M. Philbrick et les instituteurs américains

M. Philbrick et les instituteurs américains
Revue pédagogiquenouvelle série, tome VI (p. 337-339).

M. PHILBRICK ET LES INSTITUTEURS AMÉRICAINS


M. John Philbrick, ancien surintendant des écoles de la ville de Boston, vient de faire paraître une courte brochure sur la durée de l’emploi d’instituteur aux États-Unis.

Partant de cette idée qu’en pédagogie la question capitale est, partout et toujours, la question du maître, et que le meilleur critérium d’un système scolaire se trouve dans le caractère et les qualités des maîtres qu’il emploie, il examine, au point de vue de la durée et de la stabilité des fonctions, la situation des instituteurs en Amérique et la compare avec celle des maîtres des autres pays.

Quelle était, dit-il, il y a cinquante ans, aux États-Unis, la situation des employés au service de la nation, de l’État, de la municipalité ? Nos institutions politiques sont fondées sur ce principe que les fonctionnaires publics sont les serviteurs du public et, à ce moment plus qu’à aucun autre de notre histoire, l’opinion dominante était que les fonctionnaires et employés ne devaient avoir aucun intérêt, aucun droit de propriété dans les emplois qu’ils occupaient. De cette opinion vint la pernicieuse habitude qu’on a appelée la « rotation des offices », toutes les fois que la durée des fonctions n’était pas déterminée par la loi. S’appuyant sur ce sentiment général, que l’on considérait alors comme le véritable esprit de la démocratie, le Président Jackson introduisit la coutume de retirer aux fonctionnaires leurs emplois sans se préoccuper des titres qu’avaient pu leur acquérir l’accomplissement de leurs devoirs et leur conduite.

Depuis ce temps il s’est fait un changement considérable dans l’opinion publique. L’idée qui domine aujourd’hui est que la justice pour les serviteurs est essentielle au bon service, et que la justice est incompatible avec un emploi qui ne donne à celui qui l’occupe ni intérêt ni possession assurée.

Appliquant ce principe général au personnel enseignant en particulier, M. Philbrick se propose de soutenir dans sa brochure la théorie suivante : La permanence des emplois d’instituteur les rendrait beaucoup plus désirables. Il ne coûte rien au public d’accorder cette permanence, et pour les maîtres ce serait un bienfait inestimable. La sécurité qu’ils y trouveraient serait pour eux l’équivalent d’un salaire plus élevé, en les affranchissant d’une incertitude qui les décourage et les dégoûte souvent de leurs fonctions. C’est donc pour le public, en premier lieu, une question d’économie. Mais les résultats au point de vue de l’éducation seraient bien plus considérables, car la permanence des fonctions, jointe à une rémunération convenable, est la condition indispensable pour obtenir un corps enseignant réellement capable.

M. Philbrick résume ses idées sur ce point dans les deux paragraphes suivants :

1° Partout et toujours la stabilité d’une situation compte largement, avec le salaire, dans l’estimation des avantages de cette situation, et il est évident par soi-même que Ces deux éléments réunis ont plus d’importance que l’un des deux tout seul ;

2° Il est nécessaire d’ajouter la permanence de l’emploi au salaire pour faire de l’enseignement une carrière à laquelle on voue sa vis toute entière, ayant un attrait suffisant pour les personnes capables et instruites, et c’est des personnes qui se dévouent à l’enseignement pour leur vie entière que viendra le meilleur enseignement.

M. Philbrick passe ensuite en revue la situation des maîtres dans les diverses nations étrangères. Presque partout le maître n’a aucune inquiétude sur la durée de ses fonctions. En France la sécurité de l’instituteur est absolue, tant qu’il remplit consciencieusement ses devoirs, et, pour montrer combien cette idée c’est ancrée et enracinée chez nous, M. Philbrick cite un fait qui a été consigné dans un rapport par des commissaires français envoyés en Angleterre et qui fut considéré par eux comme une « curieuse absurdité ».

Dans une école anglaise, fondée par des générosités particulières, le Conseil d’administration se réunit chaque année, fait comparaître devant lui le directeur et lui rappelle que l’année pour laquelle il a été nommé c’est écoulée et que la direction est vacante. On lui demande s’il pose sa candidature pour l’année suivante. Il se retire après avoir répondu, et le Conseil procède à un vote pendant lequel le malheureux directeur se demande avec angoisse s’il va être réélu ou s’il ne devra pas céder la place à quelque candidat inconnu.

Voilà, ajoute M. Philbrick, le type de la situation qui est faite à presque tous les maîtres des écoles américaines publiques. Leur position n’est pas assurée pour plus d’un an. Et ce n’est pas tout, il y a pis encore. En général, et d’après la législation de presque tous les États, tout maître peut être renvoyé dans le courant de l’année pour laquelle il a été nommé, s’il en est décidé ainsi par la majorité du conseil de l’école. Et il n’a aucun droit légal à être averti à l’avance, à être entendu, à en appeler à une autorité supérieure !

L’expérience n’est-elle pas faite, se demande M. Philbrick, et n’est-il pas temps d’en finir avec ce système ? En réponse à cette question, on peut dire, sans crainte d’être contredit, que la manière américaine d’agir avec les maîtres n’a pas produit un véritable corps enseignant, Il faut rendre permanentes les fonctions d’instituteur et y attacher un Salaire irréductible.

À cette proposition de M. Philbrick, les partisans de l’ancien système font l’objection suivante :

Vous faites Sans doute un sort très enviable à l’instituteur avec des fonctions permanentes et une rétribution convenable. Vous lui donnez la dignité et l’indépendance. Vous le garantissez contre la mobilité de l’opinion publique. C’est très bien. Mais comment garantissez-vous le public contre l’instituteur, qui n’est que son serviteur ? Lorsque le maître n’aura plus la crainte de perdre son emploi, fera-t-il son devoir ? L’élection annuelle et la faculté de renvoyer du jour au lendemain un maître vicieux ou incompétent étaient un puissant stimulant et obligeaient les instituteurs à des efforts vigoureux et soutenus et à la bonne conduite. Enfin, cette permanence de l’emploi n’est-elle pas contraire à l’esprit de nos libres institutions et trop anti-américaine pour trouver crédit auprès de nous ?

M. Philbrick répond qu’il suffit d’instituer des garanties contre les risques que signalent ses contradicteurs, et que cela lui paraît facile. Il demanderait :

1° Que les maîtres reçussent une solide instruction professionnelle dans des écoles normales ;

2° Qu’on ne pût enseigner sans un brevet délivré par l’autorité centrale après examen ;

3° Que, même avec le brevet, on ne pût enseigner à titre définitif dans une école publique qu’après un stage qu’il propose de fixer à deux ans, mais qui pourrait être de trois ou quatre, si deux années paraissaient insuffisantes ;

4° Que l’élection parmi les candidats ainsi préparés fût faite avec la plus grande attention et en tenant compte de l’ancienneté et du mérite, par l’autorité scolaire supérieure, sur une liste de trois ou quatre noms dressée par le comité local ;

5° Que l’on maintint pour chaque maître l’espoir de s’élever peu à peu dans la hiérarchie. En France, dit-il, l’avancement hiérarchique est si bien agencé, qu’un jeune homme de mérite entrant dans sa carrière comme adjoint dans le hameau le plus écarté d’un pays de montagne peut espérer arriver, par des avancements bien gagnés, à la direction d’une école de chef-lieu, ou devenir soit directeur d’une école normale, soit inspecteur ;

6° Une pension de retraite est nécessaire non seulement pour assurer les vieux jours du maître, mais pour permettre aux serviteurs publics âgés et fatigués de se retirer à temps sans que leur réputation ait à en souffrir et sans qu’il soit nécessaire de les révoquer.

Nos instituteurs peuvent voir d’après cette courte analyse du travail de M. Philbrick que leur situation parait enviable à leurs collègues d’Amérique. Leurs traitements sont peut-être moins élevés, mais ils ont un bien qu’on n’apprécie que lorsqu’on en a été privé, la sécurité, la certitude que, tant qu’ils s’acquitteront de la tâche qui leur est confiée, il ne sera pas touché à leur position. Et celte assurance leur permet de se livrer à leurs travaux avec le calme et la tranquillité d’esprit nécessaires, de fonder une famille, sûrs du lendemain, pouvant même espérer d’arriver à des positions supérieures et plus rémunératrices, s’ils développent leur instruction personnelle et font preuve de zèle et de capacité dans leur tâche de chique jour, Il est bon de regarder quelquefois autour de soi pour apprécier la situation où l’on vit. Certainement bien des instituteurs français ne pensaient pas que leurs collègues des États-Unis enviassent leur sort.