M. Geffcken et le Journal de l’empereur Frédéric

M. Geffcken et le Journal de l’empereur Frédéric
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 695-706).
M. GEFFCKEN
ET
LE JOURNAL DE l’EMPEREUR FRÉDÉRIC

M. de Bismarck disait un jour : « Dans ma longue existence politique consacrée au service de mon souverain et de mon pays, j’ai eu l’honneur de me faire beaucoup d’ennemis. Pour commencer par la Gascogne, allez de la Garonne à la Vistule, allez du petit et du grand Belt au Tibre, cherchez sur les bords des fleuves allemand?, de l’Oder et du Rhin, vous trouverez que de tous les hommes d’Allemagne je suis le plus cordialement détesté, et j’en fais gloire. » Voilà une fière déclaration, et on pourrait croire qu’heureux d’avoir tant d’ennemis qu’il ne peut les compter, le chancelier de l’empire allemand se donne le plaisir de mépriser leurs brocards et leurs attaques, qu’il les livre pour tout supplice au sentiment amer de leur misérable impuissance, que s’il n’a pas le cœur tendre, il a du moins la générosité de l’orgueil, que ce lion magnanime laisse aboyer la meute et se consola de tout en contemplant ses terribles griffes. On sait pourtant qu’il n’en est rien, que le chancelier tient les moindres peccadilles pour des cas pendables, que personne ne l’a bravé ou dénigré impunément, que les imprudens qui jettent un pavé ou un simple caillou dans son jardin doivent s’attendre à payer cher leur audace, qu’il regarde la vengeance comme un morceau de roi.

A vrai dire, il n’a jamais l’air de poursuivre le redressement de ses griefs particuliers, ni de venger ses injures personnelles. Ce ne sont pas ses intérêts, c’est le bien public qu’il défend contre ses adversaires. Il a pour principe que quiconque lui cause quelque déplaisir « nourrit des desseins préjudiciables au service de Sa Majesté et à l’honneur du gouvernement, » que haïr M. de Bismarck, c’est haïr l’empereur et l’empire. Que de fois n’a-t-il pas répété à MM. Richter et Bamberger qu’ils n’étaient ni de vrais patriotes ni de vrais royalistes! Les journaux qui reçoivent ses inspirations ne se lassent pas de broder sur ce thème. Jamais ministre ne sut mieux identifier sa fortune avec le salut de l’état. Le conseiller qui rapporta le procès de Cinq-Mars s’appliqua à démontrer qu’en intriguant contre le cardinal de Richelieu et en cherchant à le faire renvoyer, le fils du maréchal d’Effiat s’était rendu coupable du crime de lèse-majesté. « Attenter contre la personne des ministres du prince, disait-il, c’est attenter contre le prince lui-même. Un ministre sert bien son prince et l’état, on l’ôte à tous deux, et l’on prive le premier d’un bras, le second d’une partie de sa puissance. » C’est ainsi que raisonnent tous les jours M. de Bismarck et la Gazette de Cologne, sa très humble servante.

Assurément ce n’est pas faire injure au prince de Bismarck que de le comparer à Richelieu. Il ne porte pas la pourpre, mais une université célèbre l’a nommé docteur en théologie ; et s’il est vrai que les haines théologiques soient les plus implacables de toutes, on peut dire que, comme le grand cardinal, il a une façon vraiment théologique de haïr ses ennemis, de les condamner au feu de la géhenne. Comme l’a dit M. le vicomte d’Avenel dans son remarquable et savant livre sur Richelieu et la monarchie absolue, ce grand ministre avait un rare talent de procureur royal : « Quand un homme le gêne, qu’il veut faire un exemple, il se met à relever ses fautes les plus légères, accueille toutes les accusations, provoque de tous côtés des mémoires, ne rejette ni ne dédaigne rien, prompt à saisir, à interpréter, comme un chasseur qui guette sa proie, à l’affût, en silence. Il encadre les moindres mots, les coordonne, les rapproche, les commente; tout lui sert, l’art de faire un coupable n’a pour lui aucun secret. » Est-ce le cardinal ou M. de Bismarck qu’a voulu peindre M. d’Avenel ?

Ajoutons que le prince-chancelier, pour qui l’art de faire un coupable n’a point de secrets, range parmi ses ennemis tous les amis de ses ennemis, même les amis du dixième degré. Ajoutons encore qu’à son grand et légitime orgueil il joint la prudence du serpent. Il se défie de tout le monde, il estime que les plus petites gens peuvent dans l’occasion devenir un danger, que les moindres choses peuvent avoir de graves conséquences, que toute intrigue est grosse d’une cabale. Richelieu ne s’est pas contenté de faire exiler la reine-mère et de frapper les Bouteville, les Chalais, les Marillac, les Cinq-Mars. Il grêla plus d’une fois sur le persil; il fit arrêter un nommé Foncan, auteur d’une brochure de polémique, « pour lui faire expier une partie des crimes qu’il avait commis. » Il lui reproche dans ses mémoires « de s’être déclaré, plus ouvertement que ne pouvait un homme sage, ennemi du temps présent, d’avoir caressé des espérances imaginaires d’une république qu’il formait selon le dérèglement de ses pensées, de décrier le gouvernement, de rendre la personne du prince contemptible, les conseils odieux, et de chercher de beaux prétextes pour troubler le repos de l’état. » Foncan fut condamné à l’emprisonnement perpétuel. Il n’a pas tenu à M. de Bismarck que M. le professeur Geffcken, qui n’est pas un libelliste comme Foncan, ne mourût en prison ; mais la cour de Leipzig, tout en reconnaissant qu’il avait commis le crime dont on l’accusait, n’a pas jugé qu’il eût eu conscience de la culpabilité de ses actes, et, au vif déplaisir du chancelier, elle a rendu un arrêt de non-lieu.

Sans avoir jamais été fort en vue, M. Geffcken a toujours été considéré par ses nombreux amis comme un homme de valeur, d’une grande instruction, d’un mérite sérieux et solide. Ce docteur en droit a passé de longues années dans la diplomatie et dans l’enseignement supérieur. Après avoir séjourné d’Berlin comme chargé d’affaires de la ville de Hambourg et comme ministre résident des cités hanséatiques, il exerça les mêmes fonctions à Londres. En 1872, il fut appelé à professer le droit public à l’université de Strasbourg; il prit sa retraite dix ans plus tard et retourna dans sa ville natale. M. Geffcken est à la fois un universitaire et un piétiste, et il joint aux opinions doctrinaires la goût des petites chapelles, Publiciste fécond, il a écrit de nombreux articles dans les revues, dans les journaux, et publié plusieurs ouvrages. Il n’y fait pas mystère de ses préférences ni de ses antipathies; mais il a l’esprit posé, le style grave et mesuré. Il n’appelle jamais un chat un chat ni Rollet un fripon. Il aime à envelopper ses allusions, ses épigrammes, et sa malice, un peu sournoise, ne mord pas jusqu’au sang, elle épluche, égratigne et pince. Je connais deux de ses livres, et je puis certifier que ni dans son intéressante histoire diplomatique de la guerre de Crimée, ni dans ses études sur le Kulturkampf, on ne peut trouver un seul passage qui dénote une imagination déréglée ou le secret dessein de rendre la personne du prince contemptible et de troubler le repos de l’état.

Dans son acte d’accusation, le procureur impérial présente M. Geffcken comme un ambitieux infatué de son mérite, rêvant de jouer un grand rôle politique, cruellement trompé dans ses espérances et aigri, exaspéré par ses déceptions. Ceux qui l’ont connu et pratiqué se persuaderont difficilement que, quel que soit son mérite, il ait sérieusement aspiré à remplacer M. de Bismarck, que le chancelier de l’empire ait pu voir dans ce politique d’arrière-plan un rival dangereux, qu’il fallait à tout prix déconsidérer et faire rentrer dans le néant, sous peine d’être supplanté par lui. Le ministère public était plus fondé à lui reprocher de n’avoir jamais éprouvé pour la personne du chancelier qu’une médiocre affection. Mais était-il nécessaire de révéler à l’univers qu’un soir, à Barmen, il y a dix ans, dans une réunion privée, M. Geffcken avait accusé M. de Bismarck de n’avoir ni aménité dans l’humeur ni noblesse dans le caractère, d’être un homme sans générosité et sans miséricorde? Étrange grief, en vérité! c’est la première fois, pensons-nous, que de tels commérages figurent dans un acte d’accusation, et, au surplus, qu’est-il permis d’en conclure? M. de Bismarck n’a jamais eu la prétention d’être un homme aimable et indulgent, d’avoir l’âme tendre, chevaleresque et miséricordieuse. Il ne se pique pas de régner sur les cœurs, de les traîner après lui, comme Hippolyte. Il lui suffit qu’on l’admire et qu’on le craigne.

M. Geffcken, dans son livre sur le Kulturkampf, a critiqué, censuré la politique religieuse du chancelier. Il a revendiqué pour l’église évangélique comme pour l’église romaine le droit de se recruter et de s’administrer librement. Il s’est élevé avec force contre les entreprises de César usurpant sur les justes prérogatives des communions chrétiennes, contre les coups d’autorité, contre les volontés superbes qui tyrannisent les consciences, contre les mains violentes qui les meurtrissent. Il a prédit que cette campagne finirait mal, qu’après s’être trop avancé, il faudrait reculer, qu’après avoir prodigué les provocations et les défis, on en serait réduit à s’accommoder, à négocier en hâte une paix plâtrée. En revanche, il a toujours admiré la politique extérieure de M. de Bismarck, à laquelle il a rendu de publics hommages. On a constaté, au cours de l’instruction, qu’en 1885, la santé de l’empereur Guillaume ayant subitement décliné, l’héritier de la couronne, voyant son heure approcher, voulut se mettre en mesure et chargea M. Geffcken de rédiger pour lui une proclamation à son peuple et un rescrit au chancelier. On avait eu une fausse alerte, l’empereur Guillaume se rétablit, et ce rescrit, par lequel Frédéric a inauguré son règne de trois mois, était resté trois ans dans un tiroir. Les premières lignes en sont ainsi conçues : « Mon cher prince, au début de mon règne, j’éprouve le besoin de m’adresser à vous qui avez été pendant tant d’années le premier et le plus fidèle serviteur de mon père. C’est vous, conseiller courageux, qui avez donné une forme aux projets de sa politique et en avez assuré l’accomplissement. A vous sont dus mes chaleureux remercîmens et ceux de ma maison. » Ce ne sont pas là des injures, et on doit avouer que M. Geffcken s’était exécuté de bonne grâce, qu’il avait fait les choses en conscience.

Il est vrai qu’on a découvert parmi ses papiers le brouillon d’un mémoire qu’il se proposait de mettre sous les yeux du jeune empereur Guillaume II et qui n’a jamais été présenté. Le ministère public affirme que ce mémoire renferme des propositions malsonnantes, hérétiques et téméraires. Il y est dit « qu’à l’exception des affaires militaires, tous les fils du gouvernement sont concentrés dans la puissante main de M. de Bismarck, qu’il règle tout et décide de tout, que jamais encore aucun sujet n’avait occupé dans l’état une situation pareille, et qu’à sa mort il faudra s’appliquer à réduire la puissance de son successeur, sous peine de compromettre à la longue l’autorité de la couronne et le caractère fédératif de l’empire. » M. de Bismarck n’est-il pas convenu lui-même que c’était un dur et lourd métier que celui de chancelier, qu’on avait affublé ses épaules « de plusieurs têtes de Janus » et qu’il avait peine à les porter? Quand les forces lui ont manqué, n’a-t-il pas dû recourir à de subtils expédiens pour se faire soulager de quelques-unes de ses fonctions en conservant toutes ses dignités? Cherchez dans toute l’Europe, vous ne trouverez aucun ministre qui ait accumulé dans ses mains tant de pouvoirs divers; cherchez dans toute l’Allemagne, vous ne trouverez aucun homme d’état assez fat, assez impertinent pour s’imaginer qu’il pourra succéder à M. de Bismarck sans abandonner une partie considérable de son immense héritage.

M. Geffcken n’a jamais aimé beaucoup M. de Bismarck, et il pensait en avoir le droit; mais il faut être prudent et il ne l’a pas été. On le tenait pourtant pour un homme avisé, très circonspect, qui, ayant été diplomate, avait appris à ménager les grands de la terre, à ne pas les heurter de front, à dire des vérités aux dieux sans attirer la foudre sur sa tête. Il savait combien le chancelier est sensible aux moindres offenses, vindicatif, impitoyable dans ses rancunes, qui survivent à ses colères. Mais quoi ! quand les sages s’oublient, ils sont capables de faire les plus grandes folies, et il était écrit que M. Geffcken serait un jour le plus imprudent des hommes. Le prince impérial, qui est devenu l’empereur Frédéric, avait écrit son journal pendant la campagne de France. Il l’avait communiqué à M. Geffcken, et M. Geffcken en avait fait des extraits, en avait copié quelques passages bien choisis; il n’a pu résister à la tentation de les publier. Il n’a consulté personne, il n’a point demandé l’autorisation de l’impératrice Victoria, qui l’aurait sûrement refusée. Son démon le poussant, il a risqué le paquet. Le procureur impérial l’accuse de n’avoir point agi par étourderie, par entraînement, d’avoir prévu les conséquences de sa témérité, d’avoir été indiscret de propos délibéré; et, pour que tout fût étrange et répugnant dans ce procès, on n’a pas craint d’invoquer contre lui le témoignage de son fils, qui déclare lui avoir entendu dire : « Voilà une affaire qui fera beaucoup de bruit, qui causera un grand scandale. » Il n’y avait cependant rien de scandaleux dans ces fragmens de journal publiés par la Rundschau. Mais les simples et le gros public, qui s’arrêtent à la surface et ne creusent pas, pouvaient s’imaginer en les lisant que le vrai fondateur de l’empire allemand, celui qui avait eu le premier la pensée de le restaurer, celui qui avait pris l’initiative de cette grande entreprise, n’était pas M. de Bismarck, mais le prince Frédéric-Guillaume. Si M. de Bismarck était plus philosophe, il se serait dit que sa gloire est hors d’insulte, que personne ne peut la lui ravir, que toutes les publications du monde n’y feront rien, et, sûr de son soleil, il aurait laissé courir les nuages. Malheureusement si M. de Bismarck est un grand politique, il ne s’est jamais piqué d’être philosophe. Quand sa bile s’émeut, s’échauffe, il se soulage en tonnant, en foudroyant.

Le kronprinz, qui est devenu l’empereur Frédéric, nous apparaît dans son journal comme un homme de cœur, d’un esprit généreux, qui faisait sa part au sentiment dans les choses de ce monde; mais il ne comptait pas assez avec les difficultés, il simplifiait les questions, il était porté à croire qu’il suffit de désirer, que la fortune est complaisante et que tout s’arrange. On l’avait tenu systématiquement à l’écart des affaires, on ne lui parlait jamais politique, on ne le consultait sur rien. Il vivait en solitaire au milieu de la cour et du monde, et, selon les cas, la solitude éteint ou exalte les grands sentimens. Il avait trop de mansuétude naturelle pour protester bruyamment contre la situation qui lui était faite; mais il avait trop de ressort pour se soumettre, pour abdiquer ses droits, pour renoncer à lui-même et aux idées qui lui étaient chères. C’était un exalté aimable et doux. Il avait ses amitiés secrètes, il s’était choisi quelques confidens, avec lesquels il formait des projets, discutait son avenir, et qui se prêtaient à ses illusions. Qui pouvait prévoir sa mélancolique destinée? On lui appliquerait volontiers ce qu’un historien allemand a dit de don Juan d’Autriche : « c’est le propre de certaines âmes que de se complaire dans des désirs et des projets vagues. Quand leurs premiers desseins ont échoué, elles se livrent à des plans plus vastes encore, comme si, sentant doublement leur force, elles voulaient défier la fortune. Le monde est ainsi fait. Il excite l’homme à désirer, à vouloir, il éveille en lui toutes les espérances, lui prodigue les encouragemens et les promesses, lui persuade que les destinées l’appellent, après quoi il lui ferme ses barrières et le fait mourir. »

Dès les premiers succès remportés sur les Français, au lendemain de Woerth, dans l’émotion de la victoire, et encore tout chaud de la forge, le prince Frédéric songe aux grandes conséquences que ne peut manquer d’avoir un si glorieux événement. Il voit déjà la confédération allemande du Nord changée en un empire presque unitaire, qui embrassera toute l’Allemagne. Si les rois de Bavière, de Wurtemberg font des difficultés, s’il leur répugne d’accepter la suzeraineté d’un roi de Prusse, quelques obligations qu’on leur ait, quelque assistance qu’on ait tirée d’eux, on pèsera sur eux pour les décider, et, s’il le faut, on emploiera la menace, la contrainte. Assuré de la parfaite droiture de ses intentions, de la sagesse de ses conseils, et certain de travailler au bien de tous, il ne craindra pas de faire aux hommes et aux choses une douce violence, et il sait d’avance que les peuples applaudiront, car l’empire qu’il entend fonder sera un empire libéral, doté d’un gouvernement à l’anglaise et d’un ministère responsable, qui ne sera jamais en conflit avec le parlement. « Nous aurons aussi une chambre haute, se disait-il, et nous y ferons siéger les rois et les grands-ducs. Pour les consoler des sacrifices que nous leur demandons, nous les ménagerons beaucoup; on peut tout sauver par de bons procédés. Nous n’aurons garde de nous ingérer dans leurs petites affaires domestiques, dans leurs questions de ménage. En Allemagne, ils ne seront que des pairs; dans leurs états, ils resteront souverains, et nous nous appliquerons si bien à transformer notre vieux cœur prussien en un jeune cœur allemand qu’ils ne verront plus en nous des étrangers, des intrus et des maîtres; et ainsi les rois, les peuples, nous-mêmes, tout le monde sera content. » Telle était l’Allemagne nouvelle et aussi glorieuse qu’aimable qu’il apercevait déjà à travers la fumée des champs de bataille.

On ne lui disait rien ; il prit sur lui de parler, d’interroger, et il découvrit tout de suite combien l’omnipotent conseiller de son père était peu disposé à entrer dans ses vues. Les explications furent vives, la querelle fut chaude, mais d’avance il avait perdu son procès. Il tenta vainement de faire goûter au chancelier ses généreux projets, de le réconcilier avec cet empire libéral qui devait rendre tout le monde heureux. Si son rêve avait pu s’accomplir, il y aurait eu en Allemagne un homme très malheureux, et cet homme a toujours regardé ses malheurs personnels comme des infortunes publiques. On croira sans peine que le chancelier songeait, lui aussi, à tirer parti de la victoire pour réunir toute l’Allemagne sous l’hégémonie prussienne, pour imposer à la Bavière, au Wurtemberg comme à Bade, les mêmes conditions qu’avait acceptées la Saxe dès 1866. Mais il entendait que cet empire allemand ne fût que la confédération du Nord agrandie, qu’on ne fit à la constitution que d’insignifiantes retouches. Cette constitution autoritaire était son œuvre, et son œuvre lui était infiniment chère. Il avait dépensé une prodigieuse activité et autant d’industrie que d’éloquence pour la faire accepter par le Reichstag constituant. N’avait-on pas dit dès ce temps que cette constitution avait été faite par un homme et pour un homme? Dès ce temps aussi, les libéraux-nationaux avaient prétendu que le seul moyen de concilier l’unité avec la liberté parlementaire était d’instituer une chambre haute et un ministère responsable. M. de Bismarck avait combattu énergiquement leurs propositions ; en vain étaient-ils revenus à la charge, il avait opposé à toutes leurs instances un opiniâtre et inexorable veto. Alléguant qu’il n’oserait jamais demander à un roi de Saxe de se réduire à la condition d’un simple pair, il avait substitué à la chambre haute un conseil fédéral formé des mandataires des gouvernemens confédérés, divisé en commissions présidées par quelque ministre ou quelque haut fonctionnaire prussien, et dont les attributions principales sont de préparer les projets de loi et d’enterrer les projets dangereux émanant de la chambre élue. Quant au ministère responsable, il avait en toute occasion exprimé l’invincible antipathie que lui inspirait cette institution. Il avait affirmé qu’un ministère avec lequel il serait obligé de se concerter et de s’entendre serait pour lui le pire des embarras, qu’il avait éprouvé souvent dans le cabinet prussien combien et misérable la situation d’un président du conseil condamné à raisonner avec ses collègues, à les persuader, à les convaincre, que c’est le plus dur et le plus ingrat des labeurs, que les forces dépensées en frottemens sont des forces sottement gaspillées, que la Prusse se trouverait bien de changer sa constitution et de n’avoir désormais qu’un seul ministre responsable, qu’il fallait profiter de l’expérience pour organiser la confédération allemande plus raisonnablement que le royaume de Prusse. Il citait le proverbe qui dit « que deux pierres dures moulent mal, » et il en concluait que huit pierres dures frottant éternellement les unes contre les autres moulent plus mal encore. Le 16 avril 1869, il déclarait sans détour que le jour même où on lui donnerait un collègue, ce collègue serait son successeur.

Le Reichstag constituant, se rendant moins à ses raisons qu’à son autorité, en avait passé par tout ce qu’il voulait et lui avait attribué toute la responsabilité et du même coup tous les pouvoirs. À la fois président du conseil fédéral et son représentant auprès du Reichstag, le chancelier est aussi le seul mandataire responsable de son souverain. Il y a dans sa situation un mystère qu’il faut renoncer à éclaircir ; ce qu’on peut dire de plus net à ce sujet, c’est que le Verbe, qui est la source de la sagesse et qui produit le monde, est engendré par le Père et qu’il unit dans sa personne la nature humaine avec la divine. Ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est que M. de Bismarck contrôle tout, dirige tout, et que, sauf le département militaire, qu’il abandonne au roi de Prusse, politique étrangère, politique intérieure, finances, commerce, impôts et le reste, tout est de son ressort. Un jour, il n’a pas craint d’affirmer qu’en ce qui concerne les affaires allemandes, la vraie souveraineté réside dans le conseil fédéral. Il s’est arrangé ainsi pour avoir deux maîtres, un roi et un conseil, et quand on a deux maîtres, on n’en a point. Un autre jour, il a comparé son roi, en tant que chef d’une confédération, à un stathouder, et il s’est comparé lui-même à un grand-pensionnaire de Hollande. Toutes les fois qu’il s’est plaint de la pesanteur de son fardeau, on l’a obligeamment engagé à se donner des collègues, il s’y est toujours refusé. Mais pour ne pas mourir à la peine, il a obtenu du conseil fédéral et du Reichstag le droit de se faire suppléer par des délégués qui ne sont responsables qu’envers lui, et sur lesquels il se réserve un droit absolu de contrôle et de veto. Ce vice-empereur a ses ministres ; ce n’est pas lui qui le nomme, mais c’est lui qui les choisit.

Comment le prince Frédéric avait-il pu s’imaginer qu’il convertirait jamais M. de Bismarck à sa chambre haute et à son ministère impérial responsable ? M. de Bismarck avait décidé depuis longtemps que l’empire ne serait pas, ou qu’il serait autoritaire, et que l’autorité y serait concentrée dans les mains du chancelier. On lui demandait son abdication; autant valait lui demander sa tête. Après avoir rêvé, le prince s’indigna, se fâcha, et, après s’être fâché, il se contenta de gémir tout bas, de se plaindre à ses amis que les grands politiques sont des hommes bien personnels, qu’ils ne pensent qu’à eux, qu’ils sacrifient tout à leurs convenances, qu’ils dépouillent les plus grands événemens de ce monde de leur poésie et de leur grâce.

Ce noble et intéressant utopiste eut le chagrin d’entendre dire à son père qu’il n’attachait qu’une médiocre importance à la nouvelle dignité qu’on lui décernait, que ce n’était qu’un changement de titre, que sa situation restait la même, qu’il conservait exactement les pouvoirs qu’il avait exercés comme président de la confédération du Nord: « L’essentiel est que je suis un roi de Prusse comme devant. » Et il disait à son entourage : « Aujourd’hui comme hier, je suis votre roi... Mon fils, ajoutait-il, s’est donné corps et âme au nouvel ordre de choses, tandis que je ne tiens qu’à ma vieille Prusse, während ich mir nicht ein Haar breit daraus mache und nur zu Preussen halte. C’est lui et ses descendans qui feront de l’empire qui vient d’être restauré une vérité. » C’est aussi ce que pensait le prince. Sa chimère s’était évanouie comme une fumés; pour se consoler, il se promettait de reprendre un jour ses projets, de tout faire pour réparer les péchés d’omission qu’il imputait à M. de Bismarck : « Je serai, écrivait-il, le premier empereur d’Allemagne vraiment constitutionnel... S’imagine-t-on avoir suffisamment payé tant de sang versé en créant un empire qui ne convient qu’aux hommes par qui et pour qui il a été fait ? » Parmi tous les fragmens du journal publiés dans la Rundschau, voilà sans doute le passage qui a le plus vivement offensé M. de Bismarck, et pourtant il a dû se dire: « Ce rêveur avait quelquefois du bon sens et mettait le doigt sur la chose, den Nagel auf den Kopf. »

M. Geffcken est un imprudent, et on ne peut nier qu’il ne soit un indiscret. O inconséquences humaines ! il y a quelques années, il m’avait reproché dans un article de revue d’avoir cité, peu de temps après la mort du baron Nothomb, quelques passages d’une lettre où cet éminent et spirituel diplomate, à qui j’étais fort attaché, caractérisait de la façon la plus heureuse la politique intérieure de M. de Bismarck. M. Geffcken m’accusait d’avoir commis une inexcusable indiscrétion. Cependant le passage que j’avais cité ne compromettait personne, et la lettre d’où je l’avais tiré m’était adressée. Le journal de l’empereur Frédéric n’appartenait point à M. Geffcken. On lui avait permis de le lire, on ne lui avait pas permis de le copier ni d’en faire des extraits. Ajoutons qu’il avait jeté la pierre et caché le bras, qu’il s’était avisé d’un ingénieux artifice pour dérouter les soupçons; ne devait-il pas craindre qu’ils ne se portassent sur des innocens ?

Mais il y a des indiscrétions qui sont des péchés et d’autres qui sont des crimes. M. Geffcken n’est qu’un pécheur; il n’est pas un criminel, comme le dit le procureur impérial, ni un scélérat comme l’affirme la Gazette de Cologne. Il est absurde de prétendre qu’il ait divulgué des secrets d’état, trahi les intérêts de son pays, mis l’empire allemand en péril. Si on en croit le ministère public, les souverains confédérés se sont vivement émus de ses révélations; ils ont appris avec douleur qu’en 1870 l’héritier de la couronne de Prusse songeait à les dépouiller de leurs prérogatives pour en faire hommage à l’empereur d’Allemagne. Ils peuvent s’imaginer que ses projets ne sont pas morts avec lui, que les traités qu’on a signés avec eux sont caducs, que la constitution impériale qui les garantit n’est qu’un arrangement provisoire. Rien n’est plus propre à troubler leurs relations avec la Prusse. Peut-être l’idée leur viendra-t-elle de se parer contre tout danger en s’assurant l’appui secret des puissances étrangères, et ces puissances elles-mêmes seront peut-être tentées d’exploiter ces défiances, ces zizanies. Si M. Geffcken n’était pas un scélérat, il se serait gardé d’apprendre au monde que l’empire allemand n’est qu’un simulacre d’empire, que le colosse repose sur des pieds d’argile.

Les craintes du procureur impérial et de la Gazette de Cologne me paraissent fort chimériques, et je doute que la publication de M. Geffcken ait rien appris ni aux puissances étrangères ni aux rois et aux grands-ducs allemands. Personne n’avait jamais pensé que, le cas échéant, la constitution de l’empire, amendée déjà en plusieurs de ses articles, ne pût l’être encore. Elle a été souvent discutée par le Reichstag; ses ennemis l’ont définie brutalement « un chaos corrigé par une dictature, » et ils sont d’avis que les dictatures n’ont qu’un temps. M. de Bismarck, il est vrai, a déclaré que les traités lui sont sacrés, qu’il s’est fait une loi de n’exiger des petits souverains que les sacrifices de pouvoir et de fierté rigoureusement nécessaires, que si les petites monarchies allemandes venaient à disparaître, la grande s’en trouverait mal, qu’il n’aurait garde de porter atteinte à ce qui leur reste d’indépendance et de crédit. Mais, en d’autres occasions, il s’est permis d’insinuer que les opinions changent avec les circonstances, que le particularisme est tantôt en hausse, tantôt en baisse, que le jour viendra où l’on sera plus disposé à sacrifier au bien général certains intérêts personnels. « Il y a des choses qui ne se font pas en trois ans, disait-il le 10 mars 1877, ni même en dix ans. Vous êtes trop pressés; laissons à nos enfans quelque chose à faire. » Pouvait-on avertir plus clairement les grands-ducs et les rois que leur avenir était incertain, qu’on ne leur garantissait qu’un répit de quelques années? De telles déclarations leur ont paru sans doute plus inquiétantes que toutes les publications que pourrait faire M. le docteur Geffcken. Le chancelier n’a jamais dit: Après moi, le déluge! Mais il a paru dire plus d’une fois ! Après moi, la crise !

M. Geffcken a payé cher sa fatale imprudence. On l’a puni aussi d’avoir mal placé ses affections. Peut-être l’enquête ordonnée contre lui eût-elle été moins sévère et sa prison préventive moins rigoureuse s’il n’avait eu le tort d’entretenir un commerce d’amitié avec des hommes dont M. de Bismarck se défie et qui lui ont toujours donné de l’ombrage. Le chancelier s’applique à voir clair dans le jeu secret de ceux qu’il regarde comme ses adversaires et ses rivaux. Il aime à fouiller dans leur passé; il a du goût pour les dossiers, pour les mémoires accompagnés de pièces à l’appui. En ordonnant les poursuites contre M. Geffcken, il s’est flatté qu’on ferait peut-être d’intéressantes découvertes dans ses papiers. Il connaissait ses relations avec le général Stosch, en qui il voit un aspirant à sa succession, et avec le baron de Roggenbach, que l’empereur Frédéric tenait pour le plus raisonnable, le plus réfléchi des hommes d’état allemands et pour le plus digne de sa confiance.

Pendant les trois mois qu’a duré le règne de l’empereur Frédéric, M. de Bismarck a éprouvé de grands dégoûts, de grandes inquiétudes, et il ne pardonne jamais à qui l’inquiète. Le baron de Roggenbach avait-il intrigué contre lui? Rien n’est moins certain. Cet homme distingué, qui joint à une intelligence supérieure du toutes les grandes questions de ce temps beaucoup de charme personnel, les grâces d’un esprit naturel, ingénieux et facile, n’est pas de la race des grands ambitieux et n’a pas le tempérament d’un homme de combat. Il doute que les grands emplois vaillent toutes les peines qu’on se donne pour les conquérir, et son exquise finesse, qui lui fait voir les diverses faces des choses, le rend plus propre à la critique qu’à l’action. Il est assurément de tous les politiques de ce temps celui qui connaît le mieux M. de Bismarck et qui, en rendant justice à son génie, démêle avec le plus de perspicacité ses calculs et ses intérêts secrets, ses arrière-pensées, le machiavélisme de ses combinaisons et, pour trancher le mot, toutes ses mystérieuses diableries. M. de Roggenbach est un juge trop clairvoyant, et les dieux n’admettent pas qu’on pénètre dans le fond de leur âme. Au surplus, en frappant M. Geffcken et en intimidant ses amis, le chancelier a voulu faire un exemple, donner un salutaire avertissement à tous ceux qu’il soupçonne de conspirer contre lui, à tous ceux qui pourraient le discréditer dans l’esprit de son nouveau souverain. « Je rognerai les ongles si courts à ceux dont j’ai lieu de me garder, écrivait le cardinal de Richelieu, que leur mauvaise volonté sera inutile. Il vaut mieux faire trop que trop peu. Par trop peu, on se met au hasard de se perdre, et quand même on ferait quelque chose de trop, il n’en peut arriver aucun inconvénient, n’y ayant rien qui dissipe tant les cabales que la terreur et le crainte. » M. de Bismarck a toujours mieux aimé faire trop que trop peu.

Mais jusqu’ici il s’était fait une loi d’observer les formes et de sauver les apparences; il s’est affranchi cette fois de tout scrupule, il s’est donné libre carrière. N’ayant pu obtenir de la cour de Leipzig la condamnation de M. Geffcken, il a publié l’acte d’accusation et pris pour arbitre entre le tribunal et lui tous les gouvernemens allemands et tous les sujets de l’empire; sans aucun respect de l’autorité des juges, il en appelle de leur justice à celle du premier venu, il a déféré au suffrage universel, qu’il méprise, l’examen des pièces et le soin de casser la sentence. Il a fait plus encore: il a communiqué à ses journaux une analyse des lettres saisies au cours de l’instruction, et non-seulement des lettres de l’accusé, mais de celles de M. de Roggenbach, qui n’est accusé de rien. Un tel mépris de toutes les convenances a étonné, affligé tous ceux qui ne sont pas résolus à ne s’étonner de rien, à donner toujours raison à M. le prieur. Ils ont laissé voir qu’ils regrettaient qu’un si grand homme eût de si fâcheuses faiblesses et fût si peu maître de sa passion, qu’un si grand politique eût l’humeur si policière. Mais qu’importe au chancelier? Depuis que l’empereur Guillaume n’est plus de ce monde, il ne se contraint plus, et paraît se plaire à braver l’opinion. Il exige de ses amis un entier abandonnement à ses volontés, et il a pour ses ennemis moins d’égards que jamais. Il dit aux uns et aux autres : Humiliez-vous, discite humiliari; vous n’êtes devant moi que grains de sable, cendre et poussière.


G. VALBERT.