M. Asquith, le nouveau chef du cabinet anglais

M. Asquith, le nouveau chef du cabinet anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 177-199).
M. ASQUITH
LE NOUVEAU CHEF DU CABINET ANGLAIS

Il y a trois ans, j’essayais de tracer, en quelques traits, dans le Journal des Débats, la physionomie de M. Asquith et je disais, pour justifier l’opportunité de cette esquisse : « Peut-être est-il temps de familiariser nos lecteurs avec le nom, le caractère et les idées d’un homme qui va, prochainement, monter du second rang au premier, et dont il sera beaucoup parlé d’ici à quelques années. » Je ne rappelle pas ces lignes pour m’attribuer le trop facile mérite d’une prophétie que tout le monde, en Angleterre, pouvait faire avec moi et comme moi, mais, tout au contraire, pour marquer, dès le début, que l’événement qui vient de remettre aux mains de M. Asquith la direction suprême du cabinet libéral et de la politique anglaise n’est pas un coup de théâtre, ni une surprise, mais un fait attendu par tous et escompté, si je puis dire, depuis longtemps. Mais il se produit à une heure critique et trouble de l’évolution politique, à l’un de ces carrefours de l’histoire où les partis se désagrègent pour se grouper à nouveau, où les compagnons de la veille se séparent, les uns pour retourner en arrière, les autres pour prendre les chemins de traverse, les autres pour pousser en avant et plonger dans l’inconnu. C’est dans ces momens-là que la personnalité du chef prend une importance décisive et qu’il devient plus qu’un guide, un programme vivant. M. Gladstone a été cet homme-là et l’a été, je le crains, un peu trop longtemps. Lord Randolph Churchill aspirait à ce rôle et a échoué. M. Chamberlain l’a joué pendant quelques années et s’est perdu. M. Asquith apparaît, à son tour, sur cette plate-forme étroite et vertigineuse où se tient seul, debout, le leader d’un Empire. Qui est M. Asquith et qu’est-il ? D’où vient-il ? Que représente-t-il ? Que veut-il ? Son passé nous livrera, — en partie, du moins, — le secret de son avenir.


I

Herbert Henry Asquith est né le 20 septembre 1852 dans une ville du Yorkshire appelée Morley. Sa famille est ancienne, et la maison où il est né est comptée comme un souvenir historique. Un Joseph Asquith est entré, en 1664, dans un complot qui avait pour but le renversement des Stuarts et le retour au régime puritain. Il aurait pu s’y rencontrer avec un ancêtre de M. Chamberlain. Le Yorkshire n’a peut-être pas fourni beaucoup de noms éclatans à l’histoire du pays, mais il a certainement, contribué à introduire dans l’âme nationale des facultés caractéristiques : laborieuse énergie, prudente finesse, invincible entêtement. Nulle province n’a résisté plus longtemps à l’invasion du protestantisme et nulle ne serait plus réfractaire, aujourd’hui, si on tentait de la reconvertir au catholicisme. Le puritain d’autrefois. a changé de forme et de nom : il s’appelle aujourd’hui le non-Conformiste. L’esprit puritain vit sourdement en lui ; il a des explosions périodiques qui secouent le monde anglais. Nous assistons à l’une de ces explosions.

Donc, le jeune Asquith était, par sa naissance, un gentleman, un homme du Yorkshire et un non-conformiste. Cette discipline puritaine qui comprima l’enfance d’Edmond Gosse, il ne l’a pas connue puisqu’il perdit son père à sept ans, et qu’en 1862, après deux années passées dans une école tenue par les frères Moraves, il entrait à la City of London School. Mais il l’eût subie volontiers, il se la donna spontanément à lui-même, ou, plutôt, elle était en lui. Vous la retrouverez s’affirmant, çà et là, sans que j’aie besoin d’insister, dans le récit qui va suivre.

Dès son arrivée à l’école, on remarqua sa gravité précoce. Les sports en plein air avaient peu d’attrait pour lui. Du reste, la place manquait pour se livrer à ces jeux, lui-même le disait, trente ans plus tard, dans un discours où il évoquait ses lointains souvenirs d’écolier : « We had no playground. » L’école était située au cœur de Londres, dans le quartier où, de dix heures à quatre, se déploie la plus fiévreuse activité. Lequel vaut le mieux, au point de vue du développement normal de l’intelligence chez l’enfant, la solitude des champs et des bois, ou ce bruissement de la ruche laborieuse, le grondement sourd et continu de l’humanité qui s’agite pour gagner son pain ? Il se pose la question à lui-même dans le discours auquel je viens de faire allusion et, tout en reconnaissant que les deux systèmes ont leurs avantages et leurs partisans, il semble incliner vers la solution que réprouve l’hygiène moderne. Dans la grande ville, l’air qui arrive aux poumons de l’enfant est moins pur, sans doute, mais rien n’encourage en lui l’esprit de chimère et la rêverie : bruits et spectacles, tout le rappelle aux réalités vivantes, aux problèmes pressans qu’il sera, demain, appelé à affronter et à résoudre.

Il y avait un contrepoids à cette conception sévère de l’existence que ce petit-fils des puritains avait apportée en naissant. Il avait, comme Milton, la compréhension et le goût de ce que l’antiquité classique a produit de plus élégant et de plus pur. Absolument réfractaire à la géométrie et à l’algèbre qui, pourtant, eussent dû faire la joie d’un logicien, il réussissait admirablement au vers latin, et je ne suis pas lâché de trouver cette occasion de dire au monde qu’il n’en a pas encore fini d’être gouverné par des humanistes. Pendant les heures réservées aux pages d’écriture et à la comptabilité commerciale (ce double enseignement avait sa place dans le programme de la cinquième forme), le docteur Abbott, directeur de l’école, appelait le jeune Asquith dans son cabinet et lui donnait à tourner des vers iambiques. Le même docteur Abbott lui rendait ce témoignage : « Jamais je n’ai eu si peu à faire pour aucun de mes élèves. » Mot significatif : à quatorze ans, Asquith était déjà son propre précepteur et réglait lui-même le développement de son esprit.

A dix-sept ans, il enlevait au concours une bourse d’études au collège de Balliol, une des maisons les plus fameuses de l’Université d’Oxford.


II

Suivons-le à l’Université. Là on ne le trouvera ni parmi les joueurs de cricket, ni parmi les fanatiques de l’aviron. Lorsqu’il voudra prendre quelque délassement, c’est une partie de whist ou d’échecs qui l’attirera. En revanche, il ne perd pas de temps pour se faire inscrire parmi les membres de ce petit parlement en miniature qui s’appelle l’Union et qui observe, j’ai failli écrire qui singe toutes les pratiques et toute l’étiquette du grand parlement. A l’Union d’Oxford, en 1870, il se jouait des scènes dignes de la Convention à propos d’une motion pour introduire le droit de fumer dans le salon où l’on prenait le thé. On mettait en accusation, comme des ministres qui auraient trahi, les membres du bureau qui avaient cessé de plaire. Un jour, l’un des membres (j’emprunte ce détail aux souvenirs d’un étudiant du temps) se levait et sortait de la salle après avoir déclaré, avec des intonations solennellement dramatiques à la Chatham, qu’il n’en repasserait jamais le seuil et après avoir lancé, en regardant Asquith, le vers fameux :


Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor !


Puis il courait se poster au fond de la tribune, pour jouir de l’émotion causée par cette belle sortie. Ces parades sont assez innocentes. Pourquoi les jeunes gens ne joueraient-ils pas à la politique comme les petites filles jouent à la maman, à la pension ou au thé de cinq heures ? Le seul danger de ces sports parlementaires est de développer des ambitions que la vie ne réalisera pas et de caresser des amours-propres qu’elle froissera rudement. Pour un Milner ou un Asquith qui surgit de la foule, combien de ces héros de l’Union qui s’éteignent dans la médiocrité d’une sinécure ecclésiastique ou dans l’oisiveté du gentilhomme campagnard !

On nous a conservé, sinon le texte, du moins le sens des principaux discours prononcés par M. Asquith à l’Union d’Oxford, de 1870 à 1874. Il propose à l’assemblée d’approuver la neutralité observée par le gouvernement de M. Gladstone dans le conflit franco-allemand, « tout en sympathisant avec les souffrances et l’héroïque résistance de la France. »

Dans un autre discours, il se prononce, en bon non-conformiste, pour que le banc des évêques, à la Chambre des lords, soit retiré à ses occupans ecclésiastiques, et que les derniers vestiges de la pairie spirituelle disparaissent de la Constitution. Ensuite vient une motion pour l’établissement du service militaire universel ; une autre motion en faveur de la séparation de l’Église et de l’Etat. Dans deux orageuses discussions, on le voyait soutenir, à l’encontre de son ami, le futur lord Milner, qu’un divorce absolu et définitif est la seule solution des difficultés existantes entre la Métropole et ses colonies. Etrange doctrine, nous semble-t-il aujourd’hui, mais qui était alors acceptée comme un des articles du credo libéral.

En somme, il n’est pas difficile de mettre un nom et une étiquette sur cette politique-là. Le jeune homme était, en 1874, un radical gladstonien.

Alors, comme aujourd’hui, il traduit ses idées dans une langue claire et directe. On sent en lui l’homme qui ne doute, ni ne rêve. On lui reprocherait, plutôt, de n’hésiter jamais. Ses critiques, — je ne veux pas dire ses ennemis, car je suppose qu’on n’en a pas encore à l’Université, — prétendent qu’il est un peu trop sûr de lui ; d’autres insinuent qu’il manque d’idéal. Mais déjà, il est reconnu comme un des orateurs de la vieille Université et, comme il se trouve à Woodstock au moment d’une élection parlementaire, on l’invite à prendre la parole et il s’empresse d’accepter. Le candidat contre lequel il s’évertue est un neveu du duc de Marlborough, qui ne répond pas, probablement parce qu’il ne peut pas parler. Or, ce muet, c’était lord Randolph Churchill, qui devait avoir son heure bien avant que sonnât celle de M. Asquith et qui, aujourd’hui, nous semble appartenir à une autre génération.

A Oxford, Asquith était le centre d’un petit groupe qu’on nommait et qui se laissait appeler, sans mauvaise humeur, d’un nom désagréable : la clique. Mais il faut se rappeler que les étrangers ne nous empruntent jamais un mot sans en dénaturer le sens. La « clique » de Balliol n’était pas dédaigneuse, ni exclusive. C’était une bonne petite société d’admiration mutuelle, dont M. Asquith recueillait les principaux hommages. Ses amis le destinaient déjà à être premier ministre. Que pensaient de lui ses maîtres ? Le master de Balliol, le docteur Jowett, l’un des grands scholars et une des sommités pédagogiques du XIXe siècle anglais, un jour qu’on le pressait de donner son opinion sur Asquith, répondit : He will get on, he is so direct ! Ce que je crois pouvoir traduire ainsi : « Il ira loin, car il va tout droit. »


III

Elu fellow de Balliol à la fin de sa carrière académique, il s’attarda un peu à Oxford, dirigeant, comme c’est l’usage, les études de trois ou quatre camarades plus jeunes que lui. Songea-t-il à se fixer dans ce milieu universitaire qui a tout d’abord, tant de séductions pour une intelligence cultivée, mais où l’esprit s’endort peu à peu dans une rêveuse oisiveté ? Non seulement on n’y agit pas, mais on y cause plus qu’on n’y écrit, et la substance du livre qu’on a en tête s’y dissout peu à peu dans des conversations sans fin pendant que le dilettantisme s’y aiguise et s’y raffine. M. Asquith ne pouvait vivre longtemps dans cette atmosphère intellectuelle qui stimule l’adolescent et assoupit l’homme fait. En 1876, nous le trouvons à Londres où il est reçu avocat. Alors, après la délicieuse quiétude et les batailles platoniques de l’Université, commencent, pour lui, les vraies, les âpres luttes. Il les aborde de front et, avec un courage que personne, j’en suis sûr, ne refusera d’admirer, il en double volontairement la difficulté par un mariage précoce qui est encore, — ai-je besoin de le l’aire remarquer ? — un trait de la nature puritaine.

Je ne dirai rien de la première Mrs Asquith : elle ne m’appartient en aucune façon. Je ne parlerai pas davantage de la seconde qui est entrée beaucoup plus tard dans sa vie. Cependant, elle est loin de refuser à l’attention publique sa brillante personnalité, et elle a sa légende à côté de l’histoire de son mari. Ma curiosité ne serait donc pas tout à fait de l’indiscrétion, mais elle ne me servirait de rien, car M. Asquith est un de ceux en qui l’homme intime ne semble pas avoir influé sur l’homme public.

Les premières années furent difficiles. Tous les matins, le jeune avocat descendait de Hampstead, où il avait établi son home, et que sa jeune famille ne tarda pas à venir peupler, pour aller, dans son bureau, attendre les cliens qui n’arrivaient pas. Il guettait cette occasion qui finit toujours par surgir sur la route d’un jeune homme obscur, mais intelligent et déterminé à faire son chemin. L’une des premières qui s’offrit fut la défense de John Burns, prévenu d’avoir tenu un meeting illégal dans Trafalgar Square. Burns, aujourd’hui son collègue à la table du Conseil, était alors considéré comme un révolté, un paria, un ennemi de la société. Asquith n’obtint pas un acquittement, mais c’était là une de ces défaites prévues et retentissantes, comme nous en avons vu quelques-unes autrefois, qui mettent en évidence l’avocat encore plus que le client. Un peu plus tard, il était le lieutenant de sir Charles Russell dans le procès de Parnell contre le journal le Times. Tandis que cette longue affaire se déroulait, marchait avec lenteur vers une issue encore douteuse, le grand avocat et son jeune assistant allèrent, un jour, luncher ensemble pendant la suspension de l’audience : « Je suis fatigué, dit sir Charles, vous examinerez les témoins à ma place cette après-midi. — Mais, objecta M. Asquith, il y a un témoin très important, l’administrateur du Times, M. Macdonald. — N’importe ! je suis fatigué, c’est vous qui le prendrez. » Au dire des gens du métier, l’interrogatoire de M. Macdonald fut un tour de force, un miracle d’habileté professionnelle, grâce auquel l’avocat fit dire au témoin tout ce qu’il ne voulait pas dire. Le soir de ce jour, la réputation de M. Asquith était faite et la cause de Parnell presque gagnée.

Un siège au Parlement vint récompenser l’heureux avocat. On lui offrit la candidature dans la circonscription orientale de Fife, aux élections générales de 1886. Il s’y présenta sous les auspices de Gladstone qui, au milieu de la lutte, le recommanda aux électeurs par le télégramme que voici :

« Je regarde avec le plus grand intérêt la candidature de M. Asquith, qui est, j’en suis certain, très hautement qualifié pour soutenir dans cette grande lutte l’honneur de l’Ecosse et l’unité véritable de l’Empire contre des adversaires qui me semblent incapables de comprendre l’un ou l’autre. »

Un tel témoignage était, assurément, la meilleure des introductions auprès des libéraux de l’East Fife. Cependant le succès était encore incertain, car M. Asquith arrivait en étranger, un peu à la façon du carpet-bagger américain, pour disputer les suffrages à un homme populaire, déjà en possession de la confiance des électeurs, à un vieux libéral que sa répugnance envers le Home Rule écartait pour la première fois de M. Gladstone. En huit jours, M. Asquith, par son infatigable parole, conquit les sympathies et enleva l’élection avec une majorité de 400 voix. Dans la Chambre des communes, son maiden speech lui valut les complimens de M. Chamberlain. Ces félicitations que les deux partis adressent à un débutant ne sont, bien souvent, qu’une affaire de pure courtoisie, mais le même succès accueillit M. Asquith toutes les fois qu’il prit la parole durant le cours de cette législature. Succès d’autant plus remarqué que les avocats, en général, ne réussissent pas à la Chambre des communes. La basoche a un certain accent, une manière qui lui est propre et dont elle ne sait pas se défaire à Westminster. Suivant le mot pittoresque de M. Lucy, cet excellent observateur de la vie parlementaire depuis vingt-cinq ans, « on croit entendre dans tout ce qu’ils disent le froufrou de la robe de soie[1]. » A peine si l’on peut citer, en quarante ans, trois ou quatre avocats qui aient pris position au Parlement. M. Asquith est la plus brillante parmi ces exceptions.

Du reste, il n’abusait pas de l’attention que lui accordait si volontiers la Chambre. Obligé de réserver la plus grande partie de son temps au métier dont il vivait, il ne prononça qu’une douzaine de discours durant les six années que dura cette législature. Mais son intervention dans le débat ne passa jamais inaperçue. La salle du parlement qui, à l’heure du dîner, surtout pendant les soirs d’été, est un des endroits les plus solitaires de Londres, se remplissait lorsque Asquith se levait. C’était cette parole lucide, sensée, directe qui avait désigné, dès Oxford, le futur debater. L’articulation était parfaite, sans affectation d’aucune sorte, et l’organe avait pris de l’ampleur. Le regard était direct comme la parole ; le visage portait déjà tes plis d’une honorable et précoce fatigue, mais cette fatigue du labeur intellectuel ne confond jamais ses traces avec celle du plaisir. Sur ce visage paie et grave, marqué au sceau de l’intelligence et de l’autorité, passait quelquefois un sourire, rapide comme la brève ironie qui détendait un moment la sévérité de son discours.

Plusieurs fois, il s’éleva contre le régime répressif inauguré en Irlande par le gouvernement tory. Son discours le plus caractéristique, peut-être, eut pour but de plaider en faveur de l’indemnité parlementaire. Après l’avoir justifiée au point de vue de la logique démocratique, il discuta, en homme pratique qu’il est et sera toujours, la question des voies et moyens. Il lui semblait facile de fournir les 250 000 livres nécessaires aux appointemens des députés en rognant les salaires excessifs de certains fonctionnaires. On voit qu’il proposait hardiment deux réformes au lieu d’une.

Du reste, à cette époque, il était le type du gladstonien fidèle et marchait, en quelque sorte, dans l’ombre de son chef, comme le montrera cette péroraison, très applaudie, d’un discours qu’il prononçait à Nottingham, le 18 octobre 1887, dans la réunion annuelle de la National Liberal Federation : « Il me suffit, dit-il, de laisser la question Irlandaise aux mains de M. Gladstone dont la présence à notre tête vaut cent bataillons. Pour les plus jeunes, il est une inspiration, pour les plus âgés, un exemple ; pour tous, il est une leçon vivante de dévouement, de confiance et de vitalité. Réjouissons-nous de voir le survivant des temps héroïques de la politique anglaise aborder vaillamment le dernier combat d’une existence qui s’est passée sur les champs de bataille de la liberté. Et nous, les fils amoindris d’une génération plus humble, soyons fiers de combattre sous lui et de marcher où il nous conduit. »

J’ai sous les yeux la circulaire par laquelle, aux élections générales de 1892, M. Asquith sollicita, de nouveau, les suffrages des électeurs d’Hast Fife. Le Home Rule irlandais y tient encore la première place, mais n’y apparaît plus seul. Il est escorté d’un double programme : l’un se rapportant aux questions locales que M. Asquith avait eu le temps d’étudier, l’autre plus vaste, qui était celui des radicaux d’alors. Développement du self government local par la création des assemblées de district et de paroisse, réduction de la durée des parlemens, paiement des députés, etc., et, à tout cela, M. Asquith ajoutait les deux principaux articles du programme non-conformiste : la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la réforme des lois sur le débit des boissons. Renvoyé au parlement par les électeurs de Fife, M. Asquith allait y jouer, dès le premier jour, un rôle important.


IV

Le parti libéral avait retrouvé une majorité, mais combien mesquine ! Combien incapable de mener à bonne fin le grand changement constitutionnel dont elle s’était si imprudemment chargée ! Lord Salisbury, rompant avec les usages, ne s’était pas démis du pouvoir. Il attendait, sur le banc de la Trésorerie, qu’un vote formel lui signifiât son congé définitif. Ce vote, ce fut M. Asquith qui fut chargé de le provoquer sous forme d’un amendement à l’adresse. Ce choix indiquait assez, de la part de M. Gladstone, l’intention de mettre en évidence le député de Fife. Aussi ne fut-ce qu’une demi-surprise dans les deux camps lorsque vint l’heure du partage des portefeuilles et qu’un des plus importans lui fut attribué. Dans un pays où il y a très peu de centralisation administrative, où le préfet et le sous-préfet sont des espèces inconnues, le ministère de l’Intérieur risquerait d’être une sinécure comme la chancellerie du duché de Lancastre, si le Home Office n’était un véritable ministère du Travail, qui embrasse, en même temps, certaines attributions dévolues, chez nous, au garde des Sceaux et au ministre de l’Instruction publique. Cette juridiction, si étendue, englobait quelques-unes des questions les plus délicates et les plus irritantes qui puissent mettre à l’épreuve la patience et l’énergie d’un ministre. M. Asquith se trouva aux prises, dès le début, avec de graves difficultés. On le sollicita, je ferais mieux, peut-être, de dire qu’on le somma de rendre au peuple la faculté de tenir des meetings dans Trafalgar Square qui avait été un des abus de la période gladstonienne et qui avait été retirée à la suite de sérieux désordres et sur la plainte unanime des négocians du quartier. M. Asquith ne céda point à ces injonctions. Pour faire voir qu’il n’entendait pas restreindre la liberté de réunion, mais, simplement, protéger les intérêts d’une classe de citoyens contre les empiétemens d’une autre classe, il abandonna aux manifestans l’après-midi du samedi et celle du dimanche.

Lorsque M. Redmond vint, à son tour, réclamer la mise en liberté des dynamiteurs irlandais, alors détenus dans les prisons pour divers attentats, commis à Londres et dans les provinces, M. Asquith, après une minutieuse étude de chaque dossier, refusa nettement, et comme M. Redmond, suivant l’usage, parait les condamnés du beau nom de criminels politiques, le bon sens de M. Asquith s’abattit sur cette plaisanterie sinistre avec la rapidité et le tranchant de la guillotine : « Criminels politiques, non pas, mais criminels de droit commun, car ce qui constitue le crime de droit commun, ce n’est pas l’intention, mais la méthode employée. » De ce jour, date l’antipathie des autonomistes irlandais contre M. Asquith.

Bien autrement sérieuse fut l’affaire de la grève de Featherstone, où la troupe, appelée à soutenir la police, fit usage de ses armes et où deux hommes furent tués. Un ministre moins courageux eût désavoué les autorités locales ou l’officier qui avait commandé le feu. Un ministre moins habile aurait succombé sous l’impopularité qui faillit se déchaîner, à ce moment, contre M. Asquith. Mais il fit tête à l’orage et parla plus haut que ses accusateurs. Lorsqu’il se fut parfaitement convaincu, par une enquête approfondie, qui doubla celle du coroner et ne laissa rien dans l’ombre, qu’il n’y avait à mettre au compte des autorités ni imprudence, ni couardise, ni cruauté, mais que tout le monde avait gardé son sang-froid et fait son devoir, il prit sur lui toute la responsabilité et demeura ferme comme un roc en présence des attaques. Ce jour-là, M. John Burns, le député-ouvrier de Battersea, se rangea du côté du ministre, de l’Intérieur. Acte de virilité et d’honnêteté politique qui le désignait comme un futur homme d’Etat. Mais les extrémistes du Labour Party n’ont jamais pardonné à M. Asquith d’avoir, comme ils se plaisent à le dire, fait tuer deux hommes pour la défense du Capital et de la Propriété individuelle.

Pourtant, M. Asquith allait donner des gages sérieux à la démocratie. Il avait été vigoureusement applaudi par les orateurs et par la Presse des deux partis lorsqu’il s’était montré l’énergique défenseur de la loi. Sa politique, dans les questions qui touchent à l’organisation du travail, rencontra également un appui à la droite aussi bien qu’à la gauche du speaker, parmi les unionistes comme parmi les radicaux. Cette heureuse fortune s’explique. L’interventionnisme, directement contraire aux principes de l’ancien libéralisme, est né en dehors du parlement et a eu pour premier véhicule les romans de Dickens. Il n’a été, d’abord, qu’une aspiration vague, une plainte poussée vers les classes qui gouvernaient alors, une amère satire de la société officielle et de la charité légale. On sait comment il est devenu une doctrine. Il y a quinze ans les deux partis se la disputaient, comme le seul moyen de conquérir ou de garder la faveur de la démocratie, faute de laquelle ils n’eussent été, l’un et l’autre, qu’un état-major sans armée.

Donc, M. Asquith fut franchement interventionniste. Il s’associa aux motions proposées en vue de limiter à huit heures la journée du mineur et de donner deux soirées de liberté par semaine aux employés de commerce. Il intervint avec succès comme conciliateur entre les patrons et les ouvriers et ne cacha pas son désir de voir cette arbitration de l’Etat systématisée, généralisée et fonctionnant avec la régularité d’une institution. Les deux principales mesures qui constituent, en matière industrielle, son œuvre législative, de 1892 à 1895, sont l’Employers Liability Act et le Factories and Workshops Act. Pour ceux qui croient à l’interventionnisme comme pour ceux qui s’en méfient, — et j’avoue être de ceux-là, — les deux bills de M. Asquith, par l’énorme travail de préparation dont ils témoignent, par le consciencieux et subtil effort qu’ils révèlent pour faire la part de tous les besoins et pour répondre aux intérêts les plus divers, demeureront, je le crois, des modèles du genre. Le premier de ces bills fut si profondément modifié par la Chambre des lords que M. Asquith refusa de reconnaître son œuvre et ce premier travail fut perdu. Mais il n’en fut pas de même pour le Factories Act qui, cependant, prête à quelques critiques. Je me souviens qu’à cette époque j’étudiais, à ma manière, la question du travail des femmes. Or, ma « manière » consiste à éviter le plus possible les documens officiels et à converser avec les travailleurs. Cette méthode a je le sais, ses inconvéniens comme ses avantages et je n’en attends qu’une partie de la vérité. J’étais donc en communication, verbale ou épistolaire, avec un certain nombre d’ouvrières ou de directrices du mouvement. Elles se plaignaient de M. Asquith qui, disaient-elles, n’avait consulté que les ouvriers mâles, leurs concurrens, et des concurrens jaloux. « On parle d’humanité, d’hygiène, on veut nous empêcher de travailler dans des conditions insalubres. N’en croyez pas un mot. On nous empêche de faire notre besogne en surveillant notre dîner et nos enfans : par là on nous retire l’ouvrage des mains et le pain de la bouche : mais nous ne sommes pas députés, nous ne sommes pas électeurs. On ne nous écoute pas, on fait des lois sans nous consulter, pour des industries qui ne concernent que nous. » Je ne sais s’il arriva quelque chose de ces réclamations devant le parlement. Il me semble que le bill fut généralement approuvé. En tout cas, il fut considéré comme entièrement en dehors des discussions de parti. Si bien que, lorsque le Ministère, après avoir traîné, pendant trois ans, une pénible existence, tomba sur une question dénuée de toute importance, et lorsque les tories formèrent, en attendant les élections générales, une administration provisoire, M. Asquith fut prié de présider au passage de la loi à travers sa dernière étape, celle de la discussion en comité. C’était là un hommage exceptionnel, rendu à l’homme et à son œuvre parlementaire, car, d’ordinaire, la chute d’un cabinet met à néant les travaux législatifs qui n’ont pas atteint la phase finale. En cette circonstance, le ministre de l’Intérieur survivait, en quelque sorte, au gouvernement dont il avait fait partie. Il est arrivé, dans de grands désastres, qu’un général ait sauvé et même accru sa réputation militaire par une victoire partielle ou par un succès d’arrière-garde. Tel fut, à peu près, le cas de M. Asquith dans cette retraite de 1895, qui ressemble un peu à une déroute. Le Home Rule avait été le Waterloo du parti libéral. Après une année absorbée par cette mesure déplorable, M. Gladstone avait transmis à lord Rosebery le commandement, plus nominal qu’effectif, d’un parti qui n’avait plus ni unité, ni confiance en lui-même et qui s’était laissé voler son programme par ses adversaires. Et, au milieu de cette débâcle, M. Asquith n’était même pas entamé ; il sortait, grandi, du Home Office où il s’était affirmé, à la fois, comme homme de gouvernement et comme réformateur social : res olim dissociabiles, deux attributs opposés qu’il continue à incarner en lui.


V

Les élections générales de 1895 remplacèrent la faible majorité dont les libéraux n’avaient pu se servir par une énorme majorité conservatrice. Le parti libéral allait errer dix ans dans le désert avant de pouvoir entrer dans la terre promise. En 1890, lorsque lord Rosebery abdiqua la leadership, il semblait, dans son discours d’adieu, désigner M. Asquith comme son successeur ; mais l’ex-ministre de l’Intérieur déclina toute candidature : « M. Asquith, observa le Times, considère que la poire est loin d’être mûre. » Le Times aurait pu dire qu’elle semblait pourrie avant d’être mûre ; en effet, le parti qu’il s’agissait de diriger était en pleine décomposition. Divisé intérieurement par de misérables rivalités personnelles encore plus que par les dissensions doctrinales et pauvre jusqu’à l’indigence en nouveaux talens, il ne paraissait plus avoir de prise ni sur la jeunesse, ni sur le peuple, ni sur aucun des élémens actifs de la vie nationale. Comment lui rendre l’unité et la popularité ? C’est à cela que s’appliqua M. Asquith. Et, d’abord, il fallait en finir avec cette pierre d’achoppement, avec ce poids mort qu’on traînait après soi, avec cette déplorable question du Home Rule qui avait déjà valu deux grandes défaites au parti libéral. Mais comment s’y prendre pour se délivrer honorablement des promesses faites et des engagemens pris ? Le parti Irlandais fournit lui-même l’occasion nécessaire en prenant l’initiative d’un abandon qui, de sa part, présentait tous les caractères d’une trahison. « Les Irlandais, dit alors M. Asquith, viennent de faire cadeau aux tories d’une circonscription électorale qui nous appartenait. Donc, ils reprennent leur liberté d’action. Trouvera-t-on excessif d’en conclure que, de son côté, le parti libéral est autorisé à reprendre la sienne ? » Plus tard, dans une lettre à ses commettans, il expliqua son attitude et celle de ses amis. Il était, disait-il, toujours lier d’avoir aidé « le plus grand homme d’Etat du XIXe siècle anglais » à risquer cette tentative unique, ce généreux effort pour doter l’Irlande des libertés qu’elle réclamait. Mais cet effort avait été vain, cette tentative avait échoué. Pourquoi ? Parce que, comme le disait lord Rosebery, il s’agissait de liquider une association et que le principal associé, dont le consentement était indispensable, s’y refusait absolument. Qui pouvait se flatter de réussir là où M. Gladstone, avec son immense ascendant personnel, son éloquence sans rivale et son enthousiasme irrésistible, n’avait rien gagné ? Loin que les années, en s’écoulant, eussent diminué la répugnance des Anglais à accepter l’idée, elles semblaient. Tune après l’autre, ajouter à cette répugnance et l’exaspérer.

C’était d’une âme sereine que M. Asquith prenait congé de ces alliés qui avaient apporté aux libéraux un si onéreux concours. Et ce n’était pas le seul sacrifice que lui conseillait son étrange optimisme.

À cette heure où le parti libéral était tellement réduit en nombre et en influence que, pour trouver l’analogue d’une telle situation, il serait, peut-être, nécessaire de remonter jusqu’aux jours lointains de la Révolution française, M. Asquith exprimait l’opinion que son parti ne devrait accepter le pouvoir que le jour où il posséderait une majorité indépendante à la fois des Irlandais et des membres ouvriers. Mais, pour que le pays confiât, de nouveau, ses destinées au parti libéral, il fallait, surtout, lui persuader que les tories n’avaient pas le monopole du patriotisme et que les héritiers de Gladstone avaient, au même degré que leurs adversaires et plus encore, le sentiment des grandes destinées et des grands devoirs de l’Empire. L’heure était loin où le jeune orateur de l’Union d’Oxford acceptait comme une nécessité, saluait comme un bienfait la séparation de la Métropole et de ses colonies. Sur ce point comme sur la question du Home Rule, il avait appris à penser autrement que son ancien chef. La guerre de l’Afrique du Sud vint lui apporter l’occasion de prendre position nettement sur le terrain du libéralisme impérialiste. Il avait condamné énergiquement l’expédition Jameson parce qu’il prévoyait que le résultat en serait de fortifier, dans le Transvaal, le parti anti-anglais et de paralyser l’action de ceux qui penchaient à faire des concessions et visaient déjà, par des voies pacifiques, à l’unité de l’Afrique du Sud. Quand les Boers envoyèrent leur ultimatum, M. Asquith considéra la guerre comme inévitable et, tout en critiquant certains actes relatifs à la conduite des opérations, approuva le gouvernement sur tous les points importans, y compris l’annexion finale. Les libéraux impérialistes s’étaient ralliés autour de lui et, dans un grand banquet donné en son honneur peu de temps après la conclusion de la paix, il put développer son programme dans toute son ampleur, montrer qu’il se tenait aussi loin du Jingo que du little Englander, tant raillé par M. Chamberlain. Il commença par une définition de l’impérialisme :

« Le mot d’Empire, dit-il, prend un sens différent, suivant qu’il sort de différentes bouches et entre dans différentes oreilles. Pour nous, libéraux, que veut-il dire ? Signifie-t-il une entreprise pour l’exploration et l’exploitation des races du globe ? Signifie-t-il une société commerciale fondée sur un certain calcul de profits et de pertes ? Signifie-t-il, simplement, une assurance mutuelle, destinée à protéger ceux qui en font partie contre toute attaque du dehors ? Pour moi, je crois fermement qu’en dépit de ses imperfections et de ses lacunes, avec ses points faibles et avec ses points noirs, c’est la plus vaste, la plus féconde expérience qui ait encore été tentée dans le monde pour faire vivre en commun des sociétés libres, d’origine et de nationalité diverse. » Bien loin d’abandonner aux tories le monopole de ce mot magique, si puissant sur les foules, l’orateur le revendiquait comme le patrimoine du parti libéral. Ces sociétés fondées au-delà des mers, de quel esprit étaient-elles animées ? Dans leurs expériences sociales, si hardies et si variées, de qui procédaient-elles, et d’où recevaient-elles leur inspiration ? Est-ce du parti que son passé historique identifie avec les traditions aristocratiques et les castes privilégiées ? Ou bien de celui dont la mission et l’honneur sont de réaliser, pour le bien du plus grand nombre, les conquêtes de la démocratie moderne ? N’est-ce pas avec ce parti surtout et seulement avec lui que pourront se maintenir et se resserrer les relations intimes qui doivent unir les colonies à la mère patrie ?

Quelques mois plus tard, la fondation de la Liberal League donnait à ces idées un foyer, un centre de propagande. Lord Rosebery en accepta la présidence ; M. Asquith en fut le vice-président, avec sir Edward Grey et sir Henry Fowler, et M. Haldane, l’ancien et fidèle ami de M. Asquith, ne tarda pas à occuper un quatrième siège de vice-président. Je ne suis pas en mesure de dire qui eut une part prépondérante dans cette création qui ressuscita le parti libéral ; mais comment ne pas remarquer ici que la politique affirmée par la ligue était, précisément, celle que prêchait M. Asquilb depuis plusieurs années ?

Je puis écrire, je crois, sans paradoxe, que personne n’a fait plus, ni même autant que M. Chamberlain pour le succès de la Liberal League. C’est lui, en effet, qui a permis à lord Rosebery d’inscrire sur sa fameuse ardoise, au lieu du désastreux Home Rule, ce programme, infailliblement destiné à devenir populaire, la défense du libre-échange, de cette politique économique qui a valu à l’Angleterre un demi-siècle de prospérité sans exemple. « On ne conteste pas mes faits, disait M. Chamberlain, on se contente de chicaner mes chiffres. » Et M. Asquith de répondre, avec son impitoyable bon sens : « Comment les faits seraient-ils vrais si les chiffres sont faux ? » Rarement les chiffres, en effet, se sont montrés aussi éloquens que dans cette mémorable campagne où, dans l’automne de 1904, il suivit, pas à pas, M. Chamberlain, réfutant un à un tous ses argumens et détruisant, de ville en ville, l’effet de ses discours. Le grand orateur de Birmingham reconnaîtrait, j’en suis sûr, que, dans cette lutte homérique, il n’a pas eu de plus formidable adversaire que M. Asquith. La victoire, on se le rappelle, — car c’est l’histoire d’hier ! — fut complète, écrasante. Le programme de lord Rosebery et de la Liberal League triomphait sur toute la ligne. Le parti, si longtemps honni et impuissant, rentrait au pouvoir, ramenant avec lui une foule de nouveaux talens, qui avaient surgi depuis 1895 ou qui avaient déserté les rangs des tories. Le rêve de M. Asquith, qui semblait irréalisable en 1895, était réalisé en 1906 : les libéraux possédaient une majorité qui les rendait indépendans du parti ouvrier et des Irlandais. Par malheur, le chef des libéraux, le premier ministre de décembre 1905, ne représentait pas cette politique de la Clean Slate en faveur de laquelle le pays se prononçait si nettement dans les élections de janvier 1906. Il avait, à la veille de ces élections, pris d’imprudens engagemens envers les Irlandais. Heureusement, ceux-ci devaient par leurs prétentions, sauver le parti libéral du mauvais cas où l’avait placé le discours de Glasgow. M. Redmond a repoussé, au nom de ses amis, la loi dite de Dévolution qui concédait à l’Irlande la plus large mesure de gouvernement local et qui, pourtant, leur était offerte comme un minimum et un acompte.

D’une manière générale et sans insister sur des événemens déjà familiers à tous mes lecteurs, on peut dire que, faute d’une bonne direction, ces deux années ont été à peu près perdues Cependant, sir Edward Grey a bien réussi au Foreign Office. M. Lloyd George a préparé la résurrection du port de Londres ; il a apaisé la querelle entre les compagnies de chemins de fer et leurs employés, qui menaçait le commerce et l’industrie nationale. Il a fait plus et mieux qu’éviter une grève ; il a jeté les bases d’une institution arbitrale qui, en se généralisant, nous avancerait singulièrement vers la solution des questions sociales. La réorganisation de l’armée, par M. Haldane, sur un plan, nouveau, va son train et promet d’aboutir. M. Winston Churchill, au sous-secrétariat des Colonies, n’a pas démenti les espérances qu’il avait fait concevoir. Enfin, M. Asquith lui-même a été un bon chancelier de l’Echiquier, comme il avait été un bon ministre de l’Intérieur. Je résumerai son administration par trois chiffres :

Diminution d’impôts : cent vingt-cinq millions de francs ;

Suppression de dépenses : deux cents millions.

Amortissement de la dette : sept cent cinquante millions.

Et, en réalisant ces économies, il a préparé les ressources nécessaires pour transformer, enfin, en fait accompli cette loi des retraites ouvrières dont, en Angleterre comme en France, on parle sans cesse, mais qu’on voit fuir à l’horizon de chaque session qui finit.

Remporter un succès personnel, réussir dans son département alors que les départemens voisins sont en souffrance et que le ministère, considéré dans son entier, est une déception et un avortement, n’est pas, on l’a vu, chose nouvelle pour M. Asquith. J’ajouterai que son talent a encore grandi depuis deux ans. Le pressant et habile logicien d’il y a vingt ans, le debater redouté de ses adversaires s’est transformé en un orateur complet. Sa parole, nerveuse, mais un peu sèche, a acquis une abondance et une flexibilité qui le rendront, à un moment donné, maître des austères et profondes émotions.


VI

Ici s’arrête la carrière de M. Asquith. De la retraite de sir Henry Campbell Bannerman va dater pour lui une nouvelle phase, pleine de périls, mais, peut-être, pleine de gloire.

Villars disait à Louis XIV : « Sire, prenez-moi. Je suis le seul de vos généraux qui ait toujours été heureux à la guerre ! » Et, Louis XIV, rendu superstitieux par les revers, prenait le maréchal comme un fétiche, et la journée de Denain justifiait cette inspiration. Si les souverains anglais choisissaient leur premier ministre comme le grand Roi choisissait ses chefs d’armée, M. Asquith aurait pu parler à Edouard VII en empruntant le langage de Villars. Les circonstances l’ont toujours servi, mais, on le sait, elles ne servent que ceux qui savent se servir d’elles. Les fées ont écarté, l’un après l’autre, par des raisons différentes, tous les chefs, actuels ou possibles, du parti libéral : Dilke, Morley, Rosebery, Harcourt, Campbell Bannerman. Mais les fées auraient travaillé en vain pour lui ouvrir l’accès du pouvoir si leur filleul ne s’était pas montré, d’avance, capable de l’exercer.

Que fera M. Asquith de sa haute fortune ? Que sera-t-il au pouvoir ? Ce qu’il a été jusqu’ici et quelque chose de plus qui va se révéler, car la responsabilité suprême dévoile des forces ou des faiblesses, encore insoupçonnées du public et, peut-être, de celui-là même en qui nous les découvrons. M. Asquith nous arrive avec un programme parfaitement connu. Nous savons qu’il fera la paix sur la question de l’éducation religieuse, mais qu’il ne la fera point sur la question de la tempérance. Il ne peut avoir la prétention de lutter, à la fois, contre l’Eglise et contre les cabaretiers : deux énormes puissances électorales. Je suis persuadé que son choix est fait et qu’il combattra désespérément les brasseurs et les publicains, obligeant ainsi les évêques à lui prêter main-forte, en dépit d’eux-mêmes. Il est permis de croire que M. Asquith se contentera, en ce qui touche la Chambre des lords, des concessions que cette Chambre voudra bien lui faire, sous l’influence de lord Rosebery qui, cette fois encore, va tirer d’embarras le parti libéral. Et il est vraisemblable que cette longue rivalité des deux assemblées aboutira à une très raisonnable et féconde solution, à l’établissement du Référendum en Angleterre. Le modus vivendi, établi entre la haute assemblée et la Chambre des communes, aura ce résultat immédiat de supprimer une tension pénible et de rendre aux institutions parlementaires leur jeu normal. Le Home Rule est une question réservée. Mais, avec Campbell Bannerman, disparaît, je crois, la dernière chance offerte aux Irlandais par les imprudentes promesses du discours de Glasgow et repoussée, plus imprudemment encore, l’an dernier, par M. Redmond sous la forme de la loi de Dévolution. Le présent Parlement n’arrivera pas à l’expiration de son mandat sans que M. Asquith ait donné satisfaction à ses amis, les non-conformistes, en renouvelant, — cette fois avec de bien meilleures chances de succès, — l’effort tenté par lui pour la séparation de l’Église et de l’Etat, dans le pays de Galles et le Monmouthshire. Or, cette mesure amènera une furieuse résistance, car l’Eglise anglicane sait que les temps sont venus et que la séparation partielle précédera seulement de quelques années la séparation totale. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, l’Eglise d’Etat a vécu.

J’arrive aux deux questions qui intéressent, l’une directement, l’autre indirectement, le public français. Quelle sera l’attitude du Cabinet Asquith en matière de politique étrangère ? Quelle sera son attitude dans la crise de réorganisation sociale que nous traversons et où toutes les nations sont, jusqu’à un certain degré, solidaires les unes des autres ?

Sur le premier point, il n’y aura point de changement appréciable. Il y a bien peu de lumière à tirer des rares discours que M. Asquith a prononcés sur les problèmes de politique continentale, car aucun de ces discours, si je ne me trompe, ne s’applique plus à la situation actuelle. Il a exprimé, il y a une douzaine d’années, cette idée que l’Angleterre est une puissance navale et non une puissance militaire ; qu’elle a besoin d’une marine plutôt que d’une armée pour soutenir une politique purement défensive. Je ne sais s’il est toujours de cet avis. En tout cas, il n’empêchera pas son collègue du War Office, M. Haldane, de développer à son aise son plan d’armée territoriale et il laissera faire sir Edward Grey, qui, de l’aveu de tous, a si bien réussi au Foreign Office, sir Edward Grey, dirai-je aidé ? dirai-je inspiré ? par la haute personnalité qui a tant fait pour restaurer le vieil équilibre européen, seule garantie de paix dans le présent comme dans le passé.

Reste la question sociale. Par les mesures qu’il a proposées lui-même comme par celles auxquelles il s’est associé de sa parole et de son vote, M. Asquith s’est montré le partisan de l’interventionnisme que beaucoup de gens regardent, non sans raison, comme la préface du collectivisme. La loi sur les retraites ouvrières (old age pension) est un pas plus décisif encore dans cette voie, et M. Asquith pourra y fournir de nouvelles étapes. Pourtant, tout le monde pressent qu’à un moment donné il se retournera et tiendra en échec ceux qui prétendraient l’obliger à aller plus loin. Les socialistes du parlement en sont tellement convaincus que, déjà, ils lui escomptent l’impopularité à laquelle le condamnera inévitablement ce changement de front, tandis que les vieux libéraux se demandent, avec quelque inquiétude, où il s’arrêtera et s’il se retournera à temps. M. Asquith appartient au radicalisme bourgeois, et le radicalisme bourgeois peut, suivant les cas et, surtout, suivant les tempéramens, devenir le sauveur de la société actuelle ou la livrer, pieds et poings liés, à ses destructeurs. Si on veut le comprendre, ou le deviner, il faut se rappeler qu’il n’est pas le continuateur de Campbell Bannerman, mais le continuateur de Gladstone. Asquith est un Gladstone, moins la chimère du Home Rule, moins le côté émotionnel et imaginatif, moins ces étranges envolées qui, parfois, nous éblouissaient, mais qui, parfois aussi, faisaient douter du parfait équilibre de ses facultés ; un Gladstone chez qui le bon sens serait le trait dominant, mais animé, comme son prédécesseur et son modèle, d’une véritable passion pour la réforme sociale, à condition de ne jamais la séparer de la réforme morale ; un second Gladstone qui commence là où le premier a fini.

Mais peut-être que je me trompe et que M. Asquith remonte plus haut que Gladstone.

Regardez bien cet homme aux lèvres serrées, au front sévère, en qui n’apparaît aucun des signes de la vie sensuelle et qui n’a connu d’autre distraction qu’une partie de whist ou une partie de golf ; ce bourgeois de mœurs pures, dont sept enfants sont venus successivement entourer le foyer ; mari d’une mondaine, mais d’une mondaine révoltée contre les puériles tyrannies du monde. Regardez aussi ceux qui le suivent et vous comprendrez qu’une race d’hommes qui a fait de grandes choses, mais qui a été longtemps tenue en sujétion et qui était hier encore vouée aux ironies combinées des intellectuels et des aristocrates, monte au pouvoir avec M. Asquith.

Une solennelle expérience va être tentée dans ce Parlement, composé d’une majorité non conformiste et né de la réaction puritaine, si justement signalée et si bien décrite par M. Jacques Bardoux dans ses beaux livres sur l’Angleterre contemporaine. La démocratie religieuse entre en scène. Pareille chance, qu’on y songe, ne s’était pas offerte aux puritains depuis le jour où les officiers de Cromwell mirent à la porte, sans cérémonie, le parlement Barebones. Les petits-fils des « Saints » vont, au début du XXe siècle, se mesurer avec la question sociale.

Au premier abord, j’en conviens, ils ne ressemblent guère à leurs ancêtres. Mais, après beaucoup de transformations et d’épreuves, certains caractères subsistent, — les uns sympathiques, les autres moins aimables, — auxquels il est impossible de ne pas reconnaître la race d’hommes d’où ils sont descendus ; enthousiasme religieux, génie des affaires, souci médiocre des jouissances de l’art et de tout ce qui n’est pas directement utile à l’existence en ce monde ou au salut dans l’autre et, par-dessus tout, cet individualisme égalitaire dont les allures déconcertent l’observateur étranger qui le voit, tour à tour prompt à l’action commune ou à la méditation concentrée. Longtemps persécutés, puis ignorés, puis tolérés, il n’y a pas un siècle qu’ils sont entrés dans le pays légal et leur influence a été lente à se faire sentir. Par justice autant que par politique, Gladstone les ménageait. Il leur avait donné des gages de sa bonne volonté, mais il était leur allié sans être leur homme. En ce moment, ils mènent et ils incarnent la démocratie, et les socialistes commettraient la plus grande des erreurs s’ils croyaient pouvoir se passer d’eux ou les intimider. Les non-conformistes sauront, je n’en doute pas, parler haut et ferme à ces protégés d’hier qui prétendent être les maîtres d’aujourd’hui. Mais il y a une autre Angleterre qui va se lever, qui se lève déjà. Non pas seulement l’Angleterre des privilégiés, mais aussi, avec elle, une Angleterre populaire qui tient à ses vieux us, à sa bière, à ses joyeux dimanches et qu’il n’est pas très difficile d’ameuter contre ceux que Paul-Louis eût appelés les empêcheurs de danser en rond. M. Asquith n’aura point cette lune de miel des nouveaux premiers ministres, ce répit qu’on leur accorde, d’ordinaire, pour s’installer à Downing Street, pour savourer et faire savourer à leurs femmes les petites vanités du pouvoir. Il est déjà en pleine bataille. La promotion de deux sous-ministres à une place dans le Cabinet et l’élévation (ce mot semblera un peu ironique ! ) de M. John Morley et de sir Henry Fowler à la pairie rendent des élections nécessaires : M. Runciman a déjà supporté victorieusement l’épreuve à Dewsbury, où, cependant, sa majorité est réduite de moitié depuis 1906.

Mais c’est sur la circonscription Nord-Ouest de Manchester, où la réélection de M. Winston Churchill est en jeu, que se concentre l’effort des trois partis (un socialiste est entré en ligne entre l’Unioniste et le Libéral). Au point de vue de l’art, c’est une des plus belles élections qu’on ait vues depuis longtemps. Non seulement elle n’a pas été interrompue par le Bank Holiday du lundi de Pâques, mais elle en a constitué la principale attraction. Je ne sais si Gladstone est mort avec l’illusion qu’en instituant le scrutin secret, il avait mis fin pour jamais aux bruyantes et pittoresques élections de jadis. Mais les voici qui revivent à Manchester. Discours, fanfares, estrades voisines d’où les orateurs se disputent la même foule comme font les pitres de la foire, caricatures, affiches, défilés symboliques, c’est un carnaval politique qui déchaîne ses folies dans la capitale du coton. M. Winston Churchill, qui parle bien, a appelé à son aide un collègue qui parle mieux encore, M. Lloyd George, le nouveau chancelier de l’Echiquier, et M. Lloyd George a débuté par ces mots caractéristiques : « On m’a prévenu qu’il est contraire à la règle qu’un membre du Cabinet vienne, dans une élection partielle, soutenir un autre membre du Cabinet. Si cette règle existe, je suis venu ici pour la violer. » Voilà qui sonne étrangement dans un pays où c’était, il y a vingt ans encore, une audace très grave que de franchir, en prononçant un discours au parlement, certaine raie rouge du tapis qui couvre l’espace vide entre le gouvernement et l’opposition ; dans un pays, dirai-je encore, où, pour donner sa démission de député, il faut solliciter le gouvernement d’un château qui n’existe plus. Dans ce mépris des puériles étiquettes, des vieilles règles immémoriales dont on a oublié l’origine et la cause, vous reconnaissez distinctement l’esprit de celui qui disait, en désignant la masse, placée sur la table devant le speaker : « Emportez ce joujou ! » Si je ne me trompe, M. Lloyd George n’a pas beaucoup plus de quarante ans. Il joint la belle humeur de la jeunesse (quand elle est optimiste ! ) à l’inébranlable conviction du puritain. Il est capable de traiter et même de transiger, non de capituler. S’il cède, c’est avec dignité ; s’il résiste, c’est sans colère et sans dureté. Dans sa parole, qu’aucune interruption ne trouble, on sent monter une force qui déborderait si elle arrivait à son comble, mais dont il est toujours parfaitement maître. C’est encore un nom nouveau à apprendre, car, dans dix ans, toute l’Europe le connaîtra et peut-être M. Lloyd George représente-t-il, mieux encore que son chef, le type de cette race dont l’hégémonie commence.

Cette élection de Manchester, dont le résultat sera proclamé avant que cet article paraisse, en écrira, pour ainsi dire, le dernier mot, la conclusion et la leçon. Si le nouveau premier ministre y attache tant d’importance qu’il a permis à son jeune collègue d’acheter de quelques promesses l’appoint des électeurs irlandais de Manchester, ce n’est pas seulement parce qu’il prise à leur haute valeur les talens et le caractère énergique du président du Board of Trade, c’est aussi et surtout parce qu’il sait bien que la politique, en Angleterre comme ailleurs, est devenue essentiellement impressionniste. Etre battu, fût-ce dans une escarmouche, à sa première rencontre avec l’ennemi, est d’un mauvais augure pour un nouveau général. Ce serait, tout au moins, un avertissement et un symptôme, un signe prophétique qui annoncerait la victoire finale du cabaret tory sur la chapelle non-conformiste.


AUGUSTIN FILON.


P.-S. — Nous ne changeons rien à l’article qui précède, mais il faut le compléter. M. Winston Churchill a été battu à Manchester. On lui trouvera une autre circonscription, et l’échec matériel que vient d’éprouver le parti libéral sera réparé, mais l’échec moral reste grave et les difficultés avec lesquelles le nouveau Cabinet est aux prises en seront sérieusement augmentées.

  1. Les King’s Counsels portent la soie. Passer de l’état de simple barrister at law à la dignité de King’s Counsel, cela s’appelle « prendre la soie. »