La Comédie littéraire : Notes et Impressions de littérature
Armand Colin et Cie, éditeurs (p. 87-92).


M. JEAN RICHEPIN


Le poète Jean Richepin possède une collection de curieuses photographies qui le montrent à différents âges. La plus ancienne, qui date de 1876, le représente entouré de quelques amis : Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, Paul Bourget… Sur cette image lointaine, Raoul Ponchon apparaît joyeux. Paul Bourget semble avoir du vague à l’âme. Maurice Bouchor porte dans ses yeux limpides une expression de sérénité… Quant à Jean Richepin, il est coiffé d’un chapeau tromblon à larges bords ; il a la prunelle ardente, la taille cambrée, le poil luxuriant et embroussaillé ; sa chevelure s’échappe en boucles rebelles ; sa barbe est tumultueuse et ses vêtements d’une coupe primitive. On dirait d’un jeune faune, lâché sur les boulevards et habillé par un tailleur-concierge de la rue Monsieur-le-Prince.

En ce temps-là, Jean Richepin jouissait, parmi les bourgeois, d’une fâcheuse réputation. On faisait courir sur lui de surprenantes légendes. On affirmait qu’il avait été chassé de l'École normale pour cause de mauvaises mœurs ; qu’on l’avait surpris une fois dans la chapelle de l’École, devant l’autel éclairé a giorno, ayant près de lui trois femmes (le gourmand !) qu’il était en train de confesser. Jeté dehors, repoussé par sa famille, on racontait encore que Jean Richepin s’était engagé dans une troupe de saltimbanques, qu’il avait dompté des bêtes féroces, lutté à main plate avec Marseille, couru les océans en qualité de mousse sur un vaisseau négrier et que rentré au gîte, après tant d’aventures, crevant de faim et mis au ban de la société, il composait des vers obscènes en caressant des Gothons de carrefour.

Tout n’était pas irréel dans ces contes bleus. Jean Richepin n’avait jamais souillé par un sacrilège la maison de la rue d’Ulm. Il en sortit pour aller se battre contre les Prussiens. Il ne fut pas repoussé par sa famille, mais sa famille était pauvre. Et il dut s’ingénier pour se procurer le pain quotidien. Son imagination était d’ailleurs vagabonde ; il adorait les verroteries, les costumes bariolés. Et enfin il avait lu, comme tous ceux de sa génération, les livres d’Henry Mürger ; il prenait au sérieux la vie de bohème et croyait sincèrement qu’un poète lyrique ne peut, sans déchoir, s’astreindre à une existence régulière et qu’il est tenu, par respect humain, de frayer avec la Cour des Miracles. Richepin s’évertua à jouer les Schaunard ; ce fut un Schaunard asiatique, truculent et somptueux. Il oubliait de payer son terme, il déjeunait dans les crémeries ; mais il portait en épingle certain rubis qui avait appartenu, disait-il, au Grand Mogol et qui se cassa en tombant sur le marbre d’une cheminée. Il était beau et aimé des femmes. Il était heureux !...

Examinons maintenant la plus récente photographie. Le poète est assis à une table surchargée de paperasses, dans une pièce remplie de livres et d’objets d’art. Un feu clair flambe dans l’âtre et colore de ses reflets des landiers en fer forgé et des chandeliers de cuivre ; de vieux vitraux laissent passer une lumière adoucie, qui vient s’éteindre sur des tapis d’Orient. Ce milieu respire le confort, la paix domestique, un luxe de bon aloi. Le maître de céans est bien le même personnage que nous avons vu tout à l’heure ; il porte un manteau écarlate que ferme une agrafe d’or ; et son mollet se dessine ferme et musclé, sous la trame élastique du bas de soie... Cependant le front est dégarni, quelques fils blancs apparaissent dans la chevelure. Le temps a touché de son aile le chansonnier des gueux, et en l’effleurant, il l'a calmé, assagi. Jean Richepin peut dire, comme le charbonnier de la légende : Je suis ici chez moi.

Et, en effet, ce « home » lui appartient ; et non seulement le cabinet de travail, mais la maison, et non seulement la maison, mais le jardin, et d’autres jardins, et une autre maisonnette. Le bohémien de jadis est devenu propriétaire foncier, ni plus ni moins qu’un parfait notaire. Il soigne ses rosiers, il s’amuse avec ses enfants, il se délasse des joies du travail par les joies de la famille. On inscrira sur sa tombe, s’il meurt demain : bon père, bon époux, citoyen intègre ; et l’on ajoutera à son épitaphe la devise des hommes de lettres économes et vaillants : liber libro… Mais Jean Richepin n’a pas envie de mourir et, sa plume aidant, le jardin de la rue Galvani finira par ressembler au parc de Versailles…

Je sais d’anciens camarades qui lui gardent rancune de cette prospérité. Pour ceux-là, ratés du Parnasse et vieux bohèmes croulants, tout poète qui ne finit pas à l’hôpital n’est pas un poète. Richepin a cessé d’avoir du talent dès l’instant où il a touché des droits d’auteur. Si jamais l’Académie lui ouvrait ses portes, il serait déshonoré. Et on l’accuse d’hypocrisie ! Et l'on met en doute sa sincérité…

J’estime au contraire que la vie de Jean Richepin est un chef-d’œuvre d’harmonie et de sagesse. Elle trahit un tempérament admirablement équilibré. Tout d’abord studieuse, puis agitée, mouvementée (à l’âge des fièvres amoureuses et des folles passions), puis tranquille, puis apaisée, cette existence est l’image d’un beau jour qui traverse successivement la fraîcheur de l’aube, l’ardeur du soleil et la paix du crépuscule. Et l’œuvre de Richepin s’est modelée sur sa vie. Il a commencé par écrire des discours latins ; puis il a composé des chansons et enfin des tragédies en cinq actes pour la Comédie-Française.

Je ne veux pas regarder ce qui vaut le mieux de ses tragédies ou de ses chansons. Si j’avais un conseil à donner aux jeunes poètes, dans l’intérêt de leur bonheur, sinon de leur talent, je leur dirais : « Imitez cet homme, soyez comme il l’a été, tour à tour agité et raisonnable et toujours laborieux. Et les dieux vous béniront ! » Mais les artistes n’ont pas besoin de conseils, chacun suivant le penchant de sa nature. Peut être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi...

Or je crois remarquer que les générations nouvelles sont animées d’un singulier esprit d’ordre et de prudence. La pauvre bohème est morte avec Banville qui égrenait de temps à autre, sur la tombe de Mürger, une grappe de lilas. Les peintres, les poètes, voire les médecins, envisagent dès l’adolescence le problème de la lutte pour la vie. Ils travaillent pour amasser un capital et en tirer bon parti. Le peintre entrevoit dans ses rêves un petit hôtel, le poète un ruban rouge et l’Académie, le médecin une clientèle mondaine. Et ils cherchent autour d’eux le véhicule qui doit les conduire au but désiré : le mariage riche, l’héritière. On me citait le mot typique d’un de nos brillants confrères, qu’une dame de ses amies voulait unir à une jeune fille de condition médiocre :

— Inutile d’insister, dit-il d’un ton sec. Je n’épouse pas, à moins d’un million !

Et ce jeune écrivain n’a encore publié que trois volumes ! Et il n’a pas le profil d’Antinoüs ! Jugez un peu s’il ressemblait seulement à M. Le Bargy, de la Comédie-Française ! Jérôme Paturot doit s’estimer satisfait. Ce revirement est son triomphe. Lui, qu’on a tant raillé, on le traite aujourd’hui avec égards, et l'on sollicite l’honneur de son alliance. Et je dois dire qu’il répond à demi aux avances qui lui sont faites ; il commence à considérer que les artistes peuvent être des gens sérieux, il ne leur refuse plus son estime et trouve assez agréable, ayant déjà la fortune, de prendre pour gendre un garçon de mérite qui lui apportera un parfum de gloire. Ainsi s’accomplit la fusion du talent et de la richesse. Nous avons toujours des poètes, mais ce sont des poètes bien nippés. Les cigales chantent encore, mais elles ne chantent plus à la belle étoile...