M. Henri Geffcken et sa Brochure sur l’Alliance franco-russe

M. Henri Geffcken et sa Brochure sur l’Alliance franco-russe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 689-700).
M. HENRI GEFFCKEN
ET SA BROCHURE SUR
L'ALLIANCE FRANCO-RUSSE

M. Geffcken est moins connu en France par ses livres, qui méritent pourtant d’être lus, que par les ennuis qu’il s’attira naguère en publiant après la mort de l’empereur Frédéric III, dont il avait été le confident et l’ami, quelques fragmens des mémoires de ce souverain d’un jour. M. de Bismarck, qui l’aimait peu, trouva l’occasion bonne pour appesantir sur lui sa redoutable main. Guillaume II se chargea de venger cet indiscret ; mais quelque plaisir qu’ait éprouvé M. Geffcken en voyant tomber l’homme puissant et vindicatif dont il avait à se plaindre, il a su se rendre maître de sa joie, il s’est montré bon prince. L’empereur Napoléon III disait un jour à un diplomate : « Un homme d’État est comme une colonne ; tant qu’elle est debout, personne ne peut mesurer sa taille ; du moment qu’elle est à terre, le premier venu prend sa mesure. » M. Geffcken n’avait pas attendu que M. de Bismarck fût déchu de ses grandeurs pour le critiquer et le juger librement ; après sa chute, il a rendu plus d’une fois justice à son génie politique. Il estime cependant que ce grand homme avait de grands défauts et avait commis de grandes fautes, que tout va mieux depuis que Guillaume II a secoué cette incommode et lourde tutelle.

M. Geffcken est un publiciste d’un esprit grave, solide, réfléchi, et on trouve toujours à s’instruire en lisant ses livres et ses brochures. Cet ancien diplomate a conservé les qualités de son premier métier, la curiosité de voir, d’entendre et l’art de s’informer. Personne n’est plus désireux que lui de scruter les dessous des événemens, d’entrer dans la confidence des ambassadeurs et des ministres, et nous lui devons plus d’une révélation piquante. D’ordinaire il a le ton doctoral et posé, il affecte l’air et l’attitude d’un juge froid et impartial. Il ne faut pas s’y fier. Ce sage est au fond très passionné, aussi vif dans ses haines que dans ses affections : ce qui lui manque, c’est une certaine générosité d’esprit et cette sorte d’imagination qui est nécessaire pour bien comprendre les choses humaines, dans lesquelles l’imagination joue un plus grand rôle qu’il ne le croit. Il explique tout par des calculs, par des desseins réfléchis ; il pense que l’histoire se fait toujours dans les chancelleries. Quoi qu’il en dise, elle se fait souvent ailleurs, et ce sont quelquefois les peuples qui dictent leurs instructions et leur conduite aux diplomates.

Ce défaut est fort sensible dans la brochure qu’il vient de publier sous ce titre : La France, la Russie et la Triple Alliance[1]. Il n’a pas pu ou n’a pas voulu comprendre qu’un instinct irrésistible nous porte à nous rapprocher de la Russie. À la vérité, il nous traite mieux que ne le font d’habitude les journalistes allemands ; il ne nous représente point comme un peuple de brouillons, comme les incorrigibles perturbateurs de la paix et de l’ordre européen. Il déclare que « la plupart des Français expriment privatim, entre quatre yeux, des idées fort raisonnables, que l’immense majorité de la nation désire la paix, mais que, dans la presse comme dans le parlement, l’opinion publique se laisse terroriser par une poignée de chauvins, si bien que personne n’ose élever la voix contre une alliance avec la Russie. » Il avait composé sa brochure avant la visites de l’escadre russe à Toulon : peut-être eût-il bien fait de la revoir, d’y faire quelques retouches, quelques ratures ; mais c’est une peint ? qu’il a mieux aimé s’épargner. S’il avait assisté aux fêtes franco-russes, il ne représenterait plus la France comme un pays terrorisé par une poignée de chauvins. Il aurait vu une nation qui, tout entière, de Dunkerque à.Marseille, était animée du même sentiment, obéissait à la même impulsion, témoignait d’ardentes sympathies à ses amis, sans proférer aucune parole malsonnante contre personne, et célébrait avec ivresse ; un événement qui lui semblait une garantie pour son avenir. Un homme d’esprit disait à propos de ces têtes sans exemple que c’était la première fois qu’on introduisait l’amour dans la politique. Files ont démontré que la France a toujours du goût pour la politique de sentiment ; mais il peut arriver que la politique de sentiment soit une politique de raison, et on trouve quelquefois son compte à s’abandonner aux entraînemens de son cœur. Si M. Geffcken avait un peu plus d’imagination ou d’impartialité, il comprendrait sans peine qu’une nation qui a essuyé de grands désastres, que ses ennemis s’appliquaient à tenir en quarantaine, à laquelle les prophètes avaient annoncé ; que tant qu’elle resterait en république, elle ; n’aurait en Europe aucun allié, éprouve un sentiment de délivrance en constatant que les prophètes se sont trompés, qu’elle a réussi à se faire des amis et qu’elle peut conserver ses institutions sans se condamner à une éternelle solitude.

Selon M. Geffcken, la République française, en nouant des relations d’amitié avec l’empire du Nord, a contracté une liaison contre nature, qu’il est impossible de prendre au sérieux. C’est là une de ces vaines tentatives qui ne sauraient aboutir, un de ces mariages contraires à toutes les convenances, que les badauds donnent pour certains et qui ne se feront jamais, parce qu’en définitive c’est la raison qui gouverne les actions humaines. M. Geffcken a cru démontrer sa thèse en rappelant qu’à six reprises déjà, sous Pierre le Grand, sous Elisabeth, sous Paul, sous Alexandre Ier, sous Nicolas, sous Alexandre II, la Russie a tenté de conclure une alliance avec nous et que par la force des choses, l’un après l’autre, tous ces essais ont avorté. On pourrait lui répondre que les circonstances ont changé, que la face de l’Europe s’est transformée, que l’Allemagne exerce aujourd’hui une hégémonie qu’elle n’a pas su faire agréer à tous ses voisins, que par ses soins trois puissances ont formé une redoutable coalition dirigée à la fois contre la Russie et contre la France. Avoir les mêmes ennemis est souvent une raison suffisante pour devenir amis, et la communauté des intérêts a plus d’une fois rapproché des peuples opposés d’opinions, de goûts et de caractères.

M. Geffcken a deux poids et deux mesures. L’alliance franco-russe lui parait une combinaison politique cou Ire nature, et la triple alliance de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie lui semble la chose la plus naturelle du monde. Eh ! sans doute, si quelqu’un avait annoncé, il y a vingt ans, que la République1 française aurait en Europe deux amis, un pape et un tsar, personne n’aurait voulu le croire. Mais aurait-il obtenu plus »le créance le devin qui aurait prédit qu’un jour l’Italie trouverait son intérêt à entrer dans la même alliance que l’Autriche, qu’oublieuse d’un long passé, elle unirait ses destinées à celles de l’ennemi héréditaire, qui détient encore dans ses mains des provinces qu’elle considère comme faisant partie de son patrimoine ? Le destin a ses caprices, il se plaît à offrir au monde des spectacles invraisemblables, et on a tort de dire qu’il ne se passe jamais rien de nouveau sous le soleil.

Ce qu’il faut reconnaître, c’est que le rapprochement de la Russie et de la France a été le résultat d’une évolution lente et laborieuse. Le plus grand obstacle à leur entente était l’étroite union des cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg et les récens témoignages qu’ils s’en étaient donnés l’un à l’autre. Pendant l’insurrection de la Pologne, M. de Bismarck s’était montré fort obligeant. Il avait été payé de retour : en 1870 et 1871, la Russie avait rendu à l’Allemagne des services essentiels, et à peine la paix fut-elle conclue, l’empereur Guillaume télégraphiait à son neveu que sa reconnaissance ne finirait qu’avec sa vie. L’amitié de la Russie avait été trop utile à M. de Bismarck pour qu’il n’en sentit pas tous les avantages, et en créant la ligue des trois empereurs, il prouva qu’il entendait s’en tenir à la politique traditionnelle de la Prusse et mettre à l’abri de toute atteinte son entente cordiale avec son puissant voisin de l’Est.

Mais il éprouva, en 1875, des froissemens d’amour-propre et découvrit que la complaisance de son allié avait des bornes. Dès lors on put apercevoir quelque changement dans sa politique comme dans ses sentimens. M. Geffcken a raison de dire que, lorsque éclata l’insurrection de l’Herzégovine, qui devait avoir de si graves conséquences, elle ne trouva d’abord aucun appui à Saint-Pétersbourg ; la Serbie fut engagée à n’y point prendre part. Le tsar et la cour étaient dans les dispositions les plus pacifiques : « Il y a deux manières de traiter la question d’Orient, disait le prince Gortchakof, ou de l’attaquer à fond, ou un replâtrage. Eh bien, je suis vieux, je suis pour le replâtrage. » Mais M. de Bismarck n’était pas fâché de donner de l’occupation à ce puissant allié dont il pensait avoir à se plaindre, et peut-être avait-il deviné qu’en déclarant la guerre à la Turquie, les Russes se lançaient dans une entreprise qui leur imposerait plus de sacrifices d’hommes et d’argent qu’elle ne leur rapporterait de profits réels. Il a toujours pensé que ses amis deviendraient peut-être un jour ses ennemis, et il ne les a jamais empêchés de faire une imprudence.

Le 5 décembre 1876, il déclarait au Reichstag que, quelles que fussent les intentions de la Russie, elle avait le champ libre, qu’il ne la traverserait point dans ses desseins, et ce fut alors qu’il prononça le mot fameux « que l’Allemagne n’avait en Orient aucun intérêt qui valut le sacrifice des os d’un seul fusilier poméranien. » Lorsque le gouvernement roumain le consulta pour savoir quelle conduite la principauté devait suivre dans cette conjoncture délicate, sa réponse fut si entortillée que M. Bratiano s’écria : « Bismarck veut la guerre ! » Comme on hésitait encore à Saint-Pétersbourg et qu’on semblait chercher un expédient pour se tirer d’embarras, le chancelier fit venir chez lui M. d’Oubril et lui dit : « J’apprends que l’empereur hésite ; moi, je connais la Russie, et je vous dis : Il est f… s’il ne fait pas la guerre. »

La guerre se fit, et après que la Russie victorieuse eut arraché à la Turquie le traité de San Stefano, M. de Bismarck prononça un second discours devant le Reichstag. Il n’y tenait pas le langage d’un ami sûr. Il donnait à entendre aux puissances étrangères que si elles n’étaient pas contentes des conditions obtenues par les Russes, elles devaient se charger de les contraindre à rabattre de leurs exigences. Il disait aussi que le soi-disant traité des trois empereurs ne reposait sur aucune stipulation écrite et n’obligeait aucun des trois souverains à se ranger à l’avis des deux autres. Il disait encore que l’Allemagne était peu disposée à jouer le rôle « d’un policeman européen. » C’était encourager l’Angleterre à entrer en campagne contre la Russie. On lui disait clairement : « Faites ce qu’il vous plaira ; nous n’avons pris aucun engagement, et nous ne faisons pas la police en Europe. » La Russie céda, le traité de San Stefano fut revu et corrigé dans le congrès de Berlin, où le chancelier allemand joua le rôle « d’un honnête courtier ». Mais la Russie trouva que le courtier ménageait trop ses ennemis ; qu’il semblait avoir oublié les services rendus : qu’elle recevait moins qu’elle n’avait donné, et dès ce jour elle put se demander si, en recherchant à tout prix l’amitié du cabinet de Berlin, elle ne sacrifiait pas ses intérêts à une tradition qui avait fait son temps.

Dès ce jour aussi, M. de Bismarck parut disposé à déplacer l’axe de sa politique et à chercher son point d’appui à Vienne. Dans le mois de novembre 1879, il eut avec le comte de Saint-Vallier un long et curieux entretien, que notre ambassadeur s’empressa de rapporter à son gouvernement. Le chancelier lui avait raconté à sa manière, à sa façon, les incidens qui avaient déterminé le changement de sa politique : « L’empereur Alexandre II, lui dit-il, voulant jouer le Napoléon Ier, a commencé à parler cet été sur un ton menaçant à nos ambassadeurs. Il a été si loin avec Schweinitz, qui n’a pas su le remettre à sa place comme il convenait, que l’empereur mon maître s’en est ému et a laissé tomber un coin du bandeau qui lui dérobe la lumière du côté de son cher neveu de Russie. J’ai calmé Sa Majesté en lui disant qu’il ne fallait pas prendre au sérieux les paroles d’un homme malade et inconscient, et j’ai prescrit à Schweinitz de tout écouter et de tout rapporter sans jamais parler.

« Andrassy, par mon conseil, a donné les mêmes instructions à son ambassadeur, et le tsar, sans doute encouragé par ce silence, en est venu, au milieu de sorties violentes, d’apostrophes emportées, de griefs sans limite, à formuler nettement, explicitement des menaces de guerre contre nous et l’Autriche. Puis, au mois d’août, après une de ses nuits d’insomnie agitée, il s’est mis à écrire de sa main deux lettres, l’une à son oncle, l’empereur Guillaume, l’autre à l’empereur François-Joseph, deux lettres enfiévrées, sorte d’ultimatum, posant ses conditions et annonçant la guerre en cas de non-satisfaction… L’empereur, mon maître, a reçu la sienne pendant les manœuvres militaires : elle lui a causé une violente secousse, et il me l’a envoyée aussitôt. J’ai compris que la chose devenait grave et qu’il fallait aviser ; car je voyais les coquetteries de Gortchakof et de la presse russe pour flatter vos rancunes contre nous et vous entraîner à une affaire : je voyais des tentatives analogues se faire du côté de l’Italie… L’Autriche, fort inquiète, me demandait ce qu’il fallait faire. J’étais à Gastein : j’y ai appelé Andrassy, et nous avons jeté les premières bases de mon voyage à Vienne et des arrangemens à conclure entre nous. »

Au cours de l’entretien, M. de Bismarck s’était plaint à M. de Saint-Vallier des fracas, des cruels ennuis que lui causait la nécessité de compter « avec les accès de sentimentalisme irréfléchi de son vénéré maître et seigneur, » lequel avait eu la funeste idée de répondre par une dépêche attendrie à la lettre de menaces de son neveu et de lui demander une entrevue. En apprenant cette fâcheuse nouvelle, le chancelier avait éprouvé, disait-il, « un ébranlement nerveux qui lui avait fait perdre tout le bénéfice retiré de la cure de Gastein. » En vain avait-il supplié, adjuré l’empereur de renoncer à son idée ; l’entrevue, eut lieu et, pour surcroît d’humiliation, le rendez-vous avait été pris sur le territoire russe, à Alexandrovo. Mais le neveu, parait-il, accueillit mal les explications que lui donna son oncle, et aussitôt M. de Bismarck partit pour Vienne, où le projet de traité fut rédigé. Il restait à le faire agréer par l’empereur Guillaume, dont on n’obtint l’assentiment qu’à force de sollicitations et d’instances. « Nous avions décidé à Vienne que nous donnerions connaissance de notre accord au cabinet de Saint-Pétersbourg. Mon souverain a cru que cette notification serait regardée comme une provocation ; il a refusé plusieurs jours d’y consentir. J’ai dû prendre les grands moyens et donner ma démission. Il l’a refusée, mais il y a répondu par l’offre de son abdication ; j’ai refusé à mon tour, et nous avons fini par nous entendre. » Le prince ajoutait qu’après avoir reçu cette communication, le tsar n’avait pas tardé à s’adoucir, qu’au bout de huit jours les rapports étaient devenus plus faciles, qu’ordre avait été donné aux journaux russes de modérer leur langage, « que l’ours de combat avait rentré ses griffes en voyant debout et unis les dogues de garde. » Telle était sa version ; on sait que dans les histoires qu’il raconte, il ne dit jamais tout, et que ce qu’il ne dit pas est souvent l’essentiel.

Ce grand politique n’entendait point pousser les choses à l’extrême. Il a déclaré plus d’une fois dans ces derniers temps qu’il n’avait jamais pensé à se brouiller avec la Russie ; qu’il lui avait témoigné beaucoup d’égards ; qu’il s’était arrangé pour pouvoir toujours négocier avec elle et pour servir d’intermédiaire, le cas échéant, entre le cabinet de Vienne et celui de Saint-Pétersbourg ; que c’était son successeur qui avait tout gâté par ses partis pris et ses maladresses. Après la mort tragique d’Alexandre II, dans son entrevue du 9 septembre 1881 avec le nouveau tsar, il l’assura que l’Allemagne ne nourrissait aucune intention hostile contre la Russie. Le comte Kalnoky, alors ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, mandait à son gouvernement que la sagesse et la modération inattendue du prince ; avaient produit la meilleure impression sur Alexandre III comme sur M. de Giers, et le tsar écrivait à l’empereur François-Joseph : « J’ai été très heureux de revoir l’empereur Guillaume, notre vénérable ami, auquel nous unissent des liens communs de cordiale affection. »

Mais la défiance est un mal difficile à guérir, et quand l’amitié a perdu la foi, elle n’est plus de l’amitié ; on continue à se voir, on se fait bonne mine, et il y a au fond du cœur une plaie secrète qui se rouvre sans cesse. « C’en est fait, disait M. de Bismarck le 6 février 1888, nous ne recherchons plus l’amour, ni en France, ni en Russie. La presse russe, l’opinion publique russe a montré la porte à un vieux, puissant et loyal ami ; nous ne nous imposons point ; nous avons essayé de rétablir l’antique intimité, mais nous ne courons après personne. » Mais, en même temps, il expliquait à qui de droit qu’en signant un traité avec l’Autriche, il ne s’était point engagé à appuyer en toute circonstance la politique autrichienne en Orient : il s’appliquait à ménager les intérêts russes en Bulgarie ; il témoignait une grande froideur au prince Ferdinand. Depuis qu’il s’est retiré à Friedrichsruhe, tout est changé. Le 16 mai 1890, l’Allemagne a conclu une convention commerciale avec le prince, et elle a trouvé d’autres occasions de lui marquer sa bienveillance. Plus d’une fois aussi, elle a paru disposée à lier partie avec l’Angleterre. Les Russes sont désormais avertis ; ils savent que si jamais, contre toute attente, le cabinet de Vienne pratiquait dans la péninsule des Balkans une politique agressive, il aurait l’Allemagne derrière lui. M. Geffcken s’en réjouit ; il est persuadé que la Triple Alliance est assez forte pour imposer ses volontés à tout le monde. Cet homme doux, qui évite avec soin les gros mots, est de la race des violens, et s’il ne tenait qu’à lui, sans penser à mal, il aurait bientôt fait de mettre l’Europe en feu.

Quelles que soient, en général, l’abondance et la sûreté de ses informations, il est des points sur lesquels il n’a pas pris le temps de se renseigner. Il croit ou affecte de croire que dès l’origine nous avons recherché ardemment l’alliance russe ; que c’est nous qui avons fait les premiers pas ; que nous avons triomphé, à force d’obsessions, de l’éloignement, de l’antipathie qu’on ressentait pour nous. C’est nous bien mal connaître et respecter bien peu la vérité des faits. Cruellement maltraités par la fortune, la seule vertu dont nous fissions cas était cette prudence inquiète et timorée qu’enseignent les grands malheurs. Avant d’avoir reconstitué notre armée et repris quelque confiance en nous-mêmes, notre seule préoccupation était d’éviter soigneusement tout ce qui pouvait mécontenter le cabinet de Berlin, exciter ses ombrages, nous exposer à ses reproches et à ses soupçons. Nous étions infiniment circonspects et réservés ; vivant au jour le jour, à peine avions-nous une politique étrangère, à moins qu’on n’appelle de ce nom l’art de s’effacer et de ne pas se compromettre, c’est-à-dire l’art de ne rien faire et de ne rien vouloir.

Nous sentions bien que la forme de notre gouvernement agréait peu à la Russie, qu’elle attendait pour nous prendre au sérieux que nous eussions un roi ou que notre bonne conduite eût prouvé que nous pouvions nous en passer. Aussi les premières avances qu’elle nous fit furent-elles mal reçues. Nous la soupçonnions, avec raison peut-être, de ne paraître rechercher notre amitié que pour donner de la jalousie à l’Allemagne ; n’était-ce pas le meilleur moyen de ranimer un amour presque éteint, de réveiller le feu qui se mourait sous la cendre ? Dans toutes les marques d’intérêt qui nous venaient de Saint-Pétersbourg, nous ne voulions voir qu’une manœuvre, que des coquetteries artificieuses, et tant qu’a vécu l’empereur Alexandre II, nous étions sur la défensive, nous nous tenions en garde contre « la politique des cantharides ». C’était le temps où M. de Bismarck déclarait avoir trouvé dans la France une femme irréprochable, qui dénonçait elle-même à son mari les entreprises faites contre sa vertu et lui donnait à lire les madrigaux de ses amans. En 1870, comme le prouve la dépêche de M. de Saint-Vallier que j’ai déjà citée, il était encore très content de nous ; il s’en était expliqué nettement dans son entretien avec notre ambassadeur ; il s’était loué du service que lui avait rendu la France en faisant un froid accueil aux ouvertures du général Obrutchef, aux insinuations du prince Gortchakof. « L’attitude loyale du gouvernement français, disait-il, a rendu un grand service à la cause de la paix européenne, et la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg aurait poussé les choses à l’extrême si elle avait trouvé quelque encouragement chez vous. Voilà pourquoi j’ai fait remercier M. Waddington par le prince Hohenlohe… Nos précautions, disait-il encore, sont absolument limitées à la Russie, et ne visent aucune autre puissance, la France moins que toute autre, aussi longtemps qu’elle aura à sa tête un gouvernement et des hommes d’État dans la loyauté desquels nous avons pleine confiance, et qui viennent de nous montrer que la Russie ne pourra pas les attirer dans son jeu. »

Il est vrai qu’aujourd’hui nous avons repris, après une cure douloureuse, la liberté de nos mouvemens, mais nous en faisons un usage très modéré. Quand on a été longtemps timide par nécessité, on a peine à recouvrer son ancienne vaillance ; on craint les responsabilités, on ne court pas après les occasions, on attend au coin de son feu qu’elles viennent s’offrir. Il faut que M. Geffcken se fasse de nous une idée bien fausse pour avancer que la manifestation de Cronstadt fut imaginée par nous, que l’empereur Alexandre III l’a subie. « Pour effacer, dit-il, le fâcheux souvenir qu’avait laissé l’insuccès de l’exposition manquée de Moscou, on résolut à Paris d’envoyer une escadre en Russie. L’annonce de cet envoi ne fut point agréable au tsar ; mais il ne pouvait décliner sans impolitesse l’honneur qu’en voulait lui faire. La visite eut lieu avec beaucoup d’éclat, et ce fut une fête pour la vanité française que d’apprendre que l’empereur avait entendu la Marseillaise la tête découverte. Toutefois les entretiens de l’amiral Gervais avec des dignitaires russes n’eurent aucun effet sensible. La cour fui charmée quand tout fut fini, et on interdit de nouveau la Marseillaise. » À qui M. Geffcken fera-t-il croire que l’empereur Alexandre III, dont le caractère est bien connu, se soit laissé imposer par nous une manifestation qui lui déplaisait ? Si le publiciste allemand était allé aux informations, on lui aurait appris que l’accueil exceptionnel fait à nos marins avait causé en France ; autant de surprise, autant d’étonnement que de joie, et que les moins étonnés des Français n’étaient pas nos hommes d’État et nos ministres.

« C’était faire beaucoup de bruit pour rien, poursuit-il. Cet incident n’a rien produit et ne pouvait rien produire. Le dégrisement succéda à une exaltation d’un jour. Le comte Caprivi disait le 27 novembre 1891 que la démonstration de Cronstadt n’avait servi qu’à rendre visible aux yeux du grand public un état de choses qui existait depuis longtemps. Il restait au-dessous de la vérité, car on n’a pas tardé à s’apercevoir que la conclusion d’une alliance franco-russe était devenue de jour en jour plus problématique… Non seulement l’empereur Alexandre III désire sérieusement le maintien de la paix et de ses bonnes relations avec l’Allemagne, il a une défiance bien fondée à l’égard de la stabilité de la politique française, et cette défiance n’a pu être qu’augmentée par le scandale de Panama, qui a fait à la république, un tort qu’on ne saurait exagérer. » M. Geffcken n’avait pas prévu qu’au lendemain du scandale de Panama, le tsar enverrait son escadre à Toulon, et qu’il remercierait par dépêche « toutes les classes de la nation française » de la sympathie qu’elles avaient témoignée à l’amiral Avellane et à ses officiers. M. Geffcken dira-t-il que ce sont nos pressantes sollicitations qui ont déterminé les Russes à rendre, bien à contre-cœur, la visite que nous leur avions faite malgré eux ? Ce serait nous attribuer une puissance de persuasion, de suggestion vraiment miraculeuse, et quel que soit leur mérite, nos ministres n’ont pas eu jusqu’ici le don des miracles.

M. Geffcken est convaincu que tout Français russophile est un boute-feu incorrigible et n’a d’autre passion que « la haine de la Triple Alliance, qui oppose à ses désirs de revanche comme aux menées de la Russie en Orient une digue infranchissable. » La vérité est que la France tout entière attache un grand prix à l’amitié des Russes et que, comme l’empereur Alexandre III, elle désire sérieusement, elle aussi, le maintien de la paix. Mais elle pense qu’il est dans l’intérêt des deux pays de donner un contrepoids à cette Triple Alliance, dont les agissemens secrets l’ont plus d’une fois inquiétée. Elle veut être maîtresse de ses destinées ; il lui déplaît de n’avoir d’autre gage de son repos et de sa sûreté que la modération de ses ennemis, qui demain peut-être se démentira. Napoléon Ier disait que les bonnes idées ne s’allient pas toujours à un bon jugement. M. Geffcken a souvent de bonnes idées, et Dieu me garde de dire qu’il manque de jugement. Mais il manque parfois de logique. Il affirme que tous les ennemis de la paix sont en Ffance et en Russie ; que tant que nous aurons une bonne conscience, nous n’aurons rien à craindre de personne, et il a consacré le chapitre le plus intéressant de sa brochure à raconter, en l’enrichissant de quelques détails inédits, l’histoire exacte de tout ce qui s’est passé à Berlin dans le printemps de 1875, et à démontrer que sans qu’on eut contre nous aucun grief avouable, il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions attaqués.

Nous nous remettions à peine de nos désastres ; la paix était pour nous le plus urgent des besoins, et le maréchal de Mac-Mahon disait à un diplomate étranger : « Si on me marchait sur le pied, je dirais : Pardon ! »

Cependant on trouvait à Berlin que nous nous relevions trop vite : on n’avait pas cru la France si forte ni si riche. Fallait-il lui laisser le temps de refaire son armée ? N’était-il pas d’une sage politique de se procurer un casus belli et d’en finir sur-le-champ avec elle ? N’ayant rien à lui reprocher, on lui prêta de sinistres desseins, en alléguant le grand principe que le véritable agresseur n’est pas celui qui attaque, mais celui qui par ses intentions perfides oblige son ennemi à l’attaquer.

M. de Bismarck disait un jour au docteur Hans Blum que, si le parti militaire et son chef voulaient la guerre, lui-même ne l’avait point voulue. Toutefois, dès le mois de février, il avait envoyé M. de Radowitz à Saint-Pétersbourg, en le chargeant d’expliquer confidentiellement au prince Gortchakof que la France méditait une agression contre l’Allemagne et qu’il se voyait dans la douloureuse nécessité de la prévenir ; qu’il espérait que, comme en 1870, la Russie observerait une neutralité bienveillante, d’autant plus que les événemens la mettraient en situation d’exécuter ses grands projets en Orient. M. de Bismarck, dans son entretien avec le docteur Blum, accusait M. de Radowitz d’avoir outrepassé ses instructions : « Ce belliqueux diplomate, disait-il, avait le fâcheux défaut de n’être plus maître de sa langue dès qu’il avait bu trois verres de vin. » L’affaire dont M. de Radowitz était chargé demandait de grandes préparations ; peut-être, le vin aidant, fut-il trop expansif et rompit-il trop brusquement la glace. Le prince Gortchakof, de qui M. Geffcken parait tenir ce récit, répondit d’un ton sec qu’il ne pouvait croire aux intentions agressives de la France, et qu’à l’égard de la Russie, elle n’avait pas de grands projets en Orient, qu’elle ne désirait que le maintien du statu quo.

Malgré ce premier insuccès, M. de Bismarck ne renonça point à son plan, et à l’occasion de l’anniversaire du jour de naissance de l’empereur Guillaume, les ambassadeurs furent mandés à Berlin pour y recevoir des instructions. En même temps commençait dans tous les journaux officieux une violente campagne contre la France. Celui de ces articles qui fit le plus de bruit et qui émut toutes les chancelleries avait été rédigé par le docteur Constantin Rössler, que M. de Bismarck qualifiait récemment « de simple condottiere de la plume », et qui était alors le chef du bureau de la presse. Les diplomates tenaient le même langage que les journalistes. M. de Radowitz déclara à notre ambassadeur que la guerre semblait inévitable et que c’était nous qui l’avions voulue. Le chancelier lui-même engagea le ministre de Belgique à conseiller à son gouvernement de prévoir le cas d’une invasion française, et comme le baron Nothomb, fort étonné, s’écriait : « Vous croyez donc la France capable d’un coup de tête ? » il lui répondit : « Pourquoi pas ? » Dans les premiers jours de mai, l’orage semblait près d’éclater. Ainsi que le disait un peu plus tard lord Derby : « Des personnes de la plus haute autorité avaient déclaré que, si la Francis désirait éviter la guerre, elle devait discontinuer ses arméniens, et qu’il était à craindre qu’elle ne reçût avant peu une sommation de l’Allemagne. »

Qui conjura la tempête ? Nous avons toujours pensé qu’en 1870 nous avions eu de grandes obligations à la Russie. M. Geffcken affirme qu’il n’en est rien ; que ce fut l’empereur Guillaume qui, tardivement instruit de ce qui se tramait autour de lui, arrêta le complot de sa seule autorité et déclara, que, n’ayant pas à se plaindre de la France, il était résolu à maintenir la paix. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’il procédait d’ordinaire ; il n’a jamais pris sur lui de résoudre une grave question de politique européenne sans s’être mis d’accord avec son chancelier, et toujours, après de longues résistances, il a fini par se laisser persuader. Heureusement, dans ce cas particulier, M. de Bismarck, convaincu désormais que la Russie ne le laisserait pas faire, s’était subitement ravisé, et il assura à son maître qu’il n’y avait dans toute cette affaire que des manigances de journaux et des manœuvres de bourse.

Il ne pouvait plus douter que la partie ne fût perdue. Le comte Schouvalof lui avait dit : « Si vous ne vous arrêtez pas, d’autres viendront après moi que vous serez forcé d’écouter. » Et après son entrevue avec lui, le tsar écrivait à une parente : « L’emporté de Berlin a donné toutes les garanties pour le maintien de la paix. » Au cours d’un dîner de gala, l’empereur d’Allemagne ayant demandé à son neveu s’il avait reçu récemment des nouvelles de la duchesse d’Edimbourg, Alexandre II répondit : « Non, mais j’ai reçu ce matin une lettre de la reine d’Angleterre, qui me prie de travailler ici pour la paix. Ah ! ah ! nous savons à quoi nous en tenir. » L’empereur Guillaume, lui aussi, savait à quoi s’en tenir. « On a voulu nous brouiller, dit-il plus tard à l’attaché militaire français. — Oserais-je demander, Sire, qui est cet on ? » Le vieux souverain ne répondit que par un sourire, et posa son doigt sur sa bouche. De son côté, lord Derby disait à notre chargé d’affaires : « Il n’est aujourd’hui à Berlin personne qui ne nie qu’il ait jamais été question d’entrer en campagne. Le prince de Bismarck, qui rejette tout le blâme sur le maréchal de Moltke, affirme que, pour sa part, il n’y a jamais pensé ; ce qui est certain, c’est qu’il en a beaucoup parlé. »

La France, pendant plusieurs jours, avait éprouvé les plus vives anxiétés. Qui s’étonnera qu’un peuple cherche à se prémunir contre le retour de pareilles alertes ? Ce n’est pas trop pour cela d’avoir une bonne armée et des amis. On dira peut-être qu’il y a des incidens qui ne se produisent qu’une fois, que la Triple Alliance est une ligue en faveur de la paix et du statu quo, que les trois alliés n’ont jusqu’ici attaqué personne. Le bruit se répandit pourtant, il y a quelques années, que le premier ministre d’Italie poussait à la guerre et qu’il avait été retenu par M. de Bismarck, converti depuis 1875 à une politique de paix. Il est faux que trop de précaution nuise, et si sûre qu’elle soit, il est bon d’être deux pour traverser la forêt. C’est ce qu’a senti la France pendant les fêtes du mois d’octobre ; elle se disait : « Dorénavant je ne suis plus seule. »

La conclusion de M. Geffcken est que, eussions-nous conclu avec la Russie un traité en bonne forme, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, se fiant à l’évidente supériorité de leurs forces, n’auraient aucun sujet de s’émouvoir : mais que d’ailleurs, dans le cas le plus favorable, l’alliance franco-russe ne sera jamais qu’une simple « entente morale » sans portée et sans conséquence. S’il en est ainsi, pourquoi tant d’aigreur et de fiel ? Se fâche-t-on contre un fantôme ?


G. VALBERT.

  1. Frankreich, Russland und der Dreibund, Geschichtliche Rückblicke für die Gegenwart, von H. Heinrich Geffcken, Berlin, 893.