché en courrier ; puis-je refuser ? » — Et son ministre recommençait à le raisonner. De guerre lasse, il céda, écrivit sa lettre de refus. Pendant ces interminables pourparlers, la colère s’était amassée dans le cœur de M. de Bismarck, et à peine fut-il seul, prenant de ses deux mains un plateau chargé de verres, il le fit voler en éclats : — « J’avais besoin de casser quelque chose, s’écria-t-il à son tour ; enfin, je respire ! » — Ces scènes se renouvelleront souvent entre son souverain et lui, et, un jour, il lui échappera de dire que le plus dur labeur de sa vie n’a pas été de mater ses parlemens, mais de convaincre son roi. N’avais-je pas raison d’affirmer que M. de Sybel narre mieux qu’il ne peint et que ses récits sont quelquefois en contradiction avec ses portraits ?
Le congrès princier de Francfort avorta ; mais ce ne fut pas une de ces étoiles filantes qui disparaissent sans laisser de traces. Pour gagner l’opinion publique à ses projets, l’empereur François-Joseph avait proposé d’adjoindre à la diète une assemblée de délégués des chambres allemandes. Le gouvernement prussien ne pouvait demeurer en reste, il dut surenchérir, et quoiqu’il fût alors à couteaux tirés avec sa chambre, il déclara qu’il n’accepterait une réforme du pacte fédéral que si on donnait à l’Allemagne un parlement élu directement par la nation.
La tragédie antique nous montre des morts qui sortent de leur tombeau pour venger leur injure. Le parlement de Francfort, si décrié, si conspué, avait voulu, en 1849, créer un empire allemand libéral et démocratique ; il avait succombé sous les rancunes et la coalition des princes. Cette grande ombre fut vengée le jour où M. de Bismarck se vit dans la nécessité de doter l’Allemagne du suffrage universel, dont les socialistes ont su faire leur profit. Il y a dans ce monde une puissance mystérieuse, pleine d’artifices et de ruses, qui se joue des plus grands politiques et tire de leurs plus savantes entreprises des conséquences qu’ils n’avaient ni désirées ni prévues. Les anciens l’avaient élevée au rang de déesse, ils l’appelaient Némésis ; on l’appelle aujourd’hui l’éternelle ironie des choses. Quelque nom qu’on lui donne, les vainqueurs doivent compter avec elle, et quelquefois elle s’amuse à consoler les vaincus.
G. VALBERT.
- ↑ Die Begründung des deutschen Reiches durch Wilhelm I, vornehmlich nach den preussischen Staatsacten, von Heinrich von Sybel. Mûnchen und Leipzig, 1889.