M. de Bismarck et les Polonais

M. de Bismarck et les Polonais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 200-211).
M. DE BISMARCK
ET
LES POLONAIS

Si on écrivait l’histoire de M. de Bismarck sans consulter d’autres documens que ses dépêches et ses discours, on n’aurait pas de peine à établir que ce grand politique est un juste persécuté, un homme d’humeur douce et conciliante, qui, par un arrêt cruel de la destinée, s’est vu condamné à violenter ses inclinations et à guerroyer sans cesse. Après avoir défendu victorieusement son pays contre les entreprises des Danois, des Autrichiens et des Français, il a dû combattre les cabales de partis factieux, acharnés à sa perte, et il a eu besoin de tout son génie pour résister à leurs attaques ouvertes ou à leurs sourdes machinations. Combien de fois ne s’est-il pas plaint de cette grande conspiration ourdie contre son repos, de la malice de ses ennemis qui l’obligent à faire de sa vie une perpétuelle bataille § Mais ils ont trouvé à qui parler. Il a déjoué leurs desseins pervers; tout ce qu’ils ont entrepris contre lui a tourné à leur confusion et à sa gloire, il a confirmé par son exemple la vérité cachée dans cette parole de l’évangile : « Heureux les doux et les pacifiques! car ils hériteront de la terre. »

Il y a toujours en Prusse ou en Allemagne quelque parti que M. de Bismarck dénonce comme un perturbateur de la paix publique et qu’il accuse de comploter la ruine de l’état. Que n’a-t-il pas dit des catholiques et du parti du centre, qui se déclaraient lésés dans leur conscience par les lois de mai et s’obstinaient à ne pas reconnaître l’autorité disciplinaire de César ? Que n’a-t-il pas dit des économistes qui critiquaient sa réforme douanière et plaidaient contre lui la cause du libre échange et de la vie à bon marché? Aujourd’hui ce n’est plus aux économistes ni aux catholiques qu’il en a ; c’est le Polonais qui est l’éternel brouillon, le danger public, l’inconvertible pécheur, le bouc d’abomination.

M. de Bismarck a découvert que le grand-duché de Posen est un foyer de conspiration permanente contre la monarchie prussienne et contre l’intégrité de l’empire germanique, que le ciel et la terre s’uniront plutôt que les Allemands et les Polonais, qu’il y va du salut de l’état de briser la puissance de la noblesse polonaise. A vrai dire, cette noblesse ne s’est rendue coupable d’aucun fait d’insoumission ou de provocation ; on ne peut alléguer à sa charge que des péchés ou des délits de pensée. Mais M. de Bismarck est l’homme des inquiétudes à longue échéance. Il a prévu le cas où l’Allemagne aurait à en découdre avec son grand voisin de l’est, et il entend mettre hors d’insulte dès aujourd’hui la frontière orientale de l’empire. « La Prusse, disait-il en substance dans l’un de ses derniers discours, a obtenu par le congrès de 1815 un héritage de deux millions de sujets polonais, récoltant ainsi ce qu’elle n’avait pas semé. Je ne crois pas que la paix soit en danger d’être troublée; mais il est possible que la Providence, mécontente de la façon dont nous avons accepté ses faveurs pendant les vingt dernières années, — c’est-à-dire mécontente de tous les ennuis que vous me donnez, de tous les dégoûts que me causent votre ingratitude, vos infidélités et les incartades de votre esprit rebelle, — veuille soumettre le patriotisme allemand à une nouvelle et fortifiante épreuve. Comment pourrions-nous combattre de fortes coalitions, qu’encourageraient nos dissentimens intérieurs et l’alliance secrète du Polonais avec nos ennemis? »

Il faut rendre à M. de Bismarck cette justice que, s’il a souvent varié dans ses opinions touchant l’économie politique et le catholicisme, il n’a jamais varié dans ses sentimens à l’égard des Polonais. On pourrait relire d’un bout à l’autre la longue suite des discours qu’il a prononcés depuis le jour où il est devenu ministre, sans y trouver un mot aimable pour la noblesse du grand-duché de Posen. Les Polonais lui sont antipathiques par leurs qualités comme par leurs défauts, par leur générosité imprévoyante, par leur bravoure chevaleresque, par leur humeur aventureuse, par leur indiscipline naturelle, par leur disposition à protéger leurs droits contre toutes les entreprises de l’état, par leur aversion profonde pour le césarisme. Mais ce que M. de Bismarck a le plus de peine à leur pardonner, c’est l’obstination de leurs souvenirs et de leurs espérances; ils ne peuvent oublier la grande iniquité dont ils ont été les victimes, et ils persistent à en appeler. Rien n’irrite plus César que de rencontrer sur son chemin des forces qui résistent à l’épée, des âmes qui ne se rendent pas, des vaincus qui subissent leur défaite et ne respectent point leur vainqueur. Un spirituel académicien racontait dernièrement, dans un livre plein d’anecdotes piquantes, que Népomucène Lemercier, l’auteur d’Agamemnon et de la Panhypocrisiade, répondait à quelqu’un qui lui parlait de l’âme : « Oh ! oui, l’âme! l’âme qui s’envole du corps quand nous mourons! Vous me faites l’effet des enfans qui, voyant tomber une montre par terre et remarquant qu’elle ne marche plus, disent, tout contrits : Oh ! la petite bête est morte! » Il y a des montres mystérieuses qui, en dépit de tous les accidens, s’obstinent à marcher; vous pouvez les broyer sous votre talon, vous ne ferez pas faire leur insolent tic-tac. Réduisez en poudre un cœur polonais, vous entendrez encore dans cette poussière comme le vague bourdonnement d’un souvenir, d’un regret et d’une espérance. La petite bête n’est pas morte, la petite bête ne peut pas mourir, et le chancelier de l’empire allemand s’en indigne, car la soumission ne lui suffit pas, il ne s’accommode point d’une obéissance sans goût et sans respect, il exige qu’on se livre et qu’on se donne. Il reproche à ses ennemis non-seulement ce qu’ils font, mais l’air dont ils le font; il leur impute à péché non-seulement les pensées qu’ils expriment, mais celles qu’ils n’expriment pas et le mystère de leur silence. Il leur dit : « Je lis dans vos yeux, je lis dans les derniers replis de vos cœurs. Mes joies vous affligent, mes déplaisirs et mes chagrins vous réjouissent, et quiconque ne se réjouit pas de mes joies et ne s’afflige pas de mes chagrins est un ennemi de l’état, qui est moi. »

Les vengeances de M. de Bismarck sont presque toujours précédées par quelque incident imprévu, qui éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, annonçant de loin la tempête qui s’amasse lentement derrière les montagnes. On put pressentir que des mesures allaient être prises contre les Polonais du grand-duché quand on apprit qu’un romancier dont le talent fécond est cher à toute la Pologne, M. Kraszewski, était poursuivi par ordre supérieur et que, sur la foi de notes de police communiquées au tribunal par le chancelier, il allait être enfermé dans la forteresse de Magdebourg. On sait que, sur les instances du prince Radzivill, l’empereur, averti que la santé délicate de ce vieillard ne résisterait pas aux rigueurs d’une longue captivité, l’a autorisé, moyennant une caution de 20,000 marks, à passer l’hiver en Italie, quitte à réintégrer sa prison au mois de mai. A l’appui des accusations portées contre ce dangereux septuagénaire, le ministère public avait, au cours du procès, cité quelques passages d’un de ses romans, intitulé : Sans cœur, lequel vient d’être traduit en français et trouvera sans doute beaucoup de lecteurs[1]. En frappant les écrivains, ou fait vendre les ouvrages, et, comme le disait Tacite, qui ne comprenait pas qu’un prince eût peur d’un livre : punitis ingeniis, gliscit autoritas.

Nous avons lu ce livre avec un vif intérêt sans y trouver une seule phrase qui pût justifier une accusation de lèse-majesté ou de haute trahison. Le prince Gortchakof, que M. de Bismarck n’aimait guère, y est fort maltraité ; M. de Bismarck n’y est touché qu’en passant ; l’auteur lui reproche « de recevoir les diplomates étrangers avec beaucoup d’économie et un peu de laisser-aller et d’y mettre quelque ostentation. » effleurer la peau n’est pas égratigner, et M. Eugène Richter a de bien autres griffes. A la vérité, M. Kraszewski a fait une peinture peu attrayante de Berlin, qu’il représente comme une ville revêche, où la vie n’est ni douce, ni facile, où les étrangers sont traités en suspects, où tout est sévèrement calculé et mesuré, la pitié, la bienfaisance comme les divertissemens, où la gaîté elle-même doit marcher en ordre de bataille et ôter sa casquette devant le premier lieutenant venu, où des conquérans de fraîche date n’ont pas d’autre préoccupation que d’acquérir et de garder ce qu’ils ont acquis : « Le mot d’ordre est donné, les sentinelles sont placées, chacun veille; malheur à l’agresseur! A mi-chemin du but, la vie ne saurait être qu’un campement. » — « Cette ville, dit un personnage du roman, me produit une impression de froid. — Oh! lui répond un Prussien, nous savons nous-mêmes que Berlin n’a rien de séduisant. C’est une ville de labeur, de discipline et d’avenir ; nous manquons de charme, mais nous n’en avons cure, nous possédons la force. »

Tout cela n’est pas bien méchant, et les Berlinois sont les premiers à convenir que leur capitale n’est pas le séjour le plus enchanteur de la terre et que l’oranger n’y fleurit point. L’un d’eux nous racontait jadis que, dans le temps où l’Italie cherchait pour la première fois à se concilier les bonnes grâces de la Prusse, à lier partie avec elle, on vit débarquer un jour à Berlin un jeune Italien de bonne famille, qui promenait dans les rues et dans les salons un visage ouvert, épanoui. S’avisait-on de lui demander ce qu’il était venu faire à Berlin, il répondait avec un gracieux sourire : « Vous le voyez, je m’y amuse. » Les Berlinois, fort intrigués, fort étonnés de cette réponse et de cet homme rare qui s’amusait, ne manquaient pas de se dire : « Sans doute, cet Italien a reçu de son gouvernement, qui espère nous séduire par de grosses flatteries, l’ordre exprès de s’amuser chez nous. Tant qu’il s’amusera, nous pourrons en conclure que les négociations marchent bien ; dès qu’il aura l’air de s’ennuyer, il faudra croire qu’il est survenu quelque anicroche et qu’on ne se soucie plus de nous être agréable. » Mais les négociations marchaient bien, l’Italien persistait à s’amuser. C’est ainsi que les Berlinois, qui aiment l’ironie et la bière blanche, se gaussent volontiers, même à leurs dépens, et, s’ils ont lu Sans cœur, ils ont pardonné sans peine au romancier polonais des exagérations qui ne tirent pas à conséquence. Berlin vaut ce qu’il vaut, et noué sommes prêt à déclarer qu’on y trouve des gens fort aimables, que nous y avons fait des séjours assez prolongés sans y avoir un instant d’ennui.

Croirons-nous que les juges qui ont condamné M. Kraszewski avaient découvert dans son livre quelque sens allégorique qui nous échappe, que son héroïne, cette femme sans cœur, dont les lèvres crispées et serrées annoncent une implacable ambition, dont le regard exprime l’orgueil d’une intelligence lucide et froide, et la résolution de gagner coûte que coûte le gros lot à la loterie de la vie, d’épouser un grand nom et des millions, est dans la pensée du romancier le symbole d’une politique sans entrailles, incapable de faire une part au sentiment et à la générosité dans les affaires de ce monde? Admettons contre toute vraisemblance que M. Kraszewski ait eu cette coupable intention ; M. de Bismarck pourrait-il s’en offenser? n’a-t-il pas déclaré plus d’une fois que le sentiment est un vocable indigne de figurer dans le glossaire de la politique? Non vraiment, ce n’est pas là le grief; le vrai tort de M. Kraszewski est d’être un Polonais, dont toute la Pologne fêtait récemment le jubilé, et un patriote qui n’oublie pas le passé, qui se souvient, qui regrette. Mêle-t-il à ses regrets de secrètes espérances ? Nous en doutons, car nous lisons dans son livre a que tout s’accomplit en ce monde par une loi de fer, une loi inexorable, que c’est là le grand principe et la profonde pensée de la législation de Moïse, que la destinée ne se laisse point fléchir ni détourner de ses fins, que la rémission n’existe pas, que ce qui est fait est bien fait et devait arriver, que Hegel est venu confirmer le prophète juif. » Mais n’eût-il commis qu’un péché de regret, sans y ajouter aucun délit d’espérance, il aurait mérité sa disgrâce. Comme on n’a pas encore inventé d’instrument pour fouiller au fond des âmes et pour en arracher les souvenirs criminels, faute de mieux, on condamne les gens à passer quelques années dans la forteresse de Magdebourg, ce qui est assurément le meilleur moyen de leur faire prendre leur maître en goût, de les réconcilier avec leur sort et de leur en faire savourer les douceurs.

Les Polonais étrangers qu’on a expulsés des provinces orientales de la monarchie prussienne n’écrivaient point de romans et n’étaient pas notés dans les registres de la police comme des têtes chaudes et des fauteurs de troubles. Commerçans, courtiers, agriculteurs, ouvriers, manœuvres, ils étaient fort inoffensifs, on n’avait rien à leur reprocher, et assurément la pauvre vieille servante à qui on a donné quelques jours à peine pour empaqueter ses nippes et passer la frontière n’était point un danger public. Mais Hérode, mécontent de ses mages, avait décrété ce massacre des innocens. il avait été stipulé dans un article de la convention de commerce conclue en 1818 entre la Russie et la Prusse que tout sujet du royaume de Pologne pourrait s’établir dans les villes prussiennes de Dantzig, d’Elbing et de Kœnigsberg comme sujet temporaire de sa majesté le roi de Prusse et comme bourgeois temporaire des dites villes, à la condition qu’il professât la religion chrétienne, qu’il eût atteint l’âge de majorité, que sa réputation fût intacte et qu’il n’eût jamais encouru de peine criminelle. Il semble que, dans ce temps-là, on eût quelques égards pour les Polonais, qu’on se préoccupât d’atténuer, d’adoucir les douleurs du partage. Mais qu’est-il advenu de la convention de 1818? Où sont les neiges d’antan ?

A l’époque où cette convention fut signée, peu après le congrès d’Aix-la-Chapelle, Pozzo di Borgo adressait à son souverain l’empereur Alexandre un mémoire secret dans lequel il est dit « qu’en aspirant à la dignité d’un empire, la Prusse n’est qu’une réunion de plusieurs petits états, qui ne peuvent guère donner d’ensemble à leurs relations mutuelles, que sa conformation territoriale complique et compliquera éternellement sa politique, qu’elle sera inquiète, qu’elle ne pourra inspirer aucune confiance[2]. » On pourrait croire que depuis que la Prusse est devenue un puissant royaume et la suzeraine d’un grand empire, elle n’a plus lieu d’être inquiète. Mais l’inquiétude est dans certains cas un moyen de gouvernement, une méthode que M. de Bismarck pratique comme à plaisir, et il a des façons de se rassurer fort inquiétantes pour ses voisins.

Une partie de la presse allemande avait protesté contre les brutales expulsions décrétées par le grand homme d’état qu’un publiciste italien, au propos léger, n’a pas craint d’appeler « un barbare de génie. » Nous lisons dans une feuille hebdomadaire de Berlin « que les quelques centaines de ressortissans étrangers, qui gagnaient honnêtement leur vie à Breslau, à Dantzig, à Kœnigsberg, auraient pu y rester sans compromettre le sort de la monarchie prussienne, qu’ils n’étaient pas plus dangereux pour la nationalité allemande que les Français établis à Cologne, que les Anglais de Hambourg, les Suédois de Lubeck, les Hollandais de Crefeld. » Le parlement impérial, malgré les vives protestations du chancelier, s’est saisi à son tour de cette affaire et il a rendu son verdict. Il a jugé que la raison d’état n’autorisait pas de telles rigueurs contraires à l’humanité, et que la politique.de l’inquiétude ressemble souvent à celle du bon plaisir. Il a songé aussi aux représailles que pourraient exercer les états voisins, au sort et à la sûreté de tant d’Allemands qui vivent hors d’Allemagne. Mais M. de Bismarck ne se soucie guère des Allemands établis en pays étranger et, en général, il se soucie très peu du bonheur des individus; il ne consulte que les intérêts de cette glorieuse abstraction qu’on appelle l’empire germanique et qui s’incarne en sa personne.

Il avait dénié au parlement impérial le droit de s’occuper d’une question qui, selon lui, ne concernait que le royaume de Prusse; il n’avait point comparu et ne s’était point expliqué. A quelques jours de là, il s’est pourvu en appel devant le parlement prussien, où il disposait d’une majorité à sa discrétion. Il avait fait préparer le terrain par ses complaisans, par quelques personnages marquans du parti national-libéral, dont le zèle n’est jamais en défaut et dont le libéralisme consiste à goûter jusqu’à l’excès toutes les lois de combat et d’exception. La chambre prussienne, habilement travaillée, prit les devans, prévint les désirs du chancelier. Il se trouva 246 députés pour le supplier de combattre le polonisme en décrétant l’enseignement exclusif de la langue allemande dans les écoles populaires et en avisant aux moyens de faire passer la terre dans les mains des paysans allemands. M. de Bismarck les remercia de leur bon vouloir; il déclara que les mesures prises contre les Polonais étrangers seraient énergiquement maintenues, que vingt votes du Reichstag n’y changeraient rien et qu’il allait s’occuper, toute affaire cessante, de réduire le nombre des Polonais indigènes, que la noblesse polonaise possédait encore dans la province de Posen 650,000 hectares, représentant un capital de cent millions de thalers, qu’il ne serait pas mal de sacrifier une somme équivalente pour exproprier ces hobereaux mal pensans. Il ajouta sur un ton goguenard « qu’une partie de ces messieurs seraient sans doute ravis d’acheter des domaines en Galicie, en Russie ou de placer leurs capitaux à Monaco. » Cette plaisanterie provoqua de grands éclats de rire, a Ils l’appelaient tous monseigneur, est-il écrit dans Candide, et ils riaient quand il faisait des contes. »

M. de Bismarck ne demande pas dès aujourd’hui cent millions de thalers pour mener à bonne fin sa grande entreprise d’expropriation nationale. Aux termes du projet de loi que discute la chambre des députés de Prusse, on se contentera de mettre à la disposition du ministre de l’intérieur 125 millions de francs. Cet argent doit servir à acheter des immeubles, à installer des villages dans les provinces polonaises. Les terres acquises seront vendues ou louées à des Allemands, et le produit des ventes viendra s’ajouter au fonds. Jusque-là les immeubles seront administrés par les agens de l’état et feront partie de ses domaines. Il fera ses acquisitions soit à l’amiable, soit en se portant adjudicataire dans les ventes aux enchères. A cet effet, on exploitera les nécessités pressantes, les embarras de certains nobles polonais, qui, sacrifiant trop à leurs fantaisies, à la fureur de la représentation, ne savent pas proportionner leurs dépenses à leurs recettes, diminuer leur train de maison dans les années maigres. Les récalcitrans, les gens de difficultés, sans qu’il soit besoin de les contraindre, ou viendra bientôt à bout de leurs résistances par des moyens doux, par d’aimables vexations. On leur suscitera des tracasseries, on leur donnera mille ennuis, on leur fera des misères, on les dégoûtera de leur maison et de leur jardin. Les projets de loi abondent. Il en est un déjà en vertu duquel les médecins vaccinateurs, qui étaient jusqu’ici à la nomination des assemblées de cercles, seront dorénavant nommés par l’état ; les cercles n’auront plus que le droit de les payer, et c’est encore l’état qui fixera le chiffre des honoraires. Il paraît que ces médecins vaccinateurs étaient tous des agens secrets, des missionnaires du polonisme, et qu’avec la vaccine ils inoculaient aux petits enfans du grand-duché des regrets coupables et des espérances criminelles. Désormais ils seront tous Allemands, et on assure que le vaccin sera pris sur des vaches allemandes; encore faudra-t-ii qu’elles aient des papiers en règle. Après avoir réglementé la vaccine, puis les écoles, de règlemens en règlemens, on en viendra jusqu’à régler les conversations de famille, et la vie devenant insupportable, tout le monde demandera à s’en aller. Un homme d’esprit se débarrassait des visites ennuyeuses en faisant fumer sa cheminée; les fâcheux commençaient par pleurer, finissaient par se sauver. Grâce aux soins attentifs d’une administration qui ne connaît que sa consigne, avant peu, le vent se rabattant dans toutes les cheminées des châteaux polonais, elles se mettront toutes à fumer, et, de guerre lasse, la Pologne partira pour Monaco. La politique, a-t-on dit, est moins une science qu’un art; mais de la façon dont l’entend le chancelier de l’empire allemand, on ne peut la classer ni parmi les arts libéraux, ni parmi les arts d’agrément; ce n’est plus que l’abus de la force publique, employée par un ministre à se défaire de tout ce qui le gêne ou lui déplaît. Tel petit roi nègre de la côte occidentale de l’Afrique, pressé du même désir, recourt à des procédés plus expéditifs et plus violens; M. de Bismarck ne tue pas, il empêche de vivre.

Il en coûte toujours de faire la guerre. Pour réussir dans la campagne contre le polonisme, il fallait séparer les intérêts catholiques des intérêts polonais, et élever au siège archiépiscopal de Posen un prélat qui ne fût pas de la race et du parti des victimes. On a négocié avec le saint-père, on a obtenu la renonciation du cardinal Ledochowski ; son successeur est un Allemand, M. Dinder, chanoine à Kœnigsberg. Mais le pape Léon XIII ne fait jamais de concessions sans exiger du retour, et M. de Bismarck a dû se résoudre à de durs sacrifices. Il renonce aux lois de mai; il se dispose à démanteler ou à démolir de sa main tous les savans ouvrages de fortification qu’il avait élevés autour de la monarchie prussienne pour la protéger contre les empiétemens et les complots de l’église. Il supprime l’examen d’état auquel était astreint tout aspirant aux fonctions pastorales. Il autorise la fondation de petits séminaires et il libère les grands de l’étroite garde où il les tenait. Il congédie ses juges ecclésiastiques, ce haut tribunal, cette cour royale qui recevait, avec les plaintes portées par le président de la province, tous les appels que lui adressaient les desservans molestés par leurs supérieurs. Il restitue à l’église des franchises qu’il déclarait contraires à la sûreté de l’état, il lui rend la liberté d’élever ses prêtres comme elle l’entend et d’exercer son autorité disciplinaire comme il lui plaît. Aux défiances, aux cris de guerre ont succédé les cantiques de paix. « On n’entend plus, comme disait le poète grec, la voix des trompettes d’airain. Dans les courroies ferrées des boucliers, les araignées établiront leur métier de tisserand, et la rouille va ronger les fers de lance et les épées flamboyantes. » Les plus altières volontés sont à la merci des circonstances. Nous ne savons pas si la Pologne, à bout de souffrances, partira prochainement Dour Monaco; mais en dépit de ses hautaines déclarations, M. de Bisaiarck, après s’être gorgé du sang noir de l’ennemi, a pris le bourdon du pèlerin et le voilà en route pour Canossa.

On avait répété cent fois qu’on n’attaquait pas, qu’on se mettait en défense. Les lois qu’on avait promulguées, on les disait nécessaires; il se trouve qu’on peut s’en passer, et on les défait aussi facilement qu’on les avait faites. A quoi donc ont servi tant de tracasseries, tant de mesures draconiennes, tant de paroisses privées de leurs pasteurs, et ces résolutions dont on ne voulait rien rabattre, ces superbes défis, ces menaces, ces colères tonnantes qui remplissaient de leur bruit la forêt de Thuringe et jusqu’aux vallées perdues des Alpes bavaroises? M. de Bismarck affirme que déjà, depuis deux ans, le gouvernement royal se proposait de faire quelque chose pour ses sujets catholiques; mais le chancelier n’accorde jamais que ce qu’on lui demande poliment, et les requérans n’étaient pas polis. Les pédagogues, les précepteurs de peuples qui savent leur métier attachent une grande importance aux manières. Quand l’enfant dit : Je veux ! on lui donne le fouet et on l’envoie se coucher; quand il rentre en lui-même et bénit la verge, on lui donne des images et des confitures.

La vérité est qu’on ne peut se brouiller avec tout le monde à la fois, et que, pour exproprier le Polonais, il faut se remettre bien avec le pape. Au surplus, en traitant avec lui par-dessus la tête de M. Windthorst et de tous les chefs du centre catholique, on espère désarmer l’opposition d’un parti très gênant dont on avait souvent à se plaindre. On se flatte même, dans les cercles officieux de Berlin, que ce parti, composé d’élémens hétérogènes, ne tardera pas à se désagréger, il s’était donné pour mission de défendre contre César les droits de l’église : du moment que l’église et César s’entendent, la coalition se dissoudra, chacun suivra le courant de ses sympathies naturelles, on verra bientôt l’armée se débander; M. Windthorst sera un général sans troupes, ou les instructions qu’il recevra de Rome lui enjoindront de poser les armes, de sceller le traité de réconciliation par quelque acte de déférence ou par quelque tour de souplesse. On tient la chose pour sûre, et en sacrifiant les lois de mai, on a voulu se procurer le double avantage de réduire au désespoir le Polonais et de faire voter au Reichstag le monopole de l’eau-de-vie.

Les contradictions n’embarrassent guère M. de Bismarck. Il avait dit plus d’une fois que le plus grand ennemi de l’unité allemande était le particularisme prussien, et tout à coup, emporté par le dépit que lui causait l’opposition du Reichstag dans les affaires polonaises, il a fait casser son arrêt par la chambre prussienne, où depuis plusieurs années il ne daignait plus paraître. Qui pouvait s’attendre que ce serait le chancelier de l’empire qui, désavouant son œuvre, sa création, le fruit de ses entrailles, infligerait au parlement impérial une cruelle humiliation, lui reprocherait ses ingérences indiscrètes dans les affaires particulières des états et parlerait de rendre la Prusse aux Prussiens, la Saxe aux Saxons et la Bavière aux Bavarois? Comme le remarquait un journaliste de Berlin, il a descendu le drapeau allemand du palais où s’assemble le parlement allemand et il l’a hissé sur l’édifice du Dönhofsplatz, où siège la chambre des députés de Prusse. O polonophobie ! voilà de tes coups I

« En pensant au Reichstag, a-t-il dit à ses nouveaux amis, on pourrait nous appliquer l’image du colosse aux pieds d’argile. On se tromperait : derrière ces pieds d’argile, il y a des pieds de fer. » Et il n’a pas eu besoin d’expliquer à qui appartiennent ces pieds de fer. Il s’est empressé d’ajouter « qu’il tiendrait pour un misérable lâche tout ministre qui ne saurait pas risquer sa tête et son honneur pour sauver son pays, même contre la volonté aveugle des majorités. » Cette boutade, adressée à une chambre dont la majorité allait au-devant de ses désirs et s’offrait à servir ses passions, sans espoir de salaire, a pu sembler déplacée ; mais c’était au Reichstag qu’il en avait M. de Bismarck par le quelquefois à la cantonade, à ceux qui ne sont pas là, aux absens, qui souvent l’intéressent beaucoup plus que ceux qui sont là; car il faut lui rendre ce témoignage qu’il fait plus de cas de ses ennemis que de ses complaisans. La haine est plus près de l’amour que l’indifférence, et les injures dont on accable une maîtresse infidèle lui font sentir tout le prix qu’on attache à ses faveurs.

Peu s’en est fallu que M. de Bismarck ne déclarât que la constitution de l’empire, dont il est l’éditeur responsable, n’avait pas répondu à son attente, qu’il fallait la refaire, que le Reichstag était un grand empêchement, un triste sabot d’enrayage. Jéhovah se repent quelquefois d’avoir créé; il en éprouve un grand déplaisir dans son cœur, il se retient à peine d’anéantir son œuvre et les mains lui démangent. Après tout, M. de Bismarck est bien injuste. Quel crime peut-il reprocher au Reichstag? Cette assemblée n’a-t-elle pas accepté tour à tour ses réformes économiques, son tarif douanier, son socialisme d’état? Si elle a fait grise mine à sa politique coloniale, n’a-t-elle pas voté cependant les fonds nécessaires à l’établissement d’une ligne de vapeurs transatlantiques? Elle n’a véritablement sur la conscience que d’avoir refusé le monopole du tabac, d’avoir réduit de temps à autre les crédits qu’on lui demandait, d’avoir ajourné certains votes, d’avoir souvent chipoté. Elle est rétive, maussade, elle se résigne de mauvaise grâce, mais elle finit presque toujours par s’exécuter, plus par complaisance que par conviction et en ayant l’air de dire : « Ma foi, monsieur, je m’en lave les mains; nous verrons dans cinq ou six ans d’ici qui de nous deux avait raison. » Un publiciste allemand a remarqué qu’il est deux arts où le chancelier excelle, qu’il possède au même degré le talent des surprises et le talent de se répéter. Depuis bien des années déjà, quiconque se permet de contrecarrer une de ses décisions, de contrarier une de ses idées favorites ou de proposer un amendement à l’un de ses projets de loi est accusé par lui de manquer de patriotisme, de faire le jeu des puissances étrangères, d’entretenir des intelligences avec les ennemis de l’Allemagne. Ces accusations, trop souvent répétées, ne produisent plus leur effet, et peu d’Allemands sont disposés à croire sur sa parole que M. Windthorst et M. Richter sont de mauvais patriotes, des suppôts de l’étranger.

L’apologue des pieds de fer et des pieds d’argile avait laissé une fâcheuse impression dans certains esprits, et quand on entendit le chancelier déclarer bien haut «(qu’il trouverait le moyen d’obvier à l’obstruction de la majorité du Reichstag, qu’il ferait tout plutôt que de souffrir que l’héritage d’une grande époque et d’une glorieuse armée fût anéanti par des factions intérieures, » quelques personnes qui le connaissent mal le soupçonnèrent de rêver un coup d’état. C’était lui faire injure. Ce grand politique, qui jadis a tant fait pour son pays, ne songe point à se passer des assemblées. Bien que sa maladie et ses lassitudes aient diminué sa puissance de travail, son âpre génie semble être intact, et il se défie des chimères. s’il faut croire ce qui se raconte à Berlin, durant ses longs séjours à Varzin ou à Friedrichsruhe, il se fait expédier chaque soir non les pièces de l’affaire dont il doit s’occuper, mais un rapport très complet et bien digéré, sur de grand papier muni d’une grande marge, et dans cette marge, armé d’un grand crayon, il écrit d’une main fiévreuse ses décisions et ses réponses conçues dans un stylo aussi précis que laconique. C’est ce grand crayon qui gouverne l’Allemagne et une notable partie de l’Europe. Mais ce crayon, qui est fort intelligent, sait très bien que l’argent est le nerf de la politique, et que les Allemands de la fin du XIXe siècle considéreraient comme du bien mal acquis les ressources qu’un gouvernement serait tenté de se procurer sans avoir au préalable exposé ses besoins à une assemblée. Avec quelque âpreté que M. de Bismarck s’exprime sur le compte de ses parlemens, il ne leur enverra jamais les quatre hommes et le caporal qui exécutent les coups d’état. Et d’ailleurs, s’il s’avisait de les dissoudre, quel emploi trouverait-il à son merveilleux talent de coquetterie souveraine et dédaigneuse, à son éloquence tour à tour abandonnée ou savante, qui mêlant le rire aux colères, la séduction aux menaces, finit toujours par dompter une majorité indocile et la prend par force ou par ruse? Si pacifique qu’il soit, cette gymnastique fait partie de son hygiène, et ses ennemis, M. Richter comme M. Windthorst, sont nécessaires à son bonheur.

Quand il a insinué qu’il ne tenait qu’aux gouvernemens confédérés de s’entendre et de se concerter pour obtenir de leurs diètes les secours et les lois de rigueur que le parlement impérial leur refuse, il ne pensait pas à violer la constitution et sa menace n’était pas sérieuse. Il se proposait seulement d’assouplir des esprits trop durs, de rendre le Reichstag plus docile en lui inspirant des inquiétudes, en lui persuadant qu’il trouverait des expédiens pour arriver à se passer de ses services. Il compte sur l’effet de cette menace, il compte aussi que le parti catholique ne tardera pas à se désunir, et, désormais, il aura carte blanche. Comme le disait le grand Frédéric, « Robin revient toujours à ses moutons.» Si le Reichstag vote le monopole de l’alcool, le chancelier lui rendra ses bonnes grâces en lui disant :


Ma haine est un effet d’un amour irrité.


Que si cette assemblée voulait effacer jusqu’aux dernières traces d’une aventure malheureuse, expier le forfait qu’elle a commis en s’opposant à la suppression du Polonais, il lui suffirait de prendre l’initiative d’un projet de loi contre tous les sujets allemands qui se permettent d’avoir l’esprit tourné vers le passé et de n’être pas absolument contens de leur sort. Ce projet de loi pourrait être ainsi conçu : u Dans toute l’étendue de l’empire allemand, mais surtout dans les provinces frontières de l’est et de l’ouest, sous peine de bannissement ou d’expropriation, il est interdit à quiconque de se souvenir et de rien regretter comme de rien espérer. »


G. VALBERT.

  1. Sans cœur, roman traduit du polonais par Ladislas Mickiewcz; Louis Westhauser. Paris, 1886.
  2. Recueil des Traités et Conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères, publié d’ordre du ministère des affaires étrangères, par F. de Martens, professeur à l’université impériale de Saint-Pétersbourg, tome III : Traités avec l’Allemagne, 1811-1824. Saint-Pétersbourg, 1885.